Les Diaboliques

Chapitre 3

 

« Et cette opinion de la douairière de Hautcardon avait étéacceptée. Elle avait eu force de loi sur tous ces esprits dépitéset désappointés de l’inutilité de leurs observations, et qui necherchaient qu’une raison pour se rendormir. Cette opinion régnaitencore, mais à la manière des rois fainéants, quand Marmor deKarkoël, l’homme peut-être qui devait le moins se rencontrer dansla vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville, vint du bout dumonde s’asseoir à cette table verte où il manquait un partner. Ilétait né, racontait son cornac Hartford, dans les montagnes debrume des îles Shetland. Il était du pays où se passe la sublimehistoire de Walter Scott, cette réalité du Pirate que Marmor allaitreprendre en sous-œuvre, avec des variantes, dans une petite villeignorée des côtes de la Manche. Il avait été élevé aux bords decette mer sillonnée par le vaisseau de Cleveland. Tout jeune, ilavait dansé les danses du jeune Mordaunt avec les filles du vieuxTroil. Il les avait retenues, et plus d’une fois il les a danséesdevant moi sur la feuille en chêne des parquets de cette petiteville prosaïque, mais digne, qui juraient avec la poésie sauvage etbizarre de ces danses hyperboréennes. A quinze ans, on lui avaitacheté une lieutenance dans un régiment anglais qui allait auxIndes, et pendant douze ans il s’y était battu contre les Marattes.Voilà ce qu’on apprit bientôt de lui et de Hartford, et aussi qu’ilétait gentilhomme, parent des fameux Douglas d’Ecosse au cœursanglant. Mais ce fut tout. Pour le reste, on l’ignorait, et ondevait l’ignorer toujours. Ses aventures aux Indes, dans ce paysgrandiose et terrible où les hommes dilatés apprennent des manièresde respirer auxquelles l’air de l’Occident ne suffit plus, il neles raconta jamais. Elles étaient tracées en caractères mystérieuxsur le couvercle de ce front d’or bruni, qui ne s’ouvrait pas plusque ces boîtes à poison asiatique, gardées, pour le jour de ladéfaite et des désastres, dans l’écrin des sultans indiens. Ellesse révélaient par un éclair aigu de ces yeux noirs, qu’il savaitéteindre quand on le regardait, comme on souffle un flambeau quandon ne veut pas être vu, et par l’autre éclair de ce geste aveclequel il fouettait ses cheveux sur sa tempe, dix fois de suite,pendant un robber de whist ou une partie d’écarté. Mais hors ceshiéroglyphes de geste et de physionomie que savent lire lesobservateurs, et qui n’ont, comme la langue des hiéroglyphes, qu’unfort petit nombre de mots, Marmor de Karkoël était indéchiffrable,autant, à sa manière, que la comtesse du Tremblay l’était à lasienne. C’était un Cleveland silencieux. Tous les jeunes nobles dela ville qu’il habitait, et il y en avait plusieurs de fortspirituels, curieux comme des femmes et entortillants comme descouleuvres, étaient démangés du désir de lui faire raconter lesmémoires inédits de sa jeunesse, entre deux cigarettes de maryland.Mais ils avaient toujours échoué. Ce lion marin des îles Hébrides,roussi par le soleil de Lahore, ne se prenait pas à ces souricièresde salon offertes aux appétits de la vanité, à ces pièges à paon oùla fatuité française laisse toutes ses plumes, pour le plaisir deles étaler. La difficulté ne put jamais être tournée. Il étaitsobre comme un Turc qui croirait au Coran. Espèce de muet quigardait bien le sérail de ses pensées ! Je ne l’ai jamais vuboire que de l’eau et du café. Les cartes, qui semblaient sapassion, étaient-elles sa passion réelle ou une passion qu’ils’était donnée ? car on se donne des passions comme desmaladies. Etaient-elles une espèce d’écran qu’il semblait déplierpour cacher son âme ? Je l’ai toujours cru, quand je l’ai vujouer comme il jouait. Il enveloppa, creusa, invétéra cette passiondu jeu dans l’âme joueuse de cette petite ville, au point que,quand il fut parti, un spleen affreux, le spleen des passionstrompées, tomba sur elle comme un sirocco maudit et la fitressembler davantage à une ville anglaise. Chez lui, la table dewhist était ouverte dès le matin. La journée, quand il n’était pasà la Vanillière ou dans quelque château des environs, avait lasimplicité de celle des hommes qui sont brûlés par l’idée fixe. Ilse levait à neuf heures, prenait son thé avec quelque ami venu pourle whist, qui commençait alors et ne finissait qu’à cinq heures del’après-midi. Comme il y avait beaucoup de monde à ces réunions, onse relayait à chaque robber, et ceux qui ne jouaient pointpariaient. Du reste, il n’y avait pas que des jeunes gens à cesespèces de matinées, mais les hommes les plus graves de la ville.Des pères de famille, comme disaient les femmes de trente ans,osaient passer leurs journées dans ce tripot, et elles beurraient,en toute occasion, d’intentions perfides, mille tartelettes auverjus sur le compte de cet Ecossais, comme s’il avait inoculé lapeste à toute la contrée dans la personne de leurs maris. Ellesétaient pourtant bien accoutumées à les voir jouer, mais non dansces proportions d’obstination et de furie. Vers cinq heures, on seséparait, pour se retrouver le soir dans le monde et s’y conformer,en apparence, au jeu officiel et commandé par l’usage desmaîtresses de maison chez lesquelles on allait, mais, sous main eten réalité, pour jouer le jeu convenu le matin même, au whist deKarkoël. Je vous laisse à penser à quel degré de force ces hommes,qui ne faisaient plus qu’une chose, atteignirent. Ils élevèrent cewhist jusqu’à la hauteur de la plus difficile et de la plusmagnifique escrime. Il y eut sans doute des pertes fortconsidérables ; mais ce qui empêcha les catastrophes et lesruines que le jeu traîne toujours après soi, ce furent précisémentsa fureur et la supériorité de ceux qui jouaient. Toutes ces forcesfinissaient par s’équilibrer entre elles ; et puis, dans unrayon si étroit, on était trop souvent partner les uns des autrespour ne pas, au bout d’un certain temps, comme on dit en termes dejeu, se rattraper.

L’influence de Marmor de Karkoël, contre laquelle regimbèrent endessous les femmes raisonnables, ne diminua point, mais augmenta aucontraire. On le conçoit. Elle venait moins de Marmor et d’unemanière d’être entièrement personnelle, que d’une passion qu’ilavait trouvée là, vivante, et que sa présence, à lui qui lapartageait, avait exaltée. Le meilleur moyen, le seul peut-être degouverner les hommes, c’est de les tenir par leurs passions.Comment ce Karkoël n’eût-il pas été puissant ? Il avait ce quifait la force des gouvernements, et, de plus, il ne songeait pas àgouverner. Aussi arriva-t-il à cette domination qui ressemble à unensorcellement. On se l’arrachait. Tout le temps qu’il resta danscette ville, il fut toujours reçu avec le même accueil, et cetaccueil était une fiévreuse recherche. Les femmes, qui leredoutaient, aimaient mieux le voir chez elles que de savoir leursfils ou leurs maris chez lui, et elles le recevaient comme lesfemmes reçoivent, même sans l’aimer, un homme qui est le centred’une attention, d’une préoccupation, d’un mouvement quelconque.L’été, il allait passer quinze jours, un mois, à la campagne. Lemarquis de Saint-Albans l’avait pris sous son admiration spéciale,– protection ne dirait pas assez. A la campagne, comme à la ville,c’étaient des whists éternels. Je me rappelle avoir assisté(j’étais un écolier en vacances alors) à une superbe partie depêche au saumon, dans les eaux brillantes de la Douve, pendant toutle temps de laquelle Marmor de Karkoël joua, en canot, au whist àdeux morts (double dummy), avec un gentilhomme du pays. Il fûttombé dans la rivière qu’il eût joué encore !… Seule, unefemme de cette société ne recevait pas l’Ecossais à la campagne, età peine à la ville. C’était la comtesse du Tremblay.

Qui pouvait s’en étonner ? Personne. Elle était veuve, etelle avait une fille charmante. En province, dans cette sociétéenvieuse et alignée où chacun plonge dans la vie de tous, on nesaurait prendre trop de précautions contre des inductions faciles àfaire de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas. La comtesse duTremblay les prenait en n’invitant jamais Marmor à son château deStasseville, et en ne le recevant à la ville que fort publiquementet les jours qu’elle recevait toutes ses connaissances. Sapolitesse était pour lui froide, impersonnelle. C’était uneconséquence de ces bonnes manières qu’on doit avoir avec tous, nonpour eux, mais pour soi. Lui, de son côté, répondait par unepolitesse du même genre ; et cela était si peu affecté, sinaturel dans tous les deux, qu’on a pu y être pris pendant quatreans. Je l’ai déjà dit : hors le jeu, Karkoël ne semblait pasexister. Il parlait peu. S’il avait quelque chose à cacher, il lecouvrait très bien de ses habitudes de silence. Mais la comtesseavait, elle, si vous vous le rappelez, l’esprit très extérieur ettrès mordant. Pour ces sortes d’esprits, toujours en dehors,brillants, agressifs, se retenir, se voiler, est chose difficile.Se voiler, n’est-ce pas même une manière de se trahir ?Seulement, si elle avait les écailles fascinantes et la triplelangue du serpent, elle en avait aussi la prudence. Rien doncn’altéra l’éclat et l’emploi féroces de sa plaisanterie habituelle.Souvent, quand on parlait de Karkoël devant elle, elle luidécochait de ces mots qui sifflent et qui percent, et que Mlle deBeaumont, sa rivale d’épigrammes, lui enviait. Si ce fut là unmensonge de plus, jamais mensonge ne fut mieux osé. Tenait-ellecette effrayante faculté de dissimuler de son organisation sèche etcontractile ? Mais pourquoi s’en servait-elle, elle,l’indépendance en personne par sa position et la fierté moqueuse ducaractère ? Pourquoi, si elle aimait Karkoël et si elle enétait aimée, le cachait-elle sous les ridicules qu’elle lui jetaitde temps à autre, sous ces plaisanteries apostates, renégates,impies, qui dégradent l’idole adorée… les plus grands sacrilèges enamour ?

Mon Dieu ! qui sait ? il y avait peut-être en toutcela du bonheur pour elle… – Si l’on jetait, docteur, – fit lenarrateur, en se tournant vers le docteur Beylasset, qui étaitaccoudé sur un meuble de Boule, et dont le beau crâne chauverenvoyait la lumière d’un candélabre que les domestiques venaient,en cet instant, d’allumer au-dessus de sa tête, si l’on jetait surla comtesse de Stasseville un de ces bons regards physiologistes, –comme vous en avez, vous autres médecins, et que les moralistesdevraient vous emprunter, – il était évident que tout, dans lesimpressions de cette femme, devait rentrer, porter en dedans, commecette ligne hortensia passé qui formait ses lèvres, tant elle lesrétractait ; comme ces ailes du nez, qui se creusaient au lieude s’épanouir, immobiles et non pas frémissantes ; comme cesyeux qui, à certains moments, se renfonçaient sous leurs arcadessourcilières et semblaient remonter vers le cerveau. Malgré sonapparente délicatesse et une souffrance physique dont on suivaitl’influence visible dans tout son être, comme on suit lesrayonnements d’une fêlure dans une substance trop sèche, elle étaitle plus frappant diagnostic de la volonté, de cette pile de Voltaintérieure à laquelle aboutissent nos nerfs. Tout l’attestait, enelle, plus qu’en aucun être vivant que j’aie jamais contemplé. Cetinflux de la volonté sommeillante circulait – qu’on me passe lemot, car il est bien pédant ! – puissanciellement jusque dansses mains, aristocratiques et princières pour la blancheur mate,l’opale irisée des ongles et l’élégance, mais qui, pour lamaigreur, le gonflement et l’implication des mille torsadesbleuâtres des veines, et surtout pour le mouvement d’appréhensionavec lequel elles saisissaient les objets, ressemblaient à desgriffes fabuleuses, comme l’étonnante poésie des Anciens enattribuait à certains monstres au visage et au sein de femme.Quand, après avoir lancé une de ces plaisanteries, un de ces traitsétincelants et fins comme les arêtes empoisonnées dont se serventles sauvages, elle passait le bout de sa langue vipérine sur seslèvres sibilantes, on sentait que dans une grande occasion, dans ledernier moment de la destinée, par exemple, cette femme frêle etforte tout ensemble était capable de deviner le procédé des nègres,et de pousser la résolution jusqu’à avaler cette langue si souple,pour mourir. A la voir, on ne pouvait douter qu’elle ne fût, enfemme, une de ces organisations comme il y en a dans tous lesrègnes de la nature, qui, de préférence ou d’instinct, recherchentle fond au lieu de la surface des choses ; un de ces êtresdestinés à des cohabitations occultes, qui plongent dans la viecomme les grands nageurs plongent et nagent sous l’eau, comme lesmineurs respirent sous la terre, passionnés pour le mystère, enraison même de leur profondeur, le créant autour d’elles etl’aimant jusqu’au mensonge, car le mensonge, c’est du mystèreredoublé, des voiles épaissis, des ténèbres faites à toutprix ! Peut-être ces sortes d’organisations aiment-elles lemensonge pour le mensonge, comme on aime l’art pour l’art, commeles Polonais aiment les batailles. – (Le docteur inclina gravementla tête en signe d’adhésion.) – Vous le pensez, n’est-ce pas ?et moi aussi ! je suis convaincu que, pour certaines âmes il ya le bonheur de l’imposture. Il y a une effroyable, mais enivrantefélicité dans l’idée qu’on ment et qu’on trompe ; dans lapensée qu’on se sait seul soi-même, et qu’on joue à la société unecomédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais demise en scène par toutes les voluptés du mépris.

– Mais c’est affreux, ce que vous dites-là ! – interrompittout à coup la baronne de Mascranny, avec le cri de la loyautérévoltée.

Toutes les femmes qui écoutaient (et il y en avait peut-êtrequelques-unes connaisseuses en plaisirs cachés) avaient éprouvécomme un frémissement aux dernières paroles du conteur. J’en jugeaiau dos nu de la comtesse de Damnaglia, alors si près de moi. Cetteespèce de frémissement nerveux, tout le monde le connaît et l’aressenti. On l’appelle quelquefois avec poésie la mort qui passe.Etait-ce alors la vérité qui passait ?…

“Oui, – répondit le narrateur, c’est affreux ; mais est-cevrai ? Les natures au cœur sur la main ne se font pas l’idéedes jouissances solitaires de l’hypocrisie, de ceux qui vivent etpeuvent respirer la tête lacée dans un masque. Mais, quand on ypense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement laprofondeur enflammée de l’enfer ? Or, l’enfer, c’est le cielen creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l’intensité desjouissances, exprime la même chose, c’est-à-dire des sensations quivont jusqu’au surnaturel. Mine de Stasseville était-elle de cetterace d’âmes ?… Je ne l’accuse ni ne la justifie. Je racontecomme je peux son histoire, que personne n’a bien sue, et jecherche à l’éclairer par une étude à la Cuvier sur sa personne.Voilà tout.

Du reste, cette analyse que je fais maintenant de la comtesse duTremblay, sur le souvenir de son image, empreinte dans ma mémoirecomme un cachet d’onyx fouillé par un burin profond sur de la cire,je ne la faisais point alors. Si j’ai compris cette femme, ce n’aété que bien plus tard… La toute-puissante volonté, qu’à laréflexion j’ai reconnue en elle, depuis que l’expérience m’a apprisà quel point le corps est la moulure de l’âme, n’avait pas plussoulevé et tendu cette existence, encaissée dans de tranquilleshabitudes, que la vague ne gonfle et ne trouble un lac de mer,fortement encaissé dans ses bords. Sans l’arrivée de Karkoël, decet officier d’infanterie anglaise que des compatriotes avaientengagé à aller manger sa demi-solde dans une ville normande, digned’être anglaise, la débile et pâle moqueuse qu’on appelait en riantmadame de Givre, n’aurait jamais su elle-même quel impérieuxvouloir elle portait dans son sein de neige fondue, comme disaitMlle Ernestine de Beaumont, mais sur lequel, au moral, tout avaitglissé comme sur le plus dur mamelon des glaces polaires. Quand ilarriva, qu’éprouva-t-elle ? Apprit-elle tout à coup que, pourune nature comme la sienne, sentir fortement, c’est vouloir ?Entraîna-t-elle par la volonté un homme qui ne semblait plus devoiraimer que le jeu ?… Comment s’y prit-elle pour réaliser uneintimité dont il est difficile, en province, d’esquiver lesdangers ?… Tous mystères, restés tels à jamais, mais qui,soupçonnés plus tard, n’avaient encore été pressentis par personneà la fin de l’année 182… Et cependant, à cette époque, dans un deshôtels les plus paisibles de cette ville, où le jeu était la plusgrande affaire de chaque journée et presque de chaque nuit ;sous les persiennes silencieuses et les rideaux de mousselinebrodée, voiles purs, élégants, et à moitié relevés d’une vie calme,il devait y avoir depuis longtemps un roman qu’on aurait juréimpossible. Oui, le roman était à cette vie correcte,irréprochable, réglée, moqueuse, froide jusqu’à la maladie, oùl’esprit semblait tout et l’âme rien. Il y était, et la rongeaitsous les apparences et la renommée, comme les vers qui seraient aucadavre d’un homme avant qu’il ne fût expiré.”

– Quelle abominable comparaison ! fit encore observer labaronne de Mascranny. – Ma pauvre Sibylle avait presque raison dene pas vouloir de votre histoire. Décidément, vous avez un vilaingenre d’imagination, ce soir.

– Voulez-vous que je m’arrête ? – répondit le conteur, avecune sournoise courtoisie et la petite rouerie d’un homme sûr del’intérêt qu’il a fait naître.

– Par exemple ! – reprit la baronne ; – est-ce quenous pouvons rester, maintenant, l’attention en l’air, avec unemoitié d’histoire ?

– Ce serait aussi par trop fatigant ! – dit, en défrisantune de ses longues anglaises d’un beau noir bleu, Mlle Laured’Alzanne, la plus languissante image de la paresse heureuse, avecle gracieux effroi de sa nonchalance menacée.

– Et désappointant, en plus ! – ajouta gaîment le docteur.– Ne serait-ce pas comme si un coiffeur, après vous avoir rasé uncôté du visage, fermait tranquillement son rasoir et voussignifiait qu’il lui est impossible d’aller plus loin ?…

– Je reprends donc, – reprit le conteur, avec la simplicité del’art suprême qui consiste surtout à se bien cacher… – En 182… ,j’étais dans le salon d’un de mes oncles, maire de cette petiteville que je vous ai décrite comme la plus antipathique auxpassions et à l’aventure ; et, quoique ce fût un joursolennel, la fête du roi, une Saint-Louis, toujours grandementfêtée par ces ultras de l’émigration, par ces quiétistes politiquesqui avaient inventé le mot mystique de l’amour pur : Vive le roiquand même ! on ne faisait, dans ce salon, rien de plus que cequ’on y faisait tous les jours. On y jouait. Je vous demande bienpardon de vous parler de moi, c’est d’assez mauvais goût, mais ille faut. J’étais un adolescent encore. Cependant, grâce à uneéducation exceptionnelle, je soupçonnais plus des passions et dumonde qu’on n’en soupçonne d’ordinaire à l’âge que j’avais. jeressemblais moins à un de ces collégiens pleins de gaucherie, quin’ont rien vu que dans leurs livres de classe, qu’à une de cesjeunes filles curieuses, qui s’instruisent en écoutant aux porteset en rêvant beaucoup sur ce qu’elles y ont entendu. Toute la villese pressait, ce soir-là, dans le salon de mon oncle, et, commetoujours, – car il n’y avait que des choses éternelles dans cemonde de momies qui ne secouaient leurs bandelettes que pour agiterdes cartes, – cette société se divisait en deux parties, la partiequi jouait, et les jeunes filles qui ne jouaient pas. Momies aussique ces jeunes filles, qui devaient se ranger, les unes auprès desautres, dans les catacombes du célibat, mais dont les visages,éclatants d’une vie inutile et d’une fraîcheur qui ne serait pasrespirée, enchantaient mes avides regards. Parmi elles, il n’yavait peut-être que Mlle Herminie de Stasseville à qui la fortuneeût permis de croire à ce miracle d’un mariage d’amour, sansdéroger. Je n’étais pas assez âgé, ou je l’étais trop, pour memêler à cet essaim de jeunes personnes, dont les chuchotementss’entrecoupaient de temps à autre d’un rire bien franc ou doucementcontenu. En proie à ces brûlantes timidités qui sont en même tempsdes voluptés et des supplices, je m’étais réfugié et assis auprèsdu dieu du chelem, ce Marmor de Karkoël, pour lequel je m’étaispris de belle passion. Il ne pouvait y avoir entre lui et moid’amitié. Mais les sentiments ont leur hiérarchie secrète. Il n’estpas rare de voir, dans les êtres qui ne sont pas développés, de cessympathies que rien de positif, de démontré, n’explique, et quifont comprendre que les jeunes gens ont besoin de chefs comme lespeuples qui, malgré leur âge, sont toujours un peu des enfants. Monchef, à moi, eût été Karkoël. Il venait souvent chez mon père,grand joueur comme tous les hommes de cette société. Il s’étaitsouvent mêlé à nos récréations gymnastiques, à mes frères et à moi,et il avait déployé devant nous une vigueur et une souplesse quitenaient du prodige. Comme le duc d’Enghien, il sautait en sejouant une rivière de dix-sept pieds. Cela seul, sans doute, devaitexercer sur la tête de jeunes gens comme nous, élevés pour devenirdes hommes de guerre, un grand attrait de séduction ; mais làn’était pas le secret pour moi de l’aimant de Karkoël. Il fallaitqu’il agît sur mon imagination avec la puissance des êtresexceptionnels sur les êtres exceptionnels, car la vulgaritépréserve des influences supérieures, comme un sac de laine préservedes coups de canon. Je ne saurais dire quel rêve j’attachais à cefront, qu’on eût cru sculpté dans cette substance que les peintresd’aquarelle appellent terre de Sienne ; à ces yeux sinistres,aux paupières courtes ; à toutes ces marques que des passionsinconnues avaient laissées sur la personne de l’Ecossais, comme lesquatre coups de barre du bourreau aux articulations d’unroué ; et surtout à ces mains d’un homme, du plus amolli descivilisés, chez qui le sauvage finissait au poignet, et quisavaient imprimer aux cartes cette vélocité de rotation quiressemblait au tournoiement de la flamme, et qui avait tant frappéHerminie de Stasseville, la première fois qu’elle l’avait vu. Or,ce soir-là, dans l’angle où se dressait la table de jeu, lapersienne était à moitié fermée. La partie était sombre commel’espèce de demi-jour qui l’éclairait. C’était le whist des forts.Le Mathusalem des marquis, M. de Saint-Albans, était le partner deMarmor. La comtesse du Tremblay avait pris pour le sien lechevalier de Tharsis, officier au régiment de Provence avant laRévolution et chevalier de Saint-Louis, un de ces vieillards commeil n’y en a plus debout maintenant, un de ces hommes qui furent àcheval sur deux siècles, sans être pour cela des colosses. A uncertain moment de la partie, et par le fait d’un mouvement de Mmedu Tremblay de Stasseville pour relever ses cartes, une des pointesdu diamant qui brillait à son doigt rencontra, dans cette ombreprojetée par la persienne sur la table verte, qu’elle rendait plusverte encore, un de ces chocs de rayon, intersectés par la pierre,comme il est impossible à l’art humain d’en combiner, et il enjaillit un dard de feu blanc tellement électrique, qu’il fitpresque mal aux yeux comme un éclair.

– Eh ! eh ! qu’est-ce qui brille ? – dit, d’unevoix flûtée, le chevalier de Tharsis, qui avait la voix de sesjambes.

– Et, qui est-ce qui tousse ? – dit simultanément lemarquis de Saint-Albans, tiré par une toux horriblement mate de sapréoccupation de joueur, en se retournant vers Herminie, quibrodait une collerette à sa mère.

– C’est mon diamant et c’est ma fille, – fit la comtesse duTremblay avec un sourire de ses lèvres minces, en répondant à tousles deux.

– Mon Dieu ! comme il est beau, votre diamant,Madame ! – reprit le chevalier. – Jamais je ne l’avais vuétinceler comme ce soir ; il forcerait les plus myopes à leremarquer.

On était arrivé, en disant cela, à la fin de la partie, et lechevalier de Tharsis prit la main de la comtesse : – Voulez-vouspermettre ?… – ajouta-t-il.

La comtesse ôta languissamment sa bague, et la jeta au chevaliersur la table de jeu.

Le vieil émigré l’examina en la tournant devant son œil comme unkaléidoscope. Mais la lumière a ses hasards et ses caprices. Enroulant sur les facettes de la pierre, elle n’en détacha pas unsecond jet de lumière nuancée, semblable à celui qui venait sirapidement d’en jaillir.

Herminie se leva et poussa la persienne, afin que le jour tombâtmieux sur la bague de sa mère et qu’on en pût mieux apprécier labeauté.

Et elle se rassit, le coude à la table, regardant aussi lapierre prismatique ; mais la toux revint, une toux sifflante,qui lui rougit et lui injecta la nacre de ses beaux yeux bleus,d’un humide radical si pur.

– Et où avez-vous pris cette affreuse toux, ma chèreenfant ? – dit le marquis de Saint-Albans, plus occupé de lajeune fille que de la bague, du diamant humain que du diamantminéral.

– Je ne sais, monsieur le marquis, – fit-elle, avec la légèretéd’une jeunesse qui croyait à l’éternité de la vie. – Peut-être à mepromener le soir, au bord de l’étang de Stasseville.

Je fus frappé alors du groupe qu’ils formaient à eux quatre.

La lumière rouge du couchant immergeait par la fenêtre ouverte.Le chevalier de Tharsis regardait le diamant ; M. deSaint-Albans, Herminie ; Mme du Tremblay, Karkoël, quiregardait d’un œil distrait sa dame de carreau. Mais ce qui mefrappa surtout, ce fut Herminie. La Rose de Stasseville était pâle,plus pâle que sa mère. La pourpre du jour mourant, qui versait sontransparent reflet sur ses joues pâles, lui donnait l’air d’unetête de victime, réfléchie dans un miroir qu’on aurait dit étaméavec du sang.

Tout à coup, j’eus froid dans les nerfs, et par je ne saisquelle évocation foudroyante et involontaire, un souvenir me saisitavec l’invincible brutalité de ces idées qui fécondentmonstrueusement la pensée révoltée, en la violant.

Il y avait quinze jours, à peu près, qu’un matin j’étais alléchez Marmor de Karkoël. Je l’avais trouvé seul. Il était de bonneheure. Nul des joueurs qui, d’ordinaire, jouaient le matin chezlui, n’était arrivé. Il était, quand j’entrai, debout devant sonsecrétaire, et il semblait occupé d’une opération fort délicate quiexigeait une extrême attention et une grande sûreté de main. Je nele voyais pas ; sa tête était penchée. Il tenait entre lesdoigts de sa main droite un petit flacon d’une substance noire etbrillante, qui ressemblait à l’extrémité d’un poignard cassé, et,de ce flacon microscopique, il épanchait je ne sais quel liquidedans une bague ouverte.

– Que diable faites-vous là ? – lui dis-je en m’avançant.Mais il me cria avec une voix impérieuse : « N’approchez pas !restez où vous êtes ; vous me feriez trembler la main, et ceque je fais est plus difficile et plus dangereux que de casser àquarante pas un tire-bouchon avec un pistolet qui pourrait crever.»

C’était une allusion à ce qui nous était arrivé, il y avaitquelque temps. Nous nous amusions à tirer avec les plus mauvaispistolets qu’il nous fût possible de trouver, afin que l’habiletéde l’homme se montrât mieux dans la faiblesse de l’instrument, etnous avions failli nous ouvrir le crâne avec le canon d’un pistoletqui creva.

Il put insinuer les gouttes du liquide inconnu qu’il laissaittomber du bec effilé de son flacon. Quand ce fut fait, il ferma labague et la jeta dans un des tiroirs de son secrétaire, comme s’ilavait voulu la cacher.

Je m’aperçus qu’il avait un masque de verre.

– Depuis quand, – lui dis-je, en plaisantant, – vousoccupez-vous de chimie ? et sont-ce des ressources contre lespertes au whist que vous composez ?

– Je ne compose rien, – me répondit-il, – mais ce qui estlà-dedans (et il montrait le flacon noir) est une ressource contretout. C’est, – ajouta-t-il avec la sombre gaîté du pays dessuicides d’où il était, – le jeu de cartes biseautées avec lequelon est sûr de gagner la dernière partie contre le Destin.

– Quelle espèce de poison ? – lui demandai-je, en prenantle flacon dont la forme bizarre m’attirait.

– C’est le plus admirable des poisons indiens, me répondit-il enôtant son masque. – Le respirer peut être mortel, et, de quelquemanière qu’on l’absorbe, s’il ne tue pas immédiatement, vous neperdez rien pour attendre ; son effet est aussi sûr qu’il estcaché. Il attaque lentement, presque languissamment, maisinfailliblement, la vie dans ses sources, en les pénétrant et endéveloppant, au fond des organes sur lesquels il se jette, de cesmaladies connues de tous et dont les symptômes, familiers à lascience, dépayseraient le soupçon et répondraient à l’accusationd’empoisonnement, si une telle accusation pouvait exister. On dit,aux Indes, que des fakirs mendiants le composent avec dessubstances extrêmement rares, qu’eux seuls connaissent et qu’on netrouve que sur les plateaux du Thibet. Il dissout les liens de lavie plus qu’il ne les rompt. En cela, il convient davantage à cesnatures d’Indiens, apathiques et molles, qui aiment la mort commeun sommeil et s’y laissent tomber comme sur un lit de lotos. Il estfort difficile, du reste, presque impossible de s’en procurer. Sivous saviez ce que j’ai risqué, pour obtenir ce flacon d’une femmequi disait m’aimer !… J’ai un ami, comme moi officier dansl’armée anglaise, et revenu comme moi des Indes où il a passé septans. Il a cherché ce poison avec le désir furieux d’une fantaisieanglaise, – et plus tard, quand vous aurez vécu davantage, vouscomprendrez ce que c’est. Eh bien ! il n’a jamais pu entrouver. Il a acheté, au prix de l’or, d’indignes contrefaçons. Dedésespoir, il m’a écrit d’Angleterre, et il m’a envoyé une de sesbagues, en me suppliant d’y verser quelques gouttes de ce nectar dela mort. Voilà ce que je faisais quand vous êtes entré.

Ce qu’il me disait ne m’étonnait pas. Les hommes sont ainsifaits, que, sans aucun mauvais dessein, sans pensée sinistre, ilsaiment à avoir du poison chez eux, comme ils aiment à avoir desarmes. Ils thésaurisent les moyens d’extermination autour d’eux,comme les avares thésaurisent les richesses. Les uns disent : Si jevoulais détruire ! comme les autres : Si je voulaisjouir ! C’est le même idéalisme enfantin. Enfant, moi-même, àcette époque, je trouvai tout simple que Marmor de Karkoël, revenudes Indes, possédât cette curiosité d’un poison comme il n’enexiste pas ailleurs, et, parmi ses kandjars et ses flèches,apportés au fond de sa malle d’officier, ce flacon de pierre noire,cette jolie babiole de destruction qu’il me montrait. Quand j’eusbien tourné et retourné ce bijou, poli comme une agate, qu’uneAlmée peut-être avait porté entre les deux globes de topaze de sapoitrine, et dans la substance poreuse duquel elle avait imprégnésa sueur d’or, je le jetai dans une coupe posée sur la cheminée, etje n’y pensai plus.

Eh bien ! le croiriez-vous ? c’était le souvenir de ceflacon qui me revenait !… La figure souffrante d’Herminie, sapâleur, cette toux qui semblait sortir d’un poumon spongieux,ramolli, où déjà peut-être s’envenimaient ces lésions profondes quela médecine appelle, – n’est-ce pas, docteur ? – dans unlangage plein d’épouvantements pittoresques, des cavernes ;cette bague qui, par une coïncidence inexplicable, brillait tout àcoup d’un éclat si étrange au moment où la jeune fille toussait,comme si le scintillement de la pierre homicide eût été lapalpitation de joie du meurtrier ; les circonstances d’unematinée qui était effacée de ma mémoire, mais qui y reparaissaienttout à coup : voilà ce qui m’afflua, comme un flot de pensées, aucerveau ! De lien pour rattacher les circonstances passées àl’heure présente, je n’en avais pas. Le rapprochement involontairequi se faisait dans ma tête était insensé. J’avais horreur de mapropre pensée. Aussi m’efforçai-je d’étouffer, d’éteindre en moicette fausse lueur, ce flamboiement qui s’était allumé, et quiavait passé dans mon âme comme l’éclair de ce diamant qui étaitpassé sur cette table verte !… Pour appuyer ma volonté etbroyer sous elle la folle et criminelle croyance d’un instant, jeregardais attentivement Marmor de Karkoël et la comtesse duTremblay.

Ils répondaient très bien l’un et l’autre par leur attitude etleur visage, que ce que j’avais osé penser était impossible !Marmor était toujours Marmor. Il continuait de regarder sa dame decarreau comme si elle eût représenté l’amour dernier, définitif, detoute sa vie. Mme du Tremblay, de son côté, avait sur le front,dans les lèvres et dans le regard, le calme qui ne la quittaitjamais, même quand elle ajustait l’épigramme, car sa plaisanterieressemblait à une balle, la seule arme qui tue sans se passionner,tandis que l’épée, au contraire, partage la passion de la main.Elle et lui, lui et elle, étaient deux abîmes placés en face l’unde l’autre ; seulement, l’un, Karkoël, était noir et ténébreuxcomme la nuit ; et l’autre, cette femme pâle, était claire etinscrutable comme l’espace. Elle tenait toujours sur son partnerdes yeux indifférents et qui brillaient d’une impassible lumière.Seulement, comme le chevalier de Tharsis n’en finissait pasd’examiner la bague qui renfermait le mystère que j’aurais voulupénétrer, elle avait pris à sa ceinture un gros bouquet de résédas,et elle se mit à le respirer avec une sensualité qu’on n’eût,certes, pas attendue d’une femme comme elle, si peu faite pour lesrêveuses voluptés. Ses yeux se fermèrent après avoir tourné dans jene sais quelle pâmoison indicible, et, d’une passion avide, ellesaisit avec ses lèvres effilées et incolores plusieurs tiges defleurs odorantes, et elle les broya sous ses dents, avec uneexpression idolâtre et sauvage, les yeux rouverts sur Karkoël.Etait-ce un signe, une entente quelconque, une complicité, comme enont les amants entre eux, que ces fleurs mâchées et dévorées ensilence ?… Franchement, je le crus. Elle remit tranquillementla bague à son doigt, quand le chevalier l’eut assez admirée, et lewhist continua, renfermé, muet et sombre, comme si rien ne l’avaitinterrompu. »

Ici, encore, le conteur s’arrêta. Il n’avait plus besoin de sepresser. Il nous tenait tous sous la griffe de son récit. Peut-êtretout le mérite de son histoire était-il dans sa manière de laraconter… Quand il se tut, on entendit, dans le silence du salon,aller et venir les respirations. Moi, qui allongeais mes regardspar-dessus mon rempart d’albâtre, l’épaule de la comtesse deDamnaglia, je vis l’émotion marbrer de ses nuances diverses tousces visages. Involontairement, je cherchais celui de la jeuneSibylle, de la sauvage enfant qui s’était cabrée aux premiers motsde cette histoire. J’eusse aimé à voir passer les éclairs de latranse dans ces yeux noirs qui font penser au ténébreux et sinistrecanal Orfano, à Venise, car il s’y noiera plus d’un cœur. Mais ellen’était plus sur le canapé de sa mère. Inquiète de ce qui allaitsuivre, la sollicitude de la baronne avait sans doute fait à safille quelque signe de furtive départie, et elle avait disparu.

« En fin de compte, – reprit le narrateur, – qu’y avait-il danstout cela qui fût de nature à m’émouvoir si fort et à se graverdans ma mémoire comme une eau-forte, car le temps n’a pas effacé unseul des linéaments de cette scène ? Je vois encore la figurede Marmor, l’expression du calme cristallisé de la comtesse, sefondant pour une minute dans la sensation de ces résédas respiréset triturés avec un frissonnement presque voluptueux. Tout celam’est resté, et vous allez comprendre pourquoi. Ces faits dont jene voyais pas très bien la relation entre eux, ces faits maléclairés d’une intuition que je me reprochais, dans l’écheveauentortillé desquels le possible et l’incompréhensibleapparaissaient, reçurent plus tard une goutte de lumière qui endébrouilla pour jamais en moi le chaos.

Je vous ai dit, je crois, que j’avais été mis fort tard aucollège. Les deux dernières années de mon éducation s’y écoulèrentsans que je revinsse dans mon pays. Ce fut donc au collège quej’appris, par les lettres de ma famille, la mort de Mlle Herminiede Stasseville, victime d’une maladie de langueur dont personne nes’était douté qu’à la dernière extrémité, et quand la maladie avaitété incurable. Cette nouvelle, qu’on me transmettait sans aucuncommentaire, me glaça le sang du même froid que j’avais sentilorsque, dans le salon de mon oncle, j’avais entendu pour lapremière fois cette toux qui sonnait la mort, et qui avait dresséen moi tout à coup de si épouvantables inductions. Ceux qui ontl’expérience des choses de l’âme me comprendront, quand je diraique je n’osai pas faire une seule question sur cette perte soudained’une jeune fille, enlevée à l’affection de sa mère et aux plusbelles espérances de la vie. J’y pensai d’une manière trop tragiquepour en parler à qui que ce fût. Revenu chez mes parents, jetrouvai la ville de *** bien changée ; car, en plusieursannées, les villes changent comme les femmes : on ne lesreconnaîtrait plus. C’était après 1830. Depuis le passage deCharles X, qui l’avait traversée pour aller s’embarquer àCherbourg, la plupart des familles nobles que j’avais connuespendant mon enfance vivaient retirées dans les châteauxcirconvoisins. Les événements politiques avaient frappé d’autantplus ces familles, qu’elles avaient cru à la victoire de leur partiet qu’elles étaient retombées d’une espérance. En effet, ellesavaient vu le moment où le droit d’aînesse, relevé par le seulhomme d’Etat qu’ait eu la Restauration, allait rétablir la sociétéfrançaise sur la seule base de sa grandeur et de sa force ;puis, tout à coup, cette idée, doublement juste de justesse et dejustice, qui avait brillé aux regards de ces hommes, dupes sublimesde leur dévouement monarchique, comme un dédommagement à leurssouffrances et à leur ruine, comme un dernier lambeau de vair etd’hermine qui doublât leur cercueil et rendît moins dur leurdernier sommeil, périr sous le coup d’une opinion publique qu’onn’avait su ni éclairer ni discipliner. La petite ville dont il aété si souvent question dans ce récit, n’était plus qu’un désert depersiennes fermées et de portes cochères qui ne s’ouvraient plus.La révolution de Juillet avait effrayé les Anglais, et ils étaientpartis d’une ville dont les mœurs et les habitudes avaient reçu desévénements une si forte rupture. Mon premier soin avait été dedemander ce qu’était devenu M. Marmor de Karkoël. On me réponditqu’il était retourné aux Indes sur un ordre de son gouvernement. Lapersonne qui me dit cela était précisément cet éternel chevalier deTharsis, l’un des quatre de la fameuse partie du diamant (fameuse,du moins elle l’était pour moi), et son œil, en me renseignant, sefixa sur les miens avec l’expression d’un homme qui veut êtreinterrogé. Aussi, presque involontairement, car les âmes sedevinent bien avant que la volonté n’ait agi :

– Et Mme du Tremblay de Stasseville ?… – lui dis-je.

– Vous saviez donc quelque chose ?… – me répondit-il assezmystérieusement, comme si nous avions eu cent paires d’oreilles ànous écouter, et nous étions seuls.

– Mais non, – lui dis-je, – je ne sais rien.

– Elle est morte, – reprit-il, – de la poitrine, comme sa fille,un mois après le départ de ce diable de Marmor de Karkoël.

– Pourquoi cette date ? – fis-je alors, – et pourquoi meparlez-vous de Marmor de Karkoël ?…

– C’est donc la vérité, répondit-il, – que vous ne savezrien ! Eh bien ! mon cher, il paraît qu’elle était samaîtresse. Du moins l’a-t-on fait entendre ici, quand on en parlaità voix basse. A présent, on n’ose plus en parler. C’était unehypocrite du premier ordre que cette comtesse. Elle l’était commeon est blonde ou brune, elle était née cela. Aussi pratiquait-ellele mensonge au point d’en faire une vérité, tant elle était simpleet naturelle, sans effort et sans affectation en tout. A traversune habileté si profonde qu’on n’a su que depuis bien peu de tempsque c’en était une, il a transpiré des bruits bientôt étouffés parla terreur qui les transmettait… A les entendre, cet Ecossais quin’aimait que les cartes, n’a pas été seulement l’amant de lacomtesse, laquelle ne le recevait jamais chez elle comme tout lemonde, et, mauvaise comme le démon, lui campait son épigramme commeà pas un de nous, quand l’occasion s’en présentait !… MonDieu, ceci ne serait rien, s’il n’y avait que cela ! Mais lepis est, dit-on, que le dieu du chelem avait fait chelem toute lafamille. Cette pauvre petite Herminie l’adorait en silence. MlleErnestine de Beaumont vous le dira si vous le voulez. C’était commeune fatalité. Lui, l’aimait-il ? Aimait-il la mère ? Lesaimait-il toutes les deux ? Ne les aimait-il ni l’une nil’autre ? Trouvait-il seulement la mère bonne pour entretenirsa mise au jeu ?… Qui sait ? Ici l’histoire est fortobscure. Tout ce qu’on certifie, c’est que la mère, dont l’âmeétait aussi sèche que le corps, s’était prise d’une haine pour safille, qui n’a pas peu contribué à la faire mourir.

– On dit cela ! – repris-je, plus épouvanté d’avoir penséjuste que je ne l’avais été d’avoir pensé faux, – mais qui peutsavoir cela ?… Karkoël n’était pas un fat. Ce n’est pas luiqui se serait permis des confidences. On n’a pu jamais rien savoirde sa vie. Il n’aura pas commencé d’être confiant, ou indiscret, àpropos de la comtesse de Stasseville.

– Non, – répondit le chevalier de Tharsis. – Les deux hypocritesfaisaient la paire. Il est parti comme il est venu, sans qu’aucunde nous ait pu dire : “Il était autre chose qu’un joueur.” Mais, siparfaite de ton et de tenue que fût dans le monde l’irréprochablecomtesse, les femmes de chambre, pour lesquelles il n’est pointd’héroïnes, ont raconté qu’elle s’enfermait avec sa fille, etqu’après de longues heures de tête-à-tête, elles sortaient pluspâles l’une que l’autre, mais la fille toujours davantage et lesyeux abîmés de pleurs.

– Vous n’avez pas d’autres détails et d’autres certitudes,chevalier ? – lui dis-je, pour le pousser et voir plus clair.– Mais vous n’ignorez pas ce que sont des propos de femmes dechambre… On en saurait probablement davantage par Mlle deBeaumont.

– Mlle de Beaumont ! – fit le Tharsis. – Ah ! elles nes’aimaient pas, la comtesse et elle, car c’était le même genred’esprit toutes les deux ! Aussi la survivante ne parle-t-ellede la morte qu’avec des yeux imprécatoires et des réticencesperfides. Il est sûr qu’elle veut faire croire les choses les plusatroces… et qu’elle n’en sait qu’une, qui ne l’est pas… l’amourd’Herminie pour Karkoël.

– Et ce n’est pas savoir grand-chose, chevalier, – repris-je. –Si l’on savait toutes les confidences que se font les jeunes fillesentre elles, on mettrait ; sur le compte de l’amour lapremière rêverie venue. Or, vous avouerez qu’un homme comme ceKarkoël avait bien tout ce qui fait rêver.

– C’est vrai, – dit le vieux Tharsis, – mais on a plus que desconfidences de jeunes filles. Vous rappelez-vous… non ! vousétiez trop enfant, mais on l’a assez remarqué dans notre société…que Mme Stasseville, qui n’avait jamais rien aimé, pas plus lesfleurs que tout le reste, car je défie de pouvoir dire quelsétaient les goûts de cette femme-là, portait toujours vers la finde sa vie un bouquet de résédas à sa ceinture, et qu’en jouant auwhist, et partout, elle en rompait les tiges pour les mâchonner, sibien qu’un beau jour Mlle de Beaumont demanda à Herminie, avec unepetite roulade de raillerie dans la voix, depuis quand sa mèreétait herbivore ?…

– Oui, je m’en souviens, – lui répondis-je. Et de fait, jen’avais jamais oublié la manière fauve, et presque amoureusementcruelle, dont la comtesse avait respiré et mangé les fleurs de sonbouquet, à cette partie de whist qui avait été pour moi unévénement.

– Eh bien ! – fit le bonhomme, – ces résédas venaient d’unemagnifique jardinière que Mme de Stasseville avait dans son salon.Oh ! le temps n’était plus où les odeurs lui faisaient mal.Nous l’avions vue ne pouvoir les souffrir, depuis ses dernièrescouches, pendant lesquelles on avait failli la tuer, nouscontait-elle langoureusement, avec un bouquet de tubéreuses. Aprésent, elle les aimait et les recherchait avec fureur. Son salonasphyxiait comme une serre dont on n’a pas encore soulevé lesvitrages à midi. A cause de cela, deux ou trois femmes délicatesn’allaient plus chez elle. C’étaient là des changements ! Maison les expliquait par la maladie et par les nerfs. Une fois morte,et quand il a fallu fermer son salon, – car le tuteur de son fils afourré au collège ce petit imbécile, que voilà riche comme doitêtre un sot, – on a voulu mettre ces beaux résédas en pleine terreet l’on a trouvé dans la caisse, devinez quoi !… le cadavred’un enfant qui avait vécu… »

Le narrateur fut interrompu par le cri très vrai de deux outrois femmes, pourtant bien brouillées avec le naturel. Depuislongtemps, il les avait quittées ; mais, ma foi, pour cetteoccasion il leur revint. Les autres, qui se dominaient davantage,ne se permirent qu’un haut-le-corps, mais il fut presqueconvulsif.

« – Quel oubli et quelle oubliette ! – fit alors, avec salégèreté qui rit de tout, cette aimable petite pourriture ambrée,le marquis de Gourdes, que nous appelons le dernier des marquis, unde ces êtres qui plaisanteraient derrière un cercueil et mêmededans.

– D’où venait cet enfant ? – ajouta le chevalier deTharsis, en pétrissant son tabac dans sa boîte d’écaille. – De quiétait-il ? Etait-il mort de mort naturelle ? L’avait-ontué ?… Qui l’avait tué ?… Voilà ce qu’il est impossiblede savoir et ce qui fait faire, mais bien bas, des suppositionsépouvantables.

– Vous avez raison, chevalier, – lui répondis-je, renfonçant enmoi plus avant ce que je croyais savoir de plus que lui. – Ce seratoujours un mystère, et même qu’il sera bon d’épaissir jusqu’aujour où l’on n’en soufflera plus un seul mot.

– En effet, – dit-il, – il n’y a que deux êtres au monde quisavent réellement ce qu’il en est, et il n’est pas probable qu’ilsle publient, ajouta-t-il, avec un sourire de côté. – L’un est ceMarmor de Karkoël, parti pour les Grandes-Indes, la malle pleine del’or qu’il nous a gagné. On ne le reverra jamais. L’autre…

– L’autre ? – fis-je étonné.

– Ah ! l’autre, – reprit-il, avec un clignement d’œil qu’ilcroyait bien fin, – il y a encore moins de danger pour l’autre.C’est le confesseur de la comtesse. Vous savez, ce gros abbé deTrudaine, qu’ils ont, par parenthèse, nommé dernièrement au siègede Bayeux.

– Chevalier, . – lui dis-je alors, frappé d’une idée quim’illumina, mieux que tout le reste, cette femme naturellementcachée, qu’un observateur à lunettes comme le chevalier de Tharsisappelait hypocrite, parce qu’elle avait mis une énergique volontépar-dessus ses passions, peut-être pour en redoubler l’orageuxbonheur, – chevalier, vous vous êtes trompé. Le voisinage de lamort n’a pas entrouvert l’âme scellée et murée de cette femme,digne de l’Italie du seizième siècle plus que de ce temps. Lacomtesse du Tremblay de Stasseville est morte… comme elle a vécu.La voix du prêtre s’est brisée contre cette nature impénétrable quia emporté son secret. Si le repentir le lui eût fait verser dans lecœur du ministre de la miséricorde éternelle, on n’aurait rientrouvé dans la jardinière du salon. »

Le conteur avait fini son histoire, ce roman qu’il avait promiset dont il n’avait montré que ce qu’il en savait, c’est-à-dire lesextrémités. L’émotion prolongeait le silence. Chacun restait danssa pensée et complétait, avec le genre d’imagination qu’il avait,ce roman authentique dont on n’avait à juger que quelques détailsdépareillés. A Paris, où l’esprit jette si vite l’émotion par lafenêtre, le silence, dans un salon spirituel, après une histoire,est le plus flatteur des succès :

– Quel aimable dessous de cartes ont vos parties de whist !– dit la baronne de Saint-Albiti, joueuse comme une vieilleambassadrice. – C’est très vrai ce que vous disiez. A moitié montréil fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes lescartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu.

– C’est le fantastique de la réalité, – fit gravement ledocteur.

– Ah ! – dit passionnément Mlle Sophie de Revistal, – il enest également de la musique et de la vie. Ce qui fait l’expressionde l’une et de l’autre, ce sont les silences bien plus que lesaccords.

Elle regarda son amie intime, l’altière comtesse de Damnaglia,au buste inflexible, qui rongeait toujours le bout d’ivoire,incrusté d’or, de son éventail. Que disait l’œil d’acier bleuâtrede la comtesse ?… Je ne la voyais pas, mais son dos, oùperlait une sueur légère, avait une physionomie. On prétend que,comme Mme de Stasseville, la comtesse de Damnaglia a la force decacher bien des passions et bien du bonheur.

– Vous m’avez gâté des fleurs que j’aimais, – dit la baronne deMascranny, en se retournant de trois quarts vers le romancier. Et,cassant le cou à une rose bien innocente qu’elle prit à son corsageet dont elle éparpilla les débris dans une espèce d’horreur rêveuse:

– Voilà qui est fini ! – ajouta-t-elle ; – je neporterai plus de résédas.

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