Les Misérables – Tome II – Cosette

Chapitre VII – Où l’on trouvera l’originedu mot : – ne pas perdre la carte

[133]Voicice qui se passait au-dessus de la bière où était Jean Valjean.

Quand le corbillard se fut éloigné, quand leprêtre et l’enfant de chœur furent remontés en voiture et partis,Fauchelevent, qui ne quittait pas des yeux le fossoyeur, le vit sepencher et empoigner sa pelle, qui était enfoncée droite dans letas de terre.

Alors Fauchelevent prit une résolutionsuprême.

Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur,croisa les bras, et dit :

– C’est moi qui paye !

Le fossoyeur le regarda avec étonnement, etrépondit :

– Quoi, paysan ?

Fauchelevent répéta :

– C’est moi qui paye !

– Quoi ?

– Le vin.

– Quel vin ?

– L’Argenteuil.

– Où ça l’Argenteuil ?

– Au Bon Coing.

– Va-t’en au diable ! dit lefossoyeur.

Et il jeta une pelletée de terre sur lecercueil.

La bière rendit un son creux. Fauchelevent sesentit chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. Il cria,d’une voix où commençait à se mêler l’étranglement durâle :

– Camarade, avant que le Bon Coing soitfermé !

Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle.Fauchelevent continua :

– Je paye !

Et il saisit le bras du fossoyeur.

– Écoutez-moi, camarade. Je suis lefossoyeur du couvent. Je viens pour vous aider. C’est une besognequi peut se faire la nuit. Commençons donc par aller boire uncoup.

Et tout en parlant, tout en se cramponnant àcette insistance désespérée, il faisait cette réflexionlugubre :

– Et quand il boirait ! segriserait-il ?

– Provincial, dit le fossoyeur, si vousle voulez absolument, j’y consens. Nous boirons. Après l’ouvrage,jamais avant.

Et il donna le branle à sa pelle. Faucheleventle retint.

– C’est de l’Argenteuil à six !

– Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtessonneur de cloches. Din don, din don ; vous ne savez dire queça. Allez vous faire lanlaire.

Et il lança la seconde pelletée.

Fauchelevent arrivait à ce moment où l’on nesait plus ce qu’on dit.

– Mais venez donc boire, cria-t-il,puisque c’est moi qui paye !

– Quand nous aurons couché l’enfant, ditle fossoyeur.

Il jeta la troisième pelletée.

Puis il enfonça la pelle dans la terre etajouta :

– Voyez-vous, il va faire froid cettenuit, et la morte crierait derrière nous si nous la plantions làsans couverture.

En ce moment, tout en chargeant sa pelle, lefossoyeur se courbait et la poche de sa veste bâillait.

Le regard égaré de Fauchelevent tombamachinalement dans cette poche, et s’y arrêta.

Le soleil n’était pas encore caché parl’horizon ; il faisait assez jour pour qu’on pût distinguerquelque chose de blanc au fond de cette poche béante.

Toute la quantité d’éclair que peut avoirl’œil d’un paysan picard traversa la prunelle de Fauchelevent. Ilvenait de lui venir une idée.

Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée deterre, s’en aperçût, il lui plongea par derrière la main dans lapoche, et il retira de cette poche la chose blanche qui était aufond.

Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrièmepelletée.

Au moment où il se retournait pour prendre lacinquième, Fauchelevent le regarda avec un profond calme et luidit :

– À propos, nouveau, avez-vous votrecarte ?

Le fossoyeur s’interrompit.

– Quelle carte ?

– Le soleil va se coucher.

– C’est bon, qu’il mette son bonnet denuit.

– La grille du cimetière va sefermer.

– Eh bien, après ?

– Avez-vous votre carte ?

– Ah, ma carte ! dit lefossoyeur.

Et il fouilla dans sa poche.

Une poche fouillée, il fouilla l’autre. Ilpassa aux goussets, explora le premier, retourna le second.

– Mais non, dit-il, je n’ai pas ma carte.Je l’aurai oubliée.

– Quinze francs d’amende, ditFauchelevent.

Le fossoyeur devint vert. Le vert est lapâleur des gens livides.

– AhJésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune ! s’écria-t-il. Quinzefrancs d’amende !

– Trois pièces-cent-sous, ditFauchelevent.

Le fossoyeur laissa tomber sa pelle.

Le tour de Fauchelevent était venu.

– Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pasde désespoir. Il ne s’agit pas de se suicider, et de profiter de lafosse. Quinze francs, c’est quinze francs, et d’ailleurs vouspouvez ne pas les payer. Je suis vieux, vous êtes nouveau. Jeconnais les trucs, les trocs, les trics et les tracs. Je vas vousdonner un conseil d’ami. Une chose est claire, c’est que le soleilse couche, il touche au dôme, le cimetière va fermer dans cinqminutes.

– C’est vrai, répondit le fossoyeur.

– D’ici à cinq minutes, vous n’avez pasle temps de remplir la fosse, elle est creuse comme le diable,cette fosse, et d’arriver à temps pour sortir avant que la grillesoit fermée.

– C’est juste.

– En ce cas quinze francs d’amende.

– Quinze francs.

– Mais vous avez le temps… – Oùdemeurez-vous ?

– À deux pas de la barrière. À un quartd’heure d’ici. Rue de Vaugirard, numéro 87.

– Vous avez le temps, en pendant vosguiboles à votre cou, de sortir tout de suite.

– C’est exact.

– Une fois hors de la grille, vousgalopez chez vous, vous prenez votre carte, vous revenez, leportier du cimetière vous ouvre. Ayant votre carte, rien à payer.Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas vous le garder enattendant pour qu’il ne se sauve pas.

– Je vous dois la vie, paysan.

– Fichez-moi le camp, ditFauchelevent.

Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, luisecoua la main, et partit en courant.

Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré,Fauchelevent écouta jusqu’à ce qu’il eût entendu le pas se perdre,puis il se pencha vers la fosse et dit à demi-voix :

– Père Madeleine !

Rien ne répondit.

Fauchelevent eut un frémissement. Il se laissarouler dans la fosse plutôt qu’il n’y descendit, se jeta sur latête du cercueil et cria :

– Êtes-vous là ?

Silence dans la bière.

Fauchelevent, ne respirant plus à force detremblement, prit son ciseau à froid et son marteau, et fit sauterla planche de dessus. La face de Jean Valjean apparut dans lecrépuscule, les yeux fermés, pâle.

Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, ilse leva debout, puis tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt às’affaisser sur la bière. Il regarda Jean Valjean.

Jean Valjean gisait, blême et immobile.

Fauchelevent murmura d’une voix basse comme unsouffle :

– Il est mort !

Et se redressant, croisant les bras siviolemment que ses deux poings fermés vinrent frapper ses deuxépaules, il cria :

– Voilà comme je le sauve, moi !

Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter.Monologuant, car c’est une erreur de croire que le monologue n’estpas dans la nature. Les fortes agitations parlent souvent à hautevoix.

– C’est la faute au père Mestienne.Pourquoi est-il mort, cet imbécile-là ? qu’est-ce qu’il avaitbesoin de crever au moment où on ne s’y attend pas ? c’est luiqui fait mourir monsieur Madeleine. Père Madeleine ! Il estdans la bière. Il est tout porté. C’est fini. – Aussi, ceschoses-là, est-ce que ça a du bon sens ? Ah ! monDieu ! il est mort ! Eh bien, et sa petite, qu’est-ce queje vas en faire ? qu’est-ce que la fruitière va dire ?Qu’un homme comme çà meure comme ça, si c’est Dieu possible !Quand je pense qu’il s’était mis sous ma charrette ! PèreMadeleine ! père Madeleine ! Pardine, il a étouffé, jedisais bien. Il n’a pas voulu me croire. Eh bien, voilà une joliepolissonnerie de faite ! Il est mort, ce brave homme, le plusbon homme qu’il y eût dans les bonnes gens du bon Dieu ! Et sapetite ! Ah ! d’abord je ne rentre pas là-bas, moi. Jereste ici. Avoir fait un coup comme çà ! C’est bien la peined’être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais d’abord commentavait-il fait pour entrer dans le couvent ? c’était déjà lecommencement. On ne doit pas faire de ces choses-là. PèreMadeleine ! père Madeleine ! père Madeleine !Madeleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le maire !Il ne m’entend pas. Tirez-vous donc de là à présent !

Et il s’arracha les cheveux.

On entendit au loin dans les arbres ungrincement aigu. C’était la grille du cimetière qui se fermait.

Fauchelevent se pencha sur Jean Valjean, ettout à coup eut une sorte de rebondissement et tout le recul qu’onpeut avoir dans une fosse. Jean Valjean avait les yeux ouverts, etle regardait.

Voir une mort est effrayant, voir unerésurrection l’est presque autant. Fauchelevent devint comme depierre, pâle, hagard, bouleversé par tous ces excès d’émotions, nesachant s’il avait affaire à un vivant ou à un mort, regardant JeanValjean qui le regardait.

– Je m’endormais, dit Jean Valjean.

Et il se mit sur son séant.

Fauchelevent tomba à genoux.

– Juste bonne Vierge ! m’avez-vousfait peur !

Puis il se releva et cria :

– Merci, père Madeleine !

Jean Valjean n’était qu’évanoui. Le grand airl’avait réveillé.

La joie est le reflux de la terreur.Fauchelevent avait presque autant à faire que Jean Valjean pourrevenir à lui.

– Vous n’êtes donc pas mort !Oh ! comme vous avez de l’esprit, vous ! Je vous ai tantappelé que vous êtes revenu. Quand j’ai vu vos yeux fermés, j’aidit : bon ! le voilà étouffé. Je serais devenu foufurieux, vrai fou à camisole. On m’aurait mis à Bicêtre. Qu’est-ceque vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? Et votrepetite ! c’est la fruitière qui n’y aurait rien compris !On lui campe l’enfant sur les bras, et le grand-père estmort ! Quelle histoire ! mes bons saints du paradis,quelle histoire ! Ah ! vous êtes vivant, voilà lebouquet.

– J’ai froid, dit Jean Valjean.

Ce mot rappela complètement Fauchelevent à laréalité, qui était urgente. Ces deux hommes, même revenus à eux,avaient, sans s’en rendre compte, l’âme trouble, et en eux quelquechose d’étrange qui était l’égarement sinistre du lieu.

– Sortons vite d’ici, s’écriaFauchelevent.

Il fouilla dans sa poche, et en tira unegourde dont il s’était pourvu.

– Mais d’abord la goutte !dit-il.

La gourde acheva ce que le grand air avaitcommencé. Jean Valjean but une gorgée d’eau-de-vie et reprit pleinepossession de lui-même.

Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent àen reclouer le couvercle.

Trois minutes après, ils étaient hors de lafosse.

Du reste Fauchelevent était tranquille. Ilprit son temps. Le cimetière était fermé. La survenue du fossoyeurGribier n’était pas à craindre. Ce « conscrit » étaitchez lui, occupé à chercher sa carte, et bien empêché de la trouverdans son logis puisqu’elle était dans la poche de Fauchelevent.Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière.

Fauchelevent prit la pelle et Jean Valjean lapioche, et tous deux firent l’enterrement de la bière vide.

Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit àJean Valjean :

– Venons-nous-en. Je garde lapelle ; emportez la pioche.

La nuit tombait.

Jean Valjean eut quelque peine à se remuer età marcher. Dans cette bière, il s’était roidi et était devenu unpeu cadavre. L’ankylose de la mort l’avait saisi entre ces quatreplanches. Il fallut, en quelque sorte, qu’il se dégelât dusépulcre.

– Vous êtes gourd, dit Fauchelevent.C’est dommage que je sois bancal, nous battrions la semelle.

– Bah ! répondit Jean Valjean,quatre pas me mettront la marche dans les jambes.

Ils s’en allèrent par les allées où lecorbillard avait passé. Arrivés devant la grille fermée et lepavillon du portier, Fauchelevent, qui tenait à sa main la carte dufossoyeur, la jeta dans la boîte, le portier tira le cordon, laporte s’ouvrit, ils sortirent.

– Comme tout cela va bien ! ditFauchelevent ; quelle bonne idée vous avez eue, pèreMadeleine !

Ils franchirent la barrière Vaugirard de lafaçon la plus simple du monde. Aux alentours d’un cimetière, unepelle et une pioche sont deux passeports.

La rue de Vaugirard était déserte.

– Père Madeleine, dit Fauchelevent touten cheminant et en levant les yeux vers les maisons, vous avez demeilleurs yeux que moi. Indiquez-moi donc le numéro 87.

– Le voici justement, dit JeanValjean.

– Il n’y a personne dans la rue, repritFauchelevent. Donnez-moi la pioche, et attendez-moi deuxminutes.

Fauchelevent entra au numéro 87, monta tout enhaut, guidé par l’instinct qui mène toujours le pauvre au grenier,et frappa dans l’ombre à la porte d’une mansarde. Une voixrépondit :

– Entrez.

C’était la voix de Gribier.

Fauchelevent poussa la porte. Le logis dufossoyeur était, comme toutes ces infortunées demeures, un galetasdémeublé et encombré. Une caisse d’emballage, – une bièrepeut-être, – y tenait lieu de commode, un pot à beurre y tenaitlieu de fontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le carreau ytenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un coin, surune loque qui était un vieux lambeau de tapis, une femme maigre etforce enfants, faisant un tas. Tout ce pauvre intérieur portait lestraces d’un bouleversement. On eût dit qu’il y avait eu là untremblement de terre « pour un ». Les couvercles étaientdéplacés, les haillons étaient épars, la cruche était cassée, lamère avait pleuré, les enfants probablement avaient étébattus ; traces d’une perquisition acharnée et bourrue. Ilétait visible que le fossoyeur avait éperdument cherché sa carte,et fait tout responsable de cette perte dans le galetas, depuis sacruche jusqu’à sa femme. Il avait l’air désespéré.

Mais Fauchelevent se hâtait trop vers ledénouement de l’aventure pour remarquer ce côté triste de sonsuccès.

Il entra et dit :

– Je vous rapporte votre pioche et votrepelle.

Gribier le regarda stupéfait.

– C’est vous, paysan ?

– Et demain matin chez le concierge ducimetière vous trouverez votre carte.

Et il posa la pelle et la pioche sur lecarreau.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda Gribier.

– Cela veut dire que vous aviez laissétomber votre carte de votre poche, que je l’ai trouvée à terrequand vous avez été parti, que j’ai enterré le mort, que j’airempli la fosse, que j’ai fait votre besogne, que le portier vousrendra votre carte, et que vous ne payerez pas quinze francs.Voilà, conscrit.

– Merci, villageois ! s’écriaGribier ébloui. La prochaine fois, c’est moi qui paye à boire.

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