Les Misérables – Tome II – Cosette

Chapitre VIII – L’empereur fait unequestion au guide Lacoste

[15]Donc, lematin de Waterloo, Napoléon était content.

Il avait raison ; le plan de batailleconçu par lui, nous l’avons constaté, était en effet admirable.

Une fois la bataille engagée, ses péripétiestrès diverses, la résistance d’Hougomont, la ténacité de laHaie-Sainte, Bauduin tué, Foy mis hors de combat, la murailleinattendue où s’était brisée la brigade Soye, l’étourderie fatalede Guilleminot n’ayant ni pétards ni sacs à poudre, l’embourbementdes batteries, les quinze pièces sans escorte culbutées parUxbridge dans un chemin creux, le peu d’effet des bombes tombantdans les lignes anglaises, s’y enfouissant dans le sol détrempé parles pluies et ne réussissant qu’à y faire des volcans de boue, desorte que la mitraille se changeait en éclaboussure, l’inutilité dela démonstration de Piré sur Braine-l’Alleud, toute cettecavalerie, quinze escadrons, à peu près annulée, l’aile droiteanglaise mal inquiétée, l’aile gauche mal entamée, l’étrangemalentendu de Ney massant, au lieu de les échelonner, les quatredivisions du premier corps, des épaisseurs de vingt-sept rangs etdes fronts de deux cents hommes livrés de la sorte à la mitraille,l’effrayante trouée des boulets dans ces masses, les colonnesd’attaque désunies, la batterie d’écharpe brusquement démasquée surleur flanc Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis, Quiotrepoussé, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti de l’écolepolytechnique, blessé au moment où il enfonçait à coups de hache laporte de la Haie-Sainte sous le feu plongeant de la barricadeanglaise barrant le coude de la route de Genappe à Bruxelles, ladivision Marcognet, prise entre l’infanterie et la cavalerie,fusillée à bout portant dans les blés par Best et Pack, sabrée parPonsonby, sa batterie de sept pièces enclouée, le prince deSaxe-Weimar tenant et gardant, malgré le comte d’Erlon, Frischemontet Smohain, le drapeau du 105ème pris, le drapeau du45ème pris, ce hussard noir prussien arrêté par lescoureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs battantl’estrade entre Wavre et Plancenoit, les choses inquiétantes que ceprisonnier avait dites, le retard de Grouchy, les quinze centshommes tués en moins d’une heure dans le verger d’Hougomont, lesdix-huit cents hommes couchés en moins de temps encore autour de laHaie-Sainte, tous ces incidents orageux, passant comme les nuées dela bataille devant Napoléon, avaient à peine troublé son regard etn’avaient point assombri cette face impériale de la certitude.Napoléon était habitué à regarder la guerre fixement ; il nefaisait jamais chiffre à chiffre l’addition poignante dudétail ; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu’ilsdonnassent ce total : victoire ; que les commencementss’égarassent, il ne s’en alarmait point, lui qui se croyait maîtreet possesseur de la fin ; il savait attendre, se supposanthors de question, et il traitait le destin d’égal à égal. Ilparaissait dire au sort : tu n’oserais pas.

Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentaitprotégé dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyaitavoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire unecomplicité des événements, équivalente à l’antiqueinvulnérabilité.

Pourtant, quand on a derrière soi la Bérésina,Leipsick et Fontainebleau, il semble qu’on pourrait se défier deWaterloo. Un mystérieux froncement de sourcil devient visible aufond du ciel.

Au moment où Wellington rétrograda, Napoléontressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont-Saint-Jean sedégarnir et le front de l’armée anglaise disparaître. Elle seralliait, mais se dérobait. L’empereur se souleva à demi sur sesétriers. L’éclair de la victoire passa dans ses yeux.

Wellington acculé à la forêt de Soignes etdétruit, c’était le terrassement définitif de l’Angleterre par laFrance ; c’était Crécy, Poitiers, Malplaquet et Ramilliesvengés. L’homme de Marengo raturait Azincourt.

L’empereur alors, méditant la péripétieterrible, promena une dernière fois sa lunette sur tous les pointsdu champ de bataille. Sa garde, l’arme au pied derrière lui,l’observait d’en bas avec une sorte de religion. Il songeait ;il examinait les versants, notait les pentes, scrutait le bouquetd’arbres, le carré de seigles, le sentier ; il semblaitcompter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixité lesbarricades anglaises des deux chaussées, deux larges abatisd’arbres, celle de la chaussée de Genappe au-dessus de laHaie-Sainte, armée de deux canons, les seuls de toute l’artillerieanglaise qui vissent le fond du champ de bataille, et celle de lachaussée de Nivelles où étincelaient les bayonnettes hollandaisesde la brigade Chassé. Il remarqua près de cette barricade lavieille chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est à l’anglede la traverse vers Braine-l’Alleud. Il se pencha et parla àdemi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un signe de tête négatif,probablement perfide.

L’empereur se redressa et se recueillit.

Wellington avait reculé. Il ne restait plusqu’à achever ce recul par un écrasement.

Napoléon, se retournant brusquement, expédiaune estafette à franc étrier à Paris pour y annoncer que labataille était gagnée.

Napoléon était un de ces génies d’où sort letonnerre.

Il venait de trouver son coup de foudre.

Il donna l’ordre aux cuirassiers de Milhaudd’enlever le plateau de Mont-Saint-Jean.

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