Les Misérables – Tome II – Cosette

Chapitre IV – Où Jean Valjean a tout àfait l’air d’avoir lu Austin Castillejo

[128]Desenjambées de boiteux sont comme des œillades de borgne ; ellesn’arrivent pas vite au but. En outre, Fauchelevent était perplexe.Il mit près d’un quart d’heure à revenir dans la baraque du jardin.Cosette était éveillée. Jean Valjean l’avait assise près du feu. Aumoment où Fauchelevent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte dujardinier accrochée au mur et lui disait :

– Écoute-moi bien, ma petite Cosette. Ilfaudra nous en aller de cette maison, mais nous y reviendrons etnous y serons très bien. Le bonhomme d’ici t’emportera sur son doslà-dedans. Tu m’attendras chez une dame. J’irai te retrouver.Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te reprenne, obéis etne dis rien !

Cosette fit un signe de tête d’un airgrave.

Au bruit de Fauchelevent poussant la porte,Jean Valjean se retourna.

– Eh bien ?

– Tout est arrangé, et rien ne l’est, ditFauchelevent. J’ai permission de vous faire entrer ; maisavant de vous faire entrer, il faut vous faire sortir. C’est làqu’est l’embarras de charrettes. Pour la petite, c’est aisé.

– Vous l’emporterez ?

– Et elle se taira ?

– J’en réponds.

– Mais vous, père Madeleine ?

Et, après un silence où il y avait del’anxiété, Fauchelevent s’écria :

– Mais sortez donc par où vous êtesentré !

Jean Valjean, comme la première fois, se bornaà répondre :

– Impossible.

Fauchelevent, se parlant plus à lui-même qu’àJean Valjean, grommela :

– Il y a une autre chose qui metourmente. J’ai dit que j’y mettrais de la terre. C’est que jepense que de la terre là-dedans, au lieu d’un corps, ça ne sera pasressemblant, ça n’ira pas, ça se déplacera, ça remuera. Les hommesle sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s’enapercevra.

Jean Valjean le considéra entre les deux yeux,et crut qu’il délirait.

Fauchelevent reprit :

– Comment di… – antre allez-voussortir ? C’est qu’il faut que tout cela soit faitdemain ! C’est demain que je vous amène. La prieure vousattend.

Alors il expliqua à Jean Valjean que c’étaitune récompense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait à lacommunauté. Qu’il entrait dans ses attributions de participer auxsépultures, qu’il clouait les bières et assistait le fossoyeur aucimetière. Que la religieuse morte le matin avait demandé d’êtreensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et enterrée dansle caveau sous l’autel de la chapelle. Que cela était défendu parles règlements de police, mais que c’était une de ces mortes à quil’on ne refuse rien. Que la prieure et les mères vocalesentendaient exécuter le vœu de la défunte. Que tant pis pour legouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans lacellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait lamorte dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieureadmettait dans la maison son frère comme jardinier et sa niècecomme pensionnaire. Que son frère, c’était M. Madeleine, etque sa nièce, c’était Cosette. Que la prieure lui avait ditd’amener son frère le lendemain soir, après l’enterrement posticheau cimetière. Mais qu’il ne pouvait pas amener du dehorsM. Madeleine, si M. Madeleine n’était pas dehors. Quec’était là le premier embarras. Et puis qu’il avait encore unembarras : la bière vide.

– Qu’est-ce que c’est que la bièrevide ? demanda Jean Valjean.

Fauchelevent répondit :

– La bière de l’administration.

– Quelle bière ? et quelleadministration ?

– Une religieuse meurt. Le médecin de lamunicipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. Legouvernement envoie une bière. Le lendemain il envoie un corbillardet des croque-morts pour reprendre la bière et la porter aucimetière. Les croque-morts viendront, et soulèveront labière ; il n’y aura rien dedans.

– Mettez-y quelque chose.

– Un mort ? je n’en ai pas.

– Non.

– Quoi donc ?

– Un vivant.

– Quel vivant ?

– Moi, dit Jean Valjean.

Fauchelevent, qui s’était assis, se leva commesi un pétard fût parti sous sa chaise.

– Vous !

– Pourquoi pas ?

Jean Valjean eut un de ces rares sourires quilui venaient comme une lueur dans un ciel d’hiver.

– Vous savez, Fauchelevent, que vous avezdit : La mère Crucifixion est morte, et j’ai ajouté : Etle père Madeleine est enterré. Ce sera cela.

– Ah, bon, vous riez. Vous ne parlez passérieusement.

– Très sérieusement. Il faut sortird’ici ?

– Sans doute.

– Je vous ai dit de me trouver pour moiaussi une hotte et une bâche.

– Eh bien ?

– La hotte sera en sapin, et la bâchesera un drap noir.

– D’abord, un drap blanc. On enterre lesreligieuses en blanc.

– Va pour le drap blanc.

– Vous n’êtes pas un homme comme lesautres, père Madeleine.

Voir de telles imaginations, qui ne sont pasautre chose que les sauvages et téméraires inventions du bagne,sortir des choses paisibles qui l’entouraient et se mêler à cequ’il appelait le « petit train-train du couvent »,c’était pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle d’unpassant qui verrait un goéland pêcher dans le ruisseau de la rueSaint-Denis.

Jean Valjean poursuivit :

– Il s’agit de sortir d’ici sans être vu.C’est un moyen. Mais d’abord renseignez-moi. Comment cela sepasse-t-il ? Où est cette bière ?

– Celle qui est vide ?

– Oui.

– En bas, dans ce qu’on appelle la salledes mortes. Elle est sur deux tréteaux et sous le drapmortuaire.

– Quelle est la longueur de labière ?

– Six pieds.

– Qu’est-ce que c’est que la salle desmortes ?

– C’est une chambre du rez-de-chausséequi a une fenêtre grillée sur le jardin qu’on ferme du dehors avecun volet, et deux portes ; l’une qui va au couvent, l’autrequi va à l’église.

– Quelle église ?

– L’église de la rue, l’église de tout lemonde.

– Avez-vous les clefs de ces deuxportes ?

– Non. J’ai la clef de la porte quicommunique au couvent ; le concierge a la clef de la porte quicommunique à l’église.

– Quand le concierge ouvre-t-il cetteporte-là ?

– Uniquement pour laisser entrer lescroque-morts qui viennent chercher la bière. La bière sortie, laporte se referme.

– Qui est-ce qui cloue labière ?

– C’est moi.

– Qui est-ce qui met le drapdessus ?

– C’est moi.

– Êtes-vous seul ?

– Pas un autre homme, excepté le médecinde la police, ne peut entrer dans la salle des mortes. C’est mêmeécrit sur le mur.

– Pourriez-vous, cette nuit, quand toutdormira dans le couvent, me cacher dans cette salle ?

– Non. Mais je puis vous cacher dans unpetit réduit noir qui donne dans la salle des mortes, où je metsmes outils d’enterrement, et dont j’ai la garde et la clef.

– À quelle heure le corbillardviendra-t-il chercher la bière demain ?

– Vers trois heures du soir.L’enterrement se fait au cimetière Vaugirard, un peu avant la nuit.Ce n’est pas tout près.

– Je resterai caché dans votre réduit àoutils toute la nuit et toute la matinée. Et à manger ?J’aurai faim.

– Je vous porterai de quoi.

– Vous pourriez venir me clouer dans labière à deux heures.

Fauchelevent recula et se fit craquer les osdes doigts.

– Mais c’est impossible !

– Bah ! prendre un marteau et clouerdes clous dans une planche !

Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était,nous le répétons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avaittraversé de pires détroits. Quiconque a été prisonnier sait l’artde se rapetisser selon le diamètre des évasions. Le prisonnier estsujet à la fuite comme le malade à la crise qui le sauve ou qui leperd. Une évasion, c’est une guérison. Que n’accepte-t-on pas pourguérir ? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme uncolis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l’air où il n’yen a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoirétouffer sans mourir, c’était là un des sombres talents de JeanValjean.

Du reste, une bière dans laquelle il y a unêtre vivant, cet expédient de forçat, est aussi un expédientd’empereur. S’il faut en croire le moine Austin Castillejo, ce futle moyen que Charles-Quint, voulant après son abdication revoir unedernière fois la Plombes, employa pour la faire entrer dans lemonastère de Saint-Just et pour l’en faire sortir[129].

Fauchelevent, un peu revenu à lui,s’écria :

– Mais comment ferez-vous pourrespirer ?

– Je respirerai.

– Dans cette boîte ! Moi, seulementd’y penser, je suffoque.

– Vous avez bien une vrille, vous ferezquelques petits trous autour de la bouche çà et là, et vousclouerez sans serrer la planche de dessus.

– Bon ! Et s’il vous arrive detousser ou d’éternuer ?

– Celui qui s’évade ne tousse pas etn’éternue pas.

Et Jean Valjean ajouta :

– Père Fauchelevent, il faut sedécider : ou être pris ici, ou accepter la sortie par lecorbillard.

Tout le monde a remarqué le goût qu’ont leschats de s’arrêter et de flâner entre les deux battants d’une porteentre-bâillée. Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc !Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ontaussi une tendance à rester indécis entre deux résolutions, aurisque de se faire écraser par le destin fermant brusquementl’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parcequ’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que lesaudacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtantle sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Ilgrommela :

– Au fait, c’est qu’il n’y a pas d’autremoyen.

Jean Valjean reprit :

– La seule chose qui m’inquiète, c’est cequi se passera au cimetière.

– C’est justement cela qui nem’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. Si vous êtes sûr de voustirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer de la fosse. Lefossoyeur est un ivrogne de mes amis. C’est le père Mestienne. Unvieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans lafosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui sepassera, je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune,trois quarts d’heure avant la fermeture des grilles du cimetière.Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. Je suivrai ; c’est mabesogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans mapoche. Le corbillard s’arrête, les croque-morts vous nouent unecorde autour de votre bière et vous descendent. Le prêtre dit lesprières, fait le signe de croix, jette l’eau bénite, et file. Jereste seul avec le père Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. Dedeux choses l’une, ou il sera soûl, ou il ne sera pas soûl. S’iln’est pas soûl, je lui dis : Viens boire un coup pendant quele Bon Coing est encore ouvert. Je l’emmène, je le grise,le père Mestienne n’est pas long à griser, il est toujourscommencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa cartepour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui. Vous n’avez plusaffaire qu’à moi. S’il est soûl, je lui dis : Va-t’en, je vaisfaire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou.

Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelleFauchelevent se précipita avec une touchante effusion paysanne.

– C’est convenu, père Fauchelevent. Toutira bien.

– Pourvu que rien ne se dérange, pensaFauchelevent. Si cela allait devenir terrible !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer