Les Misérables – Tome II – Cosette

Chapitre V – Le quid obscurum desbatailles

[7]Tout lemonde connaît la première phase de cette bataille ; débuttrouble, incertain, hésitant, menaçant pour les deux armées, maispour les Anglais plus encore que pour les Français.

Il avait plu[8] toute lanuit ; la terre était défoncée par l’averse ; l’eaus’était çà et là amassée dans les creux de la plaine comme dans descuvettes ; sur de certains points les équipages du train enavaient jusqu’à l’essieu ; les sous-ventrières des attelagesdégouttaient de boue liquide ; si les blés et les seiglescouchés par cette cohue de charrois en masse n’eussent comblé lesornières et fait litière sous les roues, tout mouvement,particulièrement dans les vallons du côté de Papelotte, eût étéimpossible.

L’affaire commença tard ; Napoléon, nousl’avons expliqué, avait l’habitude de tenir toute l’artillerie danssa main comme un pistolet, visant tantôt tel point, tantôt telautre de la bataille, et il avait voulu attendre que les batteriesattelées pussent rouler et galoper librement ; il fallait pourcela que le soleil parût et séchât le sol. Mais le soleil ne parutpas. Ce n’était plus le rendez-vous d’Austerlitz. Quand le premiercoup de canon fut tiré, le général anglais Colville regarda à samontre et constata qu’il était onze heures trente-cinq minutes.

L’action s’engagea avec furie, plus de furiepeut-être que l’empereur n’eût voulu, par l’aile gauche françaisesur Hougomont. En même temps Napoléon attaqua le centre enprécipitant la brigade Quiot sur la Haie-Sainte, et Ney poussal’aile droite française contre l’aile gauche anglaise quis’appuyait sur Papelotte.

L’attaque sur Hougomont avait quelquesimulation : attirer là Wellington, le faire pencher à gauche,tel était le plan. Ce plan eût réussi, si les quatre compagnies desgardes anglaises et les braves Belges de la division Perponchern’eussent solidement gardé la position, et Wellington, au lieu des’y masser, put se borner à y envoyer pour tout renfort quatreautres compagnies de gardes et un bataillon de Brunswick.

L’attaque de l’aile droite française surPapelotte était à fond ; culbuter la gauche anglaise, couperla route de Bruxelles, barrer le passage aux Prussiens possibles,forcer Mont-Saint-Jean, refouler Wellington sur Hougomont, de làsur Braine-l’Alleud, de là sur Hal, rien de plus net. À partquelques incidents, cette attaque réussit. Papelotte futpris ; la Haie-Sainte fut enlevée.

Détail à noter. Il y avait dans l’infanterieanglaise, particulièrement dans la brigade de Kempt, force recrues.Ces jeunes soldats, devant nos redoutables fantassins, furentvaillants ; leur inexpérience se tira intrépidementd’affaire ; ils firent surtout un excellent service detirailleurs ; le soldat en tirailleur, un peu livré àlui-même, devient pour ainsi dire son propre général ; cesrecrues montrèrent quelque chose de l’invention et de la furiefrançaises. Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci déplut àWellington.

Après la prise de la Haie-Sainte, la bataillevacilla.

Il y a dans cette journée, de midi à quatreheures, un intervalle obscur ; le milieu de cette bataille estpresque indistinct et participe du sombre de la mêlée. Lecrépuscule s’y fait. On aperçoit de vastes fluctuations dans cettebrume, un mirage vertigineux, l’attirail de guerre d’alors presqueinconnu aujourd’hui, les colbacks à flamme, les sabretachesflottantes, les buffleteries croisées, les gibernes à grenade, lesdolmans des hussards, les bottes rouges à mille plis, les lourdsshakos enguirlandés de torsades, l’infanterie presque noire deBrunswick mêlée à l’infanterie écarlate d’Angleterre, les soldatsanglais ayant aux entournures pour épaulettes de gros bourreletsblancs circulaires, les chevau-légers hanovriens avec leur casquede cuir oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges,les Écossais aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandesguêtres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignesstratégiques, ce qu’il faut à Salvator Rosa[9], nonce qu’il faut à Gribeauval.

Une certaine quantité de tempête se mêletoujours à une bataille. Quid obscurum, quiddivinum[10] . Chaque historien trace un peu lelinéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle. Quelle que soit lacombinaison des généraux, le choc des masses armées ad’incalculables reflux ; dans l’action, les deux plans desdeux chefs entrent l’un dans l’autre et se déforment l’un parl’autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combattantsque tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boiventplus ou moins vite l’eau qu’on y jette. On est obligé de reverserlà plus de soldats qu’on ne voudrait. Dépenses qui sont l’imprévu.La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînéesde sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient,les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tousces écueils remuent continuellement les uns devant lesautres ; où était l’infanterie, l’artillerie arrive ; oùétait l’artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sontdes fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c’estdisparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis sombresavancent et reculent ; une sorte de vent du sépulcre pousse,refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu’est-cequ’une mêlée ? une oscillation. L’immobilité d’un planmathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindreune bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaosdans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Van Der Meulen. Vander Meulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrietrompe ; l’ouragan seul est vrai. C’est ce qui donne à Folardle droit de contredire Polybe. Ajoutons qu’il y a toujours uncertain instant où la bataille dégénère en combat, separticularise, et s’éparpille en d’innombrables faits de détailsqui, pour emprunter l’expression de Napoléon lui-même,« appartiennent plutôt à la biographie des régiments qu’àl’histoire de l’armée ». L’historien, en ce cas, a le droitévident de résumé. Il ne peut que saisir les contours principaux dela lutte, et il n’est donné à aucun narrateur, si consciencieuxqu’il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible,qu’on appelle une bataille.

Ceci, qui est vrai de tous les grands chocsarmés, est particulièrement applicable à Waterloo.

Toutefois, dans l’après-midi, à un certainmoment, la bataille se précisa.

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