Les Mystères du peuple – Tome V

LA CROSSE ABBATIALE OU BONAÏK L’ORFÈVREET SEPTIMINE LA COLIBERTE. – 615-793.

CHAPITRE PREMIER.

Les Arabes en Gaule. – Ils ravagent laBourgogne, le Limousin ; prennent Bordeaux et s’avancentjusqu’à Blois, Tours et Poitiers. –Abd-el-Malek. – Abd-el-Kader et ses cinq fils àNarbonne. – Rosen-aër. – Arrivée deKarl-Martel(ou Marteau). – Le monastère de Saint-Saturnin.– Septiminela Coliberte. – Le dernier rejetonde Clovis. – CommentAmael avait changé son nompour celui de Berthoald, capitaine aventurier. –Karl-Martel.

 

Moi, Amael, pour accomplir le vœu de notreancêtre Joël, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai écritles récits suivants : Né en l’année 712, j’avais pour pèreGuen-aël, pour grand-père Wanoch, pour bisaïeulAlan, fils de Grégor, petit-fils de Ronan leVagre, mort en 616, dans la vallée de Charolles, paisiblecolonie ou, à l’abri des guerres civiles qui désolaient la Gaule,la descendance de Ronan vécut libre et heureuse jusqu’en 732. Àcette époque, les Arabes, depuis longtemps établis dans le midi dela Gaule, envahirent la Bourgogne, pillèrent et incendièrentChâlons-sur-Saône, ravagèrent la vallée de Charolles, et emmenèrentesclaves le peu d’habitants qui avaient survécu à une défensedésespérée. Pendant les cent vingt ans qui s’écoulèrent entre lamort de Ronan et l’année 737, où commence ce récit, dix rois de larace de CLOVIS régnèrent sur la Gaule :Clotaire II, justicier de Brunehaut, mourut en628 ; Dagobert en 638, Clovis II en660, Childérik II en 673,Thierry III en 690, Clovis IIIen 695, Childebert III en 711,Dagobert II en 715, Chilpérik II en720, Thierry IV en 736.

Après la mort de Dagobert Ier,commença le véritable règne des maires du palais,fonctions devenues presque toujours héréditaires, entre autres dansla famille de Pépin d’Héristal, famille de race franke,issue de l’évêque Arnulf, dont les immenses domaines, dusà la sanglante iniquité de la conquête, embrassaient une grandepartie de l’est de la Gaule. La plupart des rois descendant deClovis, dépossédés de l’exercice de la royauté par l’ambitiontoujours croissante des maires du palais, se montrèrent dignes deleur royale lignée par leurs vices, leurs crimes, leurs précoces ethonteuses débauches. N’ayant de rois que le nom, ils furent appelésrois fainéants. Sauf la Bretagne, toujours rebelle au jougdes Franks, et la Bourgogne, qui trouvait sa sécurité dans sonéloignement des contrées que les Francs d’Austrasie et les Franksde Neustrie se disputaient dans de sanglantes batailles, la Gaulecontinua d’être livrée à toutes les misères de l’esclavage, à tousles désastres des guerres civiles, désastres portés à leur combleen 719 par la première invasion des Arabes venus d’Afrique àtravers l’Espagne, leur première conquête. Ces fils de Mahomet,après s’être établis en Languedoc, en Provence et en Roussillon,ravagèrent la Bourgogne, s’avancèrent jusqu’à la Loire, prirent lacité de Bordeaux, pillèrent Tours, Blois, Poitiers, ville près delaquelle ils furent battus, en 732, par Karl-Martel, maire dupalais de Thierry IV et bâtard de Pépin d’Héristal. Malgrécette défaite, les Arabes conservèrent le Languedoc, où ilsvivaient en maîtres depuis plus de vingt ans.

Les premiers événements de cette nouvellelégende de notre famille se passent en Languedoc, pays cher à nossouvenirs ; l’époux de Siomara, cette vaillanteGauloise, aïeule de Margarid, femme de Joel,n’était-il pas chef d’une des tribus originaires de cette contrée,qui allèrent en Asie fonder l’empire oriental des Gaules ?Plus tard, grand nombre des mêmes peuplades accompagnèrent Brennuslors de cette campagne d’Italie, où il fit payer rançon à Rome,rançon que la Rome des empereurs et que la Rome des papes n’a faitque trop chèrement payer à la Gaule, conquise à son tour ! Lesfunestes divisions suscitées par les descendants des rois détrônéset rasés par Ritta-Gaür vinrent ensuite ébranler etdésunir la glorieuse république des Gaules, à qui le pays,sous la sage et patriotique inspiration des druides, avait dû tantde siècles de grandeur et de prospérité ; alors le Languedoc,presque livré à ses propres forces pour résister à l’invasionromaine, combattit intrépidement, ayant à sa tête Budok,ce guerrier géant, qui, dédaigneux de la mort, allait demi-nu, à labataille, armé d’une massue de fer ; Bituit, un desplus vaillants hommes de l’Auvergne, ce chef qui donnait pour repasà sa meute de guerre une légion romaine, se joignit àBudok ; mais, malgré leur résistance héroïque, ilsfurent écrasés par les forces supérieures des Romains, et ceux-ciétablirent en Gaule leur première colonie, dont Narbonnefut la capitale. Triste souvenir !… ce fut non loin deNarbonne que notre aïeul SYLVEST, livré aux animauxféroces dans le cirque d’Orange, échappa à une mort presquecertaine, pour entendre les cris déchirants de sa sœurSiomara, la courtisane, expirant dans les tortures sousles yeux de Faustine, la patricienne. Lors de la grandeinsurrection nationale de Vindex, le Languedoc, à la voixde ses druides, se souleva de nouveau. À cette formidableinsurrection, ce pays gagna d’être régi par ses propres lois,d’élire ses chefs, et de faire respecter le culte druidique, dontles innombrables monuments sont encore debout, à cette heure…pierres sacrées qui défieront les âges ! Cette fertileprovince, sous le nom de Gaule narbonnaise, grandit denouveau en prospérité, en richesse ; et au temps où vivaitVictoria la Grande, nulle contrée ne fut plus opulente,plus civilisée ; partout les arts, les lettresflorissaient ; partout s’élevaient des écoles dont le renoms’étendait jusqu’aux confins du monde connu ; les vaisseaux decommerce sillonnaient la Méditerranée ou naviguaient sur la Garonneet sur le Rhône ; mais bientôt les prêtres catholiqueenvahirent ces provinces, prêchant d’abord, ainsi qu’ils le firentpartout ailleurs, la divine parole de Jésus ; puis, luisubstituant peu à peu, en abusant de la confiante crédulitépopulaire, la religion des papes de Rome, ils commencèrent, làcomme ailleurs, à dégrader, à hébéter les peuples.

Lors de l’invasion des hordes venues desforêts du Nord, les Franks de Clovis conquirent le nord de laGaule ; les Wisigoths, autres tribus franques, conquirent lemidi, et, après des ravages sans nombre, ils s’établirent enLanguedoc, vers 460, sous leur chef Théodorik. Les peuplesdu midi de la Gaule avaient jusqu’alors professél’arianisme, secte dissidente, qui, se rapprochantdavantage du primitif Évangile, voyait avec raison dans Jésus, lecharpentier de Nazareth, non pas un Dieu, mais un sage. LesÉvêques, après avoir, selon leur coutume, lâchement adulé etconsacré la conquête des Wisigoths, afin de partager avec eux lapuissance et le butin, appelèrent à leur aide Clovis, l’orthodoxe,contre Théodorik, roi de ces Wisigoths, dont le crime était detolérer l’hérésie arienne. Clovis, ce fils chéri de l’Église,accourut à l’appel de ses bons amis les évêques, et, pour mériterle paradis, il désola, pilla le pays sur son passage, exterminantou emmenant esclaves les populations accusées d’arianisme. Danscette guerre horrible, prêchée par les prêtres catholiques, denouveau le sang coula par torrents, de nouveau les ruiness’amoncelèrent, et, en 508, Clovis, entrant à Toulouse, incendie,massacre, et s’en retourne au nord de la Gaule, traînant à sa suitede nombreux captifs. Après son départ, les anciens chefs wisigothsse disputent cette contrée, les discussions civiles la déchirentencore. En 561, elle est partagée entre les trois fils deClotaire Ier. Nouvelles guerres,nouveaux désastres. En 613, le Languedoc rentre sous la dominationde Clotaire II, justicier de Brunehaut, et seul roide toute la Gaule ; plus tard, en 630, le bon roiDagobert cède à son frère Charibert une partie duLanguedoc, l’Aquitaine et la Septimanie (ainsi nommée àcause des sept villes principales de cette province). BientôtCharibert meurt ; son fils est tué au berceau parordre de Dagobert. Plus tard, ce roi cède l’Aquitaine, à titre deduché héréditaire, aux deux frères de Charibert ;leur descendant Eudes, duc d’Aquitaine, se soulève alorscontre les rois franks du nord, déjà gouvernés par les maires dupalais ; de cruelles guerres intestines dévastent encore cepays jusqu’à l’invasion et la conquête des Arabes, en 719. Ceux-cichassent ou asservissent les Wisigoths ; les Gaulois, énervéspar l’Église, subissent la domination arabe, comme ils avaientautrefois subi la domination des Wisigoths, gagnant presque à cechangement, les conquérants du Midi, fidèles à la religion deMahomet, étaient du moins, malgré leur ardeur guerrière, pluscivilisés que les conquérants du Nord. Un grand nombre de cesGaulois, hommes libres, colons, Coliberts[1] ou esclaves, avaient même, autant parhaine de l’Église catholique que pour vivre en paix avec leursnouveaux dominateurs, embrassé la religion de Mahomet[2], religion qui, du moins, exaltant lesentiment de nationalité chez ses croyants, et ne mettant pas sonparadis au prix d’atroces souffrances, ou d’une lâche résignation àla conquête de l’étranger, promettait à ses élus un paradis peupléde charmantes houris. – Le croyant vertueux (disait leKoran, évangile des Mahométans) doit être introduit dans lesdélicieuses demeures d’Éden, jardins enchantés où coulent desfleuves aux rives ombragées. Là le croyant, paré de bracelets d’or,vêtu d’habits verts tissus de soie, rayonnant de gloire, reposerasur le lit nuptial, prix fortuné du séjour de délices.

Ainsi, grand nombre de Gaulois du midi,préférant les blanches houris promises par le Koran aux séraphinsjoufflus du paradis des catholiques, embrassèrent avec ardeur lemahométisme. Les mosquées s’élevaient en Languedoc à côté desbasiliques ; les Arabes, plus tolérants que les évêques,permettaient aux catholiques restés fidèles à leur culte del’exercer paisiblement. Le mahométisme, fondé par Mahomet pendantle siècle passé (vers 608), proclamait d’ailleurs la divinité dessaintes Écritures, reconnaissait Moïse et les prophètes juifs commeélus du Seigneur ; mais ne reconnaissait pas Jésus comme filsde Dieu. – Ô vous qui avez reçu les Écritures, nepassez pas les bornes de la foi ; ne dites de Dieu que lavérité : Jésus est le fils de Marie, l’envoyé du Très-Haut,mais non son fils. Ne dites pas qu’il y ait une Trinité en Dieu, ilest un. Jésus ne rougira pas d’être le serviteur de Dieu : lesanges qui environnent le trône de Dieu obéissent à Dieu !– Telles sont les paroles du Koran ; elles semblerontpeut-être curieuses à notre descendance, à nous, fils de Joel…Voilà pourquoi Amael les cite ici.

La ville de Narbonne, capitale du Languedoc,sous la domination arabe, avait, en 737, un aspect tout oriental,autant par la pureté du ciel et l’ardeur du soleil, que par lecostume et les habitudes d’un grand nombre de ses habitants :les lauriers-roses, les chênes verts, les palmiers, rappelaient lavégétation africaine. Les femmes sarrasines allaient aux fontainesou en revenaient une amphore d’argile rouge, élégamment posée surleur tête, et drapées dans leurs vêtements blancs, comme les femmesdu temps d’Abraham ou du jeune homme de Nazareth, que Geneviève,notre aïeule, avait vu mettre à mort plus de six siècles avantcette époque. Des chameaux au long cou, chargés de marchandises,sortaient de la cité pour se rendre à Nîmes, àBéziers, à Toulouse ou àMarseille ; souvent ces caravanes rencontraient dansles champs, tantôt des masures de boue, recouvertes de roseaux,habitées par les Gaulois laboureurs, tour à tour esclaves desWisigoths et des Musulmans, tantôt les tentes d’une tribu deBerbères, montagnards arabes, descendus des sommets del’Atlas, et qui conservaient en Gaule leurs habitudes nomades etguerrières, toujours prêts à monter leurs infatigables et rapideschevaux pour aller combattre au premier appel de l’émir de laprovince ; de loin en loin, sur les crêtes des montagnes, l’onvoyait des tours élevées, où les Sarrasins, en temps de guerre,allumaient des feux afin de correspondre entre eux par ces signauxde nuit.

Dans la cité presque musulmane de Narbonne,ainsi que dans toutes les autres villes de la Gaule, soumises auxFranks et aux évêques, il y avait, hélas ! des marchés publicsoù l’on vendait des esclaves ; mais ce qui donnait au marchéde Narbonne un caractère particulier, c’était la diversité de racedes captifs que l’on offrait aux acheteurs : on voyait làgrand nombre de nègres, de négresses et de négrillons d’Éthiopied’un noir d’ébène ; des métis, au teint cuivré, debelles jeunes filles et de beaux enfants grecs venant d’Athènes, deCrète ou de Samos, captifs enlevés lors des nombreuses courses desArabes, chez qui Mahomet, leur prophète, avait, en politiquehabile, développé la passion des expéditions maritimes : –Le croyant qui meurt sur terre n’éprouve qu’une douleur à peinecomparable à celle d’une piqûre de fourmi, – dit leKoran ; – mais le croyant qui meurt sur mer éprouve, aucontraire, la délicieuse sensation qu’éprouverait l’homme en proieà une soif ardente, à qui l’on offrirait de l’eau glacée mélangéede citron et de miel. – Autour du marché aux esclavess’élevaient de nombreuses boutiques arabes remplies d’objetsfabriqués surtout à Grenade et à Cordoue, alors centres des arts etde la civilisation sarrasine : c’étaient des armes brillantes,des tasses d’or et d’argent ornées d’arabesques délicats, descoffrets d’ivoire ciselé, des coupes de cristal, de riches étoffesde soie, des chaussures brodées, des colliers, des braceletsprécieux ; à l’entour de ces boutiques se pressait une fouleaussi variée de race que de costume : ici les Gauloisoriginaires du pays, avec leurs larges braies, vêtement qui avaitfait, depuis des siècles, donner à cette partie de la Gaule le nomde Bracciata (ou brayée) ; là les descendants desWisigoths conservaient, fidèles à la vieille mode germanique, leurshabits de fourrures malgré la chaleur du climat ; ailleursc’étaient des Arabes portant robes et turbans de couleursvariées ; de temps à autre, les cris des prêtres musulmans,appelant les croyants à la prière du haut des mosquées, sejoignaient aux tintements des cloches des basiliques, appelant lescatholiques à la prière. – Chiens de chrétiens ! – disaientles Arabes ou Gaulois musulmans. – Maudits païens ! damnésrenégats ! – répondaient les catholiques ; et chacun s’enallait, paisiblement d’ailleurs, exercer son culte. Mahomet,beaucoup plus tolérant que ces évêques de Rome qui faisaientmassacrer, au nom du Seigneur, les Gaulois ariens par les Franks deClovis, Mahomet ayant dit dans le Koran : – Ne faitesaucune violence aux hommes à cause de leur foi.

Ab-el-Kader, l’un des plus vaillantschefs des guerriers d’Abd-el-Rhaman, lors du vivant de cetémir, tué depuis cinq ans dans les plaines de Poitiers, où il livraune grande bataille à Karl-Martel (ou Marteau),Abd-el-Kader, après avoir ravagé et pillé le pays et les églises deTours et de Blois, occupait une des plus belles maisons de la citéde Narbonne, depuis la conquête arabe ; il avait faitaccommoder cette demeure à la mode orientale, boucher les fenêtresextérieures, et planter de lauriers-roses la cour intérieure, aumilieu de laquelle jaillissait une fontaine d’eau vive : sonsérail occupait une des ailes de cette maison ; dans l’une deschambres de ce harem, tapissée d’une riche tenture, entourée dedivans de soie et éclairée par une fenêtre garnie d’un treillisdoré, se trouvait une femme encore d’une beauté rare, quoique elleeût environ quarante ans. Il était facile de reconnaître, à lablancheur de son teint, à la couleur blonde de ses cheveux, àl’azur de ses yeux, qu’elle n’était pas de race arabe ; onlisait sur ses traits pâles, attristés, l’habitude d’un chagrinprofond ; le rideau qui fermait la porte de la chambre où ellese tenait se souleva et Abd-el-Kader entra ; ce guerrier, auteint basané, avait environ cinquante ans ; sa barbe et samoustache grisonnaient ; sa figure, calme, grave, avait uneexpression de dignité douce. Il s’avança lentement vers la femme etlui dit : – Rosen-Aër, nous nous voyons peut-êtreaujourd’hui pour la dernière fois…

La matrone gauloise parut surprise etrépondit : – Si je ne dois plus vous revoir, je vousregretterai ; je suis votre esclave ; mais vous avez étécompatissant et généreux envers moi. Jamais je n’oublierai qu’il ya six ans, lorsque les Arabes ont envahi la Bourgogne, et sontvenus ravager la vallée de Charolles, où ma famille vivait libre,paisible, heureuse, depuis plus d’un siècle, vous m’avezrespectée : prise par vos soldats et conduite à votre tente,je vous ai déclaré qu’à la moindre violence je me tuerais… vousm’avez crue, depuis vous m’avez toujours dignement traitée en femmelibre et non pas en esclave…

– La miséricorde est le partage descroyants, – dit notre Koran ; je n’ai fait qu’obéir à lavoix du prophète ; mais toi, Rosen-Aër, peu de temps aprèsavoir été amenée ici captive, lorsque Ibrahim, mon dernierné, a failli mourir, ne m’as-tu pas demandé à lui donner les soinsd’une mère ? ne l’as-tu pas veillé durant de longues nuitscomme s’il eût été ton propre fils ? Aussi, par récompense, etpour accomplir ces paroles du Koran : – Délivrez vosfrères de l’esclavage, – je t’ai offert la liberté.

– Qu’en aurais-je fait ? oùserais-je allée ?… J’ai vu tuer sous mes yeux mon frère, monmari, dans leur résistance désespérée contre vos soldats, lors del’attaque de la vallée de Charolles, et déjà, en ce triste temps,je pleurais mon fils Amael, disparu depuis six années, je lepleurais, hélas ! comme je le pleure encore chaque jour.

Rosen-Aër, en disant ces mots, ne put retenirses larmes ; elles inondèrent son visage. Abd-el-Kader laregarda tristement et reprit :

– Ta douleur de mère m’a souventtouché ; je ne peux malheureusement ni te consoler ni tedonner quelque espoir. Comment retrouver ton enfant disparu sijeune, car il avait, m’as-tu dit, quinze ans à peine ?

– Oui, et maintenant il en auraitvingt-cinq ; mais, – ajouta Rosen-Aër en essuyant ses larmes,– ne parlons plus de mon fils ; il est à jamais perdu pourmoi… Pourquoi m’avez-vous dit que nous nous voyions peut-êtreaujourd’hui pour la dernière fois ?

– Karl-Martel, le chef desFranks, s’avance à marches forcées à la tête d’une armée formidablepour nous chasser des Gaules. Hier, nous avons été instruits de sonapproche ; dans deux jours peut-être les Franks seront sousles murs de Narbonne. Abd-el-Malek, notre nouvel émir, venud’Espagne, pense, et je partage cet avis, que nos troupes doiventaller à la rencontre de Karl… Nous partons ; la bataille serasanglante : peut-être Dieu voudra-t-il m’envoyer la mort dansce combat ; voilà pourquoi je viens te dire : Rosen-Aër,il se peut que nous ne nous voyions plus… Si tel est le dessein deDieu, que deviendras-tu ?

– Vous le savez, la mort de mon époux etde mon frère m’a brisée ; un espoir insensé de retrouver monenfant me rattache seul à la vie… Plus d’une fois vous m’avezgénéreusement offert, non-seulement la liberté, mais de l’or, maisun guide pour voyager à travers les Gaules à la recherche de monfils ; mais le courage, mais la force m’ont manqué, ou plutôtma raison m’a démontré la folie d’une pareille entreprise au milieudes guerres civiles qui désolent ce malheureux pays… Aussi mesjours se passent à gémir sur la vanité de mes espérances, etcependant à espérer malgré moi ; si je ne dois plus vousrevoir, si je dois quitter cette maison, où j’ai du moins pupleurer en paix, à l’abri des hontes et des misères de l’esclavage,j’ignore ce que je deviendrai : si ma triste vie m’est troppesante… je m’en délivrerai…

– Je ne veux pas que toi, qui as été uneseconde mère pour mon fils, tu te désespères ainsi. Rosen-Aër,voici ce que je crois sage : Pendant mon absence, tu quitterasNarbonne.

– Pourquoi cela ?

– Nous allons à la rencontre desFranks ; notre armée est vaillante, mais la volonté de Dieuest immuable ; ils peuvent nous vaincre, nous poursuivre,mettre le siège devant cette ville et la prendre. Alors, toi, ainsique tous les habitants, vous serez exposés au sort de ceux qui setrouvent dans une ville enlevée d’assaut : ce sort, c’est lamort ou l’esclavage. Pour ne pas t’exposer à ces maux, je t’offrede te faire conduire à quelques lieues d’ici, dans un lieu écarté,chez l’un des colons gaulois qui cultivent mes terres.

– Vos terres ! – reprit Rosen-Aëravec amertume, – dites plutôt celles dont vos guerriers se sontemparés par la force et la violence.

– Telle a été la volonté de Dieu…

– Ah ! pour vous et votre race,Abd-el-Kader, je souhaite que la volonté de Dieu vous épargne ladouleur de voir un jour les champs de vos pères à la merci desconquérants !

– Les desseins de Dieu sont à lui…l’homme se soumet. Si Dieu veut que dans la prochaine bataillecontre Karl-Martel nous soyons victorieux, tu reviendras ici àNarbonne ; si nous sommes vaincus, si je suis tué dans lecombat, si nous sommes chassés des Gaules, tu n’auras rien àcraindre, je l’espère, dans la solitude où je t’envoie. Le colonest, comme toi, de race gauloise ; il est honnête homme. Turesteras près de lui et de sa famille… Voici un petit sac de piècesd’or : tu vivrais jusqu’à cent ans, que tu ne seras jamais àcharge à ce colon, et tu te souviendras de moi comme d’un hommehumain.

– Je me souviendrai de vous,Abd-el-Kader, comme d’un homme généreux, malgré le mal que votrerace a fait à la mienne.

– Dieu nous a envoyés ici pour fairetriompher la religion prêchée par Mahomet, la seule vraie.

– Les évêques disent aussi leur religionla seule vraie.

– Qu’ils le prouvent… nous les laissonslibres de prêcher leurs croyances. La foi musulmane, depuis unsiècle à peine qu’elle a été proclamée, a déjà soumis l’Orientpresque tout entier, l’Espagne et une partie de la Gaule… Noussommes, je te le répète, les instruments de la volonté divine. Sielle veut que je meure dans la prochaine bataille, nous ne nousreverrons plus ; si, malgré ma mort, nos armes triomphent, mesfils, s’ils me survivent, prendront soin de toi… Ibrahim te vénèrecomme sa mère.

– Quoi ! lui si jeune, vousl’emmenez à la guerre !

– L’adolescent qui peut dompter un chevalet tenir un sabre est en âge de se battre… Ainsi, tu acceptes mesoffres, Rosen-Aër ?

– Je les accepte… J’aurais horreur detomber aux mains des Franks ! Triste temps que le nôtre !l’on n’a que le choix de la servitude. Heureux du moins ceux qui,comme moi, rencontrent des cœurs compatissants.

– Fais donc tes préparatifs de voyage…Moi-même je vais partir dans une heure à la tête d’une partie denos troupes ; je reviendrai te chercher, et nous quitteronsensemble cette maison, toi, pour aller chez le colon, moi, pouraller à la rencontre de l’armée des Franks.

Lorsque Abd-el-Kader revint chercherRosen-Aër, il avait revêtu son costume de bataille : ilportait une cuirasse d’acier brillant, un turban rouge enrouléautour de son casque doré ; à son côté pendait un cimeterred’un merveilleux travail : le fourreau, d’or massif ainsi quela poignée, était orné d’arabesques, de corail et de diamants. Leguerrier arabe dit à Rosen-Aër avec une émotion contenue : –Permets que je t’embrasse comme ma fille.

Rosen-Aër tendit son front en répondant àAbd-el-Kader : – Je fais des vœux pour que vos enfantsconservent longtemps leur père.

L’Arabe et la Gauloise quittèrent ensemble leharem. À l’extérieur de la maison, ils trouvèrent les cinq fils duvieillard : Abd-Allah, Hasem, Ibul-Casem, Mohamed etIbrahim, son dernier né, tous armés et à cheval, portantpar-dessus leurs armes de longs et légers manteaux de laine blancheà houppes noires. Le plus jeune de la famille, adolescent de quinzeans au plus, descendit de cheval en voyant Rosen-Aër, alla luiprendre la main, la baisa respectueusement et lui dit : – Tuas été pour moi une mère, permets que je te salue comme unfils.

La matrone gauloise répondit les larmes auxyeux en songeant à son fils Amael, qui avait aussi quinze anslorsqu’il disparut de la vallée de Charolles : – Que Dieu teprotège, toi, qui, si jeune encore, vas courir les danger de laguerre !

– Croyants, lorsque vous marchez àl’ennemi soyez inébranlables, dit le prophète, – repritl’adolescent d’une voix grave et douce. – Nous allons guerroyercontre ces Franks, maudits infidèles ! Je combattraivaillamment sous les yeux de mon père… Dieu a marqué le terme denotre vie !

Et le jeune Arabe, après avoir de nouveaurespectueusement baisé la main de Rosen-Aër, l’aida à monter surune mule amenée par un esclave noir qui la tenait par la bride.Alors on entendit au loin le bruit guerrier des clairons.Abd-el-Kader fit de la main et du regard un dernier adieu àRosen-Aër ; puis l’Arabe, dont l’âge n’avait pas affaibli lavigueur, s’élança sur son cheval, et partit bientôt au galop suivide ses cinq fils. Pendant un moment encore, la Gauloise suivit desyeux les longs manteaux blancs que soulevait la course rapide del’Arabe et de ses fils ; puis, lorsqu’ils eurent disparu à sesyeux, dans un nuage de poussière, Rosen-Aër dit à l’esclave noir dediriger la mule vers la porte de Narbonne, afin de gagner lacampagne et la demeure du colon.

**

*

Environ un mois s’était passé depuis le départd’Abd-el-Kader et de ses cinq fils, allant à la tête de l’arméearabe combattre les Franks de Karl-Martel.

Un enfant de onze à douze ans, renfermé dansle couvent de Saint-Saturnin, en Anjou, s’accoudait à l’appui d’uneétroite fenêtre, située au premier étage, de l’un des bâtiments del’Abbaye, ayant vue sur la campagne ; la chambre voûtée où setenait cet enfant était froide, vaste, nue et dallée depierres ; dans un coin l’on voyait un petit lit, et sur unetable quelques jouets grossièrement taillés dans du boisbrut ; des escabeaux et un coffre meublaient seuls cettegrande salle. L’enfant, vêtu d’une robe de serge noire, tout usée,çà et là rapiécée, était d’un aspect malingre ; ses traits,d’une pâleur bilieuse, avaient une expression de tristesseprofonde ; il regardait au loin les champs, et des larmescoulaient lentement sur ses joues creuses. Pendant qu’il rêvaitainsi, la porte de sa chambre s’ouvrit, et une jeune fille de seizeans au plus entra doucement ; elle avait le teint très-brun,mais d’une fraîcheur extrême, la bouche vermeille, les cheveux d’unnoir de jais, ainsi que ses grands yeux, et ses sourcils finementarqués ; l’on ne pouvait imaginer une plus gracieuse personne,malgré son cotillon de bure et son tablier de grosse toile bise,rattaché par les coins à sa ceinture, et rempli de chanvre prêt àêtre filé, car Septimine tenait sa quenouille d’une main, et del’autre un petit coffret de bois. À la vue de l’enfant, toujourstristement accoudé à la fenêtre, la jeune fille soupira et se ditd’un air apitoyé :

 

– Pauvre petit… toujours chagrin… je nesais si cette nouvelle sera pour lui un mal ou un bien… S’ilaccepte, puisse-t-il ne jamais regretter ce sombre couvent… – Puiselle s’approcha légèrement de l’enfant, toujours sans qu’ill’entendît, lui mit avec une gentille familiarité la main surl’épaule, en disant d’un air enjoué : – À quoi pensez-vouslà ?

L’enfant tressaillit de surprise, tourna sonvisage baigné de larmes vers Septimine, et répondit en se laissanttomber avec accablement sur un escabeau près de la fenêtre : –Hélas ! je m’ennuie… je m’ennuie à mourir. – Et ses pleurscontinuèrent de couler de ses yeux fixes et rougis.

– Allons, séchez ces vilaines larmes, –lui dit affectueusement la jeune fille : – Je viens justementvous désennuyer ; j’ai apporté une grosse provision de chanvreafin de filer auprès de vous, en causant, à moins que vous nepréfériez une partie d’osselets, qu’en dites-vous ?

– Rien ne m’amuse…

– Voilà ce que je vous reproche :rien ne vous amuse, rien ne vous plaît, vous êtes toujours accablé,taciturne, vous ne prenez aucun soin de votre personne. Voyez commevos cheveux sont emmêlés… et cette vieille robe touterapiécée ? elle vous fait honte. Pourquoi n’en pas demanderune neuve au père Clément ?

– À quoi bon !

– Vous seriez du moins proprement vêtu,et puis si vos cheveux étaient lissés sur votre front, au lieu detomber ainsi en désordre, vous n’auriez pas l’air d’un petitsauvage… Voilà deux jours que vous ne m’avez pas voulu laisserarranger votre chevelure, mais aujourd’hui il n’en sera pasainsi.

– Non… non, je ne veux pas, – ditl’enfant en frappant du pied avec une impatience fébrile, –laisse-moi…

– Oh ! oh ! vos trépignementsne me font pas peur, – reprit gaiement Septimine, – j’ai ma volontéaussi… Allons, tournez votre escabeau du côté du jour ; j’aiapporté dans cette boîte tout ce qu’il me faut pour vouspeigner.

– Septimine, je t’en prie…laisse-moi.

Mais la jeune fille, bon gré, mal gré, tournala chaise du récalcitrant, et avec l’autorité d’une grandesœur, le força de laisser démêler sa chevelure endésordre ; tout en lui rendant ces soins avec autantd’affection que de bonne grâce, Septimine, debout derrièrel’enfant, lui disait : – Je vous demande si vous n’êtes pasainsi cent fois plus gentil ?

– Que m’importe cela ! je m’ennuietant dans ce couvent… ne pouvoir jamais en sortir, mon Dieu…qu’ai-je donc fait pour être si malheureux ?

– Hélas ! mon pauvre petit… vousêtes fils de roi !

L’enfant ne répondit rien, cacha sa figureentre ses mains, et se mit à pleurer de nouveau en disant d’unevoix étouffée : – Mon père… mon père…

– Oh ! si vous recommencez à pleureret surtout à parler de votre père, vous me ferez pleurer aussi, carsi je vous gronde de votre incurie, j’ai grand’pitié de voschagrins, oui, grand’pitié ; je venais ici ce matin pour vousdonner peut-être un bon espoir.

– Que veux-tu dire, Septimine ?

La jeune fille ayant donné ses soins à lachevelure de l’enfant, s’assit près de lui sur un escabeau, prit saquenouille et commençant à filer lui dit à demi-voix d’un air graveet mystérieux : – Me promettez-vous d’être discret ?

– À qui veux-tu que je parle ? j’aien aversion tous ceux qui sont ici.

– Excepté moi… n’est-ce pas ?

– Oui, excepté toi, Septimine… tu es laseule qui m’inspires un peu de confiance.

– Quelle défiance pourrait vous inspirerune pauvre Coliberte, comme on dit en Septimanie, où jesuis née ? ne suis-je pas esclave, ainsi que ma mère, femme duportier extérieur de ce couvent ? Lorsqu’il y a dix-huit mois,vous avez été conduit ici, je n’avais pas quinze ans, j’étaisenfant comme vous ; on m’a mis auprès de votre personne pourtâcher de vous distraire, en partageant vos jeux ; depuis cetemps-là nous avons grandi ensemble ; vous vous êtes habitué àmoi… n’est-il pas naturel que vous me témoigniez quelqueconfiance ?

– Tout à l’heure tu me disais quepeut-être tu me ferais espérer… quelle espérance peux-tu medonner ?

– D’abord me promettez-vous d’êtrediscret ? très-discret ?

– Je te le promets.

– Promettez-moi aussi de ne pasrecommencer à pleurer… car il faut que je vous parle du roi, votrepère…

– Je ne pleurerai plus, Septimine.

– Il y a dix-huit mois de cela, le roiThierry, votre père, est mort dans son domaine de Compiègne, et lemaire du palais, ce méchant Karl-Marteau, vous a faitconduire et emprisonner ici…

– Pourtant mon père m’avait toujoursdit : « Mon petit Chilpérik, tu seras roi ! commemoi, tu auras des chiens et des faucons pour chasser, de beauxchevaux, des chars pour te promener, des esclaves pour teservir… » Et ici je n’ai rien de tout cela, moi ! MonDieu ! mon Dieu !… que je suis malheureux !

– Quoi ! vous allez recommencer àpleurer, malgré vos promesses ?

– Non, Septimine… non je ne pleurepas.

– Ce méchant Karl-Marteau vous a doncfait conduire en ce couvent pour régner à votre place, comme ilrégnait, dit-on, à la place de votre père.

– Il y a pourtant en ce pays des Gaulesassez de chiens, de faucons, de chevaux, d’esclaves pour que ceKarl en ait sa suffisance, et moi la mienne.

– Oui… si régner c’est seulement avoirtoutes ces choses… mais moi, pauvre fille, je n’en sais rien. Voilàseulement ce que je sais : votre père avait des amis qui sontles ennemis de Karl-Marteau, et ils voudraient vous voir hors de cecouvent.

– Et moi aussi, va, Septimine, jevoudrais être hors d’ici !

Après un moment d’hésitation la jeune fille,cessant de filer, dit au jeune prince d’une voix plus basse encoreet regardant autour d’elle comme si elle eût craint d’êtreentendue : – Vous voulez sortir de ce couvent… cela dépend devous.

– De moi ! – s’écria Chilpérik, – etcomment faire ?

– De grâce, ne parlez pas si haut, –reprit Septimine avec inquiétude en jetant les yeux sur la porte. –Je crains toujours que quelqu’un soit là… à épier… – Puis se levantelle alla sur la pointe du pied écouter à la porte et regarder parle trou de la serrure. Rassurée par cet examen, Septimine revintprendre sa place, se remit à filer, et dit à Chilpérik : –Durant le jour vous pouvez vous promener dans le jardin ?

– Oui, mais ce jardin est entouré d’uneclôture, et je suis toujours suivi d’un moine ; aussi j’aimemieux rester dans cette chambre que de me promener.

– Le soir on vous renferme ici…

– Et un moine couche au dehors à maporte.

– Regardez un peu par cette fenêtre.

– Pourquoi cela ?

– Pour voir si l’élévation de cettecroisée à terre vous semble très-effrayante…

Chilpérik regarda au dehors et répondit :– C’est très-haut, Septimine.

– Très-haut ? il y a là peut-êtrehuit à dix pieds au plus… Supposez qu’une corde garnie de grosnœuds soit attachée à cette barre de fer que voilà… auriez-vous lecourage, la nuit, de descendre le long de cette corde ?

– Moi, Septimine… oh ! monDieu !

– Vous auriez peur ?

– Hélas !

– Êtes-vous peu courageux… Je n’auraispas peur, moi qui ne suis qu’une fille…

L’enfant regarda de nouveau par la fenêtre etreprit en réfléchissant : – Tu as raison… c’est moins élevéque cela ne me l’avait paru d’abord ; mais cette corde,Septimine, comment me la procurer ? et puis lorsque je seraisen bas… pendant la nuit ? que ferais-je !

– Au bas de cette fenêtre vous trouveriezmon père, il vous jetterait sur les épaules la mante à capuchon queje porte habituellement ; je ne suis guère plus grande quevous ; en croisant bien la mante et rabaissant le capuchon survotre visage, mon père pourrait, la nuit aidant, vous faire passerpour moi, traverser l’intérieur du couvent, regagner sa loge audehors ; là des amis de votre père vous attendraient avec deschevaux ; vous partiriez vite, vous auriez toute la nuitdevant vous, et le matin quand on s’apercevrait de votre fuite, ilserait trop tard pour courir après vous… Maintenant, répondez,aurez-vous le courage de descendre par cette fenêtre pour regagnervotre liberté ?

– Ô Septimine ! j’en ai fort envie,mais…

– Mais vous avez peur… Fi ! un grandgarçon comme vous !

– Et cette corde qui me ladonnerait ?

– Moi… Répondez : êtes-vousdécidé ? Il faut vous hâter, les amis de votre père sont dansles environs… ils viendront durant cette nuit et celle de demainattendre avec les chevaux, non loin des murs du couvent…

– Septimine, j’aurai le courage dedescendre…

– Un dernier mot, Chilpérik, – dit lajeune fille d’une voix triste et émue : – Ma mère, mon père etmoi nous nous exposons à des peines terribles, à la mort peut-être…en favorisant votre fuite ! nous n’avons d’autre intérêt àcela que la pitié que vous nous faites… lorsque l’on a proposé àmon père d’aider à votre évasion, on lui a offert del’argent ; il a refusé, disant : « – Je ne veuxd’autre récompense que la satisfaction de contribuer à ladélivrance de ce pauvre petit, qui est toujours triste ou pleurantdepuis dix-huit mois, et qui périrait ici de chagrin. »

– Oh ! sois tranquille ; quandje serai roi comme mon père, je te ferai de beaux présents.

– Je n’ai pas besoin de vosprésents ; vous êtes un enfant très à plaindre ; voilà cequi nous touche, et comme disait mon père, qui sait bien deschoses, quoique esclave : « – Ce n’est pas parce que cepauvre petit est fils de roi qu’il m’intéresse, car, après tout, ilest de la race de ces Franks qui nous tiennent en esclavage, nousautres Gaulois, depuis Clovis ; non, je veux tâcher de lesauver parce qu’il me fait peine à voir… » – Songez-y,Chilpérik, la moindre indiscrétion de votre part attirerait surnous de terribles malheurs.

– Septimine, je te le promets, je nedirai rien à personne, j’aurai du courage, et cette nuit même, jetâcherai de fuir pour aller rejoindre les amis de mon père.Oh ! quel bonheur ! – ajouta l’enfant en frappant dans samain, – quel bonheur ! demain je serai libre… je redeviendraiRoi comme mon père…

– Attendez pour vous réjouir que voussoyez hors d’ici… Maintenant, écoutez-moi bien : on vousenferme toujours après la prière du soir ; la nuit est alorstout à fait noire ; il vous faudra attendre environ unedemi-heure, puis attacher votre corde et descendre ; mon père,je vous l’ai dit, vous attendra au bas de cette fenêtre… Est-cepour cette nuit ?

– Oui, c’est convenu ; mais cettecorde, où est-elle ?

– Tenez, – dit Septimine en tirant dumilieu du chanvre contenu dans son tablier, une corde enroulée,mince, mais très-forte, garnie çà et là de gros nœuds, – il y a,vous le voyez, à ce bout, un crochet de fer ; vousl’attacherez à la barre de cette croisée, puis vous descendez, nœudà nœud, jusqu’à terre ; vous n’aurez ainsi rien àcraindre.

– Oh ! je n’ai plus peur. Mais,cette corde, où la cacher ?

– Sous les matelas de votre lit.

– Tu as raison… donne vite… – Et le jeuneprince, aidé de Septimine, cacha la corde vers le milieu du lit,entre deux matelas. À peine le lit était-il recouvert, que l’onentendit au loin et au dehors un bruit lointain de clairons.Septimine et Chilpérik se regardèrent un moment interdits ;puis la jeune fille dit vivement en retournant s’asseoir sur sonescabeau et reprenant sa quenouille. – Il se passe quelque chosed’inaccoutumé au dehors de l’abbaye : on va peut-être venirici… prenez vos osselets et jouez vite, vite…

Chilpérik obéit machinalement à la jeunefille, s’assit à terre, et se mit à jouer aux osselets, tandis queSeptimine continuait de filer tranquillement sa quenouille auprèsde la fenêtre. Peu d’instants après, la porte de la chambres’ouvrit ; le père Clément, abbé du monastère, entra, et dit àla jeune fille : – Laisse-nous.

Septimine se hâta de se retirer ; maiscroyant profiter d’un moment où le moine ne la verrait pas, ellemit son doigt sur ses lèvres, pour recommander une dernière fois ladiscrétion à Chilpérik. L’abbé s’étant alors retourné brusquement,elle n’eut que le temps de porter la main à sa chevelure pourdissimuler la signification de son premier geste ; cependantla Coliberte craignit d’avoir éveillé les soupçons du père Clément,qui la suivit d’un regard pénétrant, ainsi qu’elle s’en aperçut,lorsque arrivée au seuil de la porte, et se retournant une dernièrefois pour saluer le père, elle rencontra l’œil scrutateur du moinetoujours fixé sur elle.

– Que Dieu nous sauve, – dit la jeunefille saisie d’une angoisse mortelle, en sortant de la chambre. – Àla vue du moine, le malheureux enfant est devenu pourpre, et il nequitte pas des yeux son lit, où est caché la corde. Ah ! jetremble pour le petit prince et pour nous.

**

*

Karl-Marteau (ou Martel) venaitd’arriver au couvent de Saint-Saturnin, escorté seulement d’unecentaine de guerriers ; il devait bientôt rejoindre undétachement de son armée, qui faisait halte à quelque distance dumonastère. Le maire du palais et l’un des chefs de bande quil’accompagnait venaient d’être introduits dans l’appartement dupère Clément, pendant que celui-ci se rendait auprès du jeuneprince. Karl-Marteau, alors dans toute la vigueur de l’âge,exagérait encore, dans son langage et dans son costume, la rudessede la race germanique ; sa barbe et sa chevelure d’un blondvif, incultes, hérissées, encadraient ses traits fortement colorés,où se peignait une rare énergie jointe à une sorte de bonhomieparfois joviale et narquoise ; son regard audacieux révélaitune intelligence supérieure ; il portait, comme le dernier deses soldats, une casaque de peau de chèvre par-dessus son armureternie ; ses bottines de gros cuir étaient armées d’éperons defer rouillé ; à son baudrier de buffle pendait une longue etlarge épée de Bordeaux, ville alors renommée pour lafabrication de ses armes.

Le guerrier qui accompagnait Karl-Marteauparaissait âgé d’environ vingt-cinq ans ; grand, svelte,robuste, il portait avec une aisance militaire sa brillante armured’acier, à demi cachée par un long manteau blanc à houppes noires àla mode arabe ; son magnifique cimeterre à fourreau et àpoignée d’or massif, orné d’arabesques de corail et de diamants,était aussi d’origine arabe ; l’on ne pouvait imaginer unefigure d’une beauté plus accomplie que celle de ce jeunehomme ; il avait déposé son casque sur une table ; sachevelure noire bouclée, séparée au milieu de son front, sillonnéd’une profonde cicatrice, tombait de chaque côté de son mâlevisage, ombragé d’une légère barbe brune ; ses yeux bleus demer, au regard ordinairement doux et fier, semblaient cependantexprimer parfois l’obsession d’un chagrin ou d’un remords caché…Alors un tressaillement nerveux fronçait ses noirs sourcils, sestraits, pendant quelques instants, devenaient sombres ; maisbientôt ils reprenaient leur expression habituelle, grâce à lamobilité de ses impressions, à l’ardeur de son sang et àl’impétuosité de son caractère. Karl, gardant depuis quelquesinstants le silence, contemplait son jeune compagnon avec une sortede satisfaction narquoise. Enfin il lui dit de sa grosse voixrauque : – Berthoald, comment trouves-tu cette abbaye et leschamps que nous venons de traverser ?

– L’abbaye me semble vaste, les champsfertiles ; mais pourquoi cette question ?

– Parce que je voudrais te faire uncadeau selon ton goût, mon garçon. – Le jeune homme regarda le chefdes Franks avec une surprise profonde. Karl-Marteau continua :« Écoute… En 732, il y a bientôt six ans de cela, lorsque cespaïens d’Arabes, établis en Gaule, s’étaient avancés jusqu’à Tourset à Blois, je marchais vers eux ; j’ai vu arriver à mon campun jeune chef suivi d’une cinquantaine de braves diables…

– Ce guerrier, c’était moi…

– C’était toi… fils d’un seigneur frank,mort, m’as-tu dit, dépossédé de ses bénéfices, comme tantd’autres ; peu m’importait à moi ta naissance ; quand lalame est de bonne trempe, je me soucie peu du nom de l’armurier, –poursuivit Karl sans remarquer un léger tressaillement des sourcilsde Berthoald, dont le front rougit et dont le regard s’abaissa avecune sorte de confusion involontaire. – Tu cherchais fortune à laguerre, tu avais rassemblé ta bande de gens déterminés, tu venaism’offrir ton épée et leurs services. Le lendemain, dans les plainesde Poitiers, toi et tes hommes, vous vous battiez si rudementcontre les Arabes, que tu perdais les trois quarts de tonmonde ; tu tuais de ta main Abd-el-Rhaman, le général de cespaïens, et tu recevais deux blessures en me dégageant d’un groupede cavaliers Berbères qui sans toi me tuaient.

– C’était mon devoir de soldat dedéfendre mon chef.

– Et à moi, mon devoir de chef était derécompenser ton courage de soldat. Jamais je ne l’oublierai, tavaillance m’a sauvé la vie : mes fils ne l’oublieront pas nonplus, ils liront dans quelques notes que j’ai fait écrire sur mesguerres : Lors de la bataille de Poitiers, Karl a dû lavie à Berthoald ; que mes fils s’en souviennent en voyant lacicatrice que porte au front ce courageux guerrier.

– Karl, tes louanges m’embarrassent.

– Il me plaît de te louer ; jet’aime sincèrement ; depuis la bataille de Poitiers je t’airegardé comme l’un de mes meilleurs compagnons d’armes, quoique tusois parfois têtu comme un mulet et bizarre dans tes goûts.

– Comment cela ?

– Oui, s’il s’agissait de guerroyer aunord ou à l’est contre les Frisons ou les Saxons, au midi contreles Arabes, il n’était pas de plus enragé tapeur que toi ;mais lorsqu’il a fallu deux ou trois fois comprimer quelquesrévoltes de gens de race gauloise, tu bataillais mollement, presqueà contre-cœur…

– Karl, les goûts varient, – repritBerthoald en souriant d’un air forcé qui trahissait une penséeamère. – Il en est souvent du goût des batailleurs comme de celuides femmes : les uns aiment les blondes, les autres lesbrunes ; ils sont de feu pour celles-ci, de glace pourcelles-là… Ainsi je préfère à toutes la guerre contre les Saxons etles Arabes.

– Moi, je ne connais point cesdélicatesses ; aussi vrai que l’on m’a surnomméMarteau, pourvu que je frappe ou que j’écrase ce qui mefait obstacle, tout ennemi m’est bon ; je démolis pour fonder…Écoute encore, je croyais après leur déroute à Poitiers, ces chiensd’Arabes, si rudement martelés, qu’ils repasseraient en hâte lesPyrénées ; je me suis trompé, ils ont tenu, ils tiennentencore ferme dans le Languedoc ; malgré le succès de notredernière bataille nous n’avons pu nous emparer de Narbonne, placede refuge de ces païens. Il me faut retourner dans le nord de laGaule ; les Saxons redeviennent menaçants. Je regrette delaisser Narbonne aux mains des Sarrasins ; mais du moins nousavons ravagé les environs de cette grande cité, fait un immensebutin, emmené beaucoup d’esclaves, dévasté, en nous retirant, lespays de Nîmes, de Toulouse et de Béziers ; bonne leçon pources populations qui avaient pris parti pour les Arabes ; ellesse rappelleront ce qu’on gagne à quitter l’Évangile pour le Koran,ou plutôt, car je me soucie de Mahomet comme du Pape, ce qu’ongagne à s’allier aux Arabes contre les Franks. Du reste, quoiqu’ilsrestent maîtres de Narbonne, ces païens m’inquiètent peu : desvoyageurs arrivés d’Espagne m’ont appris que la guerre civile aéclaté entre les deux kalifes de Grenade et de Cordoue ;occupés à batailler entre eux, ils n’enverront pas de nouvellestroupes en Gaule, et ces maudits Sarrasins n’oseront sortir duLanguedoc, d’où je les chasserai plus tard… Tranquille au midi, jeretourne au nord ; je voudrais auparavant caser à leur goût etau mien bon nombre de braves soldats, qui, comme toi, m’ontvaillamment servi, et faire d’eux de gros abbés, de riches évêquesou de grands bénéficiers.

– Karl, tu voudrais faire de moi un abbéou un évêque ?

– Pourquoi non ? L’abbaye etl’évêché ne font-ils pas l’évêque et l’abbé ?

– Je ne te comprends pas.

– Écoute encore… Tu l’as vu, je n’ai pusoutenir mes grandes et continuelles guerres du nord et du midi,qu’en recrutant sans cesse des tribus germaines au delà du Rhin,afin de renforcer mes armées ; les descendants de cesseigneurs bénéficiers, créés par Clovis et par ses fils, se sontamollis ; ils sont devenus aussi fainéants que leursrois ; ils tâchent d’échapper à leur obligation d’amener leurscolons à la guerre, sous prétexte que faute de colons pour cultiverla terre elle ne produit point ; enfin, à part quelquesévêques batailleurs, vieux endiablés, qui ont quitté le casque pourla mitre, et qui, reprenant la cuirasse, m’amenaient leurs hommes,l’Église n’a pas voulu, ne veut pas contribuer aux frais de laguerre… Or, foi de Marteau, cela ne peut durer… Mes bravesguerriers, nouveaux venus de Germanie, les chefs de bande qui,comme toi, m’ont bravement servi, ont droit à leur tour au partagedes terres de la Gaule ; voyons ! n’y ont-ils pas plusdroit que ces évêques rapaces, que ces abbés débauchés, qui ontpardieu des sérails comme les kalifes des Arabes ! Non, non,je veux mettre ordre à cela, récompenser les courageux, châtier lesfainéants et les lâches… Je distribuerai à mes hommes nouvellementarrivés de Germanie, une bonne partie des biens de l’Église…J’établirai ainsi mes chefs et leurs hommes ; au lieu delaisser tant de terres et d’esclaves au pouvoir de paresseuxtonsurés, je me créerai une forte réserve aguerrie, toujours prêteà marcher au premier signal. Donc, pour commencer, je te fais comteen ce pays, et te fais don, Berthoald, de cette abbaye[3], terres, bâtiments, esclaves, à la chargepar toi de payer une somme à mon fisc, et de te rendre, avec teshommes, en armes à mon premier appel.

– Quoi ! moi comte en ce pays !moi, possesseur de tant de biens ! – s’écria le jeune chefavec joie, pouvant à peine croire à une donation simagnifique ; – mais les biens de cette abbaye sontimmenses !

– Tant mieux, mon garçon ; toi ettes hommes vous vous établirez ici, il doit y avoir de joliesesclaves, vous ferez bonne souche de soldats ; d’ailleurs,cette abbaye, et voilà surtout pourquoi je te la donne à toi, cetteabbaye doit, par sa position, devenir un poste militaire important.Je concéderai à l’abbé de ce couvent d’autres terres… s’il enreste. Mais ce n’est pas tout, Berthoald, j’ai pour toi autantd’affection que de confiance… je te fais ce don, voilà pourl’affection ; reste la confiance, je veux t’en donner unegrande preuve en t’établissant ici, et te chargeant d’un devoir siimportant que…

– Karl, pourquoi t’interrompre ? –dit Berthoald en voyant le chef des Franks réfléchir au lieu decontinuer de parler.

– Écoute, – reprit Karl après quelquesmoments de silence. – Depuis près d’un siècle et demi que nousrégnons de fait, nous autres, maires du palais… à quoi servaientles rois, ces descendants de Clovis ?

– À quoi ? mais à rien. Ne t’ai-jepas entendu dire cent fois que ces lâches fainéants passaient leurvie à boire, à manger, à jouer, à chasser, à dormir dans les brasde leurs concubines et à aller à la messe pour racheter quelquescrimes commis dans la furie du vin ?

– Je t’ai dit, mon garçon, la vérité…Telle était la vie de ces rois fainéants, les bien nommés.Nous autres, maires du palais, nous gouvernions de fait ; àchaque assemblée du champ de Mai, nous tirions un de ces mannequinsroyaux de sa résidence de Compiègne, deKersy-sur-Oise ou de Braine ; on vousplantait mon homme sur un char doré, attelé de quatre bœufs, selonla vieille coutume germanique, et, couronne en tête, sceptre enmain, pourpre au dos, le visage orné d’une longue barbepostiche[4], s’il était imberbe, afin de lui donnerun certain air de majesté, on promenait autour du champ de Mai ceroyal simulacre, qui recevait, pour la forme, foi et hommage desduks, des comtes et des évêques, venus à cette assemblée de tousles coins de la Gaule… La comédie jouée, l’on remettait l’idoledans sa boîte jusqu’à l’an suivant. Or, à quoi bon cesmomeries ? le vrai roi, le seul roi est celui qui gouverne etse bat ! aussi, n’aimant point le superflu, j’ai supprimé laroyauté…

– De ceci, Karl, je te loue et t’ailoué ; autant qu’à toi, plus qu’à toi, peut-être, tout obscursoldat que je sois, les rois franks, ces descendants de Clovis,m’inspiraient la haine et le mépris…

– Et d’où te venait cettehaine ?

Berthoald rougit, fronça ses noirs sourcils,et répondit : – J’ai toujours haï la fainéantise et lacruauté.

– Alors tu as eu de quoi haïr amplement…Revenons à ces rois. Le dernier d’entre eux, Thierry IV, mortil y a dix-huit mois, a laissé un fils, un enfant de neuf ans… jel’ai envoyé ici…

– Ici ? qu’en veux-tufaire ?

– Le garder… voici pourquoi. Nous autresFranks, nous avons l’esprit variable ; nous sommes habitués,depuis un siècle et demi, à mépriser ces rois, que jadis nousglorifiions… Aussi, lors du premier champ de Mai qui s’est passésans la momerie royale, abolie par moi, les comtes et les évêquesn’ont eu souci de l’idole qui manquait à la fête ; mais, cetteannée, quelques-uns ont demandé où était le roi ; un plusgrand nombre, il est vrai, a répondu : À quoi bon leroi ?… Cependant il se peut qu’ils veuillent un an ou l’autrerevoir le mannequin royal faire son tour du champ de Mai, selon lavieille coutume… peu m’importe, pourvu que je règne. Aussi je leurtiens en réserve l’enfant qui est ici ; ce marmot, moyennantune fausse barbe au menton et une couronne sur la tête, figureraitdans le char, ni mieux ni pire que tant d’autres rois de douze ouquinze ans qui ont figuré avant lui ! il serait au besoin,l’an prochain, le roi Chilpérik III.

– Des rois de douze ans !… À quelabaissement arrivent les royautés !…

– Il s’en est fallu de peu que la chargede maire du palais, devenue héréditaire, fût non moins abaissée…N’ai-je pas eu un frère, âgé de onze ans, maire du palais d’un roide dix ans ?

– Karl, tu plaisantes !

– Non, pardieu ! car ce temps-là nefut point plaisant pour moi… Ma marâtre Plectrude m’avaitfait jeter en prison après la mort de mon père, Pépind’Héristal… Oui, selon cette bonne dame, je n’étais qu’unbâtard, bon pour le gibet ou pour le froc, tandis que mon pèrelaissait à mon frère Théobald la charge de maire du palais,héréditaire dans notre famille… De sorte que mon frère, âgé de onzeans, devint maire du palais de ce Dagobert III, roi de dixans[5], qui fut plus tard l’aïeul de ce petitChilpérik, prisonnier en ce monastère… Ce roi et ce maire du palaisenfantins ne pouvaient guère, tu le vois, usurper l’un sur l’autreque des toupies ou des osselets. Aussi la bonne dame Plectrudecomptait régner à la place de ces deux marmots, pendant qu’ilsjoueraient aux billes… Tant d’audace et de sottise ont soulevé lesseigneurs franks. Plectrude, au bout de quelques années, a étéchassée, son fils aussi. Tandis que moi, Karl, le maudit, lebâtard, je sortais de prison, et devenais, à mon tour, maire dupalais de Dagobert III ; depuis lors j’ai tant fait debruit dans le monde en martelant de ci, de là, Saxons, Frisons etSarrasins, que le nom de Marteau m’en est resté…Dagobert III laissa un fils, Thierry IV, mort il y a dixhuit mois, lequel Thierry était père de ce petit Chilpérik,prisonnier ici. J’ai voulu, en passant dans cette contrée, visiterce marmot afin de savoir comment il supportait sa captivité.Maintenant, écoute… Je t’ai parlé d’une marque de confiance que jevoulais te donner, la voici : Je te confie la garde de cetenfant, le dernier rejeton de Clovis…

– À ma garde ! à moi ! cedernier rejeton de Clovis ! – s’écria Berthoald, d’abord avecstupeur ; puis, tressaillant d’une joie farouche : – À magarde ! celui-là qui eut pour ancêtres Clotaire, le tueurd’enfants ! Chilpérik, le Néron des Gaules ! Frédégonde,la Messaline ! Clotaire II, justicier de Brunehaut, ettant d’autres monstres couronnés ! À ma garde, à moi, leurdernier rejeton !

– Que signifient ces mots ?…l’égarement où je te vois ?… Es-tu fou ?…

– La destinée des hommes est parfoisétrange… Moi, gardien du dernier descendant de ce conquérant desGaules, si abhorré par mes pères !… Oh ! les dieux sontjustes !…

– Berthoald, encore une fois es-tufou ? Qu’il y a-t-il de si étonnant à ce que tu sois gardiende cet enfant ?

– Excuse-moi, Karl, – reprit Berthoald enrevenant à lui, craignant de s’être trahi. – J’étais profondémentfrappé de cette pensée : moi, obscur soldat, avoir pourprisonnier le dernier rejeton de tant de rois !…

– Oui, elle finit misérablement cetterace de Clovis, si vaillante autrefois, si abâtardie depuis… Queveux-tu ? ces roitelets, pères avant quinze ans, caduques àtrente, hébétés par le vin, abrutis par l’oisiveté, énervés par unedébauche précoce, étiolés, rabougris, stupides, devaient finircomme tu vois… Tandis que nous autres, maires du palais, rudeshommes, toujours allant, venant, du nord au midi, de l’est àl’ouest, toujours chevauchant, toujours bataillant, gouvernant,nous aboutissons au bonhomme Karl, et il n’est point frêle ourabougri, celui-là ! sa barbe n’est point postiche, et,quelque beau jour, il pourra faire à son tour souche de vrais rois…car, foi de Marteau, ces rois-là ne se laisseront pas mettre sousle hangar ni avant ni après les assemblées du moi de mai… vu qu’ilsauront de vrai poil au menton…

– Qui sait, Karl ? peut-être si tufais souche de rois, leur race s’abâtardira-t-elle comme cette racede Clovis, dont tu veux confier à ma garde le dernier rejeton…

– Par le diable ! est-ce que nousnous sommes abâtardis, nous autres fils de Pépin l’Ancien, mairesdu palais, héréditaires dès avant le règne de Brunehaut !

– Vous n’étiez pas rois, Karl, et laroyauté porte en soi un poison qui à la longue énerve et tue lesraces les plus viriles…

Berthoald achevait à peine ces paroles, dontle chef des Franks parut fort surpris, lorsque le père Clément,abbé du monastère, entra précipitamment dans la salle, ets’adressant à Karl : – Seigneur, je viens de découvrir unterrible complot ! mais le jeune prince s’est obstinémentrefusé à m’accompagner ici…

– Un complot ? ah ! ah !l’on complote donc dans ton abbaye ?

– Grâce au ciel, seigneur, moi et mesfrères nous sommes étrangers à cette indigne trahison ; lescoupables sont de misérables esclaves qui seront châtiés selonleurs mérites.

– Explique-toi, dépêchons !

– D’abord, seigneur, je dois vousapprendre qu’à l’arrivée du jeune prince en ce couvent, le comteHugh, qui l’avait amené, me recommanda de mettre auprès de l’enfantune jeune esclave, jolie s’il était possible, et surtoutprovocante… à cette fin que…

– Oui, oui, une éducation à la façon decelle que la vieille Brunehaut donnait à ses petits-fils… Le comteHugh a dépassé mes ordres, et toi, saint homme, tu n’as pas rougide te faire l’entremetteur de cette infamie ?…

– Ah ! seigneur ! quelleabomination ! les deux enfants sont restés purs comme desanges…

– Et cela malgré toi… mais cecomplot ?

– L’on avait donc placé, seigneur, unejeune esclave auprès du petit prince ; cette fille, innocentecréature jusqu’à son crime d’aujourd’hui, je dois l’avouer, s’est,ainsi que son père et sa mère, apitoyée sur le sort deChilpérik ; ils ont ouvert l’oreille à des propositionsdétestables, et cette nuit même, au moyen de cette corde (le moinela tira de dessous son froc), l’enfant devait s’évader de sachambre, grâce à la complicité de l’esclave-portier, puis rejoindredes fidèles du feu roi Thierry, cachés dans les environs ducouvent.

– Ah ! ah !… le vieux partiroyal se remue ? On me croyait pour longtemps occupé à laguerre contre les Arabes ! l’on voulait rétablir la royauté enmon absence ? Mais Karl va vite, fait vite et revient vite…Continue.

– Tout à l’heure, en entrant chez lejeune prince, mes soupçons ont été éveillés ; son trouble, sarougeur, m’ont frappé ; il ne quittait pas son lit duregard ; une idée subite me vient, je cours au lit, je soulèvele matelas, je trouve cette corde, puis je presse l’enfant dequestions, et il m’avoue tout…

Le chef des Franks s’écria en affectant plusde courroux qu’il n’en ressentait : – Trahison ! voilà ceque c’est que d’avoir confié cet enfant à la garde de ces moines,traîtres ou incapables de défendre leurs prisonniers.

– Ah ! seigneur !… nous destraîtres !…

– Ces paroles t’offensent ? Or donc,réponds… Combien cette abbaye a-t-elle envoyé d’hommes àl’armée ?

– Seigneur… nos colons et nos esclavessuffisent à peine à cultiver nos terres, nous n’avons pu envoyerpersonne à l’armée.

– Combien avez-vous payé au fisc pour lesfrais de la guerre ?…

– Seigneur… nous avons employé tous nosrevenus en bonnes œuvres…

– Oui, vous vous faisiez de grassescharités à vous-mêmes. Les voilà bien ces gens d’église !toujours recevoir ou prendre, jamais donner ou rendre.

– Seigneur…

– De qui cette abbaye tient-elle sesterres ?

– Des libéralités du pieux roiDagobert ; notre charte de donation est de l’an 640 de notreSeigneur Jésus-Christ.

– Et crois-tu, moine, que les rois franksvous aient fait ces donations, à vous autres tonsurés, à cetteseule fin de vous voir engraisser dans la fainéantise etl’abondance, sans jamais concourir aux frais de guerre en hommes eten argent ?…

– Seigneur…

– Quoi ! je vous confie unprisonnier important, et vous ne pouvez le garder sûrement…

– Seigneur, nous sommes innocents etincapables de…

– Oui, incapables… tu as dit lemot ; aussi je veux établir ici des hommes de guerre…capables de garder le prisonnier, et, au besoin, dedéfendre cette abbaye, si les gens du parti royal tentaientd’enlever le petit prince ; – Karl ajouta, s’adressant aujeune chef : – Toi et tes hommes, vous prendrez possession decette abbaye, je te la donne !

L’abbé leva les mains au ciel, en signe demuette désolation, tandis que Berthoald, jusqu’alors pensif, dit auchef des Franks :

– Karl… après mûre réflexion, cet emploide geôlier me répugne, et, quoiqu’il puisse y avoir pour moi unesorte de plaisir vengeur à être le gardien du dernier rejeton deClovis… je refuse.

– Ton refus m’afflige. N’as-tu pasentendu ce moine ? ne vois-tu pas qu’il faut ici un gardienvigilant ? ne t’ai-je pas dit que cette abbaye devait devenir,par sa position, un poste militaire important ?

– Karl, d’autres guerriers de ton arméemieux que moi garderont cet enfant, et aussi bien que moidéfendront ce poste. Je te le répète, le métier de geôlier merépugne.

Le chef des Franks resta quelques momentsmuet, soucieux, puis il reprit : – Moine, combien as-tu deterres, de colons et d’esclaves ici ?

– Seigneur, nous possédons cinq millehuit cents arpents de terre, sept cents colons et dix-neuf centsesclaves…

– Berthoald… tu entends, voilà ce que turefuses pour toi et pour tes hommes, et, en outre, je t’aurais faitcomte en ce pays ?

– Je ne saurais être geôlier. Réservepour d’autres que pour moi la faveur que tu voulaism’accorder ; je t’en saurai autant de gré.

– Seigneur, – reprit le père Clément avecune sainte résignation qui cachait mal son courroux contre Karl, –vous êtes chef des Franks et tout-puissant. Si vous établissez voshommes de guerre en ce lieu et leur donnez nos terres, il nousfaudra obéir, mais que deviendrons-nous ?

– Et que deviendront mes compagnonsd’armes, qui m’ont si vaillamment servi durant tant de guerres,pendant que vous disiez ici vos patenôtres ? Dis, qui lesnourrira mes hommes ? qui les logera ? qui lesvêtira ? qui les servira ? Ne veux-tu pas, moine, qu’ilsaillent, ces vaillants, voler ou mendier sur les routes ?

– Seigneur… il y aurait moyen desatisfaire vos compagnons d’armes et nous-mêmes.

– Comment cela ?

– Vous voulez changer cette abbaye en unposte militaire ; je l’avoue, vos hommes de guerre serontmeilleurs gardiens du jeune prince que nous autres, pauvres moines.Mais puisque vous disposez de cette abbaye, daignez, illustreseigneur, vous qui pouvez tout, nous en donner une autre.

– Laquelle ?

– Il existe près de Nantes l’abbaye deMeriadek ; un de nos frères, mort depuis peu, y était restéplusieurs années comme intendant ; il nous a même laissé iciun Polyptique renfermant la désignation exacte des biens et despersonnes de l’abbaye. Elle était alors sous la règle de saintBenoît. L’on nous a dit que plus tard elle avait été changée en unecommunauté de femmes ; mais nous n’avons, à ce sujet, aucunecertitude…

– Et cette abbaye, – reprit Karl en sefrottant la barbe d’un air sournois et narquois, – tu me lademandes charitablement pour toi et pour tes moines ?

– Oui, seigneur, puisque vous nousdépossédez de celle-ci.

– Et les possesseurs actuels de l’abbayeque tu sollicites… que deviendront-ils ?

– Hélas ! ce que nous serionsdevenus nous mêmes. La volonté de Dieu soit faite en toutechose !

– Oui, pourvu que cette volonté soitfaite en ta faveur. Et cette abbaye est-elle riche ?

– Seigneur, avec l’aide de Dieu, nous ypourrons vivre humblement dans la retraite et la prière.

– Moine, pas de mensonge ! Cetteabbaye vaut-elle plus ou moins que celle-ci ?… ne me trompepas ; je veux savoir si je donne un bœuf ou un chevreau. Or,si tu me trompes, je pourrai revenir un jour sur cettedonation ; d’ailleurs tu m’as appris tout à l’heure que tuavais ici une exacte désignation des biens.

– Oui, seigneur, – reprit l’abbé en semordant les lèvres et allant chercher plusieurs rouleaux deparchemin formant le Polyptique. – Vous verrez par ces pièces queles biens et revenus de l’abbaye de Meriadek valent au moins ceuxdont nous jouissons ici… nous pourrions même, en réduisant,hélas ! le nombre de nos bonnes œuvres, payer deux cents sousd’or par année à votre fisc.

– Tu dis cela un peu tard, – reprit Karlen feuilletant les pièces du Polyptique qui désignaientparfaitement l’étendue et les limites de la donation. – As-tu icides parchemins pour écrire ?…

– Oui, seigneur, – s’écria joyeusement lemoine en courant à son coffre, et croyant déjà tenir l’abbaye deMeriadek ; – voici, gracieux seigneur, un parchemin ;veuillez dicter… à moins que vous ne préfériez la formuleordinaire. Je la sais, et vais l’écrire à l’instant.

L’abbé se mettait en devoir de s’asseoir et deprendre la plume, lorsque Karl lui dit, en l’écartant de latable : – Moine, je ne suis point comme les rois fainéants etignorants, moi, je sais écrire, j’aime fort à faire mesaffaires…

Karl, consultant les parchemins que venait delui remettre l’abbé, se mit à écrire, jetant parfois un regard surBerthoald, qui demeurait pensif et presque étranger à ce qui sepassait autour de lui ; le moine, à quelques pas de la table,suivant d’un œil avide la main de Karl, se félicitait de s’êtresouvenu si à propos de l’abbaye de Meriadek, supputant déjà, sansdoute, l’avantage qui résulterait pour lui de cet échange ;aussi, s’adressant au chef des Franks, qui, silencieux, écrivaittoujours, il lui dit avec une expression de bonheur contenu :– Puissant seigneur, voici mes noms : BonaventureClément, prêtre indigne et moine selon la règle de saintBenoît.

Karl releva la tête, regarda fixement l’abbé,sourit d’une façon singulière ; puis, s’étant remis à écrire,il dit au bout de quelques instants : – De la cire !… quej’appose mon sceau à cette charte.

L’abbé s’empressa d’apporter ce qu’on luidemandait ; Karl tira de son doigt un large anneau d’or,l’apposa sur la cire brûlante, et dit : – Voici la charte dedonation bien en règle.

– Gracieux seigneur, – s’écria l’abbé entendant les mains, – nous appellerons chaque jour sur vous laprotection du ciel.

– Grâces te soient rendues, moine ;les prières désintéressées doivent être particulièrement agréablesau Tout-Puissant ; – et se tournant vers le jeune chef, Karllui dit : – Berthoald, par cette charte, je te fais comte aupays de Nantes, et te fais don à toi, à tes hommes, de l’abbaye deMeriadek…

L’abbé resta pétrifié, Berthoald tressaillitde joie, et s’écria avec l’accent d’une profondereconnaissance : – Karl, ta générosité ne se lasse doncpas ?

– Non, mon vaillant ! pas plus queton bras ne se lasse à la bataille… Et maintenant à cheval, àcheval ! mon noble comte. Si l’abbaye de Meriadek est uncouvent de tonsurés et qu’il se trouve à sa tête quelque abbébatailleur qui refuse de te faire place, tu as ton épée, tes hommesont leurs lances ; si c’est un couvent de femmes, et que lesnonnaines soient jeunes et jolies, tes braves et toi, vous pourrez,de par le diable… – Karl n’acheva pas, car, à ce moment, des pasprécipités se firent entendre derrière la porte ; elles’ouvrit brusquement, et Septimine, entrant, pâle, épouvantée, levisage baigné de larmes, les cheveux dénoués, se jeta aux pieds del’abbé en criant : – Grâce ! mon père, grâce !…

Presque aussitôt deux esclaves, armés defouets et portant à la main des trousseaux de corde, arrivèrent, encourant, sur les pas de la jeune fille ; mais ils s’arrêtèrentrespectueusement à la porte. Septimine était si belle, sitouchante, ainsi éplorée, suppliante, que Berthoald resta frappéd’admiration, et ressentit soudain pour cette infortunée un intérêtinexprimable ; Karl lui-même ne put s’empêcher des’écrier : – Foi de Marteau ! la jolie fille !moine, tu choisis tes esclaves en connaisseur !

– Que viens-tu faire ici ? – s’écriabrutalement le père Clément, furieux d’avoir vu la donation luiéchapper ; puis, se retournant vers les deux esclaves,immobiles au seuil de la porte : – Pourquoi ne l’avez-vous pasencore châtiée, cette misérable ?

– Mon père… nous allions la dépouiller deses vêtements pour l’attacher au chevalet malgré sa résistance,lorsqu’elle nous a échappé.

– Oh ! mon père, – s’écria Septimined’une voix suffoquée par les sanglots, et tendant vers l’abbé sesmains suppliantes, – faites-moi mourir, mais épargnez-moi tant dehonte…

– Seigneur, – s’écria le père Clément, –c’est cette esclave qui voulait faire évader le jeune prince !Double scélérate !… c’est toi qui es cause de tous nosmaux ! c’est nous que l’on punit de ton complot ! tu lepayeras cher. Qu’on l’emmène, – ajouta-t-il, de plus en pluscourroucé, en se tournant vers les esclaves, – qu’on la châtie surl’heure !

Les esclaves firent un pas dans lachambre ; mais Berthoald, les arrêtant d’un geste menaçant,s’approcha de Septimine, et, lui tendant la main : – Ne crainsrien, pauvre enfant ; Karl, le chef des Franks, ne souffrirapas que tu sois châtiée.

La jeune fille, n’osant encore se relever,tourna son charmant visage vers Berthoald, et resta non moinsfrappée de la générosité du jeune homme que de sa beauté. En cemoment, leurs regards se rencontrèrent ; Berthoald ressentitune émotion profonde, tandis que Karl disait à laColiberte : – Allons, je te fais grâce… mais pourquoi diable, ma fille, te mêles-tu de faire évader ce royalmarmot ?

– Hélas ! seigneur, il est simalheureux ! Mon père et ma mère ont été, comme moi,apitoyés : voilà tout notre crime… Seigneur, je vous le juresur le salut de mon âme… – Et les sanglots étouffèrent la voix dela jeune fille ; elle ne put qu’ajouter en joignant lesmains : – Grâce ! grâce ! pour mon père, pour mamère !

– Voilà que tu pleures encore àsuffoquer, – dit Karl, touché, malgré sa rudesse, de tant dejeunesse, de douleur et de beauté. – Si l’on veut aussi châtier tonpère et ta mère, je le défends.

– Seigneur… on veut me vendre et meséparer d’eux…

– Qu’est-ce à dire, moine ? –demanda Karl à l’abbé, tandis que Berthoald, sentant à chaqueinstant s’augmenter son trouble, son admiration et sa pitié, nepouvait détacher ses regards de Septimine.

– Seigneur, voici le fait, – reprit lepère Clément : – j’ai ordonné qu’après avoir été châtiés, cestrois esclaves, le père, la mère et la fille, seraient vendus etemmenés hors de ce couvent ; un de ces marchands d’esclavesqui courent le pays est venu justement ce matin me proposer deuxcharpentiers dont nous avons besoin ; je lui ai offert en troccette jeune fille, ainsi que son père et sa mère ; maisMardochée a refusé l’échange.

– Mardochée ! – s’écriainvolontairement Berthoald, dont les traits, soudain pâlissants,exprimèrent autant de crainte que d’anxiété, – ce juifici !…

– Que diable as-tu ? – dit Karl aujeune homme, – te voilà blanc comme ton manteau.

Berthoald tâcha de vaincre l’émotion qui letrahissait, baissa les yeux, et répondit d’une voix altérée :– L’horreur que m’inspirent ces juifs maudits est si grande… que jene peux les voir, ou seulement entendre prononcer leur nom sansfrissonner malgré moi. – En disant ces mots, Berthoald pritvivement son casque, qu’il avait déposé sur la table, et le remitsur sa tête, l’enfonçant le plus possible, afin que la visièrecachât, du moins, le haut de son visage.

– Je comprends ton horreur des juifs, –reprit Karl ; – les araignées me causent le même dégoût ;pourtant je ne suis point une femmelette… Mais continue,moine !

– Mardochée consent à s’accommoder de laColiberte, dont il a le placement ; mais il ne veut ni du pèreni de la mère : je lui ai donc vendu cette fille, me réservantle droit de la faire châtier avant de la livrer ; je vendraises parents à un autre marchand.

– Seigneur ! – s’écria Septimine enfondant de nouveau en larmes, – c’est une cruelle condition quel’esclavage ; mais il semble moins dur lorsqu’on le subit avecceux qu’on aime…

– Le marché est conclu, – ditl’abbé ; – Mardochée m’a donné des arrhes, il a ma parole, ilattend ici la Coliberte.

En entendant dire que le juif se trouvait prèsde là, Berthoald tressaillit de nouveau, et ramena le capuchon deson long manteau blanc arabe par-dessus son casque, de sorte queses traits étaient entièrement cachés ; puis, s’adressant auchef des Franks d’une voix précipitée, comme s’il avait hâte desortir de l’abbaye : – Karl, avant que je te quitte, pourlongtemps peut-être, mets le comble à ta générosité enversmoi ; rends la liberté au père et à la mère de cette pauvreenfant, rachète-la au juif, qu’elle ne soit plus séparée de safamille. Si elle a été coupable, la pitié seule l’a égarée. Tu vasplacer ici des guerriers vigilants ; l’évasion du petit princene sera plus à craindre. Pardonne à ces pauvres gens et rends-leslibres…

Septimine, entendant les parolescompatissantes et émues de Berthoald, leva vers lui son visage,empreint d’une reconnaissance ineffable.

– Sois satisfait, Berthoald, – dit Karl,– relève-toi, ma fille ; cette abbaye, où je veux établir mesguerriers, comptera trois esclaves de moins ; mais je n’aurairien refusé à l’un de mes plus vaillants chefs.

– Tiens, mon enfant, – dit le jeune hommeen mettant plusieurs pièces d’or arabes dans la main de laColiberte : – Voilà pour vous aider à vivre, toi, ton père etta mère. Sois heureuse ! bénis la générosité de Karl, etsouviens-toi quelquefois de moi.

Septimine, par un mouvement supérieur à savolonté, saisit la main que lui tendait Berthoald, et, sans prendreles pièces d’or qu’il lui offrait et qui roulèrent sur le plancher,elle baisa la main du jeune homme avec une reconnaissance sipassionnée, qu’il sentit ses yeux, malgré lui, mouillés de larmes.Karl s’en aperçut, et cria en riant de son gros riregermanique : – Foi de Marteau ! je crois qu’ilpleure !… quelle femmelette !

Berthoald profita de ces paroles de Karl pourrabaisser davantage encore le capuchon de son manteau, et cacherainsi presque entièrement ses traits. Aussi Karl lui dit : –Tu as raison de rabattre ton capuchon sur ton nez : c’est sansdoute pour cacher tes larmes ?

– Je ne te donnerai pas longtemps lespectacle de ma faiblesse, Karl… Tu m’as dit tout à l’heure :à cheval ! Permets-moi de me mettre en route à l’instant avecmes hommes pour l’abbaye de Meriadek.

– Va… mon bon compagnon de guerre,j’excuse ton impatience. Sois vigilant ! exerce journellementtes hommes ; qu’ils soient prêts, ainsi que toi, à se rendre àmon premier appel, ou peut-être à aller, sous tes ordres, attaqueret dompter enfin ces damnés Bretons, qui, depuis Clovis, résistentà nos armes… Te voilà comte au pays de Nantes, près des frontièresde cette Armorique endiablée. Là, ta loyale et brave épée pourra merendre de tels services, que ce soit moi, Karl, qui devienne tonobligé… Au revoir ! Heureux voyage et grasse abbaye je tesouhaite, mon vaillant !

Berthoald, grâce au capuchon qui voilaitpresque entièrement ses traits, put cacher sa cruelle angoisselorsqu’il entendit Karl lui dire qu’un jour peut-être il luidonnerait l’ordre d’aller combattre les Bretons, toujoursindomptés ; il fléchit le genou devant le chef des Franks, etsortit en proie à une telle anxiété, qu’il n’eut pas un dernierregard pour Septimine la Coliberte, qui, toujours agenouillée aumilieu des pièces d’or sarrasines éparses autour d’elle, nequittait pas des yeux son libérateur, qui sortitprécipitamment.

Le jeune chef traversait la cour de l’abbayepour aller reprendre son cheval, lorsqu’à l’angle d’un mur il setrouva face à face avec un petit homme à barbe grise et pointue.C’était le juif Mardochée. Berthoald tressaillit, passarapidement ; mais, quoiqu’il eût autant que possible caché sestraits sous le capuchon de son manteau, ses yeux rencontrèrent leregard perçant du juif qui, ne semblant nullement surpris, souritd’un air sardonique, tandis que le jeune chef s’éloigna rapidement,de plus en plus désireux de quitter l’abbaye de Saint-Saturnin.

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