Les Mystères du peuple – Tome V

SOMMAIRE.

La Gaule au huitième siècle. – Charlemagne(Karl le Grand) Karolus magnus. – Amael etVortigern. – Les otages. – Le palais d’Aix-la-Chapelle. – Unejournée chez Charlemagne. – La blonde Thétralde et la bruneHiltrude. – Le bouquet de romarin. – L’École. – Les enfants pauvreset les enfants riches. – Le lutrin. – L’évêque et le rat empaillé.– La chasse. – La hutte du bûcheron. – Les pièces de monnaiekarolingiennes. – L’esclave et sa fille. – Charlemagne et sonempire. – Le pavillon de la forêt. – Mœurs de la courkarolingienne. – Les amoureux de quinze ans. – Vortigern etThétralde.

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Soixante-quatorze ans s’étaient passés depuisqu’Amael avait retrouvé sa mère Rosen-Aër au couvent de Meriadek.L’ambitieuse espérance de Karl-Marteau s’était réalisée. Cedescendant de tant de Maires du palais avait fait souche derois&|160;; onze ans après sa mort, arrivée en 741, PÉPIN LE BREF,son fils aîné, proclamé roi des Franks par ses bandes et par sesLeudes en 752, fut sacré, consacré par l’évêque de Soissons dans labasilique de cette ville.

Et le dernier rejeton du pieux Clovis&|160;?ce petit Childéric&|160;III, envers qui Septimine la Colibertes’était si généreusement apitoyée&|160;? ce petit Childérik, de quiAmael, qui portait alors le nom frank de Berthoald, refusa d’êtrele geôlier, qu’était-il devenu, ce roitelet, dernier rejeton duglorieux Clovis, le conquérant des Gaules&|160;? ParRitta-Gaür&|160;! ce saint de la vieille Gaule, qui tondait etrasait aussi les rois, mais au profit des peuples, le dernierrejeton de Clovis avait été rasé, tondu, puis enfermé dans lemonastère de Fontenelle, en Neustrie, où il mourut, ce dernier filsdes rois fainéants mérovingiens&|160;! Et l’Église catholique,enrichie par Clovis et par sa race des dépouilles de laGaule&|160;? l’Église catholique a donc consacré l’usurpation dufils de Karl-Marteau&|160;? Certes, les prêtres de Rome nesacrent-ils point toujours qui leur donne pouvoir et argent&|160;?De sorte que par l’ordre du pape Zacharie, l’évêque Boniface asacré Pépin le Bref, de même que saint Rémi consacra, par lebaptême, le pieux Clovis&|160;; seulement, comme les derniersdescendants de ce gracieux roi, abandonnés, méprisés, insultés,déshérités, n’avaient plus un denier à offrir à l’Église, l’Égliseles a religieusement abandonnés pour le fils du rude Karl, quil’avait avilie, conspuée, bafouée, larronée, Pépin le Bref, alorstout-puissant, ayant promis aux prêtres de leur rendre les biensdont son père, ce païen de Karl, les avait dépossédés. Aussi, lepape Étienne se donna-t-il la peine de venir en Gaule, afind’oindre Pépin de l’onction sainte, comme roi des Franks, en retourde quoi ce Pépin s’engageait à soutenir de ses armes l’Église enItalie&|160;; oui, car les Italiens, les Lombards, les Bénéventinset autres peuples, commençant à trouver le joug papal d’autant plusaffreux qu’il pesait directement sur eux, l’avaient brisé, ce joug,puis chassé le pape. Pépin le Bref promit à ce pontife beaucoupd’argent pour l’Église, et le châtiment des Italiens rebelles à ladivine puissance des vicaires de Jésus-Christ, comme ils osents’intituler&|160;! Le pape Étienne, en bon compère, promit à sontour au fondateur de la nouvelle dynastie des rois karolingiens quel’Église continuerait d’hébéter saintement le pauvre peuple desGaules au profit de l’autel et du trône, en montrant à ce peuple,sous des couleurs méritoires pour son salut éternel, l’abjection,la misère et l’esclavage, où, de par l’immuable volonté divine, ildevait vivre sous les descendants de Karl-Marteau. Durant le règnede Pépin le Bref, la Gaule fut, ainsi que sous les rois de la racede Clovis, ravagée, ensanglantée par les guerres civiles&|160;:Griffon, frère du roi usurpateur, s’arma contre lui et son autrefrère, Karloman&|160;; les seigneurs franks établis en Aquitaine eten Gascogne s’engagèrent dans cette lutte fratricide, tandis queles Frisons et les Saxons recommencèrent de menacer la Gaule. LesArabes, un moment contenus, renouvelèrent leurs invasions&|160;;les populations, décimées par ces guerres sans fin, suffisaient àpeine à cultiver une partie du sol pour leurs seigneurs, comtes,duks, évêques ou abbés. De terribles disettes semanifestèrent&|160;; les esclaves des campagnes se virent souventréduits à manger un mélange d’herbe et de terre&|160;; leshabitants des villes ruinées, sans commerce, toujours exposées auchoc des discussions civiles qui, depuis trois cents ans et plus,désolaient la Gaule, les habitants des villes étaient non moinsmisérables que ceux des campagnes&|160;: tout souffrait, toutgémissait&|160;; mais quelques milliers de seigneurs, d’évêques etd’abbés, disséminés dans le pays, dont ils consommaient presque àeux seuls les produits, jouissaient, ripaillaient, chassaient,bataillaient entre eux, et faisaient joyeusement l’amour, tandisque la vieille Gaule, hâve, épuisée, abrutie, saignante sous sonjoug, nourrissait cette exécrable race de fainéants couronnés,mitrés et casqués, de même que le corps le plus exténué engraisseencore la vermine qui le ronge&|160;!

Vers le commencement du mois de novembre del’année 811, une assez nombreuse chevauchée se dirigeait vers laville d’Aix-la-Chapelle, alors capitale de l’empire de Karl leGrand, empire si rapidement augmenté par d’incessantes conquêtessur la Germanie, la Saxe, la Bavière, la Bohème, la Hongrie,l’Italie, l’Espagne, que la Gaule, ainsi qu’aux temps des empereursde Rome, n’était plus qu’une province de ses immenses États. Huitou dix soldats de cavalerie devançaient la chevauchée, qui sedirigeait vers Aix-la-Chapelle&|160;; à quelque distance de cetteescorte venaient quatre cavaliers&|160;; deux d’entre eux portaientde brillantes armures à la mode germanique. L’un avait pourcompagnon de route un grand vieillard d’une physionomie martiale etouverte&|160;; sa longue barbe, d’un blanc de neige comme sachevelure, à demi cachée par un bonnet de fourrure, tombait sur sapoitrine. Il portait une saie gauloise en étoffe de laine grise,serrée à la taille par un ceinturon auquel pendait une longue épéeà poignée de fer&|160;; ses larges braies de grosse toile blanche,tombant un peu au-dessous du genou, laissaient apercevoir desjambards de cuir fauve étroitement lacés le long de la jambe, etrejoignant des bottines au talon desquelles s’attachaient deséperons. Ce vieillard était Amael&|160;; il atteignait alors sacentième année&|160;; malgré son âge et sa taille un peu voûtée, ilsemblait encore plein de vigueur&|160;; il maniait avec dextéritéun fougueux cheval noir, aussi ardent que s’il n’eut pas déjàparcouru beaucoup de chemin. De temps à autre, Amael se retournaitsur sa selle afin de jeter un regard de sollicitude paternelle surson petit-fils VORTIGERN, jouvenceau de dix-huit ans à peine, quel’autre guerrier frank accompagnait. La figure de Vortigern, d’unebeauté rare chez un homme, s’encadrait de longs cheveux châtains,naturellement bouclés, qui, s’échappant de son chaperon de drapécarlate, tombaient jusqu’au bas de son cou, gracieux comme celuid’une femme&|160;; ses grands yeux bleus, frangés de cils noirs,comme ses sourcils, hardiment arqués, avaient un regard à la foisingénu et fier&|160;; ses lèvres vermeilles, ombragées d’un duvetnaissant, montraient, lorsqu’il souriait, des dents d’émail&|160;;un nez légèrement aquilin, un teint frais et pur, quoique un peubruni par le soleil, complétaient l’harmonieux ensemble du charmantvisage de cet adolescent&|160;; ses vêtements, coupés comme ceux deson aïeul, en différaient seulement par la couleur et une sorted’élégance due à la main d’une mère tendrement orgueilleuse de labeauté de son fils&|160;: ainsi la saie bleue du jouvenceau étaitornée à l’entour du cou, aux épaules et à l’extrémité des manches,de jolies broderies de laine blanche&|160;; un ceinturon de buffleoù pendait une épée à poignée d’acier poli serrait sa fine etsouple taille. Ses braies de toile cachaient à demi ses jambards depeau de daim, étroitement lacés à sa jambe nerveuse, etrejoignaient ses bottines de peau tannée, armées de larges éperonsde cuivre, brillants comme de l’or. Vortigern, quoiqu’il eût lebras droit soutenu par une écharpe d’étoffe noire, maniait de lamain gauche son cheval avec autant d’aisance que d’habileté&|160;;il avait pour compagnon de route un jeune guerrier aux traitsagréables, hardis, railleurs, au regard vif et gai&|160;; lamobilité de son visage ne rappelait en rien la pesanteurgermanique. Il se nommait Octave. Romain de naissance, d’extérieuret de caractère, il savait, par son intarissable verve méridionale,dérider parfois son jeune compagnon&|160;; mais bientôt celui-ciretombait dans une sorte de rêverie silencieuse et sombre. Ainsitristement absorbé depuis quelque temps, il marchait au pas de soncheval, lorsque Octave lui dit gaiement d’un ton de reprocheamical&|160;: – Par Bacchus&|160;!… te voici encore soucieux etmuet…

–&|160;Je pense à ma mère, – réponditl’adolescent en étouffant un soupir, – je pense à ma mère, à masœur, à mon pays&|160;!

–&|160;Chasse donc, au contraire, ces penséeschagrines&|160;!

–&|160;Octave… la gaieté sied mal auxprisonniers.

–&|160;Tu n’es pas prisonnier, mais otage, tun’as d’autre lien que ta parole, tandis que l’on conduit leprisonnier, solidement garrotté, au marché d’esclaves&|160;; aussi,ton aïeul et toi, vous chevauchez avec nous de compagnie, et nousvous conduisons au palais de l’empereur Karl le Grand, le pluspuissant monarque du monde. Enfin, l’on désarme les prisonniers, etton grand-père, ainsi que toi, vous gardez vos épées.

–&|160;À quoi bon maintenant nos épées&|160;?– répondit Vortigern avec une douloureuse amertume, – la Bretagneest vaincue&|160;!

–&|160;C’est la chance de la guerre. Tu asfait bravement ton devoir de soldat&|160;; tu t’es battu comme undémon aux côtés de ton aïeul. Il n’a pas été blessé&|160;; tu n’asreçu qu’un coup de lance, et, par le vaillant dieu Mars&|160;! vousfrappiez tous deux si dru dans la mêlée, que vous auriez dû êtrehachés en morceaux.

–&|160;Au moins, nous n’aurions pas survécu àla honte de l’Armorique&|160;!

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–&|160;Il n’y pas de honte à être vainculorsqu’on s’est vaillamment défendu, et surtout lorsqu’on acombattu, décimé les vieilles bandes du grand Karl&|160;!

–&|160;Pas un des soldats de ton empereurn’aurait dû échapper&|160;!

–&|160;Pas un seul&|160;? – reprit gaiement lejeune Romain. – Quoi&|160;! pas même moi… qui tâche d’être à tonégard bon compagnon de route et de t’égayer&|160;?

–&|160;Octave, je ne te hais paspersonnellement&|160;; je hais ceux de ta race&|160;; ils ont portésans raison la guerre et le ravage dans mon pays.

–&|160;D’abord, mon jeune ami, je ne suis pasde race franque, je suis de race romaine… Je t’abandonne cesgrossiers Germains, aussi sauvages que les ours de leursforêts&|160;; mais, entre nous, cette guerre de Bretagne nemanquait pas de motifs&|160;: voyons, n’avez-vous pas, endiablésque vous êtes, attaqué, exterminé, l’an dernier, la garnisonfranque établie à Vannes&|160;?

–&|160;Et de quel droit Karl, il y avingt-cinq ans, a-t-il fait envahir nos frontières par sestroupes&|160;?

L’entretien de Vortigern et d’Octave futinterrompu par la voix d’Amael, qui, se retournant sur sa selle,appela son petit-fils. Celui-ci, pour se rendre auprès de sonaïeul, et cédant aussi à un mouvement de colère provoqué par sadiscussion avec le jeune Romain, attaqua brusquement de l’éperonles flancs de son cheval&|160;; l’animal, surpris, bondit siviolemment, qu’en deux ou trois sauts il eut dépassé Amael&|160;;mais alors Vortigern, retenant sa monture d’une main ferme, la fitployer sur ses jarrets, et marcha de front avec son aïeul etl’autre guerrier frank. Celui-ci dit au vieillard&|160;: – Je nem’étonne pas de la supériorité de votre cavalerie bretonne, envoyant un garçon de l’âge de ton petit-fils, malgré la blessure quile gêne, manier ainsi son cheval&|160;; toi-même, pour uncentenaire, tu es aussi ferme en selle que ce jouvenceau.

–&|160;Il avait à peine cinq ans, que son pèreet moi nous mettions déjà cet enfant à cheval sur les poulainsélevés dans nos prairies, – répondit le centenaire. Et son fronts’étant légèrement assombri, sans doute au souvenir de ces tempspaisibles, il reprit après un moment de silence, en s’adressant àVortigern&|160;: – Je t’ai appelé pour savoir si tu ne souffraispas davantage de ta blessure.

–&|160;Grand-père, je ne souffre presque plus,et, si vous le vouliez, je débarrasserais mon bras de cette gênanteécharpe.

–&|160;Non, ta blessure pourrait se rouvrir,pas d’imprudence&|160;: pense à ta mère, à ta sœur et à son époux,qui te chérit comme un frère.

–&|160;Hélas&|160;! cette mère, cette sœur, cefrère tant aimés, les reverrai-je un jour&|160;?

–&|160;Patience, – reprit Amael à voix basse,de façon à ne pas être entendu du guerrier frank qui marchait à sescôtés, – tu reverras peut-être la Bretagne plus tôt que tu ne lecrois… patience&|160;!

–&|160;Il serait vrai&|160;! – s’écriaimpétueusement l’adolescent. – Oh&|160;! grand-père, quelbonheur&|160;!

Mais le vieillard fit signe à Vortigern de semodérer, et il ajouta tout haut&|160;: – Je crains toujours que lafatigue de la route n’enflamme de nouveau ta blessure. Heureusementnous devons approcher du terme de notre voyage&|160;; n’est-ce pas,Hildebrad&|160;? – ajouta-t-il en se tournant vers le guerrier.

–&|160;Avant le coucher du soleil, nous seronsà Aix-la-Chapelle, – répondit le Frank&|160;; – Sans cette collineque nous allons gravir, tu verrais au loin la ville.

–&|160;Va rejoindre ton compagnon, mon enfant,– dit Amael&|160;; – surtout replace ton bras dans son écharpe, etconduis ton cheval sagement&|160;; des mouvements trop brusquespourraient rouvrir ta plaie, à peine cicatrisée.

L’adolescent obéit, et alla au pas de samonture rejoindre Octave. Grâce à la mobilité des impressions de lajeunesse, Vortigern se sentit apaisé, réconforté par les paroles deson aïeul, qui lui faisait espérer de revoir bientôt sa famille etson pays&|160;; la douceur de cette pensée se réfléchit sivisiblement sur ses traits ingénus, qu’Octave lui ditgaiement&|160;: – Quel magicien que ton aïeul&|160;!… Tu étaisparti soucieux et irrité, enfonçant de colère tes éperons dans leventre de ton cheval… te voici revenu calme comme un évêque sur samule&|160;!

–&|160;Tu l’as dit, Octave, la magie de mongrand-père a chassé ma tristesse.

–&|160;Tant mieux&|160;! je pourrai, sanscrainte de blesser ton chagrin, donner libre cours à ma joiecroissante à chaque pas.

–&|160;Pourquoi ta joie va-t-elle toujoursainsi croissant&|160;?

–&|160;Pourquoi le plus piètre cheval prend-ilune allure de plus en plus vive et allègre à mesure qu’il approchede la maison où il sait trouver sa provende&|160;?

–&|160;Octave, je ne te savais pas siglouton.

–&|160;Ma figure, en ce cas, est forttrompeuse, car glouton je suis… terriblement glouton de cesdélicates friandises que l’on ne trouve qu’à la cour, et qui sontma provende, à moi&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! – dit ingénument Vortigern,– ce grand empereur dont le nom remplit, dit-on, le monde, estentouré d’une cour où l’on ne songe qu’aux friandises…

–&|160;Certes, – répondit gravement Octave encontenant difficilement son envie de rire causée par la naïveté dujeune Breton, – certes, et plus que pas un de ses comtes, de sesduks, de ses savants ou de ses évêques, l’empereur Karl se montreglouton des friandises dont je te parle… il en a toujours unechambre remplie à côté de la sienne… parce que la nuit…

–&|160;Il se relève pour en manger,peut-être&|160;? – s’écria dédaigneusement le jouvenceau, pendantqu’Octave riait aux éclats. – Je ne trouve rien, moi, de plushonteux qu’une pareille goinfrerie chez un homme qui gouverne deshommes&|160;!

–&|160;Que veux-tu, Vortigern&|160;! Il fautpardonner quelques travers aux grands princes, et puis, vois-tu,c’est un défaut qui tient de famille… car les filles del’empereur…

–&|160;Ses filles aussi donnent dans cettelaide goinfrerie&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! non moins gloutonnes queleur père, elles sont là six ou sept friandes… des plusaffriolantes et des plus affriandées.

–&|160;Ah&|160;! fi&|160;! – s’écriaVortigern&|160;; – fi&|160;! elles ont peut-être aussi près de leurchambre à coucher des chambres à friandises&|160;?

–&|160;Calme ta légitime indignation, monbouillant ami&|160;; des jeunes filles ne se peuvent permettre unecommodité pareille, c’est bon pour l’empereur Karl, qui n’est plusingambe&|160;; car il se fait vieux, il boite du pied gauche et sonventre est énorme.

–&|160;Je le crois&|160;: un pareilglouton&|160;!

–&|160;Tu comprendras donc qu’étant si peualerte, ce puissant empereur ne puisse, comme ses filles, voleter àune friande picorée, ni plus ni moins qu’oiselets en plein verger,qui s’en vont becquetant amoureusement, ici, une cerise vermeille,là, une pomme empourprée, ailleurs, une grappe de raisin doré. Non,non, avec son auguste bedaine et son pied boiteux, l’auguste Karlserait incapable de courir ainsi à la picorée, les soins de sonempire y perdraient trop. L’empereur a donc sous sa main, à saportée, une chambre à friandises, où…

–&|160;Octave&|160;! – s’écria vivementVortigern d’un air hautain, en interrompant le jeune Romain, – jene veux pas être raillé&|160;; j’ai pris d’abord tes paroles ausérieux… ton envie de rire, à peine contenue, me prouve que tuparlais par moquerie.

–&|160;Allons, mon hardi garçon, ne te fâchepas&|160;; je ne me moque point&|160;; mais, respectant la candeurde ton âge, je me sers d’une image pour te dire la vérité. En unmot, cette friandise, dont moi, Karl, ses filles et, parVénus&|160;! tout le monde à la cour est plus ou moins glouton,c’est… l’amour&|160;!

–&|160;L’amour, – reprit Vortigern, rougissantet baissant pour la première fois les yeux devant Octave. Puis ilajouta dans son trouble croissant&|160;: – Mais, pour éprouver del’amour, les filles de Karl sont donc mariées&|160;?

–&|160;Ô innocence de l’âge d’or&|160;! ônaïveté armoricaine&|160;! ô chasteté gauloise&|160;! – s’écriaOctave&|160;; mais, voyant le jeune Breton froncer le sourcil àcette plaisanterie sur sa terre natale, le Romain ajouta&|160;: –Loin de moi la pensée de railler ton vaillant pays. Je te diraidonc, sans plus d’ambages, à toi qui me représentes Adonis, avantque Vénus lui eût traduit le sens du doux mot amour, je tedirai donc que les filles du grand Karl ne sont pas mariées&|160;;il n’a jamais voulu leur donner d’époux.

–&|160;Par fierté&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! on dit, à ce sujet,bien des choses… Enfin, il ne veut pas se séparer d’elles&|160;; illes adore, et, à moins qu’il n’aille en guerre, il les a toujoursavec lui durant ses voyages, ainsi que ses concubines, ou, si tu lepréfères, ses friandises, le mot effarouchera moins tapudeur&|160;; car, après avoir épousé ou répudié ses cinqfemmes&|160;: Désidérata, Hildegarde, Fustrade, Himiltrude,Luitgarde, l’empereur s’est approvisionné de friandisesvariées, parmi lesquelles je te citerai, en passant, la succulenteMathalgarde, la doucereuse Gerswinthe, lapiquante Regina, l’appétissante Adalinde, sansparler des autres saintes de cet amoureux calendrier&|160;; car legrand Karl ne ressemble pas seulement au grand Salomon par lasagesse&|160;; il lui ressemble encore par son goût pour lessérails, ainsi que disent les Arabes. Mais à propos des filles del’empereur, écoute une historiette&|160;: Imma, l’une deces jeunes princesses, était charmante. Un beau jour, elles’amouracha de l’archichapelain de Karl, nommé Éginhard.Un archichapelain étant naturellement archiamoureux, Imma recevaitÉginhard, chaque soir en secret, dans sa chambre… pour parler dechapelinage, je suppose&|160;; or il arriva que, pendant une nuitd’hiver, il tomba tant et tant de neige, que la terre en futcouverte. Éginhard, un peu avant l’aube, quitte sa belle&|160;;mais au moment de descendre par la fenêtre, chemin ordinaire desamants, il voit, à la faveur d’un superbe clair de lune, la terrecouverte de blancs frimas, et se dit&|160;: – Moi et Imma, noussommes perdus&|160;! je ne puis sortir d’ici sans laisser sur laneige l’empreinte de mes pas…

–&|160;Alors, qu’a-t-il fait&|160;? – demandaVortigern, de plus en plus intéressé à ce récit, qui jetait dansson cœur un trouble inconnu. – Comment ont-ils, tous deux, échappéà ce danger&|160;?

–&|160;Imma, robuste commère, fille de tête etde résolution, descend par la fenêtre, vous prend bravement sonarchichapelain sur son dos[12], et,sans broncher sous ce poids chéri, elle traverse une grande courqui séparait sa demeure de l’une des galeries du palais. Imma,quoique de force à porter un archichapelain, avait de charmantspetits pieds&|160;: leurs traces devaient éloigner tout soupçon àl’endroit d’Éginhard&|160;; mais, par malheur, ainsi que tu leverras en arrivant à Aix-la-Chapelle, l’empereur Karl, possédé dudémon de la curiosité, a fait construire, sur ses propres plans,son palais de telle sorte, que, d’une espèce de terrasse attenant àsa chambre, et qui domine l’ensemble des bâtiments, il découvre decet observatoire tous ceux qui entrent, sortent ou traversent sescours. Or, l’empereur, qui souvent se relève la nuit, vit, grâce auclair de lune, sa fille traversant la cour avec son amoureuxfardeau.

–&|160;La colère de Karl dut êtreterrible&|160;?

–&|160;Terrible… puis sans doute fortenorgueilli d’avoir procréé une commère capable de porter sur sondos des archichapelains, l’auguste empereur pardonna auxcoupables&|160;; ils vécurent depuis en amour et en joie.

–&|160;Cet archichapelain était un prêtre,cependant&|160;?

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! mon jeune ami, lesfilles de l’empereur sont loin de mésestimer les prêtres.Berthe, une autre de ses filles, lorsqu’il y a six moisj’ai quitté la cour, estimait de toutes ses forces Enghilbert, lebel abbé de Saint-Riquier[13].Cependant, l’impartialité m’oblige d’avouer qu’une des sœurs deBerthe, nommée Adeltrude, estimait non moins fortement lecomte Lantbert, un des plus vaillants officiers de l’arméeimpériale. Quant à la petite Rothaïde, autre fille del’empereur, elle ne refusait point non plus sa vive estime àRomuald, qui s’est fait un nom glorieux dans nos guerrescontre les Bohémiens. Des autres princesses, je ne te parlerai pas,car voici plus de six mois que j’ai quitté la cour, et jecraindrais de médire sur leur compte. Toujours est-il que la crosseet l’épée se disputent généralement l’amoureuse tendresse desfilles de Karl. J’excepte pourtant Thétralde, la plusjeune d’entre elles, trop novice encore pour estimerquelqu’un&|160;: quinze ans à peine&|160;! une fleur&|160;! ouplutôt le bouton d’une fleur prête à s’épanouir&|160;!… Je n’airien vu de plus charmant&|160;! lors de mon départ de la cour,Thétralde promettait d’effacer, par sa douce et franche beautéd’Hébé, toutes ses sœurs et toutes ses nièces&|160;; car j’oubliaisce détail, mon jeune ami, les filles des fils de Karl, élevées avecses filles, sont non moins charmantes. Tu les verras&|160;; tonadmiration n’aura qu’à choisir entre Adélaïd, Atula, Gondrade,Berthe ou Théodora&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! toutes ces jeunes filleshabitent le palais de l’empereur&|160;?

–&|160;Certes, sans compter leurs suivantes,leurs gouvernantes, leurs caméristes, leurs lectrices, leurscantatrices et autres innombrables femmes de service. ParVénus&|160;! mon Adonis, on voit dans le palais impérial encoreplus de cotillons que de cuirasses ou de robes de prêtre,l’empereur aime au moins autant à être entouré de femmes que desoldats et d’abbés, sans oublier pourtant les savants, lesrhétoriciens, les dialecticiens, les rhéteurs, les péripatéticienset les grammairiens&|160;; le grand Karl étant aussi passionné pourla grammaire que pour l’amour, la guerre, la chasse et leplain-chant au lutrin. Que te dirai-je&|160;? dans son ardeur degrammairien, l’empereur invente des mots&|160;; oui&|160;; ainsi,par exemple, en langue gauloise, comment appelles-tu le mois oùnous sommes&|160;?

–&|160;Le mois de novembre.

–&|160;Nous aussi, barbares Italiens que noussommes&|160;! mais l’empereur a changé tout cela de par sa volontésouveraine et grammaticale&|160;; ses peuples, si toutefois ilspeuvent obéir sans étrangler, diront, au lieu de novembre,HERBISMANOHT&|160;; au lieu d’octobre, WINDUMMEMANOHT.

–&|160;Octave…

–&|160;Au lieu de mars,LENZHIMANOHT[14], au lieu de mai…

–&|160;Assez, assez, par pitié&|160;! –s’écria Vortigern, – ces noms barbares font frissonner. Quoi&|160;!il se trouve des gosiers capables d’articuler de pareilssons&|160;?

–&|160;Mon jeune ami, les gosiers franks sontcapables de tout… Ah&|160;! prépare tes oreilles au plus faroucheconcert de mots rauques, gutturaux, sauvages, que tu aies jamaisentendu, à moins que tu n’aies ouï à la fois coasser desgrenouilles, piailler des chats-huants, beugler des taureaux,braire des ânes, bramer des cerfs et hurler les loups&|160;! car,sauf l’empereur et sa famille, qui savent à peu près parler lalangue romaine et gauloise, les langues humaines, enfin, tun’entendras parler que frank dans cette cour germanique, où toutest germain c’est-à-dire barbare&|160;: langage, costumes, mœurs,repas, habits, coutumes&|160;; en un mot, Aix-la Chapelle n’estplus la Gaule, c’est la pure Germanie&|160;!

–&|160;Et pourtant Karl règne sur laGaule&|160;!… Est-ce assez de honte pour mon pays&|160;?…l’empereur qui le gouverne, sans autre droit que celui de laconquête, est un roi frank, entouré d’une cour franque et degénéraux, d’officiers de même race, qui ne daignent seulement pasparler notre langue.

–&|160;Ne vas-tu pas t’attrister encore,Vortigern&|160;? Par Bacchus&|160;! imite donc mon insouciantephilosophie&|160;! est-ce que ma race ne descend pas de cette fièrerace romaine qui, après la tienne et comme la tienne, fit tremblerle monde, il y a des siècles&|160;? Est-ce que je n’ai pas vu letrône des Césars occupé par des papes hypocrites, ambitieux,cupides ou débauchés, comme leur noire milice de tonsurés&|160;?Est-ce que les descendants de nos fiers empereurs romains ne sontpas allés, fainéants imbéciles, végéter à Constantinople, où ilsrêvent encore l’empire du monde&|160;? Les prêtres catholiquesn’ont-ils pas chassé de leur Olympe les dieux charmants de mespères&|160;? n’ont-ils pas abattu, mutilé, ravagé ces temples, cesstatues, ces autels, chefs-d’œuvre de l’art divin de Rome et de laGrèce&|160;?… Va, crois-moi, Vortigern, au lieu de nous irritercontre un passé fatal, buvons&|160;! oublions&|160;! que nos bellesmaîtresses soient nos saintes, les lits de table nos autels&|160;!notre Eucharistie une coupe ornée de fleurs, et chantons, pourliturgie, les vers amoureux de Tibulle, d’Ovide ou d’Horace… Oui,crois-moi, buvons, aimons, jouissons&|160;! c’est la vie&|160;!Jamais tu ne retrouveras une occasion pareille&|160;; le dieu desplaisirs t’envoie à la cour de l’empereur&|160;!

–&|160;Que veux-tu dire&|160;? – repritpresque machinalement Vortigern, dont la jeune raison se sentait,non pervertie, mais éblouie par la facile et sensuelle philosophied’Octave. – Que veux-tu que je devienne au milieu de cette courétrangère&|160;?

–&|160;Enfant&|160;!… une foule de beaux yeuxvont être fixés sur toi&|160;!

–&|160;Octave, est-ce encore uneraillerie&|160;? l’on me remarquerait, moi, fils delaboureur&|160;! moi, pauvre Breton, conduit ici, prisonnier surparole&|160;?

–&|160;Et n’est-ce donc rien que ton renom deBreton endiablé&|160;? J’ai entendu parler plus d’une fois de lacuriosité furieuse qu’inspiraient, il y a vingt-cinq ans, lesotages amenés à Aix-la-Chapelle, lors de la première guerre del’empereur contre ton pays&|160;; les plus charmantes femmesvoulaient les voir, ces indomptables Bretons, que le grand Karl,seul, avait pu vaincre&|160;: leur air rude et fier, l’intérêt quis’attachait à leur glorieuse défaite, tout, jusqu’à leur costumeétrange, encore aujourd’hui le tien, tout attirait sur eux lesregards et la sympathie des femmes, toujours fort sympathiques enGermanie. Ces belles enthousiastes sont à cette heure mères ougrand’mères&|160;; heureusement elles ont des filles ou despetites-filles dignes de t’apprécier. Tiens, moi, qui connais lacour et les mœurs de la cour, je voudrais, avec tes dix-huit ans,ta bonne mine, ta blessure, ta grâce à cheval et ton renom deBreton, je voudrais, avant huit jours…

Le jeune Romain fut interrompu par Amael, qui,se retournant vers son petit-fils, en étendant la main à l’horizon,lui dit&|160;: – Regarde au loin, mon enfant&|160;; voici la villed’Aix-la-Chapelle.

Vortigern se hâta de se rendre auprès de sonaïeul, dont, pour la première fois peut-être, il évita le regardavec un certain embarras. Les conseils d’Octave lui semblaientmauvais, dangereux&|160;; cependant il se reprochait de les avoirécoutés avec complaisance. Rejoignant Amael, il jeta les yeux ducôté que lui indiquait le vieillard, et vit, à une assez grandedistance, une masse imposante de bâtiments, non loin desquelss’élevaient les hautes tours d’une basilique&|160;; puis, au delà,il aperçut les toits et les terrasses d’une multitude de maisons,se perdant, à l’horizon, dans la brume du soir&|160;: c’était lepalais de l’empereur Karl, la basilique et la villed’Aix-la-Chapelle. Vortigern contemplait avec curiosité ce tableaunouveau pour lui, lorsque Hildebrad, qui, pendant un moment, étaitallé interroger le conducteur d’un chariot passant sur la route,dit aux deux Bretons&|160;: – On attend l’empereur d’un moment àl’autre au palais&|160;; ses coureurs ont annoncé sa venue&|160;;il arrive d’un voyage dans le nord de la Gaule&|160;; tâchons de ledevancer à Aix-la-Chapelle, afin de pouvoir le saluer dès sonarrivée.

Les cavaliers pressèrent l’allure de leurschevaux, et, avant le coucher du soleil, ils entrèrent dans lapremière cour du palais, cour immense, environnée de corps de logisde formes et de toitures variées, percés d’une innombrable quantitéde fenêtres[15]. Par une disposition étrange, dans ungrand nombre de ces bâtiments, le rez-de-chaussée, complètement àjour, formait une sorte de hangar dont les piliers de pierresmassives supportaient la bâtisse des étages supérieurs. Une fouled’officiers subalternes, de serviteurs et d’esclaves du palais,vivait et logeait sous ces abris ouverts à tous les vents, et sechauffaient en hiver à de grands fourneaux remplis de feu, allumésjour et nuit. Ces constructions bizarres avaient été imaginées parla curiosité de l’empereur&|160;; car, de son observatoire, ilvoyait d’autant mieux ce qui se passait sous ces hangars, qu’ilsn’avaient pas de murailles[16].Plusieurs longues galeries reliaient entre eux d’autres bâtimentsornés de colonnes et de portiques richement sculptés à la moderomaine. Un pavillon carré, assez élevé, dominait l’ensemble de cesinnombrables bâtiments. Octave fit remarquer à Vortigern une sortede balcon situé au faite de ce pavillon&|160;; c’était làl’observatoire de l’empereur[17]. Partoutle mouvement et l’animation annonçaient l’arrivée de Karl&|160;:des clercs, des soldats, des femmes, des officiers, des rhéteurs,des moines, des esclaves, se croisaient en tous sens d’un airaffairé, tandis que plusieurs évêques, jaloux de présenter despremiers leurs hommages à l’empereur, se dirigeaient à grands pasvers le péristyle du palais. Il advint même qu’au moment où lachevauchée dont faisaient partie Vortigern et son aïeul, entra dansla cour, plusieurs personnes, trompées par l’apparence guerrière decette troupe, s’écrièrent&|160;: – L’empereur&|160;! voicil’escorte de l’empereur&|160;! – Ce cri vola de bouche en bouche,et, au bout de quelques instants, la cour immense fut encombréed’une foule compacte, à travers laquelle l’escorte des deux Bretonsput à peine se frayer un passage, pour se rendre non loin duportique principal. Hildebrad avait choisi cette place afin de setrouver l’un des premiers sur le passage de Karl, et de luiprésenter les otages qu’il ramenait de Bretagne. La foule reconnutqu’elle s’était trompée en acclamant l’empereur&|160;; mais cettefausse nouvelle se propageant bientôt dans l’intérieur du palais,les concubines de Karl, ses filles, ses petites-filles, leurssuivantes, accoururent soudain et se groupèrent sur une vasteterrasse régnant au-dessus du portique dont les deux Bretons etleur escorte se trouvaient fort rapprochés.

–&|160;Lève les yeux, Vortigern, – dit enriant Octave à son compagnon, – et vois quel essaim de beautésrenferme le palais de l’empereur&|160;!

Le jeune Breton, rougissant, jeta les yeux surla terrasse, et resta frappé d’étonnement à la vue de vingt-cinq outrente femmes, toutes filles, petites-filles ou concubines de Karl,vêtues à la mode franque, et offrant à la vue la plus séduisantevariété de figures, de chevelures, de tailles, d’âge, de beauté,qu’il fût possible d’imaginer&|160;; il y avait là des femmesbrunes, blondes, rousses, châtaines, grandes, grosses, minces oupetites&|160;; c’était, en un mot, un échantillon complet de larace féminine germanique, depuis la fillette jusqu’à l’imposantematrone de quarante ans. Les yeux de Vortigern s’étaient, depréférence, arrêtés sur une enfant de quinze ans au plus, vêtued’une tunique vert-pâle, brodée d’argent. Rien de plus doux que sonrose et frais visage couronné de longues tresses blondes siépaisses, que son cou délicat, blanc comme celui d’un cygne,semblait ployer sous le poids de sa chevelure. Une autre jeunefille de vingt ans, brune, grande, forte, aux yeux hardis et auxcheveux noirs, vêtue d’une tunique orange, s’accoudait sur lesbalustres de la terrasse, à côté de la jeune enfant blonde, etappuyait familièrement son bras sur son épaule&|160;; toutes deuxtenaient à la main un bouquet de romarin dont elles aspiraient detemps à autre la senteur en se parlant à voix basse et regardant legroupe des cavaliers avec une curiosité croissante, car ellesvenaient d’apprendre que l’escorte n’était pas celle de l’empereur,mais qu’elle amenait des otages bretons.

–&|160;Rends grâce à mon amitié, Vortigern, –dit à demi-voix Octave au jouvenceau&|160;; – je vais te mettre enévidence et te faire valoir. – Ce disant, Octave appliquait à ladérobée un si violent coup de houssine sous le ventre du cheval deVortigern, que celui-ci, moins bon cavalier, eût été désarçonné parle bond furieux de sa monture&|160;; ainsi frappée à l’improviste,elle se cabra, fit une pointe formidable, et s’élança si haut, quela tête de Vortigern effleura le soubassement de la terrasse où setenait le groupe de femmes. La blonde enfant de quinze ans pâlitd’effroi, et cachant son visage entre ses mains, s’écria&|160;: –Le malheureux&|160;!… il est perdu&|160;!

Vortigern, cédant à l’impétuosité de son âgeet à un sentiment d’orgueil, en se voyant l’objet des regards de lafoule rassemblée en cercle autour de lui, châtia rudement soncheval, dont les bonds, les soubresauts devinrent furieux&|160;;mais le jouvenceau, toujours plein de sang-froid et d’adresse, bienqu’il eût son bras droit en écharpe, montra tant de grâce danscette lutte, que la foule s’écria en battant des mains&|160;: –Gloire au jeune Breton&|160;! honneur au Breton&|160;! – À cemoment deux bouquets de romarin tombèrent aux pieds du cheval, qui,enfin dompté, rongeait son frein en creusant le sol de son sabot.Vortigern relevait la tête vers la terrasse d’où l’on venait delancer les bouquets, lorsqu’il entendit au loin un cliquetisformidable&|160;; et soudain ce cri retentit&|160;: –L’empereur&|160;! l’empereur&|160;! – Aussitôt toutes les femmesdisparurent du balcon pour descendre recevoir le monarque sous leportique du palais. La foule reflua en criant&|160;: – ViveKarl&|160;! vive le grand Karl&|160;! – Le petit-fils d’Amael vitalors s’approcher au galop une troupe de cavaliers&|160;; on leseût pris pour des statues équestres en fer&|160;; montées sur deschevaux caparaçonnés de fer, leur casque de fer cachait leurstraits&|160;: cuirassés de fer, gantelés de fer, ils portaientjambards de fer, cuissards de fer, boucliers de fer&|160;; et lesderniers rayons du soleil luisaient sur la pointe de leurs lancesde fer[18]&|160;; enfin l’on n’entendait que lechoc du fer. À la tête de ces cavaliers qu’il précédait, et, commeeux, couvert de fer de la tête aux pieds, s’avançait un homme detaille colossale. À peine arrivé en face du portique principal, ildescendit lourdement de cheval et courut tout boitant vers legroupe de femmes qui l’attendaient sous le portique, leur criantjoyeusement d’une petite voix grêle et glapissante, qui contrastaitétrangement avec son énorme stature&|160;: – Bonjour,fillettes&|160;! bonjour, chères filles&|160;! – Et, sans s’occuperde répondre aux vivats de la foule et aux saluts respectueux desévêques et des grands, accourus sur son passage, l’empereur Karl,ce géant de fer, disparut dans l’intérieur du palais, et fut suivide sa cohorte féminine.

**

*

Amael et son petit-fils, conduits parHildebrad dans l’une des chambres hautes du palais, s’yreposèrent&|160;; l’on y apporta leur modeste bagage&|160;; on leurservit à souper, et ils se couchèrent. Au point du jour, Octavevint frapper à la porte du logis des deux Bretons, et leur appritque l’empereur voulait les voir à l’instant. Il engagea Vortigern àse vêtir de sa plus belle saie. Le jouvenceau n’avait guère dechoix&|160;; il ne possédait que deux vêtements, celui qu’ilportait en route et un autre de couleur verte, brodé de laineorange. Cependant, grâce à ce vêtement frais et neuf, mélangé decouleurs harmonieuses, que rehaussaient sa charmante figure, sataille élégante et sa bonne grâce, Vortigern parut à Octave dignede paraître honorablement devant le plus puissant empereur dumonde. Le centenaire ne put s’empêcher de sourire avec un certainorgueil, en entendant vanter la tournure de son petit-fils par lejeune Romain qui lui conseillait de serrer plus étroitement encorele ceinturon de son épée, sous ce prétexte&|160;: que lorsque l’onavait la taille fine, il était juste de la faire valoir. Octave, endonnant avec sa bonne humeur accoutumée ses avis à Vortigern, luidit tout bas&|160;: – As-tu vu tomber hier aux pieds de ton chevaldeux bouquets de romarin&|160;?

–&|160;Je ne sais trop… je crois que oui, –répondit le jeune Breton en balbutiant, et il devint cramoisi,songeant, malgré lui (et ce n’était pas la première fois depuis laveille) à la charmante fille aux cheveux blonds. – Il me semble, –ajouta-t-il, – que j’ai vu tomber ces bouquets.

–&|160;Ah&|160;! il te semble,hypocrite&|160;!… C’est pourtant mon coup de houssine qui les afait tomber, ces deux jolis bouquets&|160;! Et sais-tu quellesimpériales mains les ont jetés aux pieds de ton cheval, comme unhommage à ton adresse et à ton courage&|160;?

–&|160;Que dis-tu&|160;? ces bouquets ont étéjetés par des mains impériales&|160;?

–&|160;Naturellement, puisque Thétralde, latimide enfant blonde, et Hildrude, la grande et hardie brune, sonttoutes deux filles de Karl&|160;: l’une était vêtue de vert,couleur de ta saie&|160;; l’autre, vêtue d’orange, couleur de tesbroderies… Par Vénus&|160;! n’es-tu pas un mortelfavorisé&|160;?

Amael, occupé à l’autre extrémité de lachambre, n’entendit pas ces paroles d’Octave, qui rendirentVortigern aussi écarlate que l’étoffe de son chaperon&|160;; puis,ces préparatifs de présentation terminés, les deux otages suivirentleur guide pour se rendre auprès de l’empereur. Après avoirtraversé un nombre infini de couloirs et d’escaliers, où ilsrencontrèrent plus de femmes que d’hommes, car le nombre de femmeslogées dans la palais impérial était prodigieux, ils arrivèrentdans des salles immenses. Décrire leur somptueuse magnificenceserait non moins impossible que d’énumérer les peintures dont ellesétaient ornées. Des artisans, venus de Constantinople, oùflorissait alors l’école de peinture Byzantine, avaient couvert lesmurailles de compositions gigantesques&|160;: ici, l’on voyait lesconquêtes de Cyrus sur les Perses&|160;; là, les crimes du tyranPhalaris, assistant au supplice de ses victimes, que l’onentraînait pour être brûlées vivantes dans l’intérieur d’un taureaud’airain rougi au feu&|160;; ailleurs, c’était la fondation de Romepar Rémus et Romulus, les conquêtes d’Alexandre, d’Annibal, et tantd’autres sujets héroïques&|160;; l’une des galeries du palais étaittout entière consacrée aux batailles de Karl-Martel. On le voyaittriompher des Saxons et des Arabes, enchaînés à ses pieds,implorant sa clémence[19]. Laressemblance était d’ailleurs si frappante, qu’Amael, en traversantcette salle, s’arrêta et s’écria&|160;: – C’est lui&|160;! ce sontses traits, sa tournure&|160;! il revit&|160;! c’est lui&|160;!c’est Karl&|160;!

–&|160;Ne croirait-on pas que vous l’avezconnu&|160;? – dit en souriant le jeune Romain au centenaire. –Renouvelez-vous donc connaissance avec Karl-Martel&|160;?

–&|160;Octave, – reprit mélancoliquement levieillard, – j’ai cent ans… je combattais à la bataille de Poitierscontre les Arabes.

–&|160;Dans les troupes deKarl-Martel&|160;?

–&|160;Oui, et je lui ai sauvé la vie, –répondit Amael en contemplant la gigantesque peinture. Et, separlant à lui-même, il ajouta en soupirant&|160;: – Ah&|160;! quede souvenirs doux et tristes ce temps me rappelle&|160;!

Octave regardait le vieillard avec unesurprise croissante&|160;; puis, semblant soudain réfléchir, ildevint pensif et hâta le pas suivi des deux otages. Vortigern,ébloui, examinait avec la curiosité de son âge les richesses detoute sorte amoncelées dans ce palais&|160;; il ne put s’empêcherde s’arrêter devant deux objets qui attirèrent surtout sonattention&|160;: le premier était un grand meuble en bois précieux,enrichi de moulures dorées&|160;; des tuyaux de cuivre, d’airain etd’étain de différentes grosseurs, placés les uns auprès des autres,s’étageaient sur l’une des faces de ce meuble. – Octave, – demandale jeune Breton, – qu’est-ce que ce meuble&|160;?

–&|160;C’est un Orgue grec envoyé àKarl par l’empereur de Constantinople. Cet instrument est vraimentmerveilleux&|160;; à l’aide de cuves d’airain et de soufflets depeau de taureau que tu ne peux apercevoir, l’air arrive dans cestuyaux, et lorsqu’ils sont en jeu, tantôt l’on croit entendre lesgrondements du tonnerre, tantôt les sons légers de la lyre et de lacymbale[20]. Mais, tiens, là, près de cette grandetable d’or massif, où est figurée en relief la ville deConstantinople[21], voici un objet non moinscurieux&|160;; c’est une horloge persane, envoyée, il y a quatreans, à l’empereur par Abdhallah, roi des Perses[22]. –Et Octave montra au jeune Breton et à son aïeul, non moinsintéressé que Vortigern, une grande horloge en bronze doré&|160;:les chiffres des douze heures entouraient le cadran placé au centred’une sorte de palais de bronze, aussi doré&|160;; douze portes,encadrées d’arcades, se voyaient au rez-de-chaussée de cetteimitation monumentale. – Lorsque l’heure sonne, – dit Octave auxdeux Bretons, – des boules d’airain, marquant le nombre des heures,tombent sur une petite cymbale. Au même instant (toujours selon lenombre des heures), ces portes s’ouvrent, et par chacune d’ellessort un cavalier armé de sa lance et de son bouclier. Si une, deux,trois, quatre heures sonnent, une, deux, trois, quatre portess’ouvrent&|160;; les cavaliers sortent, saluent de la lance, puisils rentrent, et les portes se referment sur eux.

–&|160;Cette œuvre est vraimentmerveilleuse&|160;! – dit Amael&|160;; – et sait-on les noms deshommes qui ont fabriqué les prodiges dont nous sommesentourés&|160;? ces peintures magnifiques&|160;? cette table d’or,où toute une ville est figurée en relief&|160;? cet orgue, cettehorloge&|160;? toutes ces merveilles enfin&|160;?

–&|160;Par Bacchus&|160;! Amael, voilà uneplaisante question&|160;! – reprit Octave en souriant. – Qui sesoucie du nom des obscurs esclaves qui ont créé ceschoses&|160;?

–&|160;Et le nom de Clovis, de Brunehaut, deClotaire, de Karl-Marteau traversera les âges&|160;! – murmura lecentenaire avec amertume, tandis que le jeune Romain disait àVortigern&|160;:

–&|160;Hâtons-nous&|160;! l’empereur nousattend. Il faudrait des journées, des mois, pour admirer en détailles trésors dont ce palais est rempli, car c’est la résidencefavorite de l’empereur. Cependant, il aime presque autant que sademeure d’Aix-la-Chapelle, son vieux château d’Héristall, berceaude sa puissante famille de maires du palais.

Les deux otages, suivant leur guide,quittèrent ces somptueuses et immenses galeries pour monter, surles pas d’Octave, un escalier tournant, qui conduisait àl’appartement particulier de l’empereur, appartement autour duquelrégnait le balcon qui servait à Karl d’observatoire. Deuxchambellans, richement vêtus, se tenaient dans une première pièce.– Attendez-moi en ce lieu, – dit Octave aux Bretons&|160;; – jevais prévenir l’empereur de votre venue, et savoir s’il lui plaîtde vous recevoir en ce moment.

Vortigern, malgré sa haine de race et defamille contre les rois ou empereurs franks, conquérants etoppresseurs de la Gaule, éprouvait une sorte d’émotion à la penséede se trouver en face de ce puissant Karl, souverain de presquetoute l’Europe, puis, à cette émotion s’en joignait uneautre&|160;: ce puissant empereur était le père de Thétralde, cettecharmante enfant qui, la veille, avait jeté son bouquet aujouvenceau&|160;; car jamais sa pensée ne s’arrêtait sur la bruneHildrude. Au bout de quelques instants, Octave reparut, il fitsigne à Amael et à son petit-fils d’entrer en leur disant àdemi-voix&|160;: – Ployez très-bas le genou devant l’empereur,c’est l’usage.

Le centenaire regarda Vortigern et lui fit dela tête un signe négatif&|160;; l’adolescent le comprit, et tousdeux pénétrèrent dans la chambre à coucher de Karl, alors encompagnie de son favori Éginhard, l’archichapelain, qu’Imma avaitautrefois bravement porté sur son dos. Un serviteur de la chambreimpériale attendait les ordres de son maître. Lorsque les deuxotages entrèrent chez lui, ce monarque, d’une taille colossale(elle avait sept fois la longueur de son pied), étaitassis sur le bord de sa couche, seulement vêtu d’une chemise etd’un caleçon de toile, qui dessinait la proéminence de son énormeventre&|160;; il venait de chausser une de ses chaussettes ettenait encore l’autre à la main[23]. Ilavait les cheveux presque blancs, la tête ronde, les yeux grands etvifs, le nez long, le cou large et court, comme celui d’untaureau[24]&|160;; sa physionomie, ouverte etempreinte d’une certaine bonhomie, rappelait les traits de sonaïeul Karl-Marteau. À l’aspect des deux Bretons, l’empereur se levadu bord de son lit, et, tenant toujours sa chaussette à la main, ilfit, en boitant du pied gauche, deux pas à l’encontre d’Amael,semblant en proie à une certaine émotion mêlée d’une vivecuriosité&|160;; puis il s’écria de sa voix grêle, qui contrastaitsi singulièrement avec sa gigantesque stature&|160;: –Vieillard&|160;! Octave m’a dit que tu as fait la guerre sousKarl-Martel, mon aïeul, et que tu lui as sauvé la vie à la bataillede Poitiers&|160;? est-ce vrai&|160;?

–&|160;C’est vrai. – Et, portant son doigt àson front, où se voyaient encore les traces d’une profondecicatrice, le vieux Breton ajouta&|160;: – J’ai reçu cette blessureà la bataille de Poitiers.

L’empereur se rasseyant sur le bord de sonlit, chaussa sa chaussette et dit en se tournant vers sonarchichapelain&|160;: – Éginhard, toi qui as recueilli dans tachronique les faits et gestes de mon aïeul, toi dont la mémoire esttoujours si présente, te rappelles-tu avoir entendu raconter ce querapporte ce vieillard&|160;?

Éginhard resta un moment pensif, etreprit&|160;: – Je me souviens d’avoir lu dans quelques parchemins,écrits de la main du glorieux Karl, et renfermés dans toncartulaire auguste, qu’en effet, à la bataille de Poitiers… – Mais,s’interrompant et s’adressant au centenaire&|160;: – Tonnom&|160;?

–&|160;Amael.

L’archichapelain réfléchit, et dit en secouantla tête&|160;: – Quoiqu’il ne soit pas présent à mon souvenir, cen’est pas là le nom du guerrier qui sauva la vie de Karl-Martel àla bataille de Poitiers… c’était, certainement, un nom frank, etpoint celui que tu dis.

–&|160;Ce nom, – reprit le vieillard, –n’était-il pas celui de Berthoald&|160;?

–&|160;Oui, – répondit vivementÉginhard&|160;; – c’est ce nom-là, Berthoald… et dans quelqueslignes écrites de sa main, le glorieux Karl recommandait à ses filsce Berthoald, auquel il devait la vie.

Pendant ces mots échangés entre le vieuxBreton et l’archichapelain, l’empereur avait continué et terminé des’habiller à l’aide du serviteur de sa chambre. Ce costume,l’antique costume des Franks auquel Karl restait fidèle (sauf lesjours de réception et d’apparat), se composait d’abord d’un haut dechausses d’épaisse toile de lin, que des bandelettes de lainerouge, croisées les unes sur les autres, assujettissaient autourdes cuisses et des jambes, puis d’une tunique de drap de Frise,bleu saphir, maintenue par une ceinture de soie&|160;; l’empereurendossait ensuite, pour la saison d’automne et d’hiver, une largecasaque de peau de loutre ou de brebis[25]. Karl,ainsi vêtu, s’assit sur un siège non loin d’un rideau destiné àvoiler au besoin une des fenêtres donnant sur le balcon qui luiservait d’observatoire. Le serviteur sortit à un signe deKarl&|160;: resté seul avec Éginhard, Vortigern et Amael, il dit àce dernier&|160;: – Vieillard, si j’ai bien écouté mon chapelain…un Frank, nommé Berthoald, a sauvé la vie de mon aïeul… Comment sefait-il que ce Berthoald et toi vous soyez le mêmepersonnage&|160;?

–&|160;En deux mots, voici l’histoire, – ditAmael. – À quinze ans, poussé par l’esprit d’aventure, j’ai quittéma famille de race gauloise, alors établie en Bourgogne. Aprèsplusieurs traverses, j’ai réuni une bande d’hommesdéterminés&|160;; j’avais alors vingt ans. J’ai, par un honteuxmensonge, pris un nom frank, me disant de cette race afin de gagnerla protection de Karl-Martel. Pour l’intéresser davantage à monsort, je lui ai offert mon épée, celle de mes hommes, peu de joursavant la bataille de Poitiers. À cette bataille, je lui ai sauvé lavie&|160;; depuis lors, comblé par lui de faveurs, j’ai combattusous ses ordres pendant cinq ans.

–&|160;Et ensuite&|160;?

–&|160;Ensuite… honteux de mon mensonge etencore plus honteux de servir avec les Franks, j’ai quittéKarl-Martel pour retourner en Bretagne, mon pays natal… Là, je mesuis fait laboureur.

–&|160;Et par la chappe de saint Martin, tut’es fait aussi rebelle&|160;! – s’écria l’empereur de sa voixglapissante, qui prit alors un ton de fausse perçant. – Oui, jesais que l’on t’a justement choisi pour otage, toi l’instigateur etl’âme des révoltes, des guerres qui ont éclaté en Bretagne, sous lerègne de Pépin, mon père, et sous mon règne, à moi&|160;! puisquedans cette dernière guerre tes endiablés compatriotes ont décimémes vieilles bandes aguerries&|160;!

–&|160;J’ai combattu de mon mieux dans toutesnos guerres.

–&|160;De ton mieux, traître&|160;!Quoi&|160;! comblé des faveurs de mon aïeul, tu n’as pas craint dete révolter en armes contre son fils et contre moi&|160;!

–&|160;Je n’ai eu qu’un remords, celui d’avoirmérité la faveur de ton aïeul. Je me reprocherai toujours de m’êtrebattu pour lui… au lieu de m’être battu contre lui.

–&|160;Vieillard&|160;! – s’écria l’empereuren devenant pourpre de colère, – tu as encore plus d’audace qued’années&|160;!

–&|160;Karl… brisons là&|160;! Tu te regardescomme souverain de la Gaule… nous autres Bretons, nous nereconnaissons pas tes droits. Ces droits, comme tout conquérant, tules tiens de…

–&|160;Je les tiens de Dieu&|160;! – s’écrial’empereur, en frappant du pied et en interrompant Amael. – Oui,mes droits sur la Gaule, je les tiens de Dieu… et de monépée&|160;!

–&|160;De ton épée, oui&|160;; de la violence,oui&|160;; mais de Dieu, non&|160;! Le Dieu juste ne consacre pasle vol… qu’il s’agisse d’une bourse ou d’un empire. Clovis s’étaitemparé de la Gaule&|160;; ton père et ton aïeul ont dépouillé de sacouronne le dernier rejeton de Clovis, peu nous importe, à nousautres, qui ne voulons obéir ni à la race de Clovis, ni à celle deKarl-Martel. Tu disposes d’une armée innombrable, tu as déjàravagé, vaincu la Bretagne, tu pourras la vaincre, la ravagerencore, mais la soumettre… non&|160;! Maintenant, Karl, j’ai dit.Tu n’entendras plus un mot de moi à ce sujet&|160;: je suis tonprisonnier, ton otage. Dispose de moi&|160;!

L’empereur, qui plusieurs fois avait faillilaisser éclater son indignation, se tourna vers Éginhard, et luidit d’un ton calme après un moment de silence&|160;: – Toi quiécris les faits et gestes de Karl, Auguste Empereur des Gaules,César de Germanie, Patrice des Romains, Protecteur des Suèves,Bulgares et Hongrois, tu écriras ceci&|160;: qu’un vieillard a tenuà Karl un langage d’une audace inouïe, et que Karl n’a pus’empêcher d’estimer la franchise, le courage de l’homme qui luiparlait ainsi. – Et, changeant soudain d’accent, l’empereur, dontles traits un moment courroucés prirent une expression de bonhomienuancée de finesse, dit au vieillard&|160;: – Ainsi donc, seigneursbretons de l’Armorique, quoi que je fasse, vous ne voulez à aucunprix de moi pour empereur&|160;? et pourtant, toi&|160;? meconnais-tu seulement&|160;?

–&|160;Karl, nous te connaissons en Bretagnepar les maux des guerres que ton père et toi vous nous avez faites.Nous savons aussi tes nombreuses conquêtes en Europe&|160;; maisles peuples conquis admirent peu les conquérants.

–&|160;Ainsi, pour vous autres hommes del’Armorique, moi, Karl, je ne suis qu’un homme de conquête&|160;?de violence&|160;? de bataille&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Vraiment&|160;? eh bien, suis-moi, jete ferai peut-être changer d’avis, – dit l’empereur, après unmoment de réflexion. Et se levant, il prit sa canne et son bonnet.Avisant alors Vortigern, qui jusque-là s’était tenu àl’écart&|160;: – Qu’est-ce que ce jeune et beaugarçon-là&|160;?

–&|160;C’est mon petit-fils.

–&|160;Octave, – dit l’empereur en seretournant vers le Romain, – voici un otage bien jeune&|160;?

–&|160;Auguste prince, pour plusieurs raisonsl’on a dû choisir ce jouvenceau. Sa sœur a épousé Morvan,simple laboureur, mais l’un des chefs bretons les plusintrépides&|160;; dans cette dernière guerre, il commandait lacavalerie.

–&|160;Mais alors, pourquoi ne l’a-t-on pasamené ici, ce Morvan&|160;? c’eût été un excellent otage&|160;?

–&|160;Prince auguste, pour l’amener ici, ileût fallu d’abord le prendre… et quoique gravement blessé, Morvan,grâce à sa femme, une héroïne, est parvenu à s’échapper avecelle&|160;; il a été impossible de les atteindre dans les montagnesinaccessibles où ils se sont tous deux réfugiés. L’on a donc choisipour otages deux autres chefs de tribu, très-influents, que nousavons laissés en chemin par suite de leurs blessures, puis cevieillard qui a été l’âme des dernières guerres, et enfin ce jeunehomme qui, par sa famille, tient à l’un des chefs les plusdangereux de l’Armorique. L’on a aussi, je l’avoue, cédé auxprières de la mère de ce jeune garçon&|160;; car elle désiraitvivement le voir accompagner son aïeul durant ce long voyage, fortrude pour un centenaire.

–&|160;Et toi&|160;? – reprit l’empereur ens’adressant à Vortigern, qu’il avait, pendant le récit d’Octave,regardé avec attention et intérêt, – tu le hais sans doute aussibeaucoup, Karl le conquérant&|160;? Karl le batailleur&|160;?

–&|160;L’empereur Karl a des cheveuxblancs&|160;; moi, j’ai dix-huit ans, – répondit le jeune Breton enrougissant et baissant les yeux, – je ne saurais répondre.

–&|160;Vieillard, – reprit Karl en se tournantvers Amael, – la mère de ton petit-fils doit être une heureusemère. Mais j’y songe, mon garçon, est-ce qu’hier, peu de tempsavant mon arrivée, tu n’as pas failli te casser le cou en tombantde cheval&|160;?

–&|160;Moi&|160;? – s’écria Vortigern enrougissant d’orgueil, – moi, tomber de cheval&|160;? Qui a osé direcela&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! mon garçon, tevoilà rouge jusqu’aux oreilles, – reprit l’empereur en riant. –Allons, rassure-toi, je ne veux point blesser ton amour-propred’écuyer, loin de là&|160;; car avant de te voir, j’avais entendud’interminables récits sur ta bonne grâce et ta hardiesse à cheval.Mes chères filles, et surtout la petite Thétralde et la grandeHildrude, m’ont dix fois répété pendant le souper, qu’elles avaientvu un sauvage petit Breton, quoique blessé d’un bras, manier soncheval comme le meilleur de mes écuyers.

–&|160;Si je mérite quelques éloges, il fautles adresser à mon grand-père, – répondit modestementVortigern&|160;; – c’est lui qui m’a appris à monter à cheval.

–&|160;J’aime cette réponse, mon garçon&|160;;elle me prouve ta modestie et ton respect pour les vieilles gens.Maintenant, dis-moi, es-tu savant&|160;? Sais-tu lire etécrire&|160;?

–&|160;Oui, grâce aux enseignements de mamère.

–&|160;Sais-tu chanter la messe aulutrin&|160;?

–&|160;Moi&|160;! – reprit Vortigern fortétonné, – moi, chanter la messe&|160;! Non, non, l’on ne chanteguère la messe chez nous.

–&|160;Les voyez-vous, ces païensbretons&|160;! – s’écria Karl. – Ah&|160;! mes évêques ont raison,c’est un peuple endiablé que ce peuple armoricain&|160;! Queldommage qu’un si beau et si modeste garçon ne sache point chanterau lutrin&|160;! – Et, mettant son bonnet de fourrure sur sa grossetête et s’appuyant sur sa canne, l’empereur dit au vieillard&|160;:– Allons, suis-moi, seigneur breton. Ah&|160;! tu ne connais queKarl le Batailleur&|160;? Je vais t’en faire voir un autre Karl,moi, que tu ne connais pas. Viens, viens&|160;! – Et l’empereur,boitant et s’appuyant sur sa canne, se dirigea vers la porte enfaisant signe aux assistants de le suivre&|160;; mais, s’arrêtantau seuil, il dit à Octave&|160;: – Va prévenir Hugh, mon grandveneur, que je chasserai tantôt le cerf dans la forêt d’Oppenheim,qu’il y envoie la meute.

–&|160;Auguste prince, vos ordres serontexécutés.

–&|160;Tu diras aussi au grand Nomenclateur dema table[26], que peut-être je dînerai dans lepavillon de la forêt, si la chasse se prolonge. Ma suite dîneraaussi&|160;; que le festin soit somptueux. Quant à moi, tu diras auNomenclateur que mon goût n’a pas varié&|160;: un bon gros cuisseaude venaison rôti, que l’on m’apporte tout fumant sur la broche,c’est toujours mon régal[27].

Le jeune Romain s’inclina de nouveau&|160;;Karl sortit le premier de la chambre, puis Éginhard et Amael.Octave s’approchant alors de Vortigern, lui dit tout bas&|160;: –Je vais faire savoir à l’appartement des filles de l’empereur qu’ilchasse tantôt. Par Vénus&|160;! la mère des amours te protège, monjeune Breton.

Le jouvenceau rougit de nouveau, et ilhésitait à répondre au Romain, lorsque Amael se retournant,l’appela et lui dit&|160;: – Viens, mon enfant, l’empereur veuts’appuyer sur ton bras pour descendre l’escalier.

Vortigern, de plus en plus troublé, s’approchade Karl, qui disait à ses chambellans&|160;: – Non, personne nem’accompagnera, sinon Éginhard et ces deux Bretons. – S’adressantalors au jouvenceau&|160;: – Ton bras me sera d’un meilleur appuique ma canne, cet escalier est rapide&|160;; viens et marcheprudemment.

L’empereur, appuyé sur le bras de Vortigern,descendit lentement les degrés d’un escalier qui aboutissait à l’undes portiques d’une cour intérieure&|160;; là, Karl abandonna lebras du jeune Breton et lui dit en reprenant sa canne&|160;: – Tuas marché fort sagement, tu es un bon guide. Quel dommage que tu nesaches pas chanter au lutrin&|160;! – Ce disant, Karl suivit unegalerie qui longeait la cour&|160;; les personnes dont il étaitaccompagné marchaient à quelques pas derrière lui. Bientôt ilaperçut, en dehors de la galerie, un esclave qui traversait la couret portait sur ses épaules un grand panier&|160;: – Eh&|160;! làbas&|160;! – lui cria l’empereur de sa voix perçante, – l’homme aupanier&|160;! approche&|160;! Qu’as-tu dans ce panier&|160;?

–&|160;Des œufs, seigneur.

–&|160;Où les portes-tu&|160;?

–&|160;Aux cuisines de l’auguste empereur.

–&|160;D’où viennent-ils, cesœufs-là&|160;?

–&|160;De la métairie de Mulsheim,seigneur.

–&|160;De la métairie de Mulsheim&|160;? –répéta l’empereur en réfléchissant, et il ajouta presqueaussitôt&|160;: – il doit y avoir trois cent vingt-cinq œufs dansce panier&|160;?

–&|160;Oui, seigneur&|160;; c’est la redevanceque chaque mois l’on apporte de la ferme.

–&|160;Va… et prends garde de casser tes œufs.– L’empereur, s’arrêtant alors un instant, appuyé sur sa canne, setourna vers Amael, et l’appelant&|160;: – Eh&|160;! seigneurbreton, venez ici, à côté de moi. – Amael obéit&|160;; l’empereur,continuant de marcher, ajouta&|160;: – Karl le Batailleur, leconquérant, est du moins un bon ménager… qu’en penses-tu&|160;? Ilsait, à un œuf près, combien pondent les poules de sesmétairies[28]. Si jamais tu retournes en Bretagne, turaconteras ceci aux ménagères de ton pays.

–&|160;Si je revois jamais mon pays, je diraila vérité sur ce que je vois ici.

En ce moment Karl frappa à une porte donnantsur la galerie. Aussitôt un clerc, vêtu de noir, vint ouvrir, ets’écria, frappé de surprise, en fléchissant le genou&|160;: –L’empereur&|160;! – Et comme le clerc faisait un mouvement pourcourir à la porte d’une salle voisine, dont on voyait l’entrée,Karl lui dit&|160;: – Ne bouge pas&|160;!… Maître Clément professeà cette heure, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, prince Auguste.

–&|160;Reste là… – Et s’adressant àAmael&|160;: – Seigneur Breton, tu vas visiter une école que j’aifondée&|160;; elle est sous l’enseignement de maître Clément,fameux rhéteur, que j’ai fait venir d’Écosse. Les enfants des plusgrands seigneurs de ma cour viennent, d’après ma volonté, étudierdans cette école, avec les enfants des plus pauvres de messerviteurs.

–&|160;Karl, ceci est bien… je t’enfélicite&|160;!

–&|160;C’est pourtant Karl le Batailleur qui afait cette bonne chose… Enfin, viens, entrons. – Et se tournantvers Vortigern&|160;: – Eh&|160;! mon jeune homme, vous qui nesavez pas chanter la messe, entrez, entrez, et ouvrez de toutes vosforces les yeux et les oreilles&|160;; vous allez voir des écoliersde votre âge.

L’école palatine, dirigée parl’Écossais Clément, et dans laquelle les deux Bretons suivirentl’empereur, était remplie d’environ deux cents écoliers&|160;; tousse levèrent de leurs bancs à la vue de Karl&|160;; mais lui leurfaisant signe de se rasseoir&|160;: – Restez assis, mesenfants&|160;; j’aime mieux vous voir le nez baissé sur vos cahiersd’étude, que le nez en l’air, sous prétexte de respect à mon égard.– Maître Clément, directeur de l’école palatine, se disposait àdescendre de sa chaire&|160;; mais Karl s’écria&|160;: – Reste surton trône de sapience, mon digne maître&|160;; je ne suis ici quel’un de tes sujets&|160;; je désire seulement jeter un coup d’œilsur les travaux de ces enfants, savoir de toi s’ils te satisfont ets’ils ont progressé en mon absence. Voyons les travaux de cejour.

L’empereur se piquait fort debelles-lettres&|160;; il s’assit sur un siège près de la chaire deClément, et examina longuement plusieurs cahiers qui lui furentsoumis par différents écoliers&|160;; mais les élèves appartenant àdes parents nobles ou riches ne présentèrent à l’empereur que destravaux médiocres ou détestables, tandis qu’au contraire, lesélèves les plus pauvres, ou des conditions les moins élevées,présentèrent des ouvrages tellement distingués, que Karl s’écria ense tournant vers Amael&|160;: – Si tu étais plus lettré, seigneurBreton, tu apprécierais comme moi ces lettres et ces vers que jeviens de parcourir&|160;; les plus douces saveurs de la science sefont sentir dans la plupart de ces écrits. – Et Karl, s’adressantaux écoliers&|160;: – «&|160;Je vous loue beaucoup, mes enfants, devotre zèle à remplir mes intentions&|160;; efforcez-vousd’atteindre à la perfection, et je vous donnerai de riches évêchés,de magnifiques abbayes.&|160;» – Puis, fronçant le sourcil, enjetant un regard irrité sur les nobles paresseux et sur les richesfainéants, il ajouta&|160;: – «&|160;Quant à vous, fils desprincipaux de la nation, quant à vous, enfants délicats et fortgentils, d’ailleurs, qui, vous reposant sur votre naissance et survotre fortune, avez négligé mes ordres et vos études, préférant lejeu et la paresse… quant à vous&|160;! – s’écria-t-il de plus enplus courroucé en frappant le plancher de sa canne, – que d’autresvous admirent&|160;; je ne fais, moi, aucun cas de votre naissanceet de votre fortune&|160;!… Écoutez et retenez ces paroles&|160;:Si vous ne vous hâtez de réparer votre négligence par une constanteapplication, vous n’obtiendrez jamais rien de moi[29]&|160;!&|160;» – Les riches fainéantsbaissèrent les yeux, tout tremblants. L’empereur alors se leva etdit à un jeune clerc, nommé Bernard, à peine âgé de vingt ans, l’undes écoliers dont les travaux distingués venaient d’attirer sonattention&|160;: – Toi, mon garçon, suis-moi, je te fais dèsaujourd’hui clerc de ma chapelle[30], et maprotection ne s’arrêtera pas là. – Puis s’adressant à Amael&|160;:– Eh bien, seigneur Breton&|160;? tu le vois, Karl le Batailleuragit dans son humble humanité, comme agit le Seigneur Dieu dans sadivinité&|160;; il sépare l’ivraie du bon grain, met les bons à sadroite et les mauvais à sa gauche. Si jamais tu retournes enBretagne, tu diras aux rhéteurs de ton pays que Karl ne surveillepas trop mal l’école qu’il a fondée.

–&|160;Je dirai, Karl, que je t’ai vu agir, enceci, avec sagesse, justice et bonté.

–&|160;Je veux que les belles-lettres et lascience illustrent mon règne. Si tu étais moins barbare, je teferais assister à une séance de notre Académie&|160;; nous avonspris des noms de l’antiquité&|160;: Éginhard s’appelleHomère, Clément Horace&|160;; moi, je suis leroi David[31]. Cesnoms immortels nous siéent comme des armures de géants à desnains&|160;; mais, du moins, nous honorons ces génies de notremieux. Et maintenant, – ajouta l’empereur en poursuivant sa marche,– allons, en bons catholiques, entendre la messe.

L’empereur, précédant les personnes dont ilétait accompagné, suivit une longue galerie. À l’angle d’untournant, endroit assez sombre, Karl, rencontrant une jeune etjolie esclave, l’accosta familièrement, ainsi qu’il en usait avecl’innombrable quantité de femmes de toute condition dont ilremplissait son palais, lui prit en riant le menton, puis lataille&|160;; il allait même pousser plus loin ses agressionslibertines, lorsque se souvenant que malgré l’obscurité de lagalerie, il pouvait être aperçu des personnes de sa suite, il fitsigne à l’esclave de s’éloigner, et dit en riant à Amael&|160;: –Karl aime à se montrer accessible à ses sujets.

–&|160;Et surtout à ses sujettes, – reprit levieillard&|160;; – mais, bon&|160;! la messe t’absoudra&|160;!

–&|160;Ah&|160;! païen de Breton&|160;! païende Breton&|160;! – murmura l’empereur&|160;; et peu d’instantsaprès, il entrait dans la basilique d’Aix-la-Chapelle, attenant aupalais impérial. Vortigern et son aïeul furent éblouis del’incroyable magnificence de ce temple, dans lequel s’étaientrendus tous les commensaux du palais impérial. Vortigern vit auloin, près du chœur, parmi les concubines, les filles etpetites-filles de Karl, brillamment parées, la blonde et charmanteThétralde, assise à côté de sa sœur Hildrude. L’empereur prit saplace accoutumée, derrière le lutrin, au milieu des chantres,somptueusement vêtus. L’un d’eux offrit respectueusement àl’empereur un bâton d’ébène avec lequel il battit la mesure, etdonna, lorsqu’il le fallut, le signal des différents chantsindiqués par la liturgie. Un peu avant la fin de chaque verset,Karl, en manière de signal, poussait de sa voix grêle une sorte decri guttural si étrange[32], queVortigern, dont le regard venait de rencontrer, par hasard, lesgrands yeux bleus de la blonde Thétralde obstinément fixés sur lui,faillit éclater de rire au cri de l’empereur, malgré la sainteté dulieu, malgré le trouble croissant où le jetaient les doux regardsde Thétralde. La messe terminée, Karl dit à Amael&|160;: – Eh bien,seigneur breton, avoue qu’au besoin, tout batailleur que je suis,je ferais un bon clerc et un bon chantre&|160;?

–&|160;Je ne me connais point à ceschoses&|160;; je te dirai seulement que comme chantre, tu as pousséun cri cent fois plus discord que le cri des corbeaux de mer de nosgrèves. Puis, le chef d’un empire a, ce me semble, mieux à faireque de chanter la messe.

–&|160;Tu seras toujours un barbare et unidolâtre&|160;! – s’écria l’empereur en sortant de la basilique. Aumoment où il se trouvait sous le portail de ce monument, l’un desgrands de sa cour qui se pressaient sur son passage, lui dit&|160;:– Auguste prince, l’on vient d’apprendre à l’instant même la mortde l’évêque de Limbourg.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! seulement àl’instant&|160;? Cela m’étonne fort&|160;; l’on est si âpre à lacurée des évêchés, que l’on annonce toujours la mort des évêques aumoins deux ou trois jours à l’avance. Est-il du moins mort en bonneodeur de sainteté, ce défunt évêque&|160;? S’est-il recommandé dansl’autre monde par de grosses aumônes laissées auxpauvres&|160;?

–&|160;Auguste prince, il n’a laissé, dit-on,aux pauvres, que deux livres d’argent.

–&|160;Quel léger viatique pour un si longvoyage[33]&|160;! – s’écria une voix&|160;;c’était celle de Bernard, le pauvre et savant écolier que Karlavait déjà nommé clerc de sa chapelle, et qui, d’après les ordresde l’empereur, se tenait non loin de lui, depuis sa sortie del’école palatine. Karl, se tournant vers le jeune homme qui, rougede confusion, regrettant déjà la hardiesse de son langage,tremblait de tous ses membres, lui dit en se remettant enmarche&|160;: – Suis-moi&|160;; – mais voyant les grands de sa course préparer à l’accompagner, Karl ajouta&|160;: – Non, non&|160;;ces deux Bretons, Éginhard et ce jeune clerc m’accompagnerontseuls&|160;; vous autres, tenez-vous prêts pour la chasse detantôt.

La foule brillante s’arrêta, l’empereurregagna les galeries du palais sans autre suite que Vortigern,Amael, Éginhard et le pauvre Bernard&|160;; plus mort que vif, leclerc marchait le dernier, craignant d’avoir par son indiscrèteéchappée, en critiquant l’avarice du défunt évêque, courroucél’empereur. Aussi quelle fut la surprise de l’écolier, lorsqu’aubout de quelques pas, Karl, se retournant à demi, lui dit&|160;: –Approche, approche&|160;! Tu trouves donc que l’évêque de Limbourga laissé trop peu d’argent pour les pauvres&|160;?

–&|160;Seigneur&|160;!…

–&|160;Réponds&|160;? Si je te donnais cetévêché, serais-tu, au moment de paraître devant Dieu, plus libéralque l’évêque de Limbourg&|160;?

–&|160;Auguste prince, – répondit le pauvreclerc, abasourdi de cette fortune inouïe, en se jetant aux pieds del’empereur, – c’est à la volonté de Dieu et à votre toute-puissancede décider de mon sort.

–&|160;Relève-toi, je te nomme évêque deLimbourg[34], et suis-moi&|160;; il est bon que tusaches avec quelle âpreté l’on se dispute ici les évêchés&|160;! Onpeut juger des richesses qu’il rapportent par l’ardeur aveclaquelle on se les dispute. Et cependant, une fois que l’on tientl’évêché, la cupidité, loin de s’assouvir, s’irrite encore. Tesouviens-tu, Éginhard, de cet insolent évêque de Manheim&|160;?Lors d’une de mes campagnes contre les Huns, je l’avais laissé prèsde ma femme Hildegarde&|160;; ne voilà-t-il pas que ce compère, segonflant de la familiarité que lui témoignait ma femme, poussal’audace jusqu’à lui demander en don la baguette d’or dont je mesers comme symbole de mon autorité, à cette fin, disait l’évêque,de s’en servir comme de canne[35]&|160;!Par le roi des cieux&|160;! le sceptre de Karl, empereur, neservira pas de sitôt de bâton aux évêques de son empire&|160;!

–&|160;Tu te trompes, Karl&|160;! C’est moiqui te le dis, – reprit Amael&|160;; – tôt ou tard tes évêques seserviront de ton sceptre comme d’un bâton pour conduire tes peuplesà leur guise.

–&|160;Par le marteau de mon aïeul&|160;! jebriserais les mitres des évêques sur leur tête s’ils voulaientusurper mon pouvoir&|160;!

–&|160;Non, car tu les crains&|160;! J’enprends à témoin les grands biens et les flatteries que tu leurprodigues.

–&|160;Je crains les évêques, moi&|160;? –s’écria l’empereur&|160;; et s’adressant à Éginhard&|160;: –L’affaire du rat est-elle arrangée avec le juif&|160;?

–&|160;Oui, seigneur, – répondit en souriantÉginhard&|160;; – hier l’évêque a conclu le marché.

–&|160;Ceci arrive à point pour te prouver sije crains les évêques, seigneur Breton… Les flatter&|160;!moi&|160;! lorsqu’au contraire je ne manque jamais l’occasion deleur donner de sévères ou plaisantes leçons lorsqu’ils méritent leblâme. Quant aux méritants, je les enrichis, et encore je regardetoujours à deux fois avant de leur donner des terres et des abbayesdépendant du domaine impérial&|160;; car, avec telle abbaye outelle métairie, je suis certain de m’assurer un vassal plus fidèleque tel comte ou tel évêque[36].

En devisant ainsi, l’empereur avait regagnéson palais et était remonté dans son appartement, accompagnéd’Éginhard, d’Amael, de son petit-fils et de Bernard, nouvel évêquede Limbourg. À peine Karl fut-il entré dans son observatoire, qu’unde ses chambellans lui dit&|160;: – Auguste empereur, plusieursgrands officiers du palais ont sollicité l’honneur d’être admis envotre présence pour vous entretenir d’une demande très-urgente… Lanoble dame Mathalgarde (c’était une des nombreuses concubines deKarl) est aussi déjà venue deux fois pour le même objet.

–&|160;Faites entrer ces demandeurs, – ditKarl au chambellan, qui sortit aussitôt&|160;; se tournant ensuitevers le jeune clerc, en lui montrant le rideau de la fenêtre auprèsde laquelle était placé son siège habituel, l’empereur ajouta enriant&|160;: – Cache-toi derrière ce rideau, mon jeune homme, tuvas connaître le nombre de rivaux que suscite la vacance d’unévêché[37].

À peine le jeune clerc eut-il disparu derrièrele rideau, que la chambre fut envahie par un grand nombre defamiliers du palais, officiers ou seigneurs de la cour&|160;;chacun d’eux, faisant valoir ses propres droits à l’évêché ou lesdroits des postulants qu’il recommandait, assourdissait l’empereurde ses sollicitations. Parmi eux se trouvait un évêquemagnifiquement vêtu, à l’air hautain et superbe. À son tour, ils’approcha de Karl.

–&|160;Voici l’évêque au rat, – dittout bas Éginhard à l’empereur&|160;; – le prix qu’il a payé aujuif est de dix mille sous d’argent… le juif m’a scrupuleusementrapporté la somme, d’après vos ordres.

–&|160;Évêque de Bergues, n’as-tu pas assezd’un évêché&|160;? – dit Karl à ce prélat si magnifique&|160;; –viendrais-tu en solliciter un second&|160;?

–&|160;Prince Auguste… je vous prie dem’accorder, en échange de l’évêché de Bergues, l’évêché deLimbourg.

–&|160;Parce que ce dernier évêché est plusriche&|160;?

–&|160;Oui, seigneur, et, si je l’obtiens, lapart des pauvres n’en sera que plus considérable.

–&|160;Et maintenant, vous tous, écoutez bienceci, – s’écria l’empereur d’un air sévère, en montrant l’évêque. –Connaissant le goût passionné du prélat que voilà pour lesfrivolités curieuses et ruineuses qu’il achète à des prix insensés,j’ai commandé à Salomon, le juif, de prendre un rat dans sa maison…vous entendez, un rat… le plus vulgaire des rats qui ait jamais étépris dans une ratière&|160;; puis d’embaumer ce rat avec deprécieux aromates, de l’envelopper d’étoffes orientales brodéesd’or, de l’offrir à l’évêque de Bergues comme un rarissime rat deJudée rapporté par un vaisseau vénitien, et de le vendre à ceprélat comme le plus prodigieux, le plus miraculeux desrats[38].

Un immense éclat de rire éclata parmi lestémoins de cette scène, tandis que l’évêque, irrité, mais secontraignant, baissait les yeux devant Karl, qui poursuivit&|160;:– Or, savez-vous quel prix l’évêque de Bergues l’a payé, ce ratprodigieux&|160;? Dix mille sous d’argent&|160;! oui, dixmille sous d’argent[39], toutautant&|160;! J’ai la somme ici, le juif me l’a rapportée… ellesera distribuée aux pauvres&|160;! – Puis il ajouta d’un airsévère&|160;: – «&|160;Évêques, évêques, songez-y bien&|160;!… vousdevez être les pères, les pourvoyeurs des pauvres, ne point vousmontrer avides de vaines frivolités… et voici que, faisant tout lecontraire, vous vous adonnez plus que les autres mortels àl’avarice et à de vaines cupidités&|160;![40]&|160;»Par le roi des cieux&|160;! prenez-y garde&|160;!… la main del’empereur vous a élevés, elle pourrait vous abaisser. Non, évêquede Bergues, tu n’auras pas l’évêché de Limbourg&|160;; conserve letien, et sache-moi gré de ma clémence. Quant à vous autres, sachezque j’ai promis l’évêché à un jeune homme. Or, je ne veux pas, moi,manquer de parole à mon jeune homme.

À ce moment, les courtisans s’écartèrent pourdonner passage à Mathalgarde, une des concubines de l’empereur.Cette femme, d’une grande beauté, s’approcha de Karl d’un airconfiant et assuré dans le succès de sa demande, et lui ditgracieusement&|160;: – Mon aimable seigneur, l’évêché de Limbourgest vacant&|160;; je l’ai promis à un clerc que je protège, nedoutant pas de votre approbation.

–&|160;Chère Mathalgarde, je n’ai rien à vousrefuser&|160;; mais j’ai donné l’évêché à un jeune homme… et je nesaurais le lui reprendre.

Mathalgarde, prenant alors sa voix la plusinsinuante, la plus douce, saisit une des mains de l’empereur etajouta tendrement&|160;: – Auguste prince, mon gracieux maître,pourquoi si mal placer cet évêché, en le donnant à un jeune homme,à un enfant, sans doute&|160;?… Je vous en conjure, accordezl’évêché à mon clerc&|160;; vous n’avez pas de serviteur plusdévoué.

Soudain une voix lamentable, sortant dederrière le rideau, s’écria au grand étonnement desassistants&|160;: – «&|160;Seigneur empereur, tenez ferme&|160;!…ne souffrez pas que personne arrache de vos mains la puissance queDieu vous a donnée… Tenez ferme&|160;! auguste prince&|160;! tenezferme[41]&|160;!&|160;» C’était la voix du pauvreBernard, qui, craignant de voir Karl se laisser séduire par lesparoles caressantes de Mathalgarde, le rappelait ainsi à sespromesses. Alors l’empereur, écartant le rideau derrière lequel setenait le clerc, le prit par la main, et dit en le présentant àl’assistance&|160;: – Voici le nouvel évêque de Limbourg… – Ets’adressant à Bernard&|160;: – N’oublie jamais de distribuerd’abondantes aumônes… ce sera un jour ton viatique pour ce longvoyage dont on ne revient pas[42].

La belle Mathalgarde, ainsi trompée dans sonespérance, rougit de dépit et sortit brusquement de l’appartement,bientôt suivie par les courtisans, non moins déçus, et par l’évêquede Bergues, qui, sans le vouloir, avait si chèrement payé aubénéfice des pauvres un humble rat de ratière.

–&|160;Seigneur Breton, – dit l’empereur enfaisant signe à Amael de s’approcher de la fenêtre qu’il ouvrit,afin de sortir sur le balcon pour y jouir de la douce chaleur dusoleil d’automne, – trouves-tu que Karl soit d’humeur à laisser lesévêques se servir de son sceptre, en guise de bâton, pour conduireses peuples&|160;?

–&|160;Karl, si tu veux, à la fin de cettejournée, m’accorder quelques moments d’entretien, je te diraisincèrement ma pensée sur ce que je vois ici&|160;; je louerai lebien… je blâmerai le mal.

–&|160;Tu vois du mal ici&|160;?

–&|160;Ici… et ailleurs.

–&|160;Comment, ailleurs&|160;?

–&|160;Crois-tu que ton palais et ta villed’Aix-la-Chapelle, ta ville de prédilection… soient la Gaule toutentière&|160;?

–&|160;Que me parles-tu de la Gaule&|160;! Jeviens de parcourir le nord de ses contrées… j’ai été jusqu’àBoulogne, où j’ai fait établir un phare pour les vaisseaux, et deplus… – Mais l’empereur, s’interrompant, dit au vieillard en luidésignant un endroit de la cour que le balcon dominait&|160;: –Regarde&|160;!… et écoute&|160;!

Amael vit auprès d’une des galeries un jeunehomme de haute et robuste taille, à barbe noire et touffue, portantles riches habits des évêques&|160;; deux de ses esclaves venaientde lui amener un cheval des plus pacifiques, ainsi qu’il convient àun prélat, et de l’approcher d’un banc de pierre, afin qu’il fûtplus facile à leur maître d’enfourcher sa monture&|160;; mais lejeune évêque, remarquant deux femmes qui, d’une croisée, leregardaient, et voulant, sans doute, faire preuve d’agilité,ordonna impatiemment aux serviteurs d’éloigner le cheval dubanc&|160;; puis, dédaignant même le secours de l’étrier, il saisitd’une main la crinière de l’animal, et s’élança d’un bond sivigoureux, que, dépassant le but, il faillit tomber de l’autre côtédu cheval, et eut assez de peine à se raffermir en selle. Cetteespèce de saut périlleux avait attiré l’attention de l’empereur surle trop agile prélat&|160;; aussi lui cria-t-il de sa voix grêle etglapissante en se penchant au balcon&|160;: – Eh&|160;!… eh&|160;!…mon alerte évêque… un mot, s’il te plaît&|160;? – Le jeune hommereleva la tête, et, reconnaissant Karl, s’inclinarespectueusement.

–&|160;«&|160;Tu es vif, agile et prompt, –lui cria l’empereur&|160;; – tu as bon pied, bon bras, bonœil&|160;; la tranquillité de notre royaume est, chaque jour,troublée par la guerre&|160;; nous avons très-grand besoin declercs de ton espèce&|160;; reste donc pour partager nosfatigues, puisque tu peux monter si lestement à cheval[43]… Je donnerai ton évêché à un hommemoins ingambe.&|160;»

Le jeune évêque baissa la tête avec confusion.Il regardait l’empereur d’un air suppliant, lorsque l’on entenditles aboiements lointains d’une meute nombreuse et le retentissementdes trompes. – C’est ma vénerie, – dit l’empereur&|160;; – nousallons partir pour la chasse, seigneur Breton, et ce soir, si tu leveux, nous causerons… Retourne chez toi avec ton petit-fils&|160;;l’on vous servira votre réfection du matin, après quoi vousviendrez me rejoindre&|160;; je suis curieux de voir si tonjouvenceau est aussi habile écuyer qu’on le dit, et puis, vois-tu,quoique l’exercice de la chasse soit un plaisir frivole, plaisirque j’aime, je l’avoue, avec passion, car, en temps de paix, il memaintient en vigueur et en santé, tu trouveras peut-être que Karlle Batailleur tire parfois bon parti des frivolités. Allez doncprendre votre repas, je vais prendre le mien, et ensuite, àcheval&|160;!

**

*

Octave était venu chercher Amael et sonpetit-fils après leur réfection du matin. Tandis qu’ils sedirigeaient vers l’une des cours du palais, le jeune Romain,profitant d’un moment où le vieillard ne pouvait l’entendre, dittout bas en riant à Vortigern&|160;: – Heureux garçon&|160;! jesuis certain que deux paires de beaux yeux, les uns noir d’ébène,les autres bleu d’azur, ont déjà cherché au loin dans la foule descourtisans… – Mais, s’interrompant à la vue de la vive rougeur dontle visage du jeune Breton se colorait, Octave ajouta&|160;: –Attends donc la fin de mes paroles avant de devenir pourpre… Jedisais que deux beaux yeux bleus et deux beaux yeux noirs ont, plusd’une fois déjà, cherché dans la foule des courtisans… la vénérablefigure de ton grand-père, car rien n’attire davantage les beauxyeux qu’une longue barbe blanche. Cela est si vrai, que, ce matin,à la messe, la blonde Thétralde et la brune Hildrude oubliaientl’office divin pour regarder incessamment… ton aïeul qui setrouvait à côté de toi… Allons, te voici encore à rougir. Crains-tupas que les charmantes filles de l’empereur deviennent amoureusesd’un centenaire&|160;?

–&|160;Laisse-moi&|160;!… tes plaisanteries mesont insupportables, – dit Vortigern avec impatience. – Je ne saispas ce que tu veux dire.

–&|160;Oh&|160;! que l’air de la cour estcontagieux&|160;! – s’écria Octave. – Ce jeune Breton est à peineéchappé de ses bruyères, et le voici déjà non moins dissimulé qu’unvieux clerc&|160;!

Vortigern, de plus en plus embarrassé par lesrailleries d’Octave, balbutia quelques mots, et bientôt levieillard, son petit-fils et le jeune Romain, montés surd’excellents chevaux qu’ils trouvèrent gardés par des esclaves dansl’une des cours du palais, rejoignirent l’empereur.

Karloman et Louis (Hlut-wig, commedisent les Franks), arrivés le matin même du château d’Héristall,accompagnaient Karl, ainsi que cinq de ses filles et quatre de sesconcubines, les autres femmes du palais impérial ne prenant pas,cette fois, le divertissement de la chasse. Parmi les chasseresses,on remarquait Imma, qui avait vaillamment porté sur son dosÉginhard, l’archichapelain. Belle encore, elle atteignait lamaturité de l’âge&|160;; puis venait Berthe, cherchant du regardEnghilbert, le bel abbé de Saint-Riquier&|160;; ensuite Adelrude,qui, de loin, souriait à Audoin, l’un des plus hardis capitaines del’empereur&|160;; puis, enfin, la brune Hildrude et la blondeThétralde, qui, toutes deux, cherchaient des yeux… le Bretoncentenaire, sans doute, ainsi que l’avait dit Octave à Vortigern.La plupart des seigneurs de la suite de Karl portaient detrès-singuliers habits, venus à grands frais de Pavie, où lecommerce apportait les richesses de l’Orient. Parmi ces courtisans,les uns étaient vêtus de tuniques teintes de pourpre tyrienneornées de larges pèlerines, de parements et de bordures en peauxd’oiseaux de Phénicie&|160;; les plumes naissantes du cou, du doset de la queue des paons d’Asie, faisaient resplendir ces richesvêtements de tous les reflets de l’azur, de l’or et del’émeraude[44]. D’autres courtisans portaient deprécieux justaucorps de fourrures de loirs ou de belettes de Judée,pelleteries aussi fines, aussi délicates que la peau desoiseaux&|160;; des bonnets à plumes flottantes, deshauts-de-chausses d’étoffe de soie, des bottines de cuir orientalrouges ou vertes, brodées d’or ou d’argent, complétaient lessplendides ajustements de ces gens de cour. La grossière rusticitédu costume de l’empereur contrastait seule avec la magnificence descourtisans&|160;: ses grosses et grandes bottes de cuir, à éperonsde fer, lui montaient jusqu’aux cuisses&|160;; il portaitpar-dessus sa tunique une ample casaque de peau de brebis, latoison en dessus, coiffé d’un bonnet de peau de blaireau, il tenaità la main un fouet à manche court pour châtier ses chiens dechasse. Grâce à sa taille élevée, qui dépassait de beaucoup cellede ses officiers, Karl, apercevant de loin Vortigern et son aïeul,s’écria&|160;: – Eh&|160;! seigneur Breton&|160;! venez, s’il vousplaît, ici, à côté de moi&|160;; je veux savoir si votre petit-filsest aussi bon écuyer que le disent mes fillettes. – Les rangs descavaliers s’ouvrirent, afin de donner passage à Amael et à sonpetit-fils, qui suivait modestement son aïeul, n’osant lever lesyeux sur le groupe de femmes dont était entouré l’empereur.Celui-ci, examinant attentivement Vortigern, qui maniait son chevalavec sa bonne grâce accoutumée, lui dit&|160;: – Le vieux Karl juged’un coup d’œil l’habileté d’un écuyer. Je suis content&|160;;mais, avoue-le, mon garçon, tu aimes mieux la chasse que la messe,et la selle de ton cheval qu’un banc d’église&|160;?… Voyons,réponds…

–&|160;Je préfère la chasse à la messe, – ditfranchement Vortigern&|160;; – mais j’aime mieux la guerre que lachasse.

–&|160;Si ta réponse n’est pas celle d’un boncatholique, elle est celle d’un garçon sincère. Qu’enpensez-vous&|160;? fillettes&|160;? – ajouta l’empereur en setournant vers le groupe de chasseresses – N’êtes-vous pas de monavis&|160;?

–&|160;Tu avais demandé à ce jeune homme sapensée, – répondit la brune Hildrude en regardant fixementVortigern&|160;; – il a parlé sincèrement. De ceci, je leloue&|160;; il dit ce qu’il fait, il ferait ce qu’il dit. Vaillanceet loyauté se lisent sur son visage.

La blonde Thétralde, n’osant parler après sasœur, devint vermeille comme une cerise, et jeta un regard d’envie,presque de colère, sur la brune Hildrude, dont elle jalousait sansdoute la repartie.

–&|160;Il me faut donc louer aussi ce jeunepaïen de sa franchise pour n’être point en désaccord avec cesfillettes, – dit l’empereur. – Allons, en marche&|160;! – Et, sepenchant à l’oreille d’Amael, il lui dit tout bas, en lui montrantd’un regard malin la foule de ses courtisans si brillants, simiroitants sous leurs tuniques emplumées&|160;: – Voilà descompères fort richement vêtus, n’est-ce pas&|160;? Regarde-lesattentivement&|160;; tâche de ne pas oublier la magnificence deleurs costumes, je te rappellerai ce souvenir en temps opportun. –Et l’empereur partit au galop suivi de toute sa cour, après avoirdit aux courtisans, ainsi qu’aux deux Bretons&|160;: – Une fois enforêt, chacun pour soi, et à la grâce de son cheval. À la chasse,il n’y a plus d’empereur et de cour, il n’y a que deschasseurs&|160;!

**

*

La chasse avait lieu dans une vaste forêt,située aux portes d’Aix-la-Chapelle. Le soleil d’automne, d’abordradieux, s’était peu à peu voilé sous l’un de ces brouillards sifréquents dans cette saison et dans ces pays du Nord. D’aprèsl’ordre de l’empereur, aucun de ses courtisans ne s’était attaché àses pas&|160;; les chasseurs se disséminèrent&|160;: les uns, plusaventureux, ne quittaient pas la meute acharnée à la poursuite ducerf à travers les futaies&|160;: les autres, moins intrépidesveneurs, se guidant d’après le son des trompes ou les aboiementsdes chiens, voyaient au loin, de temps à autre, le cerf, la meuteet les veneurs sortir des enceintes et traverser les allées. Dès ledébut de la chasse, Karl, emporté par son ardeur, avait abandonnéses filles, incapables d’ailleurs de le suivre au plus épais desfourrés, où l’empereur des Franks pénétrait comme le dernier de sesveneurs. Vortigern, un moment séparé de son aïeul, au milieu de cetumultueux rassemblement, où près de cent chevaux, réunis dans uncarrefour, excités par les fanfares des trompes, et s’animant entreeux, piaffaient, hennissaient, se cabraient, Vortigern, dressé surses étriers, cherchait Amael du regard, lorsque, faisant un violentécart, son cheval s’emporta si rapidement, que lorsque le jeuneBreton parvint, après de grands efforts, à maîtriser sa monture, ilse trouva très-éloigné des chasseurs. Tâchant alors de percer desyeux le brouillard qui s’épaississait de plus en plus, il se vitseul dans une longue avenue dont il ne pouvait plus distinguer lesissues voilées par la brume. Il prêta l’oreille, espérant entendreau loin le bruit de la chasse, qui l’aurait guidé pour larejoindre&|160;; mais le plus profond silence régnait dans cettepartie de la forêt, dont Vortigern ignorait les chemins. Cependant,au bout de quelques instants, le galop rapide de deux chevaux,s’avançant derrière lui à toute vitesse, frappa son oreille&|160;;puis, un cri, paraissant poussé plutôt par la colère que parl’effroi, parvint à son oreille, et bientôt il aperçut à travers lebrouillard une forme vague&|160;; elle devint de plus en plusdistincte, et la blonde Thétralde, fille de l’empereur des Franks,apparut aux yeux du jeune Breton&|160;: vêtue d’une longue robe dedrap bleu-saphir, bordée d’hermine, blanche comme le pelage de sahaquenée, Thétralde portait, sur ses tresses blondes, un petitbonnet aussi d’hermine&|160;; une écharpe de soie tyrienne, auxvives couleurs, dont les longs bouts flottaient au vent, ceignaitsa fine taille. La naïve et charmante figure de la fille del’empereur, animée par l’ardeur de sa course, brillait d’un vifincarnat&|160;; rougissant de plus en plus à l’aspect de Vortigern,elle baissa ses grands yeux bleus, tandis que les brusquesondulations de son sein de quinze ans soulevaient l’étroit corsagede sa robe. Le trouble de Vortigern égalait le trouble deThétralde&|160;; comme elle, il restait muet, embarrassé&|160;;comme elle, il tenait les yeux baissés&|160;; comme elle enfin, ilsentait son cœur battre avec violence. Le silencieux embarras desdeux enfants fut interrompu par Thétralde. D’une voix timide et malassurée, elle dit au jeune Breton sans oser le regarder&|160;: – Jecroyais ne pouvoir jamais te rejoindre&|160;; ton cheval avait tantd’avance sur ma haquenée…

–&|160;C’est que… mon cheval m’a emporté…

–&|160;Oh&|160;! je m’en suis aperçue… ma sœurHildrude aussi, – ajouta Thétralde en fronçant ses jolissourcils&|160;; – alors nous nous sommes élancées toutes deux à tapoursuite… de peur que, dans ton ignorance des routes de la forêt,tu ne t’égares, – se hâta d’ajouter Thétralde.

–&|160;Aussi m’avait-il semblé entendre legalop de deux chevaux… puis un cri.

–&|160;Ma sœur voulait me dépasser&|160;;mais, moi, j’ai appliqué sur la tête de son cheval un bon coup dehoussine. Alors, tout effaré, il s’est jeté de côté dans une alléeoù il a emporté Hildrude&|160;; ne pouvant le maîtriser, elle apoussé un cri de colère.

–&|160;Mais elle court un danger,peut-être&|160;?

–&|160;Non, non&|160;; ma sœur finira pararrêter son cheval. Seulement, comme le brouillard est très-épais,elle ne pourra pas nous rejoindre, et j’en suis bien aise.

Vortigern était au supplice&|160;; pourtant unsentiment d’une douceur ineffable se mêlait à ses angoisses. Lesdeux enfants restèrent de nouveau silencieux&|160;; la fille del’empereur des Franks rompit encore la première le silence endisant au jeune Breton&|160;: – Tu ne parles pas… Est-ce que celate chagrine que je t’aie rejoint&|160;?

–&|160;Non, oh&|160;! non&|160;!…

–&|160;Tu me trouves peut-être méchante, parceque j’ai battu le cheval de ma sœur&|160;? mais, que veux-tu&|160;?quand je l’ai vue s’efforcer de me dépasser, je n’ai plus étémaîtresse de moi.

–&|160;J’espère qu’il ne sera arrivé aucun malà votre sœur.

–&|160;Je l’espère aussi.

Thétralde et Vortigern demeurent encore muetspendant quelques moments. La jeune fille reprit avec un légeraccent de dépit&|160;: – Tu es très-silencieux…

–&|160;Ce n’est pas de ma faute. Je ne saisque dire…

–&|160;Ni moi non plus&|160;; cependant jemourais d’envie de te parler… Comment t’appelles-tu&|160;?

–&|160;Vortigern.

–&|160;Vortigern… c’est un nom de tonpays&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Moi, je me nomme Thétralde… Dis-le cenom.

–&|160;Thétralde…

–&|160;J’aime à t’entendre prononcer mon nom…tu le dis doucement.

–&|160;C’est qu’il est doux à prononcer.

–&|160;Le tien aussi, quoiqu’un peu barbare…Vortigern.

–&|160;De quel côté peut être la chasse&|160;?– reprit le jeune Breton en regardant d’un côté et d’autre avec uneanxiété croissante&|160;; – il sera difficile de retrouver leschasseurs, le brouillard s’épaissit de plus en plus.

–&|160;Si nous allions nous perdre, – ditThétralde en riant. – Moi, je ne connais pas les routes de laforêt.

–&|160;Alors, pourquoi n’être pas restéeauprès des gens de la cour de votre père&|160;?

–&|160;Je ne sais. Je t’ai vu t’éloignerrapidement, je t’ai suivi malgré moi.

–&|160;Et maintenant, voyez dans quel embarrasnous voilà&|160;!

–&|160;Tu es donc fâché de te trouver ici seulavec moi&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! je ne suis pas fâché, –s’écria le pauvre Vortigern&|160;; – mais je crains pour vous quecet épais brouillard se change en pluie vers le soir&|160;; vousserez mouillée jusqu’aux os, surtout si nous nous égarons de plusen plus. Nous devrions tâcher de rejoindre la chasse.

–&|160;Essayons… de quel côtéirons-nous&|160;?

–&|160;Tout à l’heure il m’a semblé entendre,très au loin, le bruit affaibli des trompes.

–&|160;Écoutons encore, – dit Thétralde enpenchant de côté sa tête charmante, tandis que Vortigern, faisantfaire quelques pas à son cheval, allait, à peu de distance, prêterl’oreille de son côté.

–&|160;Entends-tu quelque chose, toi&|160;? –reprit la fille de l’empereur des Franks en élevant sa douce voixet s’adressant à Vortigern, éloigné d’elle de quelques pas. – Moi,je n’entends rien.

–&|160;Ni moi non plus, – répondit le jeuneBreton en se rapprochant de Thétralde. – Quel malheur&|160;!Comment faire&|160;?

–&|160;Nous voilà perdus&|160;! – dit la jeunefille en riant aux éclats. – Et si la nuit vient, quelle terriblechose&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! vous riez en un pareilmoment&|160;!

–&|160;Est-ce que tu as peur, toi, soldat, quit’es battu si jeune&|160;? – Puis la jolie figure de Thétralde,devenant inquiète, elle ajouta&|160;: – Et ta blessure&|160;?

–&|160;Ne parlons pas de ma blessure, parlonsde vous… Voyez, le brouillard s’épaissit de plus en plus… Commentretrouver notre route&|160;?

–&|160;Moi, je veux te parler de ta blessure,– reprit la fille de Karl avec une impatience enfantine. – Pourquoiton bras n’est-il plus soutenu comme hier par uneécharpe&|160;?

–&|160;Cela m’aurait gêné pendant lachasse.

Thétralde, détachant vivement sa longueceinture de soie tyrienne, l’offrit à Vortigern, en luidisant&|160;: – Tiens, ma ceinture remplacera ton écharpe etsoutiendra ton bras.

–&|160;C’est inutile, je vous assure.

–&|160;Tu me refuses&|160;? – dit tristementThétralde en tenant toujours à la main la ceinture qu’elleprésentait à Vortigern&|160;; puis, attachant sur lui ses beauxyeux bleus, presque suppliants&|160;: – Je t’en prie, ne me refusepas&|160;!

Le jeune Breton, vaincu par ce timide etgracieux regard, accepta l’écharpe&|160;; mais, tenant en main lesrênes de son cheval, il se trouvait fort empêché pour attachercette ceinture en sautoir.

–&|160;Attends, – lui dit Thétralde, etapprochant sa haquenée tout près du cheval de Vortigern, elle sepencha sur sa selle, prit les deux bouts de l’écharpe, les nouaderrière le cou du jouvenceau. Il sentit ainsi les mains de lajeune fille effleurer ses cheveux&|160;; il tressaillit sivivement, que Thétralde lui dit en achevant le nœud&|160;: – Tutrembles…

–&|160;Oui, – répondit Vortigern avec untrouble croissant. – Le brouillard devient si épais, si humide… Etvous-même, n’avez-vous pas froid&|160;?

–&|160;Moi… oh&|160;! non… Mais puisque tu asfroid, nous allons, si tu le veux, marcher au pas de nos chevaux.Il est inutile d’aller plus vite… Peut-être la chasse que nouscherchons reviendra-t-elle de ce côté.

–&|160;Puissions-nous avoir ce bonheur&|160;!– répondit le jeune Breton avec un soupir. Les deux enfantscontinuèrent de s’avancer côte à côte et au pas dans cette longueavenue, où l’on ne distinguait rien à vingt pas de distance, tantle brouillard devenait épais&|160;; la nuit approchait. Thétraldereprit au bout de quelques instants de silence&|160;: – Ton aïeul al’air très-bon et très-vénérable.

–&|160;Aussi je l’aime autant que je levénère.

–&|160;Et ton père&|160;?

–&|160;Il est mort&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! tu n’as plus tonpère&|160;!… Et ta mère, vit-elle encore&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui… heureusement&|160;!

–&|160;Est-ce que tu lui ressembles&|160;?

–&|160;On me l’a dit.

–&|160;Combien elle a dû pleurer en tequittant&|160;!

–&|160;Ma mère a du courage. Ses dernièresparoles ont été celles-ci&|160;: «&|160;Tu t’en vas comme otage enpays ennemi… quoi qu’il arrive, honore et fais honorer le nombreton.&|160;»

–&|160;C’est vrai&|160;! Nous sommes, nousautres Franks, les ennemis des gens de ton pays&|160;; et pourtantje ne me sens contre toi aucune inimitié… Et toi, en as-tu contremoi&|160;?

–&|160;Comment serais-je l’ennemi d’une jeunefille&|160;?

–&|160;As-tu des sœurs&|160;?

–&|160;J’en ai une.

–&|160;Est-ce qu’elle te ressemble&|160;?

–&|160;Nous ressemblons tous deux à notremère.

–&|160;Tu dois être très-chagrin d’êtreéloigné de ton pays&|160;? Veux-tu que je demande à l’empereur, monpère, de te faire grâce à toi et à ton aïeul&|160;?

–&|160;Grâce&|160;!… Un Breton ne demandejamais grâce&|160;! – s’écria fièrement Vortigern. – Moi et mongrand-père nous sommes otages, prisonniers sur parole&|160;; noussubirons la loi de la guerre sans demander jamais de grâce.

–&|160;Tant mieux&|160;! oh&|160;! tantmieux&|160;!

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?

–&|160;Ton grand-père et toi vous resterezalors longtemps ici.

Un nouveau silence suivit cet entretien&|160;;bientôt, ainsi que l’avait prévu Vortigern, l’épais brouillard sechangea en une pluie fine et pénétrante. – Voici la pluie, – dit lejeune Breton, – elle va mouiller vos vêtements&|160;! c’est à sedésespérer&|160;! L’on n’entend rien, rien, et l’on dirait cetteroute sans fin&|160;; mais en voilà une à gauche, si nous laprenions&|160;?

–&|160;Prenons-la&|160;! – dit Thétralde avecindifférence, et elle changea la direction de sa haquenée.Vortigern arrêta soudain son cheval, déboucla le ceinturon de sonépée, ceinturon et épée qu’il plaça à l’arçon de sa selle, afin depouvoir se dévêtir de sa saie. Thétralde lui dit&|160;: – Quefais-tu donc&|160;?

Vortigern, sans répondre, ôta sa saie, restantvêtu d’un justaucorps d’épaisse toile blanche comme ses largesbraies. – J’ai consenti à prendre votre écharpe, – dit-il à lafille de l’empereur, – vous allez me laisser vous couvrir de masaie, en nouant ses manches sous votre cou&|160;; elle vous servirade manteau et vous garantira de la pluie.

–&|160;Mais toi-même, avec ce justaucorps detoile, tu seras beaucoup plus mouillé que moi.

–&|160;Ne craignez rien&|160;; je suis habituéaux intempéries des saisons. J’ai accepté votre écharpe, prenez masaie.

–&|160;Alors, attache-la sur mes épaules, –répondit Thétralde en rougissant. – Je n’ose abandonner les rênesde ma haquenée.

Vortigern, non moins ému que sa compagne, serapprocha et posa la tunique sur les épaules de Thétralde&|160;;mais lorsqu’il s’agit de nouer les manches du vêtement sous le cou,et presque sur le sein palpitant de la jeune fille, qui, les yeuxbaissés, la joue incarnate, levait, autant que possible, son petitmenton rose, afin de donner à Vortigern toute facilité pourl’accomplissement de son obligeant office, les mains del’adolescent tremblèrent si fort, si fort… que, par deux fois, ilse reprit à nouer les manches.

–&|160;Vois-tu, comme tu as froid, – ditThétralde&|160;; – tu frissonnes encore plus fort que tout àl’heure.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est pas de froid que jetressaille…

–&|160;Qu’as-tu donc alors&|160;?

–&|160;Je ne sais… l’inquiétude où je suispour vous&|160;; car la nuit approche… Cette pluie augmente, etnous ne savons quel chemin prendre.

Soudain, Thétralde, interrompant soncompagnon, poussa un cri de joie, et dit en tendant la main versl’un des côtés de l’allée qu’ils suivaient&|160;: – Vois donclà-bas, cette hutte.

Vortigern aperçut en effet, sous une futaie dechâtaigniers séculaires, une hutte construite d’épaisses mottes deterre entassées les unes sur les autres. Une étroite ouverturedonnait accès dans cette tanière, devant laquelle fumaient quelquesdébris de broussailles naguère allumées. – C’est une de ces cabanesoù les esclaves bûcherons se retirent durant le jour lorsqu’ilpleut, – dit Thétralde&|160;; – nous serons là-dedans à l’abri.Attache ton cheval à un arbre et aide-moi à descendre de mahaquenée.

À la seule pensée de partager ce réduitsolitaire avec la jeune fille, Vortigern sentit son cœur tour àtour se serrer et s’épanouir&|160;; une chaleur brûlante lui montaau visage et pourtant il frissonnait&|160;; mais après un momentd’hésitation, obéissant aux ordres de sa compagne, il attacha soncheval à un arbre, et pour aider la jeune fille qui se penchaitvers lui à descendre de sa monture, il lui tendit les bras et yreçut bientôt le corps souple et léger de Thétralde. À ce contact,l’émotion de Vortigern fut si profonde qu’il se sentit presquedéfaillir&|160;; mais la fille de Karl, courant vers la cabane avecune curiosité enfantine, s’écria gaiement&|160;: – Il y a dans lahutte un banc de mousse et une provision de bois sec, nous allonsfaire du feu, il reste encore de la braise. Viens vite, viensvite&|160;!

L’adolescent accourait rejoindre sa compagnelorsqu’il trébucha sur un corps rond qui roula sous son pied&|160;;il se baissa et vit sur le sol un grand nombre de gousses épineusestombées des immenses châtaigniers de cette futaie. Cédant à lamobilité des impressions de son âge, il dit vivement&|160;: –Grande découverte&|160;! des châtaignes&|160;! deschâtaignes&|160;!

–&|160;Quel bonheur&|160;! – reprit non moinsgaiement Thétralde, – nous ferons griller ces châtaignes&|160;; jevais les ramasser pendant que tu rallumeras le feu&|160;!

Le jeune Breton se rendit d’autant plusvolontiers aux désirs de sa compagne, qu’il espérait trouver dansces jeux un refuge contre les pensées vagues, tumultueuses,ardentes, remplies de charme et d’angoisse auxquelles il se sentaiten proie depuis sa rencontre avec Thétralde. Il entra donc dans lahutte, y prit plusieurs brassées de bois sec et raviva le brasier,tandis que la fille de Karl, courant de ci de là, ramassait unegrosse provision de châtaignes qu’elle rapporta dans un pan de sarobe. S’asseyant alors sur le banc de mousse placé au fond de lacabane, dont l’intérieur était vivement éclairé par la lueur du feuallumé près du seuil, elle dit à Vortigern, en lui montrant uneplace à côté d’elle&|160;: – Assieds-toi là, et viens m’aider àécosser ces châtaignes.

L’adolescent s’assit auprès de Thétraldeluttant avec elle de prestesse, et comme elle se piquant plus d’unefois les doigts pour retirer les fruits mûrs de leur enveloppe, illui dit en riant&|160;: – Voici pourtant la fille de l’empereur desFranks assise dans une hutte de terre, écossant des châtaignescomme la pauvre enfant d’un esclave bûcheron.

–&|160;Vortigern, tu me croiras si tu veux, –reprit Thétralde en regardant son compagnon d’un air radieux, –jamais la fille de l’empereur des Franks n’a été plus contente.

–&|160;Et moi, Thétralde, je vous jure quedepuis que j’ai quitté ma mère, ma sœur et la Bretagne, jamais jen’ai été plus heureux qu’aujourd’hui.

–&|160;Ce que tu dis là, tu lepenses&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui&|160;!

–&|160;Et si demain ressemblait àaujourd’hui&|160;? et s’il en était ainsi pendant longtemps, bienlongtemps… toujours&|160;? tu serais content&|160;?

–&|160;Et vous, Thétralde&|160;?

–&|160;Dis-moi donc toi&|160;; on setutoie en Germanie.

–&|160;Mais le respect…

&|160;

–&|160;Je te dis toi, et je ne t’enrespecte pas moins, – reprit la jeune fille en riant&|160;; – ainsitu me demandais si je serais heureuse de penser que tous les joursseraient semblables à celui-ci&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Vortigern, cette pensée meravirait&|160;!

–&|160;Et moi aussi, Thétralde.

La jeune fille se tut, resta pensive, tenantentre ses doigts délicats une gousse de châtaignes à demi ouverte,puis, après quelques instants de silence, elle reprit&|160;: –Vortigern, y a-t-il loin, très-loin d’ici à ton pays&|160;?

–&|160;D’ici en Bretagne&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;À cheval, nous avons mis plus d’un moisà venir.

–&|160;Vortigern, quel joli voyage nousferions&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! que dis-tu&|160;?

Thétralde fit un geste d’impatience rempli degentillesse, ordonna par un signe à Vortigern de garder le silenceet reprit&|160;: – As-tu de l’argent, toi&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Il me reste encore là, dans cettepochette, quelques pièces, car en venant du palais à la forêt, j’aipresque tout donné aux pauvres gens. Détachant alors de sa ceintureun petit sac brodé, Thétralde en vida sur ses genoux lecontenu&|160;: il s’y trouvait plusieurs pièces d’or assez grosses,et un plus grand nombre de petites pièces d’argent et de cuivre.Deux de ces dernières, l’une en argent, l’autre en cuivre, et toutau plus de la grandeur d’un denier, étaient percées et reliéesensemble par un fil d’or.

–&|160;Qu’est-ce que ces deux petites piècesattachées ensemble&|160;? – dit Vortigern, avec un regard decuriosité.

–&|160;Oh&|160;! celles-là, il ne faudra pasles dépenser, nous les garderons précieusement. Je les ai faitattacher ensemble, sais-tu pourquoi&|160;? L’une, celle de cuivre,a été frappée l’année de ma naissance&|160;; l’autre, celled’argent, a été frappée cette année-ci, où je vais avoir quinzeans. Fabius, l’astronome de mon père, a gravé sur ces piècescertains signes magiques correspondant aux astres dont l’influenceest heureuse&|160;; l’évêque d’Aix-la-Chapelle les a ensuitebénites&|160;: c’est un talisman.

–&|160;C’est dommage&|160;!

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Si cela n’eût pas été un talisman,Thétralde, je t’aurais demandé, en souvenir de ce jour-ci, ces deuxpetites pièces qui disent ton âge.

–&|160;À quoi bon garder un souvenir de cejour-ci plutôt que des autres jours&|160;? Ne désires-tu pas, commemoi, que tous se ressemblent&|160;? Mais si tu désires ces petitespièces, prends-les, mets-les seulement de côté, tu les conserverassoigneusement. Un talisman est toujours chose très-utile pour unlong voyage. Tiens, place-les à part, dans la pochette de tonjustaucorps.

Vortigern obéit presque machinalement, tandisque la jeune fille, après avoir compté ingénuement son petittrésor, reprit&|160;: – Nous avons cinq sous d’or, huit deniersd’argent et douze deniers de cuivre, de plus mes bracelets, moncollier, mes boucles d’oreilles&|160;; crois-tu qu’avec cela nousaurons assez d’argent pour voyager jusqu’en Bretagne&|160;?

–&|160;Quoi, Thétralde&|160;!… tuvoudrais&|160;?…

–&|160;Laisse-moi donc achever&|160;; toncheval est excellent, ma haquenée vigoureuse&|160;; tout à l’heure,la nuit sera venue, nous la passerons abrités dans cette hutte.L’esclave bûcheron qui s’y retire durant le jour, y reviendrademain à l’aube&|160;; nous lui donnerons un sou d’or pour qu’ilnous conduise à Worsten, petit bourg situé sur la lisière de laforêt, à deux lieues d’Aix-la-Chapelle. Nous y achèterons pour moides vêtements simples, une bonne mante de voyage en drap…

–&|160;Thétralde, écoute-moi…

–&|160;Je t’écouterai lorsque j’aurai parlé.Donc, nous nous mettons en route demain au point du jour. Ne croispas que je redoute la fatigue&|160;; je ne suis ni aussi grande niaussi forte que ma sœur Hildrude, et pourtant si tu étais fatigué,blessé, je suis sûre que je te porterais sur mon dos comme ma sœuraînée Imma a porté jadis Éginhard, son amant&|160;; mais voici noschâtaignes écossées, viens m’aider à les mettre sous la cendrechaude, et surtout prenons garde de nous brûler les doigts.

Et Thétralde relevant d’une main le pan de sarobe où étaient contenus les fruits, courut au foyer. Vortigern lasuivit&|160;; il se croyait le jouet d’un songe. Parfois sa raisonfaiblissait au milieu d’une sorte d’amoureux et ardent vertige. Ils’agenouilla silencieux, troublé, côte à côte de Thétralde, devantle brasier, où, pensive, elle jetait lentement les châtaignes une àune. Au dehors, la pluie avait cessé, mais le brouillard redoublantd’intensité aux approches de la nuit, rendait déjà l’obscuritécomplète&|160;; les reflets du brasier éclairaient seuls lescharmants visages des deux enfants agenouillés près l’un del’autre. Lorsque la dernière châtaigne fut enfouie sous la cendre,Thétralde se releva en s’appuyant familièrement sur l’épaule deVortigern, et lui dit en le prenant par la main&|160;: –Maintenant, pendant que notre souper va cuire, allons nous asseoirsur le banc de mousse, j’achèverai de te dire mes projets.

**

*

La nuit devint profonde. En vain la flamme dufoyer vacillante, expirante, semblait demander de nouveauxaliments… en vain les châtaignes éclatant bruyamment dans leurenveloppe, semblaient annoncer la cuisson de leur pulpe savoureuse…en vain le cheval et la haquenée de Vortigern et de Thétraldepiaffaient, hennissaient comme pour appeler leur provende du soir…le foyer s’éteignit, les châtaignes se changèrent en charbon, leshennissements des chevaux retentirent au milieu du silence de laforêt… Thétralde ni Vortigern ne sortirent pas de la cabane.

**

*

L’empereur des Franks, dès le début de lachasse, s’était, avec son impétuosité habituelle, élancé à la suitede la meute. Amael, d’abord peu inquiet de la disparition de sonpetit-fils au milieu d’un si grand concours de cavaliers, s’était,par hasard, dirigé vers la partie de la forêt où le cerf se faisaitpoursuivre d’enceinte en enceinte. Amael assista même, quelquetemps avant la nuit, à la mort du cerf, qui, épuisé de fatigueaprès quatre heures d’une course haletante, fit tête aux chiens,lorsqu’ils l’atteignirent enfin, et tenta de se défendre contre euxau moyen de l’énorme ramure dont sa tête était couronnée.L’empereur n’avait presque jamais quitté sa meute&|160;; il arrivabientôt sur ses traces, ainsi que quelques-uns de sesveneurs&|160;; sautant de cheval, il courut, tout boitant, vers lecerf, qui avait déjà de ses bois aigus transpercé plusieurs chiens.Choisissant alors, d’un coup d’œil expérimenté, le moment opportun,Karl tira son couteau de chasse, s’élança sur l’animal aux abois,lui plongea son arme au défaut de l’épaule, l’abattit à ses pieds,et l’abandonna aux chiens&|160;; ceux-ci, se précipitant sur cettepalpitante et chaude curée, la dévorèrent au bruit retentissant desfanfares sonnées par les veneurs, qui annonçaient ainsi la fin dela chasse et rappelaient les chasseurs. L’empereur, son couteausanglant à la main, après avoir assez longtemps contemplé avec unevive satisfaction ses chiens aux mufles ensanglantés, qui sedisputaient les lambeaux du cerf, aperçut Amael et lui criajoyeusement&|160;: – Eh&|160;! seigneur Breton… trouves-tu Karl unbon et hardi veneur&|160;?

–&|160;Je trouve qu’en ce moment l’empereurdes Franks, avec son grand couteau à la main, ses bottes et sacasaque tachées de sang, a l’air d’un boucher, – répondit lecentenaire. – Excuse ma sincérité.

–&|160;Mes chiens ont si valeureusementchassé, que je suis tout joyeux et disposé à l’indulgence, seigneurBreton, – répondit l’empereur en riant… puis il dit à demi-voix auvieillard d’un air narquois&|160;: – Regarde donc là-bas lesseigneurs de ma cour, si brillants au commencement de lachasse.

En effet, la plupart des courtisans et desofficiers de l’empereur accouraient à cheval de différents côtés,répondant à l’appel des trompes&|160;; la pluie tombait alorsdepuis deux heures&|160;; le jour touchait à sa fin. Ces seigneurs,si magnifiquement vêtus au début de la chasse, si glorieux sousleurs riches tuniques de soie, ornées de l’éblouissant plumage desoiseaux les plus rares, offraient, à leur retour, un aspect aussipiteux que ridicule. Toutes ces plumes, naguère diaprées de sivives couleurs, étaient ternies, hérissées ou collées aux tuniques,souillées de boue et presque mises en lambeaux par les ronces desbuissons ou par les branches des fourrés&|160;; les panaches desbonnets de fourrure, pendaient, mouillés, brisés, dépenaillés,ressemblant fort, pour la plupart, à de longues arêtes depoisson&|160;; les fines bottines de cuir oriental disparaissaientsous une épaisse couche de fange&|160;; d’autres, déchirées par lesépines, laissaient voir les chaussettes, souvent même la peau deschasseurs. Karl, au contraire, simplement, chaudement vêtu de sonépaisse casaque de peau de brebis, qui tombait jusque sur sesbottes de gros cuir, la tête couverte de son bonnet de blaireau, sefrottait les mains d’un air matois en voyant ses courtisans,trempés jusqu’aux os, et frissonnant de froid sous la pluie. Karl,faisant alors à Amael un signe d’intelligence, lui dit àdemi-voix&|160;: – Au moment de partir pour la chasse, je t’aiengagé à retenir en ta mémoire la magnificence des costumes de cesétourneaux, aussi vains et non moins dénués de cervelle que lespaons d’Asie dont ils portaient les dépouilles. Vois-les un peumaintenant… ces beaux fils. – Amael sourit d’un air approbatiftandis que l’empereur, élevant sa voix criarde, disait à cesseigneurs en haussant les épaules&|160;: – «&|160;Oh&|160;! lesplus fous des hommes&|160;! quel est, à cette heure, le plusprécieux et le plus utile de nos habits&|160;? Est-ce le mien, queje n’ai acheté qu’un sou&|160;?… Sont-ce les vôtres, qui vous ontcoûté si cher[45]&|160;?&|160;»

À cette judicieuse raillerie, les courtisansrestèrent silencieux et confus, tandis que l’empereur, ses deuxmains sur son gros ventre, riait aux éclats de son rireglapissant.

–&|160;Karl, – lui dit tout bas Amael, –j’aime mieux t’entendre parler avec cette fine sagesse que de tevoir éventrer un cerf aux abois.

Mais l’empereur, au lieu de répondre au vieuxBreton, lui dit soudain en étendant au loin la main&|160;: –Regarde donc la jolie fille&|160;!&|160;!

Amael suivit des yeux le geste de Karl, et vitparmi plusieurs esclaves bûcherons de la forêt, attirés par lacuriosité de la chasse, une toute jeune fille, à peine vêtue dehaillons, mais d’une beauté remarquable&|160;; une enfant beaucoupplus jeune, âgée de dix ou onze ans, la tenait par la main&|160;;une pauvre vieille femme, aussi misérablement vêtue, lesaccompagnait toutes deux. L’empereur des Franks, dont les gros yeuxà fleur de tête brillaient d’une luxurieuse convoitise, répéta ens’adressant à Amael&|160;: – Par la chappe de saint Martin&|160;!la jolie fille&|160;!… Est-ce parce que tu as cent ans, seigneurBreton, que tu restes insensible à la vue d’une si rarebeauté&|160;?

–&|160;Karl, la misère de cette pauvrecréature me frappe plus que sa beauté.

–&|160;Tu es fort pitoyable, seigneur Breton…et moi aussi. Le lin et la soie doivent vêtir une si charmanteenfant. C’est sans doute la fille de quelque esclave bûcheron. Ils’en trouve, par ma foi, de fort jolies dans la forêt, et souvent,en chassant, j’ai abandonné une chasse pour l’autre… Mais, vrai, jen’ai jamais rencontré ici plus mignonne personne. Sa bonne étoilel’aura amenée sur le passage de Karl. – Et, sans quitter la jeunefille des yeux, il appela l’un des seigneurs de sa suite&|160;: –Eh&|160;! Burchard… approche&|160;!

Le seigneur Burchard descendit promptement decheval et accourut à la voix de l’empereur, qui lui dit quelquesmots à l’oreille en s’éloignant d’Amael. Le seigneur Burchard,très-honoré sans doute de l’honnête mission dont le chargeait sonmaître, s’inclina respectueusement, et, tenant son cheval par labride, s’approcha de la vieille femme et des deux jeunes filles,leur fit signe de le suivre, et disparut avec elles derrière ungroupe de chasseurs. Une vive rougeur colora les jouesd’Amael&|160;; il fronça le sourcil, ses traits exprimèrent autantd’indignation que de dégoût. Soudain il vit l’empereur regarderautour de lui avec une certaine inquiétude en disant à hautevoix&|160;: – Où sont donc mes fillettes&|160;? Elles n’arriventpas… Est-ce qu’elles auraient perdu la chasse&|160;?

–&|160;Auguste empereur, – dit l’un desofficiers, – j’ai entendu Richulff, qui accompagnait vos augustesfilles, affirmer que, lorsque la pluie a commencé de tomber, lesunes se sont décidées à retourner à Aix-la-Chapelle, les autres àgagner le pavillon de la forêt où vous avez ordonné de préparer lesouper.

–&|160;Voyez-vous, les peureuses&|160;! pourun peu de pluie quitter la chasse&|160;! Je gagerais que ma petiteThétralde est du nombre de ces amazones qui redoutent une goutted’eau, et qui sont retournées en hâte au palais. Puisqu’il en estainsi, je n’ai pas à m’inquiéter d’elles. Gagnons le pavillon de laforêt, car j’ai grand’faim. – Et l’empereur, remontant à cheval,ajouta&|160;: – Nous retrouverons dans ce pavillon celles de cesfillettes qui auront préféré souper avec leur père… à celles-là jeferai bonne fête.

Amael, en entendant Karl manifester une sorted’inquiétude pour ses filles, commença de s’inquiéter à son tour deVortigern, que plusieurs fois déjà il avait cherché du regard.Avisant alors Octave, qui venait seulement de rejoindre au galop deson cheval les seigneurs de la cour, il dit vivement au jeuneRomain&|160;: – Octave, tu n’as pas vu mon petit-fils&|160;?

–&|160;Non, nous avons été séparés presque aucommencement de la chasse.

–&|160;Il ne vient pas, – reprit Amael avecinquiétude. – Voici la nuit et il ne connaît aucun des chemins decette forêt… Pauvre enfant&|160;! qu’est-il devenu&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! seigneur Breton, –dit l’empereur des Franks, qui, remontant à cheval, s’étaitrapproché du vieillard et avait entendu ses questions au jeuneRomain, – te voici donc fort inquiet pour ton jouvenceau&|160;? Ehbien&|160;! quand il se serait égaré ce soir&|160;? demain ilretrouvera son chemin. Mourra-t-il pour une nuit passée en pleineforêt&|160;? La chasse n’est-elle pas l’école de la guerre&|160;?Allons, allons, viens, rassure-toi&|160;! et puis, d’ailleurs, quisait&|160;? – ajouta Karl d’un ton guilleret, – peut-être a-t-ilrencontré quelque jolie fille de bûcheron dans une des huttes de laforêt&|160;? C’est de son âge&|160;; tu ne veux pas en faire unmoine de ce garçon&|160;!

**

*

L’empereur des Franks se mit en marche vers lepavillon où il devait dîner avec ses courtisans, avant de regagnerAix-la-Chapelle. Il appela et fit placer près de lui Amael,toujours inquiet au sujet de Vortigern. – Seigneur Breton, – ditgaiement l’empereur au centenaire, – causons. Que penses-tu decette journée&|160;? Es-tu revenu de tes préventions contre Karl leBatailleur&|160;? Me crois-tu quelque peu digne de gouverner lespeuples divers de mon empire, aussi vaste que l’ancien empireromain&|160;? Me crois-tu surtout quelque peu digne de régner surta sauvage petite peuplade armoricaine&|160;?

–&|160;Je te répondrai avec sincérité.

–&|160;J’y compte.

–&|160;Karl, dans ma jeunesse, ton aïeul m’aproposé d’être le geôlier du dernier descendant de Clovis, unmalheureux enfant, prisonnier dans une abbaye, ayant à peine unerobe pour se couvrir. Cet enfant, devenu jeune homme, a été, parordre de Pépin ton père, tondu et enfermé dans un monastère, où ilest mort obscur, oublié.

–&|160;Que veux-tu conclure de ceci&|160;?

–&|160;Ainsi finissent les royautés&|160;;telle est l’expiation prompte ou tardive, réservée aux racesroyales issues de la conquête. C’est leur juste châtiment.

–&|160;De sorte que ma race, à moi, que lemonde entier appelle Karl le Grand, – répondit l’empereur, avec unsourire de dédaigneux orgueil – de sorte que ma race, à moi, finiraobscurément, lâchement, comme ce roi imbécile et fainéant, dernierrejeton de Clovis&|160;?

–&|160;C’est là ma pensée. Je te l’aidit&|160;: toute royauté expie tôt ou tard l’iniquité de sonorigine.

–&|160;Je te croyais, seigneur Breton, unhomme de jugement et d’esprit sain, – dit l’empereur en haussantles épaules, – tu n’es qu’un vieux fou&|160;!

–&|160;Karl, ce matin, dans ton écolePalatine, tu as remarqué, signalé ceci&|160;: les enfants pauvresétudient avec ardeur, tandis que les enfants riches sont paresseux.Simple en est la raison&|160;: les premiers sentent le besoin detravailler pour parvenir, les seconds sont certains de parvenirsans travailler. Tes ancêtres, les Maires du palais, voulantusurper la couronne, ont agi comme les enfants pauvres. Tesdescendants, n’ayant plus de couronne à conquérir, agiront commeles enfants riches. C’est là une des mille causes de la dégradationdes royautés.

–&|160;Ta comparaison, malgré certaineapparence de logique, est fausse. Mon père a usurpé la couronne,mais il m’avait à peine laissé le royaume des Gaules&|160;; à cetteheure, la Gaule n’est plus qu’une petite province de l’immenseempire que j’ai conquis. Je ne suis donc pas resté paresseux,engourdi, comme un enfant riche&|160;!

–&|160;Je te parle de ta descendance et non detoi&|160;; mais qu’importe&|160;! biens larronnés, ou si le termet’effarouche, pouvoir violemment conquis ne profite jamais&|160;:les rois franks et leurs leudes, plus tard devenus grands seigneursbénéficiers, ont, à l’aide des évêques, dépouillé la Gaule, ils sesont partagé son sol et ont réduit ses peuples à l’esclavage. Rois,seigneurs et évêques expieront tôt ou tard leur crime. Ils sedévoreront les uns les autres, jusqu’à ce que…

–&|160;Achève, seigneur Breton.

–&|160;J’avais pour aïeul un soldat, frère delait de Victoria la Grande.

–&|160;Une héroïne&|160;! J’ai lu ce nom dansles historiens latins. Son fils a régné sur la Gaule.

–&|160;Oui, sur la Gaule libre, qui l’avaitlibrement élu pour son chef, selon le droit de tout peuple libre.Donc, ce soldat, mon aïeul, a entendu faire à Victoria mourantecette prédiction&|160;: «&|160;Après des siècles de douleur,d’oppression, de luttes sanglantes, la Gaule, brisant le jougabhorré des rois de race franque et des papes de Rome, se relèveralibre, glorieuse, terrible, et saura reconquérir sur ses anciensconquérants son sol et son indépendance.&|160;»

–&|160;La prophétie est, je l’avoue,bizarre&|160;; d’ailleurs, cette discussion ne saurait aboutir àrien de raisonnable, – répondit l’empereur avec impatience, – ils’agit de l’avenir. Tu prédiras une chose, moi une autre&|160;:entre nous, qui décidera&|160;?

–&|160;Le passé. Les mêmes causes produisenttoujours les mêmes effets.

–&|160;Laissons l’avenir et le passé, parlonsdu présent. Que penses-tu de moi&|160;?

–&|160;Il y a en toi du bon et dumauvais&|160;; mais, je le crois, tu t’enorgueillis plutôt de tonmauvais côté que du bon.

–&|160;Selon toi, de quoi suis-je le plusglorieux&|160;?

–&|160;De tes conquêtes stériles etdésastreuses.

–&|160;Ensuite&|160;?

–&|160;Des hommages menteurs que t’envoientrendre par leurs ambassadeurs, les empereurs de Perse, d’Asie oud’Afrique.

–&|160;Est-ce tout&|160;?

–&|160;Tu t’enorgueillis encore d’avoir à peuprès reconstruit l’administration des empereurs romains, de fairepeser comme eux ta volonté d’un bout à l’autre de tes innombrablesÉtats. Or, de tout ceci, que restera-t-il après toi&|160;? Rien.Tous ces peuples conquis, asservis par tes armes, se révolteronttôt ou tard. Ton immense empire, composé de royaumes qu’aucun liencommun d’origine, de mœurs, de langage ne rattache entre eux, sedémembrera, et en s’écroulant, il écrasera tes descendants sous sesruines.

–&|160;Ainsi, l’empereur Karl le Grand aurapassé sur le monde comme une ombre, sans rien fonder, sans rienlaisser après lui&|160;?

–&|160;Non, ta vie n’aura pas été inutile. Enguerroyant sans cesse contre les Frisons, les Saxons, ces hordessauvages de race germanique comme toi, qui voulaient à leur tourenvahir la Gaule, tu as arrêté, sinon pour toujours, du moins pourlongtemps, ces invasions continuelles qui ravageaient le nord etl’est de notre malheureux pays, tandis que ses autres contréesétaient désolées par les guerres civiles des famillesroyales&|160;; mais si tu as fermé la terre des Gaules auxBarbares, il leur reste la mer. Les pirates NORTH-MANS font chaquejour des descentes sur les côtes de ton empire, et souvent,remontant la Meuse, la Gironde ou la Loire, les bateaux de cesmarins intrépides sont arrivés au cœur de tes possessions.

L’empereur, à ces mots d’Amael,tressaillit&|160;; ses traits assombris exprimèrent une sorted’angoisse mêlée d’abattement, et il reprit en soupirant&|160;: –Ah&|160;! vieillard, cette fois, je le crains, tes prévisions ne tetrompent pas. Les North-mans&|160;! Ah&|160;! lesNorth-manssont l’unique souci de mes veilles. Je ne saispourquoi à la seule pensée de ces païens, j’éprouve uneappréhension étrange, involontaire. Un jour, j’étais àNarbonne&|160;; quelques barques de ces maudits vinrent piraterjusque dans le port. Un noir pressentiment me saisit, mes yeux,malgré moi, se remplirent de larmes. Un de mes officiers me demandala cause de cette soudaine tristesse. – «&|160;Savez-vous, mesfidèles, – ai-je dit à ceux qui m’entouraient, – savez-vouspourquoi je pleure amèrement&|160;? Certes, je ne crains pas queces North-mans me nuisent par leurs misérables pirateries,mais je m’afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ontl’audace d’aborder un des rivages de mon empire, et grande est madouleur, car j’ai le pressentiment des maux que cesNorth-Mans causeront à ma descendance et à mespeuples[46]&|160;» – Et l’empereur resta pendantquelques instants comme accablé de nouveau sous cette sinistreprévision qui lui revenait à la pensée.

–&|160;Karl, – reprit Amael d’une voix grave,– je te l’ai dit, toute royauté porte en soi un germe de mort,parce que son principe est inique. Peut-être ces piratesNorth-mans feront-ils expier un jour à ta race l’iniquitéoriginelle de son pouvoir royal issu de la conquête. Queveux-tu&|160;? vous autres, rois conquérants, en héritant du trônevous vous léguez les peuples asservis&|160;; nous, peuple conquis,pour héritage, nous laissons à nos fils la haine des royautés.

Soit que l’empereur, absorbé dans ses pensées,n’eût pas entendu les dernières paroles du Gaulois centenaire, soitqu’il ne voulût pas y répondre, il s’écria&|160;: – Oublions cesmaudits North-mans&|160;; parle-moi de ce que, selon toi,j’ai encore fait de bon. Tes louanges sont rares, elles m’enplaisent davantage.

–&|160;Tu n’es pas cruel à plaisir, quoiqu’onpuisse te reprocher un abominable massacre de plus de quatre milleSaxons égorgés par tes ordres, après une bataille sanglante.

–&|160;Ne me rappelle pas cette journée, – ditvivement Karl en interrompant Amael&|160;; – c’étaithorrible&|160;! une véritable boucherie&|160;; mais il me fallaitterrifier ces barbares par un exemple. Fatale nécessité de laguerre&|160;! je l’ai déplorée, je la déplore encore chaquejour.

–&|160;Je le crois, car malgré cet ordre decarnage donné, je le veux, dans le farouche emportement de labataille, tu n’es pas regardé comme un homme cruel&|160;; ton cœurest accessible à certains sentiments de justice, d’humanité&|160;;tu t’es occupé, dans tes Capitulaires, d’améliorer un peu le sortdes esclaves et des colons.

–&|160;C’était mon devoir de chrétien, decatholique.

–&|160;Tu n’es pas plus chrétien que tes amisles évêques&|160;; tu as obéi à un instinct d’humanité naturel àl’homme, quelle que soit sa religion&|160;; mais tu n’es paschrétien.

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! je suisjuif peut-être&|160;?

–&|160;Le Christ a dit ceci, selon saint Lucl’évangéliste&|160;: – Le Seigneur m’a envoyé pour annoncer auxcaptifs leur délivrance, – pour renvoyer libres ceux qui sont dansles fers&|160;! – Or tes domaines sont peuplés de captifsenlevés par la conquête à leur pays&|160;; les terres de tesévêques et de tes abbés sont peuplées d’esclaves&|160;; donc, nites prêtres ni toi, vous n’êtes chrétiens, puisque un chrétienselon le Christ ne doit jamais retenir son prochain enservitude.

–&|160;La coutume le veut ainsi.

–&|160;La coutume&|160;? Et qui vous empêche,les évêques et toi, tout-puissant empereur, d’abolir cetteabominable coutume&|160;? Qui vous empêche d’affranchir lesesclaves&|160;? Qui vous empêche de leur rendre, avec la liberté,la possession de ces terres qu’eux seuls fécondent de leurs sueurs,et qui appartenaient à leurs pères, libres jadis&|160;?

–&|160;Vieillard, de tous temps il y a eu etil y aura des esclaves… À quoi bon être de race conquérante, sinonpour garder pour soi et pour les siens les fruits de laconquête&|160;? Par le roi des cieux&|160;! me prends-tu pour unbarbare&|160;? N’ai-je pas promulgué des lois, fondé des écoles,encouragé les lettres, les arts, les sciences&|160;? Est-il aumonde une cité comparable à ma ville d’Aix-la-Chapelle&|160;?

–&|160;Ta somptueuse capitaled’Aix-la-Chapelle, capitale de ton empire germanique, n’est pas laGaule. La Gaule est restée, pour toi, une contrée étrangère&|160;;tu estimes beaucoup ses forêts propices à tes chasses d’automne, etses riches domaines, dont on voiture chaque année les revenus à tesrésidences d’outre-Rhin&|160;; mais la Gaule, épuisée d’hommes etd’argent par tes guerres incessantes, est tellement misérable,qu’en aucun temps, le blé, le vin, les bestiaux n’ont été plusrares et coûté plus cher. Une épouvantable misère désole nosprovinces&|160;; pour quelques milliers de seigneurs, d’évêques oud’abbés, qui vivent dans la débauche et la fainéantise, desmillions de créatures de Dieu, presque sans pain, sans abri, sansvêtements, travaillent de l’aube au soir, et meurent dansl’esclavage pour entretenir l’opulence de leurs maîtres&|160;; pourquelques enfants, à qui tu fais donner l’instruction dans ton écolePalatine, des millions de créatures de Dieu naissent, vivent etmeurent comme des brutes, hébétées, avilies, trompées par tesprêtres, qui, gorgés de richesses, insatiables de pouvoir, prêchentaux multitudes la divinité de la misère et la sainteté del’esclavage… Telle est la Gaule sous ton règne, Karl le Grand,empereur… De ces maux affreux, es-tu seul responsable&|160;? Non…Je suis juste&|160;: ces maux sont, hélas&|160;! la conséquenceforcée de l’oppression. La conquête, source de ta puissance, estune horrible iniquité, elle ne peut engendrer que d’horriblesiniquités.

–&|160;Vieillard, – reprit l’empereur d’un airsombre et contenant à peine son courroux, – après t’avoir traité enami durant cette journée, je m’attendais, de ta part, à un autrelangage.

–&|160;Je t’ai parlé sincèrement, je parlaistoujours ainsi à ton aïeul.

–&|160;En mémoire de mon aïeul, enreconnaissance du service que tu lui as rendu à la bataille dePoitiers, je voulais être généreux envers toi.

–&|160;Je suis ici ton prisonnier surparole&|160;; je ne demande aucune grâce.

–&|160;Il ne s’agit pas de grâce&|160;; jedésirais accomplir une chose bonne pour moi, pour ton peuple etpour toi. Oui, j’espérais après cette journée passée dans monintimité, te voir revenir de tes préventions, et alors tedire&|160;: – J’ai vaincu les Bretons par la force de mes armes, jeveux affermir ma conquête par la persuasion. Retourne en ton pays,raconte à tes compatriotes la journée que tu as passée avec Karl,ce conquérant, ce tyran&|160;; ils auront foi à tes paroles, carils ont en toi, je le sais, une confiance absolue. Tu as été l’âmedes deux dernières guerres qu’ils ont soutenues contre moi, soisl’âme de la pacification que je désire. Une conquête basée sur laforce est souvent éphémère&|160;; une conquête affermie parl’affection, par l’estime, devient impérissable. Je crois t’avoirprouvé que l’on peut estimer, affectionner Karl&|160;; je me fie àta loyauté pour me gagner le cœur des Bretons. – Oui, tel était monespoir. Cet espoir, l’amère injustice de tes paroles le détruit,n’y pensons plus. Tu resteras ici en otage&|160;; je te traiteraicomme je dois traiter un vaillant soldat qui a sauvé la vie de monaïeul&|160;; peut-être, à la longue, me jugeras-tu pluséquitablement&|160;; ce jour-là venu, tu pourras retourner en tonpays, et, j’en suis certain, tu diras à mon sujet ce que tu croirasle bien, de même que tu leur dirais aujourd’hui ce que tu crois lemal.

–&|160;Karl, quoique ta pensée ne puisse enaucun cas atteindre ton but, cette pensée est généreuse, je t’ensais gré.

–&|160;Par la chappe de saint Martin&|160;!vous êtes un étrange peuple, vous autres Bretons&|160;! Quoi&|160;!si tu avais créance que je mérite estime et affection, tescompatriotes, s’ils partageaient ton opinion, n’accepteraient pasavec joie mon empire qu’ils subissent aujourd’hui par laforce&|160;?

–&|160;Il ne s’agit pas pour nous d’avoir unmaître plus ou moins méritant&|160;: nous ne voulons pas demaître.

–&|160;Ah&|160;! vous n’en voulez pas&|160;!je suis pourtant maître chez vous, païens&|160;!

–&|160;Jusqu’au jour où nous nous révolteronsde nouveau contre toi.

–&|160;Vous serez écrasés, exterminés, j’enjure Dieu.

–&|160;Soit, fais exterminer jusqu’au dernierGaulois de Bretagne, fais égorger tous les enfants, alors tupourras régner en paix sur l’Armorique déserte et dépeuplée&|160;;mais tant qu’un homme de notre race vivra dans ce pays, tu pourrasle vaincre, jamais le soumettre.

–&|160;Vieillard, ma domination est-elle doncsi terrible&|160;?

–&|160;Nous ne voulons pas de dominationétrangère. Vivre selon la loi de nos pères, élire librement noschefs, en hommes libres, ne payer de tribut à personne, nousrenfermer dans nos frontières et les défendre, tel est notre vœu.Accepte-le, tu n’auras rien à redouter de nous.

–&|160;Des conditions, à moi&|160;! à moi, quirègne en maître sur l’Europe&|160;! Une misérable population debergers, de bûcherons et de laboureurs m’imposer des conditions, àmoi, dont les armes ont conquis le monde&|160;!

–&|160;Je pourrais te répondre que pourvaincre ce misérable peuple de bergers, de bûcherons et delaboureurs, retranchés au milieu de leurs montagnes, de leursrochers, de leurs marais et de leurs bois, il t’a fallu envoyerdans la Gaule armoricaine tes vieilles bandes des guerres de Saxeet de Bohème&|160;!

–&|160;Oui&|160;! – s’écria l’empereur avecdépit&|160;; – et afin de maintenir ton maudit pays en obéissance,il me faut y laisser mes troupes d’élite, qui d’un moment à l’autreme feront faute en Germanie&|160;!

–&|160;Ceci est pour toi déplaisant, Karl,j’en conviens, et sans parler des invasions maritimes desNorth-mans, les Bohémiens, les Hongrois, les Bavarois, les Lombardset autres peuples conquis par tes armes sont, comme les Bretons,vaincus, mais non soumis&|160;; d’un moment à l’autre, ils peuventse soulever de nouveau, et, chose grave, menacer le cœur de tonempire. Nous autres, au contraire, nous ne demandons qu’à vivrelibres et en paix, sans sortir de nos frontières.

–&|160;Et qui me le garantira&|160;? Qui medit qu’une fois mes troupes hors de ton infernal pays, vous nerecommencerez pas vos excursions, vos attaques contre les troupesfranques cantonnées en dehors de vos limites&|160;?

–&|160;Ce serait notre droit.

–&|160;Votre droit&|160;!

–&|160;Les autres provinces sont gauloisescomme nous, notre devoir est de les provoquer, de les aider àbriser le joug des rois franks&|160;; mais les gens sensés pensentque le moment n’est pas venu. Depuis quatre siècles, les prêtrescatholiques ont façonné les populations à l’esclavage&|160;; dessiècles se passeront, hélas&|160;! avant qu’elles seréveillent&|160;; mais écoute, Karl, tu as confiance en ma paroleet en mon influence sur mes compatriotes&|160;?

–&|160;Ne voulais-je pas te renvoyer verseux&|160;?

–&|160;Tu l’avoues, il est dangereux pour toi,d’être forcé de maintenir en Bretagne une partie de tes meilleurestroupes&|160;?

–&|160;Où veux-tu en venir&|160;?

–&|160;Rappelle ton armée, je te donne maparole de Breton, et je suis autorisé à te la donner au nom de nostribus, que, jusqu’à ta mort, nous ne sortirons pas de nosfrontières.

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! laraillerie est trop forte&|160;! Me prends-tu pour un sot&|160;? Nesais-je pas que si, retirant mes troupes, je vous accorde unetrêve, vous en profiterez pour vous préparer à recommencer laguerre après ma mort&|160;?

–&|160;Oui, si tes fils ne respectent pas noslibertés.

–&|160;Moi, vainqueur, consentir à une trêvehonteuse&|160;! consentir à retirer mes troupes d’un pays que j’aidompté avec tant de peine&|160;!

–&|160;Laisse donc ton armée enBretagne&|160;; mais attends-toi dans un an ou deux, peut-êtreavant, à de nouvelles insurrections.

–&|160;Vieillard insensé&|160;! oses-tu bientenir un tel langage, lorsque toi, ton petit-fils et quatre autreschefs Bretons vous êtes mes otages&|160;! Oh&|160;! j’en jureDieu&|160;! votre tête tomberait à la première prise d’armes,entends-tu&|160;? Ne te fie pas trop, crois-moi, à la bonhomie duvieux Karl&|160;; je n’aime pas le sang&|160;; mais le terribleexemple que j’ai fait des quatre mille Saxons révoltés te prouveque je ne recule devant aucune nécessité.

–&|160;Les chefs Bretons, restés en route parsuite de leurs blessures, mais qui bientôt nous rejoindront àAix-la-Chapelle, n’auraient pas accepté, non plus que moi et monpetit-fils, le poste d’otage, s’il eût été sans péril&|160;; maiscrois-moi, Karl, quel que soit le sort qui nous attende, nous nefaillirons pas à notre devoir&|160;: nous sommes ici au cœur de tonempire et à même de juger l’opportunité des choses&|160;; donc nousdonnerons, s’il le faut, d’ici même, le signal d’une nouvelleguerre lorsque le moment nous semblera venu.

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! est-ceassez d’audace&|160;? – s’écria l’empereur, pâle de fureur&|160;; –oser me dire que ces traîtres, d’après ce qu’ils verront ouépieront ici, enverront en Bretagne l’ordre de la révolte&|160;!Oh&|160;! j’en jure Dieu, dès demain, dès ce soir, toi et tonpetit-fils vous serez plongés dans de si noirs cachots qu’il vousfaudra des yeux de lynx pour voir ce qui se passe ici. Par lachappe de saint Martin&|160;! tant d’insolence me rendrait féroce.Pas un mot de plus, vieillard&|160;! Heureusement, nous voiciarrivés au pavillon&|160;; je vais retrouver mes filles, leur vueme consolera de tant d’ingratitude&|160;! – Ce disant, l’empereurdes Franks mit son cheval au galop afin de se rendre promptement aupavillon de chasse situé à peu de distance. Les seigneurs de lasuite de Karl se préparaient à hâter comme lui la marche de leursmontures, lorsqu’il se retourna vers eux en s’écriant d’une voixcourroucée&|160;: – Que personne ne me suive&|160;! je veux resterseul avec mes filles&|160;; vous attendrez mes ordres en dehors dupavillon.

Un profond et respectueux silence accueillitces paroles de l’empereur, et tandis qu’il s’éloignait, lesseigneurs de sa suite continuèrent lentement leur route vers lerendez-vous de chasse&|160;; Amael, confondu parmi eux, lesaccompagna, réfléchissant à son entretien avec Karl, et sentantaussi augmenter l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée deVortigern. Les courtisans de l’empereur, frissonnant de froid sousleurs habits de soie emplumés et dépenaillés, maugréaient tout bascontre le caprice de leur souverain, qui retardait ainsi le momentoù ils espéraient se réchauffer au foyer du pavillon et seréconforter en soupant&|160;; descendus de leurs chevaux, ilscausaient depuis un quart d’heure, lorsque Amael, qui, ayant aussimis pied à terre, se tenait pensif, adossé à un arbre, vit venirOctave qui, courant à lui, s’écria d’une voix émue etprécipitée&|160;: – Amael, je vous cherchais&|160;; venez vite. –Le vieux Breton attacha son cheval à un arbre, suivit Octave, etlorsque tous deux furent éloignés de quelques pas du groupe desseigneurs franks, le jeune Romain reprit&|160;: – Je suis dans uneinquiétude mortelle au sujet de Vortigern.

–&|160;Que dis-tu&|160;?

–&|160;Voici ce que je viens d’apprendre dansce pavillon&|160;: votre petit-fils ayant sans doute été emportépar son cheval, au commencement de la chasse, Thédralde etHildrude, deux des filles de l’empereur, l’ont suivi. Que s’est-ilpassé&|160;? je l’ignore&|160;; seulement l’on m’assurequ’Hildrude, qui semblait fort irritée, est retournée àAix-la-Chapelle avec deux de ses sœurs et les concubines de sonpère… donc Thétralde est restée seule avec Vortigern en quelqueendroit de la forêt.

–&|160;Achève&|160;!

–&|160;Amael, je connais par expérience lafacilité des mœurs de cette cour. Thétralde a remarqué votrepetit-fils&|160;; elle a quinze ans, elle a été élevée au milieu deses sœurs, qui ont autant d’amants que son père a de maîtresses.Vortigern a, malgré lui, le pauvre innocent, tourné la tête deThétralde&|160;: ce sont deux enfants&|160;; ils ont disparuensemble, ils se seront perdus ensemble… car trois des filles deKarl sont retournées au palais, deux autres sont revenues ici.Thétralde seule ne se retrouve pas. Or, si, comme je le crois, elles’est égarée en compagnie de Vortigern, il est à espérer, aurais-jedit ce matin… il est à craindre, dirai-je ce soir, que…

–&|160;Ciel et terre&|160;! – s’écria levieillard en pâlissant, – tu as le courage de plaisanter&|160;!

–&|160;Ce matin, j’aurais, je l’avoue, trouvél’aventure divertissante&|160;; ce soir, elle me paraîtredoutable&|160;: voici pourquoi&|160;: tout à l’heure, l’empereurordonnant que personne ne le suivît, a piqué des deux vers lepavillon.

–&|160;Oui, oui&|160;; c’était, disait-il,afin de rester seul avec ses filles.

–&|160;Maudit accès de tendressepaternelle&|160;! Rothaïde et Berthe, filles de Karl, croyant, sansdoute, être à l’avance prévenues de son arrivée par le bruittumultueux de sa chevauchée, avaient gagné les chambres hautes dupavillon, Berthe avec Enghilbert, le bel abbé de Saint-Riquier,Rothaïde avec Audoin, l’un des officiers de l’empereur. Or, lesdeux couples pleins de sécurité se mirent, les imprudents&|160;! àchanter les litanies de Vénus&|160;!

–&|160;Quelles mœurs&|160;! quellecour&|160;!

–&|160;L’empereur arrive seul, descend decheval&|160;; les amoureux n’entendent rien. – «&|160;Où sont mesfilles&|160;? – demande-t-il brusquement au grand Nomenclateur desa table, qui veillait aux préparatifs du souper… C’est de lui queje tiens ces détails, car, tout à l’heure, transi de froid etmouillé jusqu’aux os, je suis, malgré les ordres de Karl, entré parune porte de derrière du pavillon, pour me réchauffer au feu de lacuisine…

–&|160;Eh&|160;! qu’importe&|160;!

–&|160;Où sont mes filles&|160;? – demandadonc l’empereur à l’officier de sa table d’un ton courroucé, car ilsemble véritablement furieux… de cette furie, vous savez peut-êtrela cause, Amael, vous qui l’avez entretenu tout le long duchemin&|160;?

–&|160;Octave… tu me mets au supplice… achèvedonc&|160;!

–&|160;Le grand Nomenclateur, comme tous lesofficiers du palais, connaissait les galanteries des filles del’empereur&|160;; aussi, les voyant grimper aux chambres hautesavec Audoin et Enghilbert, notre homme supposa sagement qu’ellesn’allaient point en ce lieu pour dire leurs oraisons. À la vueinattendue de Karl, qui lui demande où sont ses filles, le grandNomenclateur se trouble et répond&|160;: – «&|160;Auguste empereur…je vais avertir les augustes princesses de votre augusteprésence&|160;; elles sont, je crois, montées aux chambres hautespour prendre un peu de repos, en attendant le souper.&|160;» –«&|160;Je vais aller les rejoindre,&|160;» – reprit Karl, – et levoici grimpant à son tour à l’étage supérieur. Le vieux Vulcain,surprenant Mars et Vénus dans leurs amoureux ébats, ne dut pas êtreplus furieux que l’auguste empereur en surprenant ses filles etleurs galants, car le grand Nomenclateur, resté près de la porte del’escalier, entendit bientôt un tapage infernal dans les chambreshautes&|160;: l’irascible Karl jouait à tort et à travers du manchede son fouet de chasse sur les couples amoureux&|160;; après quoiun grand silence se fit. L’empereur, ayant l’habitude de ne pointébruiter ces choses, redescendit, calme en apparence, mais pâle decolère, et… – Le récit d’Octave fut soudain interrompu par des cristumultueux&|160;; il vit, ainsi qu’Amael, des esclaves sortir dupavillon en tenant des torches à la main. Bientôt la voix perçantede l’empereur, dominant ce tumulte, s’écria&|160;: – Àcheval&|160;!… ma fille Thétralde est égarée dans la forêt… ellen’est pas retournée au palais… et elle n’est pas venue dans cepavillon… Prenez des torches… et cherchons-la&|160;!… Vite, àcheval&|160;! à cheval&|160;!…

–&|160;Amael… au nom du salut de votrepetit-fils, – s’écria précipitamment Octave, – suivez-moi de loin…il nous reste une chance de sauver Vortigern du courroux del’empereur. – Ce disant, le jeune Romain disparut au milieu desseigneurs de la cour, qui couraient à leurs chevaux, tandis queKarl, dont la colère, un moment contenue, faisait explosion denouveau, s’écriait&|160;: – Les voilà ahuris comme un troupeau endésordre… Que chacun prenne une torche et suive une des allées dela forêt… en appelant ma fille à grands cris. Holà&|160;! quelqu’unpour porter une torche devant moi&|160;! – Octave, à ces mots,saisit une torche et s’approcha de l’empereur, tandis que d’autresseigneurs s’éloignaient rapidement dans diverses directions, afind’aller à la recherche de Thétralde. Amael comprit alors le sens dela recommandation d’Octave, et remontant à cheval, ainsi qu’yétaient remontés Karl et le jeune Romain qui l’éclairait, il leslaissa tous deux prendre une assez grande avance, puis il lessuivit de loin, se guidant sur la lumière de la torche qui brillaità travers les ténèbres.

**

*

L’empereur, ainsi que le racontait plus tardOctave à Amael, semblait tour à tour en proie à la colère que luicausait la nouvelle preuve du libertinage de ses filles et àl’inquiétude où le jetait la disparition de Thétralde. Ces diverssentiments se traduisaient par quelques mots entrecoupés, parvenantaux oreilles du jeune Romain, qui précédait Karl de quelquespas&|160;: – Malheureuse enfant&|160;!… Où est-elle&|160;? oùest-elle&|160;? mourant de froid et de frayeur… au fond de quelquetaillis, peut-être&|160;! – murmurait l’empereur&|160;; puis ilappelait à grands cris&|160;: – Thétralde&|160;! Thétralde&|160;! –Mais le silence seul lui répondant, il reprenait engémissant&|160;: – Hélas&|160;! elle ne m’entend pas&|160;! Roi descieux, aie pitié de moi&|160;! Si jeune… si délicate… une pareillenuit de froidure peut la tuer&|160;!… Oh&|160;! malheur à mavieillesse&|160;! que cette enfant eût consolée… Elle n’eut pasressemblé à ses sœurs&|160;; son front de quinze ans n’a jamaisrougi d’une mauvaise pensée&|160;! Oh&|160;! morte, morte,peut-être&|160;! Non, non… la jeunesse est si vivace… et puis cesfilles… je les ai élevées en garçons… elles sont habituées à lafatigue… à me suivre pendant mes voyages… et pourtant… cette nuitprofonde… ce froid… la frayeur de se trouver seule… c’est affreuxpour une enfant de cet âge&|160;! – Et il se reprenait àcrier&|160;: – Thétralde&|160;! Thétralde&|160;! – Puis, s’arrêtantsoudain et prêtant l’oreille, l’empereur des Franks dit vivement aujeune Romain après un moment de silence&|160;: – N’as-tu pasentendu le hennissement d’un cheval&|160;?

–&|160;En effet, auguste prince, il mesemble…

–&|160;Écoute… écoute…

Octave se tut&|160;; bientôt un nouveau etlointain hennissement retentit au milieu du silence de la forêt. –Plus de doute… ma fille, désespérant de retrouver son chemin, auraattaché sa haquenée à un arbre, – s’écria Karl, palpitantd’espérance, et s’adressant à Octave&|160;: – Au galop&|160;! augalop&|160;! – Précipitant alors sa course, l’empereur des Frankss’écria&|160;: – Thétralde&|160;! ma fille&|160;!… mevoici&|160;!

Amael, qui, à une assez grande distance ettoujours dans l’ombre, suivait Karl, voyant la lumière de la torchesur laquelle il se guidait s’éloigner rapidement dans les ténèbres,prit aussi le galop, laissant toujours à l’empereur la même avance.Celui-ci eut bientôt atteint, ainsi qu’Octave, l’endroit de laroute où Vortigern et Thétralde, avant d’entrer dans la hutte dubûcheron, avaient attaché leurs chevaux. Une lueur de la torcheéclaira la forme blanche de la monture favorite de la jeune fille,et laissa dans l’ombre le noir coursier de Vortigern, attaché àquelques pas.

–&|160;La haquenée de Thétralde&|160;! –s’écria Karl&|160;; puis, avisant la cabane à la clarté du flambeauporté par Octave, il ajouta&|160;: – Ô roi des cieux&|160;! grâceste soient rendues&|160;!… ma chère enfant a trouvé un abri&|160;! –Mettant alors pied à terre, l’empereur dit au jeune Romain, en sedirigeant vers la hutte, éloignée d’une vingtaine de pas de laroute. – Viens vite&|160;! ma fille est là… Marche devant,éclaire-moi.

Octave, doué d’un coup d’œil plus perçant quecelui de Karl, avait reconnu en frémissant le cheval de Vortigern,attaché auprès de la haquenée de Thétralde&|160;; aussi,pressentant l’accès de fureur où allait entrer l’empereur à la vuedu spectacle qui l’attendait, sans doute… Octave recourut à unmoyen extrême&|160;: feignant de trébucher, il laissa tomber satorche dans l’espoir de l’éteindre sous ses pieds, comme parhasard. Mais Karl se baissa vivement, la ramassa ens’écriant&|160;: – Maladroit&|160;! – Puis il courut à l’entrée dela hutte… Le jeune Romain, plein d’épouvante, suivaitl’empereur&|160;; soudain il le vit s’arrêter pétrifié au seuil dela cabane, intérieurement éclairée par la torche qu’il tenait, etdont la lueur continuait de guider Amael. Celui-ci, ayant aussi mispied à terre, put, grâce à l’épaisse feuillée dont était jonché lesol, s’approcher sans être entendu de l’empereur des Franks, aumoment où celui-ci, frappé de stupeur, s’était arrêté immobile.Voici ce que vit Amael à la clarté du flambeau&|160;: Vortigern,profondément endormi, couché, son épée nue à côté de lui, défendaitl’entrée de la cabane, car, pour y pénétrer, il eût fallu marchersur son corps placé en travers du seuil. Au fond de cette retraite,Thétralde, étendue sur un lit de mousse et soigneusement couvertede la tunique du jouvenceau, dormait aussi d’un profond sommeil, satête, candide et charmante, posée sur l’un de ses bras replié.Telle était la persistance de leur sommeil, que ni la jeune filleni Vortigern ne furent d’abord réveillés par la lumière de latorche. De grosses gouttes de sueur tombaient du front pâle del’empereur des Franks. À sa première stupeur de retrouver sa filledans cette hutte solitaire en compagnie du jeune Breton, avaitsuccédé sur les traits de Karl l’expression d’une angoisseterrible&|160;; puis, ces doutes cruels sur la chasteté de sa fillefirent placé à l’espoir, lorsqu’il remarqua la sérénité du sommeilde ces deux enfants. L’empereur se sentait encore rassuré par laprécaution qu’avait eue Vortigern de se coucher en travers du seuilde la cabane, cédant, sans doute, ainsi à une pensée derespectueuse sollicitude et de vaillante protection. Thétralde,cependant, s’éveilla la première. La clarté de la torche frappa lespaupières closes de la jeune fille&|160;; elle souleva d’abord àdemi sa tête, encore appesantie, porta la main à ses yeux, lesouvrit bientôt tout grands, se dressa sur son séant&|160;; puis, àla vue de son père, elle poussa un cri de joie si sincère, sestraits enchanteurs exprimèrent un bonheur si pur de tout embarras,de toute honte, en se jetant d’un bond au cou de Karl, qu’il lapressa contre son cœur avec ivresse en murmurant&|160;: – Ah&|160;!je ne crains plus rien… son front n’a pas rougi&|160;!

Ces mots arrivèrent aux oreilles d’Amael,jusqu’alors debout et immobile derrière l’empereur, qui courutbientôt un assez grand danger&|160;: car Thétralde, courant à sonpère dans le premier élan de sa joie, avait heurté Vortigern enpassant par-dessus son corps&|160;; le jeune Breton, réveillé ensursaut, ébloui par la lumière et l’esprit encore troublé par lesommeil, saisit son épée, se releva d’un bond&|160;; et voyant àl’entrée de la hutte deux hommes, dont l’un tenait Thétraldeenlacée dans ses bras, il crut à un rapt, saisit d’une main Karl àla gorge, et, le menaçant de son épée nue, s’écria&|160;: – Tu esmort si… – Mais, reconnaissant aussitôt le père de Thétralde,Vortigern laissa tomber son épée, se frotta les yeux, et dit enreculant d’un pas&|160;: – L’empereur des Franks&|160;!…

–&|160;Lui-même, mon garçon&|160;! – réponditjoyeusement Karl en baisant de nouveau avec une sorte de frénésiele front et les cheveux de sa fille. – Tu avais défendu l’entrée dela hutte en te couchant en travers du seuil… Aussi, la vigueur deton poignet me prouve qu’il eût été mal venu celui qui aurait euquelque méchante intention contre mon enfant&|160;!

–&|160;Nous sommes tes ennemis, et cependanttu nous as accueillis avec bonté, mon aïeul et moi, – réponditsimplement le jeune Breton, sans baisser les yeux devant le regardpénétrant de Karl&|160;; – j’ai veillé sur ta fille… comme j’auraisveillé sur ma sœur.

Vortigern accentua si noblement cesmots&|160;: ma sœur, qu’Amael murmura tout bas à l’oreillede Karl&|160;: – Ainsi que toi, je ne doute pas de la pureté de cesenfants.

–&|160;Toi ici&|160;? – s’écria l’empereur ense retournant avec surprise. – Sois le bienvenu&|160;! D’oùsors-tu&|160;?

–&|160;Tu cherchais ta fille… moi je cherchaismon petit-fils.

–&|160;Et je l’ai retrouvée, ma doucefille&|160;! – reprit Karl avec un attendrissement ineffable, enbaisant encore Thétralde au front. – Oh&|160;! je l’aime… jel’aime… plus que je ne l’ai jamais aimée&|160;! – Et, la tenanttoujours enlacée de l’un de ses bras, l’empereur alla jusqu’au fondde la hutte, où il se jeta brisé par l’émotion. Faisant alorsasseoir Thétralde sur ses genoux, et la contemplant avec bonheur,il lui dit&|160;: – Voyons, fillette, raconte-moi ton aventure…Comment as-tu perdu la chasse&|160;? Comment t’es-tu ainsiégarée&|160;? Comment t’es-tu résignée à passer la nuit dans cettehutte, quoique gardée par ce vaillant soldat&|160;?

–&|160;Mon père, – répondit Thétralde enbaissant les yeux et cachant un instant son visage dans le sein deKarl, sur les genoux de qui elle restait assise, – laisse-moirassembler mes souvenirs… je vais tout te raconter.

Vortigern, pendant un moment de silence quisuivit la réponse de Thétralde, se rapprocha d’Amael, qui le serratendrement contre sa poitrine, tandis que, debout, la torche à lamain, éclairant cette scène, le jeune Romain semblait, il fautl’avouer, encore plus surpris qu’enthousiasmé de la continence deVortigern.

–&|160;Mon père, – reprit Thétralde enrelevant la tête et attachant son regard candide sur l’empereur desFranks, – je dois tout te dire, n’est-ce pas&|160;? tout…absolument&|160;?

–&|160;Oui, fillette, tout absolument&|160;! –Et Karl, réfléchissant, dit à Octave&|160;: – Plante cette torcheen terre, et va avec ce jeune garçon veiller sur nos chevaux. – LeRomain obéit, s’inclina, et sortit avec le petit-fils d’Amael.

–&|160;Quoi&|160;! mon père… tu renvoiesVortigern&|160;? – dit Thétralde avec un accent de doux reproche. –J’aurais, au contraire, désiré qu’il restât pour te confirmer monrécit.

–&|160;Tout ce que tu me diras, ma fille, jele croirai. Parle, parle sans crainte devant moi et l’aïeul de cedigne garçon.

–&|160;Hier, – reprit Thétralde, – j’étais aubalcon du palais lorsque Vortigern est entré dans la cour.Apprenant qu’il venait ici comme prisonnier, si jeune et blessé, jeme suis tout de suite intéressée à lui&|160;; puis, quand il amanqué d’être renversé, tué peut-être par son cheval, j’ai eu sigrand’peur, si grand’peur, que j’ai poussé un cri d’effroi&|160;;mais, lorsque Hildrude et moi nous l’avons vu se montrer intrépidecavalier, nous lui avons, dans notre admiration, jeté nosbouquets.

–&|160;Vous m’aviez toutes deux parlé de votreadmiration pour ce jouvenceau comme habile écuyer, mais point dutout de ces bouquets-là&|160;; enfin, passons… continue.

–&|160;J’ai été certainement très-heureuse deton retour, bon père&|160;; cependant, je te l’avoue, je pensaispeut-être encore plus à Vortigern qu’à toi&|160;; toute la nuit, masœur et moi, nous avons parlé du jeune otage breton, de sa bonnegrâce, de sa figure, à la fois douce et hardie… de…

–&|160;Bien, bien, passons là-dessus, mafille, passons…

–&|160;Tu ne veux donc pas, père, que je tedise tout&|160;?…

–&|160;Si… si… continue…

–&|160;Au point du jour, je me suis endormie,mais c’était encore pour rêver de Vortigern&|160;; nous l’avonsrevu à l’église, quand je ne regardais pas son fier et doux visage,je priais pour le salut de son âme. Après la messe, lorsque j’ai suque l’on chasserait, ma seule crainte a été qu’il ne vînt pas à lachasse… Juge de ma joie, mon père, lorsque je l’ai aperçu. Soudainson cheval s’emporte&|160;; moi, presque sans réfléchir, carj’agissais vraiment comme malgré moi, je donne un coup de houssineà ma haquenée pour rejoindre Vortigern. Hildrude me suit, elle veutme dépasser&|160;; oh&|160;! alors cela m’irrite&|160;; je frappeson cheval à la tête&|160;; il fait un écart, emporte ma sœur dansune autre allée&|160;; j’arrive seule auprès de Vortigern. Lebrouillard, la pluie, et bientôt la nuit nous surprennent&|160;;nous remarquons cette hutte de bûcheron et un foyer à demiéteint&|160;; alors nous nous disons&|160;: nous ne pouvonsretrouver notre chemin, passons la nuit ici&|160;! Par bonheur,nous voyons des châtaignes tombées des arbres&|160;; nous lesramassons, nous les faisons cuire sous la cendre, mais nous avonsoublié de les manger…

–&|160;Parce que vous étiez trop fatigués,sans doute&|160;?… de sorte que, pour prendre du repos, tu t’escouchée, toi sur cette mousse, et ce garçon en travers duseuil&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, mon père… avant de nousendormir, nous avons beaucoup causé, beaucoup disputé, et c’est endisputant ainsi que nous avons oublié nos châtaignes… puis lesommeil nous a pris, et nous nous sommes endormis.

–&|160;Mais à quel propos toi et ce garçonvous êtes-vous disputés, ma fille&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! j’avais eu des penséesmauvaises… ces pensées, Vortigern les combattait de toutes sesforces, et, à ce propos, nous nous sommes disputés&|160;; pourtant,au fond, vois-tu, il avait raison&|160;; car tu ne pourras jamaisle croire. Je voulais fuir Aix-la-Chapelle, et aller en Bretagneavec Vortigern… pour nous y marier.

–&|160;Me quitter… ma fille… me quitter&|160;?moi qui t’aime si tendrement&|160;!

–&|160;C’est ce que m’a répondu Vortigern.«&|160;– Thétralde, y songes-tu&|160;? quitter ton père, qui techérit, – me disait-il. – Quoi&|160;! tu aurais le triste couragede lui causer ce cruel chagrin&|160;? Et moi qu’il a traité, ainsique mon aïeul, avec bonté, je serais ton complice&|160;! Non,non&|160;; d’ailleurs je suis ici prisonnier sur parole&|160;;prendre la fuite, ce serait me déshonorer. Ma mère ne me reverraitde sa vie…&|160;» – Ta mère t’aime trop, – disais-je à Vortigern, –pour ne pas te pardonner&|160;; mon père aussi nouspardonnera&|160;: il est si bon&|160;! N’a-t-il pas été indulgentpour mes sœurs, qui ont leurs amants comme il a des maîtresses…Cela ne fait ni tort ni mal à personne de s’aimer quand on seplaît&|160;; une fois mariés, nous reviendrons auprès de monpère&|160;; heureux de me revoir, il oubliera tout, et nous vivronsauprès de lui comme Éginhard et ma sœur Imma. – Mais Vortigern,inflexible, me parlait sans cesse de sa promesse de prisonnier etdu chagrin que te causerait ma fuite&|160;; il pleurait ainsi quemoi à chaudes larmes en me consolant et me grondant comme uneenfant que j’étais&|160;; enfin, quand nous avons eu beaucoupdisputé, beaucoup pleuré, il m’a dit&|160;: «&|160;Thétralde, lanuit s’avance&|160;; tu dois être fatiguée, il faut te coucher surce lit de mousse&|160;; je me mettrai en travers du seuil, mon épéenue à côté de moi, pour te défendre au besoin…&|160;» Je tombais desommeil&|160;; Vortigern m’a couverte de sa tunique&|160;; je mesuis endormie, et je rêvais encore de lui, quand tout àl’heure tu m’as réveillée, mon bon père…

L’empereur des Franks avait écouté ce naïfrécit avec un mélange d’attendrissement, de crainte et dechagrin&|160;; bientôt il poussa un profond soupir d’allégement quisemblait répondre à cette réflexion&|160;: – À quel danger ma fillea échappé&|160;!… – Cette pensée dominant bientôt toutes lesautres, Karl embrassa de nouveau Thétralde avec effusion, en luidisant&|160;: – Chère enfant, ta franchise me charme&|160;; elle mefait oublier qu’un moment tu as pu songer à quitter ton père.

–&|160;Oh&|160;! à ce méchant projet,Vortigern m’a fait renoncer&|160;; aussi, pour le récompenser, tuseras bon, tu nous marieras, n’est-ce pas&|160;? Nous nous aimonstant&|160;!…

–&|160;Nous reparlerons de cela. Quant àprésent, il faut songer à regagner le pavillon, tu y prendrasquelques moments de repos&|160;; nous reparlerons ensuite pourAix-la-Chapelle. Attends-moi ici&|160;; j’ai à m’entretenir unmoment avec ce bon vieillard. – Karl sortit de la hutte avec Amael,et lui dit en s’arrêtant à quelques pas&|160;: – Ton petit-fils estun loyal garçon, vous êtes une famille de braves hommes&|160;; tuas sauvé la vie de mon aïeul, ton petit-fils a respecté l’honneurde ma fille&|160;; car je sais ce qu’il y a de fatal, à l’âge deces enfants, dans l’entraînement d’un premier amour&|160;; cetentraînement, Vortigern l’eût payé de sa vie… mais j’aime mieuxlouer que punir.

–&|160;Karl, lorsqu’il y a quelques heures jete disais mes inquiétudes à propos de l’absence de Vortigern, tum’as répondu&|160;: – «&|160;Bon&|160;! il aura rencontré quelquejolie fille de bûcheron… l’amour est de son âge. Tu ne veux pasfaire un moine de ce garçon&|160;? – Et pourtant, s’il eût traitéta fille comme la fille d’un bûcheron… qu’aurais-tu fait&|160;?

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! Vortigernne serait pas sorti vivant de cette hutte&|160;!

–&|160;Donc il est permis de déshonorer lafille d’un esclave&|160;? et le déshonneur de la fille d’unempereur est puni de mort&|160;? Toutes deux pourtant sont descréatures de Dieu, égales à ses yeux.

–&|160;Vieillard, ces paroles sontinsensées&|160;!

–&|160;Et tu te dis chrétien&|160;! et tu noustraites de païens&|160;! Mon petit-fils s’est conduit en honnêtehomme, rien de plus. L’honneur nous est cher, à nous autres Gauloisde cette vieille Armorique qui a pour devise&|160;: JamaisBreton ne fit trahison. Un dernier mot&|160;: Veux-tum’accorder une grâce&|160;? je t’en saurai gré.

–&|160;Parle.

–&|160;Tantôt, je t’ai vu frappé de la beautéd’une pauvre fille esclave&|160;; tu songes à faire d’elle une detes concubines d’un moment&|160;; sois généreux pour cettemalheureuse créature, ne la corromps pas&|160;; rends-lui laliberté, à elle et à sa famille&|160;; donne à ces gens le moyen devivre laborieusement, mais honnêtement.

–&|160;Il en sera ainsi, foi de Karl, je te lepromets. Tu n’as rien de plus à me demander&|160;?

–&|160;Rien.

–&|160;Écoute à ton tour. Tantôt tu m’as, aunom de ton peuple, dit ceci&|160;: Karl, retire tes troupes denotre pays, et j’engage la foi bretonne que durant ta vie, nous nesortirons pas de nos frontières.

–&|160;Oui, cette offre, je te l’aifaite&|160;: je te la fais encore.

–&|160;Je l’accepte.

–&|160;Tu agis en homme sage. Sois fidèle à tafoi, nous serons fidèles à la nôtre.

–&|160;Ta main, Amael… ta main loyale.

–&|160;La voici, Karl, et qu’elle soit la maind’un traître si notre peuple parjure sa promesse&|160;! Nousvivrons en paix avec toi&|160;; si tes descendants respectent noslibertés, nous vivrons en paix avec eux.

–&|160;Amael, c’est dit et juré.

–&|160;Karl, c’est dit et juré.

–&|160;Maintenant, toi et ton petit-fils, aulieu de retourner à Aix-la-Chapelle, vous passerez la nuit dans lepavillon de la forêt&|160;; demain, au point du jour, je vousenverrai vos bagages et une escorte chargée de vous accompagnerjusqu’aux frontières de l’Armorique, et vous vous mettrez en routesans retard.

–&|160;Tu peux y compter.

–&|160;Je vais retourner au pavillon, seulavec ma fille, lui promettant, afin de ne pas la désespérer, quedemain elle verra Vortigern. Je dirai à mes courtisans que je l’aitrouvée seule dans cette hutte&|160;: hélas&|160;! les médisancesdes cours sont cruelles&|160;; on n’y croit guère à l’innocence, etsi l’on savait que Thétralde a passé une partie de la nuit dans ceréduit avec ton petit-fils, on dirait déjà d’elle ce qu’on dit deses sœurs&|160;! – Et portant sa main à ses yeux humides,l’empereur des Franks ajouta douloureusement&|160;: – Ah&|160;! moncœur de père saigne souvent&|160;; j’ai trop aimé mes filles, j’aiété trop indulgent&|160;! Et puis mes guerres continuelles audehors de mon royaume, les affaires de l’État m’empêchaient deveiller sur mes enfants. Cependant, en mon absence, je les laissaisaux mains des prêtres&|160;! elles ne manquaient pas un office etbrodaient des chasubles pour les évêques&|160;! Enfin, le SeigneurDieu, qui m’a toujours été secourable en toutes choses, a voulu mefrapper dans ma famille, que sa volonté soit faite&|160;! Je suisun malheureux père&|160;! – Et appelant le jeune Romain, il lui ditd’une voix redoutable&|160;: – Octave, personne… tu m’entends,personne… ne doit savoir que ma fille a passé une partie de la nuitdans cette cabane avec ce jeune homme, car la malignité n’épargnepas même ce qu’il y a de plus chaste, de plus respectable au monde.Le secret de cette nuit n’est connu que de moi, de ma fille et deces deux Bretons&|160;; je suis aussi certain de leur discrétionque de la mienne et de celle de Thétralde. Rappelle-toi ceci&|160;:tu es perdu si un seul mot de cette aventure circule à lacour&|160;; en ce cas, toi seul aurais parlé&|160;; si, aucontraire, tu me gardes le secret, tu peux compter sur ma faveurcroissante.

–&|160;Auguste empereur, ce secret, jel’emporterai dans la tombe.

–&|160;J’y compte&|160;: amène mon cheval etcelui de ma fille&|160;; tu vas nous accompagner au pavillon dechasse, puis à Aix-la-Chapelle&|160;; tu commanderas l’escorte queje donne à ces deux otages pour retourner en leur pays&|160;; je teremettrai un ordre pour le commandant de mon armée en Bretagne.Demain, au point du jour, tu te rendras au pavillon de la forêtavec l’escorte, et vous partirez aussitôt pour l’Armorique.

Octave s’inclina. L’empereur dit alors àAmael&|160;: – La lune s’est levée, elle éclaire suffisamment laroute. Monte à cheval avec ton petit-fils, suis cette allée jusqu’àce que tu te trouves dans un carrefour&|160;; tu t’yarrêteras&|160;; c’est là que, par mes ordres, l’on viendra bientôtte chercher pour te conduire au pavillon d’où tu partiras demain aupoint du jour. Que ton peuple soit fidèle à ta parole, je seraifidèle à la mienne. Si tu trouves que l’empereur Karl mérite quel’on dise quelque bien de lui, dis-le en ton pays. Et maintenant,adieu.

Amael alla rejoindre son petit-fils, qu’iltrouva profondément pensif, assis au bord de la route, sur un troncd’arbre, sa figure cachée dans ses mains&|160;; il pleuraitsilencieusement et n’entendit pas le vieillard s’approcher de lui.– Allons, mon enfant, – lui dit Amael, d’une voix douce et grave, –remontons à cheval et partons.

–&|160;Partir&|160;! – dit Vortigern, entressaillant et se levant brusquement, et essuyant du revers de samain son visage baigné de larmes. – Partir&|160;?… déjà&|160;?

–&|160;Oui, mon enfant, demain nous nousmettons en route pour la Bretagne, où tu reverras ta mère et tasœur. La noblesse de ta conduite a porté ses fruits&|160;; noussommes libres&|160;; Karl rappelle ses troupes de l’Armorique.

**

*

Mon aïeul Amael, peu de temps après notreretour d’Aix-la-Chapelle, a écrit ce récit que j’ai joint à lalégende de notre famille. Moi, Vortigern, j’ai vu mourir mongrand-père à l’âge de cent cinq ans, peu de temps après mon mariageavec la douce Josseline. Karl le Grand est mort à Aix-la-Chapelle,l’année 814.

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