Les Mystères du peuple – Tome V

CHAPITRE II.

L’abbaye de Meriadek. – Les esclavesorfèvres. – Vie d’une abbesse au huitième siècle. – État etredevance des colons et des esclaves. – Punitions. – La chair viveet l’épervier. – Broute-Saule. – L’atelier. – Le meurtre et lesouper. – L’inondation. – Les fugitifs. – Les frontières del’Armorique.

&|160;

Un atelier d’orfèvrerie est agréable à voirpour l’artisan, libre ou esclave, qui a vieilli dans la pratique dece bel art, illustré par ÉLOI, le plus célèbre des orfèvresgaulois. L’œil se repose avec plaisir sur le fourneau incandescent,sur le creuset où bouillonne le métal en fusion, sur l’enclume quisemble être d’argent veinée d’or, tant on a battu sur elle del’argent et de l’or&|160;; l’établi, garni de ses limes, de sesmarteaux, de ses doloires, de ses burins, de ses polissoirs desanguine et d’agate, n’est pas moins agréable à l’œil&|160;; cesont encore les moules d’argile où se verse le métal fondu, et çàet là, sur des tablettes, quelques modèles en cire, empruntés auxdébris de l’art antique, retrouvés parmi les ruines de la Gauleromaine&|160;; il n’est pas jusqu’au choc des marteaux, jusqu’augrincement des limes, jusqu’au bruit haletant du soufflet de laforge, qui ne soit une musique douce à l’oreille de l’artisan qui avieilli dans le métier. Telle est la passion de l’art, que parfoisl’esclave oublie sa servitude pour ne songer qu’aux merveillesqu’il fabrique pour ses maîtres.

L’abbaye de Meriadek avait, ainsi que lesriches couvents de la Gaule, son petit atelier d’orfèvrerie&|160;;un vieillard de quatre-vingts ans et plus surveillait les travauxde quatre jeunes apprentis, esclaves comme lui, et réunis dans unesalle basse voûtée, éclairée par une fenêtre cintrée, garnie debarreaux de fer, qui s’ouvrait sur un fossé rempli d’eau, lecouvent ayant été bâti au milieu d’une espèce de presqu’île,entourée d’étangs immenses. La forge s’adossait à l’un des mursdans l’épaisseur duquel était creusé une sorte de petitcaveau&|160;; l’on y descendait par plusieurs marches, il contenaitla provision de charbon nécessaire aux travaux. Le vieil orfèvre, àla figure et aux mains noircies par la fumée de la forge, portaitune souquenille à demi cachée par un large tablier de cuir, etciselait avec amour une crosse abbatiale en argent&|160;:

–&|160;Père Bonaïk, – dit un des jeunesesclaves au vieillard, – voici le huitième jour que notre camaradeÉleuthère ne vient pas à l’atelier… où peut-il être&|160;?

–&|160;Dieu le sait, mes enfants… mais,croyez-moi, parlons d’autre chose.

–&|160;Je suis à moitié de votre avis, vieuxpère, car, à propos d’Éleuthère, j’ai autant envie de parler que deme taire. Je sais un secret&|160;; il me brûle la langue, et jecrains qu’on me la coupe, si je bavarde.

–&|160;Alors, mon garçon, – reprit levieillard en ciselant toujours son orfèvrerie, – garde ton secret,c’est prudent.

Mais les jeunes gens, plus curieux que levieillard, firent tant d’instances auprès de leur compagnon que,vaincu par leurs prières, il leur dit&|160;: – Avant-hier… c’étaitle septième jour de la disparition d’Éleuthère, j’étais alléreporter, par ordre du père Bonaïk, un bassin d’argent dansl’intérieur de l’abbaye. La tourière me dit d’attendre pendantqu’elle va s’enquérir s’il n’y a pas de pièces d’argent à nettoyer.Resté seul, pendant l’absence de la tourière, j’ai la curiosité demonter sur un escabeau afin de regarder par une petite fenêtretrès-élevée donnant sur le jardin du monastère. Là, qu’est-ce queje vois&|160;? ou plutôt qu’est-ce que je crois voir&|160;! car ily a de ces ressemblances si frappantes…

–&|160;Eh bien&|160;! – dirent les jeunesgens, – qu’as-tu vu dans ce jardin&|160;?

–&|160;J’ai vu l’abbesse, reconnaissable à sataille élevée, marchant entre deux nonnes, l’un de ses bras appuyésur l’épaule de chacune d’elles.

–&|160;Ne dirait-on pas qu’elle a près de centans, comme le père Bonaïk, notre abbesse&|160;? elle qui monte àcheval comme un guerrier&|160;! elle qui chasse au faucon, elledont la lèvre est ombragée d’une petite moustache rousse, ni plusni moins que celle d’un jouvenceau de dix-huit ans.

–&|160;Ce n’était point par faiblesse, maissans doute par tendresse que l’abbesse s’appuyait ainsi sur sesdeux nonnes&|160;: l’une d’elles ayant marché sur sa robe, aumoment où je traversais la cour, fait un faux pas, trébuche, seretourne, et je reconnais, ou je crois reconnaître, devinez qui…Éleuthère…

–&|160;Habillé en nonne&|160;?

–&|160;Habillé en nonne…

–&|160;Allons donc… tu rêvais.

–&|160;Pourtant, – reprit un autre esclavemoins incrédule, – il faut dire que notre camarade n’a pas encoredix-huit ans, et que son menton est aussi imberbe que celui d’unejeune fille.

–&|160;Et je soutiens, moi, que si cette nonnen’est pas Éleuthère, c’est sa sœur… s’il a une sœur.

–&|160;Et je vous dis, moi, – ajouta le vieilorfèvre avec une impatiente anxiété, – je vous dis, moi, que vousêtes des oisons, et que si vous voulez aller au chevalet faire denouveau connaissance avec les lanières du fouet, vous n’avez qu’àtenir des propos pareils.

–&|160;Mais, père Bonaïk…

–&|160;Je comprends qu’en travaillant l’onjase&|160;; mais quand les paroles se peuvent traduire en coups defouet sur l’échine, l’entretien me semble mal choisi. Ne savez-vouspas, comme moi, que l’abbesse…

–&|160;Est endiablée, père Bonaïk.

–&|160;Encore&|160;! Mais vous voulez doncqu’il ne vous reste pas un morceau de peau sur le dos&|160;!

–&|160;Et de quoi jaser, père Bonaïk, sinon deses maîtres&|160;?

–&|160;Tenez, – dit le vieillard, voulantdétourner l’entretien qu’il trouvait, avec raison, dangereux pources jeunes gens, – je vous ai souvent promis de vous parler de monillustre maître en orfèvrerie, la gloire des artisans de la Gaule,une bonne gloire, celle-là… car elle n’a coûté de sang ni de larmesà personne…

–&|160;Il s’agit du bon Éloi, pèreBonaïk, l’ami du bon roi Dagobert&|160;?

–&|160;Dites le bon Éloi, mesenfants, car jamais homme n’a été meilleur&|160;; mais ne dites pasle bon roi Dagobert, car ce roi faisait égorger ceux quilui déplaisaient, et avait un sérail comme en ont maintenant leskalifes des Arabes. Donc, mes enfants, le bon Éloi était né, vers588, à Catalacte, petite ville des environs de Limoges. Ses parentsétaient libres, mais d’une condition obscure et pauvre.

–&|160;Père Bonaïk, si Éloi est né en 588, sanaissance date donc d’environ cent cinquante ans&|160;?

–&|160;Oui, mes enfants, puisque nous sommesbientôt en 738.

–&|160;Et vous l’avez connu&|160;? – dit undes jeunes gens avec un sourire d’incrédulité, – vous l’avez connu,le bon Éloi&|160;?

–&|160;Certes, je l’ai connu, puisque j’aibientôt quatre-vingt-seize ans et qu’il est mort le siècle dernier,en 659, il y a près de quatre-vingts ans de cela.

–&|160;Vous étiez tout jeune alors&|160;?

–&|160;J’avais seize ans et demi la dernièrefois que je l’ai vu, et mes souvenirs me sont encore présents…Mais, pour revenir au bon Éloi, son père s’appelait Eucheret sa mère Terragie. Eucher, remarquant que son fils, toutenfant, machinait toujours de petites figures ou de petitsustensiles en bois d’un joli dessin, l’envoya comme apprenti chezun habile orfèvre de Limoges, nommé maître Abbon, qui, àcette époque, dirigeait aussi pour le fisc l’atelier des monnaiesdans la ville de Limoges. Après s’être tellement perfectionné dansson art, qu’il dépassa son maître en quelques années, Éloi quittason pays et sa famille, laissant après lui de grands regrets, cartout le monde l’aimait pour sa gaieté, sa douceur, et son excellentcœur, il alla chercher fortune à Paris, l’un des séjours des roisfranks. Éloi était recommandé par son ancien maître à un certainBobbon, orfèvre et trésorier de Clotaire&|160;II. CeBobbon ayant pris notre Éloi comme ouvrier, remarqua bientôt sontalent. Un jour, le roi Clotaire&|160;II voulut avoir un siège d’ormassif, travaillé avec art, et enrichi de pierres précieuses.

–&|160;Un siège d’or massif, pèreBonaïk&|160;! quelle magnificence&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mes enfants, l’or necoûtait aux rois franks que la peine de le prendre en Gaule, et ilsne s’en faisaient point faute. Clotaire&|160;II eut donc lafantaisie de posséder un siège d’or&|160;; mais personne, dans lesateliers du palais, n’était capable d’accomplir une pareille œuvre.Le trésorier Bobbon, connaissant l’habileté d’Éloi, lui proposa dese charger de ce travail. Éloi accepta, se mit à la forge, aucreuset, et avec la grande quantité d’or qu’on lui avait donnéepour orner un seul siège, il en fit deux. Portant alors au palaisle siège qu’il a achevé, il cache l’autre…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! – dit en riant l’undes jeunes esclaves, – le bon Éloi faisait comme les meuniers, iltirait de son sac deux moutures…

–&|160;Attendez, mes enfants, attendez, avantde porter votre jugement. Clotaire&|160;II, émerveillé del’élégance et de la délicatesse du travail de l’artisan, ordonneaussitôt de le récompenser largement… Alors Éloi montre à Bobbon lesecond siège qu’il avait ouvragé, en disant&|160;: «&|160;Voici àquoi, afin de ne rien perdre, j’ai employé le restant de tonor.&|160;»

–&|160;Vous aviez raison, père Bonaïk, nousnous étions trop hâtés de juger le bon Éloi.

–&|160;Ce trait de probité, si honorable pourle pauvre artisan, mes enfants, fut l’origine de sa fortune.Clotaire&|160;II voulut se l’attacher comme orfèvre. Alors Éloi fitses plus beaux ouvrages&|160;: c’étaient des vases d’or ciselés,enrichis de rubis, de perles et de diamants&|160;; des meublesd’argent massif d’un dessin admirable, rehaussés de pierresdures&|160;; c’étaient encore des reliquaires, des patères, desboîtes à Évangile, travaillées à jour et incrustées d’escarboucles…J’ai vu le calice d’or émaillé, de plus d’un pied de haut, qu’ilfit pour l’abbaye de Chelles&|160;: c’était un miracle d’émail etd’or.

–&|160;Cela éblouit, rien que de vous entendreparler de ces beaux ouvrages, père Bonaïk.

–&|160;Ah&|160;! mes enfants&|160;! cettesalle ne contiendrait pas les chefs-d’œuvre de cet artisan, lagloire de l’orfèvrerie gauloise&|160;; les monnaies qu’il afrappées comme monétaire de Clotaire&|160;II, de Dagobert et deClovis&|160;II, sont admirables de relief&|160;: ce sont destiers de sou d’or d’une superbe empreinte… Enfin, que vousdirai-je, mes enfants&|160;? Éloi réussissait dans tous les genresd’orfèvrerie&|160;; il excellait, comme les orfèvres de Limoges,dans l’incrustation des émaux et l’enchâssement des pierresfines&|160;; il excellait encore, comme les orfèvres de Paris, dansla statuaire d’or et d’argent au marteau&|160;; il ciselait lesbijoux aussi délicatement que les orfèvres de Metz, et les étoffestissées de fils d’or, que l’on fabriquait sous ses yeux, d’aprèsses dessins, étaient non moins magnifiques que celles de Lyon. Maisaussi, mes enfants, quel rude travailleur que le bon Éloi&|160;!toujours à sa forge au point du jour, toujours le tablier de cuiraux reins, la lime, le marteau ou le burin à la main, souvent il nequittait son atelier qu’à une heure avancée de la nuit, aidésurtout par l’un de ses apprentis de prédilection, Saxon d’origine,et nommé Thil. Je l’ai connu ce Thil, il était bien vieuxalors.

–&|160;Éloi n’étant pas esclave, et jouissantdes fruits de son travail, a dû devenir très-riche, pèreBonaïk&|160;!

–&|160;Oui, mes enfants, très-riche&|160;; carDagobert, succédant à Clotaire&|160;II, son père, garda Éloi pourorfèvre&|160;; mais le bon Éloi, se souvenant de sa dure conditiond’artisan, et du sort cruel des esclaves qui avaient souvent étéses compagnons de travail, dépensait, lorsqu’il fut riche, tout songain au rachat des esclaves&|160;; il en délivrait quelquefoisvingt, trente, cinquante en un jour&|160;; souvent même il allait àRouen acheter des cargaisons entières de captifs des deux sexes,qu’on amenait de tous pays en cette cité fameuse par son marché dechair humaine. On voyait parmi ces malheureux des Romains, desGaulois, des Anglais, même des Maures&|160;; mais surtout desSaxons. S’il arrivait que le bon Éloi n’eût pas assez d’agent pouracheter les esclaves, il leur donnait, pour soulager leur misère,tout ce qu’il possédait. «&|160;– Que de fois, sa bourse épuisée, –me disait Thil, son apprenti favori, – j’ai vu mon maître vendreson manteau, sa ceinture, et jusqu’à sa chaussure.&|160;» – Mais ilfaut vous dire, mes enfants, que ce manteau, cette ceinture, cettechaussure, étaient brodés d’or, souvent enrichis de perles&|160;;car le bon Éloi, qui ornait les vêtements des autres, se plaisaitaussi à orner ses habits, et, dans sa jeunesse, il allait toujoursmagnifiquement vêtu.

–&|160;C’était bien le moins qu’il se parât,lui qui parait autrui. Ce n’est pas comme nous, qui travaillonsl’or et l’argent et ne quittons jamais nos haillons.

–&|160;Mes pauvres enfants, nous sommesesclaves, tandis qu’Éloi avait le bonheur d’être libre&|160;; maisde cette liberté il usait pour le bonheur de son prochain. Il avaitautour de lui plusieurs serviteurs qui l’adoraient&|160;; j’en aiconnu quelques-uns qui se nommaient Bauderic, Tituen, Buchin,André, Martin et Jean. Vous voyez que le vieux Bonaïkne manque pas de mémoire&|160;; mais comment ne pas se rappelertout ce qui touche le bon Éloi&|160;?

–&|160;Savez-vous, maître, que c’est unhonneur pour nous, pauvres esclaves-orfèvres, d’avoir eu un telhomme dans notre état&|160;?

–&|160;Si c’est un honneur, mes enfants&|160;!certes, il faut nous en enorgueillir. Imaginez-vous donc que laréputation de charité du bon Éloi était si grande, si grande&|160;!que l’on connaissait son nom dans toute la Gaule, et en d’autrespays encore. Les étrangers tenaient à honneur de visiter cetorfèvre, à la fois si grand artiste et si grand homme de bien.Aussi, lorsqu’à Paris l’on demandait sa demeure, le premier passantrépondait&|160;: «&|160;Tu veux savoir où loge le bonÉloi&|160;?&|160;» va à l’endroit où tu trouveras le plus grandnombre de pauvres rassemblés, c’est là qu’il demeure[6].&|160;»

–&|160;Oh&|160;! le bon Éloi&|160;! – dit l’undes jeunes gens, les yeux humides de larmes. – Oh&|160;! le bonÉloi&|160;! le bien nommé&|160;!

–&|160;Oui&|160;! mes amis&|160;! car il étaitaussi actif pour la charité que pour le travail. Le soir, à l’heuredu repas, il envoyait ses serviteurs de différents côtés pourrassembler ceux qui souffraient de la faim et les voyageursmalheureux. On les lui amenait, il leur donnait à manger&|160;;remplissant auprès d’eux l’office d’un serviteur, il débarrassaitles uns de leurs fardeaux, répandait de l’eau tiède sur les mainsdes autres, versait le vin dans les coupes, rompait le pain,tranchait la viande, la distribuait&|160;; puis, après avoir ainsiservi chacun avec une joie douce, il allait s’asseoir sur unsiège&|160;; seulement alors il prenait sa part du repas qu’iloffrait à ces pauvres gens.

–&|160;Et quel visage avait-il, père Bonaïk,ce bon Éloi&|160;? on aime à se figurer un tel homme.

–&|160;Il était grand de taille et avait levisage coloré. Dans sa jeunesse, m’a dit Thil, son apprenti, sachevelure noire bouclait naturellement&|160;; sa main, quoiqueendurcie par le marteau, était blanche et bien faite&|160;; il yavait quelque chose d’angélique dans son visage&|160;: son regardloyal était cependant rempli de finesse.

–&|160;C’est ainsi, père Bonaïk, que j’aime àme le représenter, vêtu de ses magnifiques habits, qu’il vendaitsouvent pour racheter des esclaves.

–&|160;Lorsque l’âge vint, le bon Éloi,renonçant à toute magnificence, ne porta plus qu’une robe de lainegrossière avec une corde pour ceinture… Vers quarante ans, il futnommé évêque de Noyon.

–&|160;Lui… évêque&|160;?

–&|160;Oui, mes enfants… Affligé de voir tantde cupides et méchants prélats dévorer le bien des pauvres qu’ilaimait tant, le bon Éloi demanda au roi l’évêché de Noyon, sedisant que cet évêché serait au moins gouverné selon la doucemorale de Jésus, et il la pratiqua jusqu’à la fin de sa vie, sansrenoncer à son art&|160;; il fonda plusieurs monastères où ilétablit de grands ateliers d’orfèvrerie, sous la direction desapprentis qu’il avait formés dans l’abbaye de Solignac, entreautres, en Limousin. Ce fut là, mes enfants, que je fus conduitesclave à seize ans, après beaucoup de vicissitudes&|160;; car jesuis né en Bretagne… dans cette Bretagne encore libre aujourd’hui,et que je ne reverrai plus, quoique cette abbaye ne soit pastrès-éloignée du berceau de ma famille. – Et le vieillard, quin’avait pas jusqu’alors discontinué de travailler à la crosseabbatiale qu’il ciselait, laissa tomber sur ses genoux la main quitenait son burin. Pendant quelques instants il resta muet etpensif&|160;; puis se réveillant bientôt, comme en sursaut, ilreprit, s’adressant aux jeunes esclaves, étonnés de sonsilence&|160;: – Mes enfants, je me suis laissé entraîner malgrémoi à des souvenirs à la fois doux et amers pour mon cœur… Que vousdisais-je&|160;?

–&|160;Vous nous disiez, père Bonaïk, que vousaviez été conduit esclave à seize ans à l’abbaye de Solignac, enLimousin.

–&|160;Oui… et c’est là où, pour la premièrefois, je vis ce grand artisan. Chaque année, il quittait Noyon pourvenir visiter ce monastère. Il y avait établi, comme abbé, Thil leSaxon, son ancien apprenti, qui dirigeait l’atelier d’orfèvrerie.Il était bien vieux alors, le bon Éloi&|160;; mais il aimait àvenir à l’atelier surveiller et diriger nos travaux. Souvent ilprenait de nos mains la lime et le burin pour nous montrer lamanière de nous en servir, et cela si paternellement, que tous lescœurs étaient à lui. Ah&|160;! c’était le bon temps… Les esclavesne pouvaient quitter les terres du monastère, mais ils étaientaussi heureux qu’on peut l’être en servitude&|160;; car, à chaquevisite, Éloi s’enquérait d’eux, pour savoir s’ils étaient doucementtraités&|160;; mais après la mort du bon Éloi, le père des pauvreset des esclaves, tout changea.

Le vieil orfèvre en était là de son récit,lorsque la porte de l’atelier s’ouvrit, et deux nouveauxpersonnages entrèrent&|160;: l’un était le seigneur Ricarik,intendant de l’abbaye, Frank à figure basse et dure&|160;; l’autreétait Septimine la Coliberte, de qui Berthoald, plusieursjours auparavant, avait demandé et obtenu la liberté, ainsi quecelle de sa famille. Depuis son départ de l’abbaye deSaint-Saturnin, la pauvre enfant était presque méconnaissable, tantelle avait souffert et pleuré&|160;; elle suivait l’intendantsilencieuse et confuse.

–&|160;Notre sainte dame l’abbesse Méroflèdet’envoie cette esclave, – dit Ricarik au vieil orfèvre en luidésignant du geste Septimine, qui, honteuse de se trouver parmi cesjeunes gens, n’osait lever les yeux. – Méroflède l’a achetée hierau juif Mardochée… Il faut que tu apprennes à cette fille ànettoyer les bijoux&|160;; notre sainte abbesse la conservera prèsd’elle pour cet emploi. Il faut que dans un mois, au plus tard,cette esclave soit dressée à ce service, sinon elle sera châtiée ettoi aussi.

À ces mots, la Coliberte tressaillit, et pourla première fois elle osa lever les yeux sur le vieillard, qui,s’approchant d’elle, lui dit avec bonté&|160;: – Ne craignez rien,mon enfant&|160;; avec un peu de bon vouloir de votre part nouspourrons satisfaire aux désirs de notre sainte abbesse. Voustravaillerez là, près de moi, et je vous donnerai tous messoins…

Pour la première fois, depuis longtemps, lestraits de la jeune fille exprimèrent d’autres sentiments que ceuxde la crainte et du chagrin. Elle leva timidement les yeux surBonaïk, et, frappée de la douceur de ses traits vénérables, ellelui dit avec l’accent d’une profonde reconnaissance&|160;: –Oh&|160;! merci, bon père&|160;! merci&|160;! d’avoir ainsi pitiéde moi.

Tandis que les apprentis échangeaient à voixbasse quelques remarques sur la beauté de leur nouvelle compagne detravail, Ricarik, qui portait sous son bras un coffret, dit auvieillard&|160;: – Je t’apporte de l’or et de l’argent pourfabriquer la ceinture que tu sais, ainsi que le vase de formegrecque&|160;; notre dame Méroflède est impatiente de posséder cesdeux objets.

–&|160;Ricarik, je vous l’ai dit, ce que vousm’avez déjà apporté, soit en morceaux, soit en sous d’or etd’argent, ne suffit point&|160;; tout est là dans le coffre de fer,dont, ainsi que moi, vous avez la clef. Il faudrait de plus, pourparfaire une de ces belles ceintures d’or, pareille à celles quej’ai vu fabriquer dans les ateliers fondés par l’illustre Éloi, ilfaudrait une vingtaine de perles et pierreries.

–&|160;J’ai ici dans ce sac et cette cassetteautant d’or, d’argent et de pierreries qu’il t’en faudra… tiens… –Et Ricardik versa d’abord sur l’établi du vieil orfèvre le contenud’un sac de sous d’argent, puis il tira de la cassette un assezgrand nombre de sous d’or, plusieurs lames, aussi d’or, bossuées,comme si elles eussent été arrachées de l’endroit qu’ellesornaient, et enfin, un reliquaire d’or enrichi de pierreries. –Auras-tu ainsi suffisamment d’or et de pierreries&|160;?

–&|160;Je le crois&|160;; ces pierreries sontsuperbes… ce reliquaire est orné de rubis sans pareils.

–&|160;Ce reliquaire, donné à notre sainteabbesse, contient un pouce de Saint-Loup.

–&|160;Ricarik, lorsque j’aurai déchâssé lesrubis et fondu l’or du reliquaire, que ferai-je du pouce&|160;?

–&|160;Quel pouce&|160;?

–&|160;Le bienheureux pouce du bienheureuxSaint-Loup, qui est là-dedans&|160;?

–&|160;Eh&|160;! fais-en ce que tu voudras…porte-le en relique&|160;!

–&|160;Alors, je vivrai deux cents ans aumoins.

–&|160;Qu’examines-tu là&|160;?

–&|160;Ces sous d’argent&|160;: quelques-unsne me semblent pas de bon aloi.

–&|160;Quelque colon m’aura friponné… C’estaujourd’hui le jour où ils payent leur redevance&|160;; l’ondirait, quand ils donnent leur argent, qu’ils s’arrachent la peau.Malheureusement il est trop tard pour découvrir les fripons quiauront donné ces mauvais sous d’argent&|160;; mais, j’y songe,quelques colons sont en retard, ils viendront sans doute payer àl’heure où les esclaves de l’abbaye apportent leur redevance ennature, tu seras là, tu examineras les pièces d’argent, et malheurau larron qui donnerait une pièce de mauvais aloi&|160;!

–&|160;Je ferai selon votre volonté… Nousallons serrer ces métaux précieux et les pierreries dans le coffrede fer, en attendant que je les mette en œuvre.

–&|160;Cela me fait songer qu’hier je n’aipoint visité le coffre.

Pendant que le Frank, ayant ouvert le coffre,examinait son contenu, le vieil orfèvre se rapprocha des jeunesapprentis et leur dit à voix basse&|160;: – Mes enfants, jusqu’icij’ai toujours pris votre défense contre nos maîtres, palliant oucachant vos fautes, afin de vous épargner des châtimentsquelquefois mérités…

–&|160;C’est vrai, père Bonaïk.

–&|160;En retour, je vous demande de traitercomme une sœur cette pauvre enfant qui est là toute tremblante. Jevais sortir avec l’intendant durant une heure peut-être,promettez-moi d’être réservés en vos propos pendant monabsence&|160;: ne confusionnez pas cette jeune fille. Que lechagrin qu’elle semble éprouver vous la rende respectable…

–&|160;Ne craignez rien, père Bonaïk, nous nedirons rien qu’une nonne ne puisse entendre.

–&|160;Cela ne me suffit point du tout&|160;;promettez-moi de ne dire que ce que vous diriez devant votremère.

–&|160;Nous vous le promettons, maîtreBonaïk.

Cet entretien avait eu lieu à l’autre bout del’atelier, tandis que Ricarik inventoriait le contenu du coffre. Levieillard revint alors près de Septimine, et lui dit àdemi-voix&|160;: – Mon enfant, je vais vous quitter pendantquelques instants&|160;; mais, rassurez-vous, ces jeunes gens voustraiteront en sœur.

À peine Septimine avait-elle remercié levieillard par un regard rempli de gratitude, que l’intendant dit enfermant le coffre&|160;: – Et l’on n’a pas de nouvellesd’Éleuthère, ce fuyard&|160;?

Le vieil orfèvre fit un signe d’intelligenceaux esclaves qui avaient tous levé la tête au moment où le nomd’Éleuthère avait été prononcé&|160;; tous se remirent à leurstravaux, tandis que le vieillard disait à l’intendant&|160;: – Vousle voyez, Ricarik, rien ne manque dans le coffre.

–&|160;Tout esclave est larron… s’il ne déroberien, ce n’est pas l’envie de voler qui lui manque. – Puisrefermant le coffre&|160;: – Ainsi donc aucune nouvelle de cetÉleuthère&|160;?

–&|160;Aucune.

–&|160;Que peut-il être devenu&|160;?

–&|160;Nous ne savons.

–&|160;Cette disparition doit cependant vousétonner, vous autres&|160;? – dit Ricarik en promenant son regardperçant sur les apprentis.

–&|160;Il aura trouvé moyen de s’enfuir, – ditle jeune garçon qui avait cru reconnaître Éleuthère dans lecloître&|160;; – il avait depuis longtemps l’idée de se sauver.

–&|160;Oui, oui, – répétèrent les deux autresapprentis, – Éleuthère nous avait toujours dit qu’il voulait sesauver.

–&|160;Ah&|160;! il vous l’avaitdit&|160;?

–&|160;Oui, seigneur Ricarik.

–&|160;Et pourquoi ne m’en avez-vous pasinstruit, chiens d’esclaves&|160;? – s’écria l’intendant. – Vousêtes donc ses complices&|160;?

Les jeunes gens restèrent cois, les yeuxbaissés. Le Frank ajouta&|160;:

–&|160;Ah&|160;! vous avez gardé lesilence&|160;! votre échine vous cuira&|160;!

–&|160;Ricarik, – reprit le vieil orfèvre, –ces jeunes gens babillent comme des geais, et n’ont pas plus decervelle que ces oisillons… Éleuthère a souvent dit comme tantd’autres&|160;: «&|160;Ah&|160;! que je voudrais donc courir leschamps au lieu d’être tenu à l’atelier de l’aube ausoir&|160;!&|160;» Voilà ce que ces garçons appellent sesconfidences&|160;; pardonnez-leur donc&|160;: de plus, songez-y,notre sainte dame Méroflède est impatiente d’avoir la ceinture etle vase&|160;; or, si vous faites châtier mes apprentis, ilspasseront plus de temps à se frotter l’échine qu’à manier la limeet le marteau, et notre travail n’avancera guère.

–&|160;Soit, ils seront châtiés plus tard, caril faut non-seulement que toi et eux vous travailliez le jour, maisencore la nuit&|160;: le jour vous façonnerez l’or etl’argent&|160;; la nuit vous fourbirez le fer.

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?

–&|160;Ce soir on apportera ici des armes quej’ai envoyé acheter à Nantes.

–&|160;Des armes&|160;! – dit le vieillardfort surpris, – des armes&|160;! les Arabes menacent-ils encore lecœur de la Gaule&|160;?

–&|160;Vieillard, on t’enverra ce soir desarmes, veille à ce que les lances soient bien aiguisées, les épéesbien affilées, les haches bien tranchantes&|160;; ne t’inquiète pasdu reste. Mais voici l’heure où les esclaves apportent leursredevances&|160;; les colons retardataires sont sans doute avec euxpour payer leur redevance en argent. Suis-moi, afin de vérifier sices larrons ne me donnent point de pièces de mauvais aloi.

Bonaïk, avant de quitter Septimine, lui dittout bas&|160;: – Rassurez-vous, mon enfant, je reviens bientôt. –Puis passant auprès de l’établi des apprentis, il ajouta&|160;: –Tout à l’heure je vous ai encore sauvés des lanières. Songez àvotre promesse&|160;: soyez réservés à l’égard de cette jeunefille.

Le vieil orfèvre quittant l’atelier avecRicarik, le suivit sous un immense hangar situé au dehors del’abbaye. Là étaient déjà réunis presque tous les esclaves etcolons qui apportaient au monastère leurs redevances. Il y avaitainsi par an quatre jours fixés pour le payement des grandesredevances. À ces époques les produits des terres, si péniblementcultivées par les Gaulois, affluaient à l’abbaye&|160;; l’abondanceet l’oisiveté régnaient ainsi dans ce saint lieu comme dans tantd’autres monastères, tandis que les populations asservies qui, parleur écrasant labeur, produisaient seules cette abondance, à peineabritées sous des masures de boue et de roseaux, vivaient au milieud’une misère atroce, accablées de charges de toutes sortes. Levieil orfèvre et l’intendant de l’abbaye de Meriadek se rendirentdonc dans l’immense hangar où étaient réunies toutes les richessesvariées d’une terre féconde, richesses qui auraient pu assurer lebien-être de ceux qui les avaient créées à force de sueurs et deprivations&|160;; pourtant ceux-là venaient religieusement, dansleur soumission catholique, augmenter le superflu de la fainéantiseabbatiale en se privant du nécessaire. Rien n’était à la fois plustriste et plus animé que ce tableau d’un jour de redevance&|160;:ces hommes des champs, à peine vêtus, esclaves ou colons, dont lamaigreur trahissait l’infortune, arrivaient, portant sur leursépaules ou charroyant les produits les plus nombreux et les plusvariés. Au bruit tumultueux de la foule, se joignaient lesbêlements des moutons et des veaux, le grognement des porcs, lesbeuglements des bœufs, le gloussement des volailles, animaux queles redevanciers apportaient ou amenaient vivants&|160;; d’autresployaient sous le poids de grands paniers remplis d’œufs, defromage, de beurre ou de gâteaux de miel&|160;; d’autres roulaientdes tonneaux de vin, conduits jusqu’à l’abbaye sur des espèces detraîneaux&|160;; ailleurs on déchargeait des chariots de leurspesants sacs de froment, de seigle, d’épeautre, d’avoine ou degraine de moutarde. Là s’amoncelaient le foin et la paille, plusloin s’empilait le bois de chauffage ou de charpente, tel quepoutres, voliges, bardeaux (petites planchettes de chêne pourcouvrir les toits), échalas pour les vignes, pieux pour lesclôtures&|160;; les esclaves forestiers apportaient des daims etdes sangliers, venaison destinée à être fumée&|160;; des colonsamenaient en laisse des chiens courants pour la vénerie qu’ilsdevaient élever, ou tenaient en cage des faucons et des éperviersqu’ils devaient dénicher pour la fauconnerie&|160;; d’autres, taxésà un certain nombre de livres de fer et de plomb, nécessaires àl’entretien des bâtiments de l’abbaye, apportaient cesmétaux&|160;; plus loin, c’étaient des rouleaux de toile de lin,des ballots de laine ou de chanvre à filer, d’immenses pièces deserge tissée au métier, des paquets de peaux de mouton, de bœuf oude veau, corroyées, toutes préparées pour la main-d’œuvre. Il yavait encore des redevanciers tenus de fournir une certainequantité de livres de cire, d’huile, de savon, et jusqu’à destorches de bois résineux, des paniers, de l’osier, de la cordetissée, des haches, des cognées, des houes, des bêches et autresinstruments aratoires[7].

Ricarik s’était assis dans l’un des coins duhangar, auprès d’une table, pour percevoir les taxes en argent descolons retardataires, tandis que plusieurs sœurs tourières dumonastère, vêtues de leurs robes noires et de leurs voiles blancs,allaient de groupe en groupe, tenant un parchemin où ellesinscrivaient les redevances en nature. Le vieil orfèvre, deboutauprès de Ricarik, examinait l’un après l’autre les sous ou lesdeniers d’argent et de cuivre que donnaient en payement lesredevanciers, et trouvait toute monnaie de bon aloi&|160;; il eûtcraint d’exposer par son refus ces pauvres gens à de mauvaistraitements, car l’intendant était un homme impitoyable. Les colonshors d’état de payer ce jour-là formaient un groupe assez nombreux,attendant avec anxiété l’appel de leurs noms&|160;; plusieursétaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants&|160;; ceuxqui purent payer leur taxe s’étant acquittés, Ricarik appela àhaute voix Sébastien. Le colon s’avança tout tremblant&|160;; safemme et ses deux enfants, aussi misérablement vêtus que lui.

–&|160;Non seulement tu n’as pas payé taredevance fixée à vingt sous d’argent, – dit l’intendant, – mais,la semaine passée, tu as refusé de charroyer des laines, des toilesde lin et des peaux corroyées, que l’abbesse envoyait vendre àRennes.

–&|160;Hélas&|160;! seigneur, si je n’ai paspayé ma redevance, c’est que peu de temps avant la moissonl’ouragan a couché mes blés mûrs. J’aurais pu en retirer quelquechose s’ils avaient été moissonnés à temps&|160;; mais les esclavesqui cultivent avec moi ont été requis cinq jours sur sept pourtravailler aux nouvelles clôtures du parc de l’abbaye et pour curerl’un des étangs. Seul, je ne pouvais moissonner le champ&|160;; degrandes pluies sont venues, le blé a germé sur terre, la récolte aété perdue. Il me restait un champ d’épeautre, moins maltraité parl’ouragan&|160;; mais ce champ avoisine la forêt de l’abbaye, etles cerfs ont, comme l’an passé, ravagé ma moisson sur pied.

Ricarik haussa les épaules et ajouta&|160;: –Tu dois en outre six charretées de foin, tu ne les as pasapportées&|160;; cependant les prairies du domaine que tu cultivessont excellentes&|160;; tu pouvais avec le surplus des sixcharretées te procurer de l’argent.

–&|160;Hélas&|160;! seigneur, je ne voisjamais la première coupe de ces prés&|160;; les troupeaux quiappartiennent en propre à l’abbaye viennent paître sur mes terresdès le printemps&|160;; si, pour les garder, j’y mets des esclaves,tantôt ils sont battus par ceux du monastère, tantôt ils lesbattent&|160;; mais toujours leurs bras me font faute. De plus,vous le savez, seigneur, presque chaque jour amène sa redevancepersonnelle&|160;: aujourd’hui il nous faut aller façonner lesvignes de l’abbaye&|160;: demain, labourer, herser, ensemencer sesterres, charroyer ses récoltes, construire ses clôtures&|160;; il afallu, de plus, creuser des tranchées dans la chaussée des Étangs,lorsque l’abbesse a craint de voir le couvent attaqué par desbandes errantes. Il nous a aussi fallu en ce temps-là faire leguet… Aussi, que voulez-vous, seigneur, lorsque sur trois nuits onest forcé d’en veiller deux pour la sûreté de l’abbaye, et qu’ilfaut se remettre à l’ouvrage dès l’aube, la fatigue est grande etle temps manque.

–&|160;Et les charrois que tu asrefusés&|160;?

–&|160;Refusé&|160;! non, seigneur&|160;; lorsdu dernier charroi que mes chevaux ont dû faire pour le service del’abbaye, l’un d’eux a été fourbu par suite d’une charge troplourde et d’un trop long trajet&|160;: il est mort… Il ne merestait qu’un cheval très-chétif&|160;; à lui seul pouvait-iltraîner le chariot pesamment chargé de toiles, de peaux et delaines que l’on voulait me donner à conduire&|160;?

–&|160;Ainsi, tu n’as plus qu’un cheval&|160;?Comment cultiveras-tu tes terres&|160;? comment t’acquitteras-tudes redevances que tu dois et de celles de l’an prochain&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! seigneur, je suis dans unembarras cruel&|160;; j’ai amené ma femme et mes enfants quevoici&|160;; ils se joignent à moi pour vous implorer et vousdemander la remise de ce que je dois&|160;; peut-être à l’avenirn’éprouverai-je pas tant de désastres coup sur coup.

Et à un signe du malheureux Gaulois, sa femmeet ses enfants se jetèrent aux pieds du Frank en l’implorant aveclarmes. Alors il dit au colon&|160;: – Tu as sagement fait d’amenerici ta femme et tes enfants, tu m’épargnes la peine de les envoyerchercher. Je connais certain juif de Nantes, nommé Mardochée&|160;;il prête sur les personnes[8]&|160;; tafemme et tes deux enfants, déjà en âge de travailler, peuventvaloir, à eux trois, dix-huit à vingt sous d’or, le juif en payeraau moins dix comptant, sur lesquels je prélèverai le prix ducharroi que tu aurais dû faire et le prix d’un bon cheval de traitque je t’achèterai pour remplacer celui que tu as perdu… Lorsque turembourseras le juif de ses avances, il te rendra ta femme et tesenfants[9].

Le colon et sa famille avaient écoutél’intendant avec une sorte de stupeur douloureuse&|160;; maisbientôt ils éclatèrent en sanglots et en prières. – Seigneur, –disait le Gaulois, – vendez-moi, si vous le voulez, comme esclave,ma condition ne sera pas pire que celle ou je vis&|160;; mais ne meséparez pas de ma femme et de mes enfants… Jamais je ne pourraipayer mes redevances arriérées et rembourser le juif&|160;; jepréfère l’esclavage avec les miens à ma misérable vie decolon&|160;!

–&|160;Assez&|160;! assez&|160;!… – ditRicarik, – je tiens à toi&|160;; tu es un bon cultivateur, mais tuas à nourrir une famille trop nombreuse, cela te ruine… Lorsque tun’auras à subvenir qu’à tes seuls besoins, tu pourras payer tesredevances, et le prêt de Mardochée te mettra à même de continuerta culture. – Et, s’adressant à l’un de ses hommes&|160;: – Quel’on emmène la femme et les enfants de Sébastien… Justement le juifMardochée se trouve ici.

Bonaïk tâcha d’apitoyer le Frank sur le sortde cette pauvre famille gauloise&|160;; ses supplications furentinutiles. Ricarik continuait d’appeler par leurs noms d’autrescolons retardataires, lorsqu’on amena devant lui un jeune garçon dedix-sept à dix-huit ans, qui se débattait vigoureusement contreceux qui l’entraînaient en s’écriant courroucé&|160;: –Laissez-moi&|160;! laissez-moi&|160;! j’ai apporté pour laredevance de mon père trois faucons et deux autours pour leperchoir de l’abbesse. Je les ai dénichés au risque de mebriser les os… que voulez-vous de plus&|160;?

–&|160;Ricarik, – dit l’un des deux esclavesde l’abbaye qui amenaient le jeune garçon, – nous étions près de laclôture de la cour du perchoir, lorsque nous avons vu un épervier,encore chaperonné, qui venait sans doute de s’échapper des mains dufauconnier. L’oiseau a quelque peu volé&|160;; puis, sans douteempêché par son chaperon, il est allé s’abattre près de laclôture&|160;: aussitôt le jeune garçon a jeté son bonnet surl’épervier, puis s’est précipité à terre pour s’emparer de l’oiseauqu’il a mis dans son bissac. Nous avons alors couru et saisi lelarron sur le fait. Voici le bissac&|160;; l’épervier est encorededans tout chaperonné.

–&|160;Qu’as-tu à répondre&|160;! – demandaRicarik au jeune garçon, qui resta sombre et silencieux. – Tun’oses pas nier avoir voulu voler l’épervier&|160;? Sais-tu dequelle manière la loi punit le vol de l’épervier&|160;? ellecondamne le voleur à payer trois sous d’argent ou à se laissermanger six onces de chair sur la poitrine par l’oiseau[10], or, cette loi, j’ai fort envie de tel’appliquer, elle serait d’un salutaire exemple pour les larronsd’éperviers… Qu’en dis-tu&|160;?

–&|160;Je dis, – reprit audacieusement lejeune garçon, – je dis que si notre abbesse du diable, que tu doisreprésenter au naturel, car je ne l’ai jamais vue, donne en pâtureà ses oiseaux de chasse notre chair, seul bien qu’elle nous laisse,elle le peut, puisque je ne saurais m’échapper&|160;; mais aussivrai que je m’appelle Broute-Saule, tôt ou tard je mevengerai&|160;!

–&|160;Tu es un insolent scélérat&|160;! –s’écria l’intendant furieux. – Il me plaît à moi de t’appliquer laloi de l’épervier&|160;!

–&|160;Et si j’en réchappe, il me plaira de terépondre par la loi du couteau, qui est la loi de tous pays, pourvuque pour l’appliquer l’on ait le cœur ferme, la main sûre…

–&|160;Qu’on le saisisse&|160;! – s’écriaRicarik, – qu’on l’attache sur un des bancs qui sont au dehors duhangar, afin que son châtiment soit public… Que la chair de sapoitrine soit donnée en pâture à l’oiseau&|160;; il becquetteradans le vif jusqu’à ce que je dise&|160;: assez&|160;!

–&|160;Oh&|160;! bourreau&|160;! – s’écriaBroute-Saule que l’on entraînait, – si je peux quelque jour, uncouteau à la main, te joindre en un lieu écarté, toi ou ton abbessedu diable, vous aurez beau dire assez, moi, vous frappant,je dirai&|160;: Non, ce n’est pas assez&|160;!

–&|160;Misérable sacrilège&|160;! tu oses direque tu lèverais le poignard sur notre vénérable abbesse, notresainte mère en Christ&|160;!

La foule des esclaves assistant à cette scèneéclata en violents murmures d’indignation contre Broute-Saule,assez impie pour parler ainsi de l’abbesse Méroflède&|160;; et cesmalheureux, dans leur hébétement farouche, se pressèrent, curieuxd’assister à son supplice. Le jeune Gaulois, nu jusqu’à laceinture, fut garrotté sur un banc au dehors du hangar&|160;;Ricarik, afin d’appâter l’oiseau carnivore, tira son couteau et fitune légère blessure au sein droit du patient&|160;: l’épervier, àla vue du sang, enfonça ses serres aiguës dans la blanche et largepoitrine de Broute-Saule, dont il commença de becqueter la chairvive. L’esclave, impassible malgré la douleur, tâchait de redresserla tête afin de voir l’oiseau, et disait&|160;: – Mange, mange,épervier de la sainte abbesse Méroflède… mange, c’est de la chairgauloise&|160;!

&|160;

Soudain, on entendit le pas de plusieurschevaux. Bientôt les esclaves et les colons, témoins du supplice deBroute-Saule, s’agenouillèrent en disant&|160;: – L’abbesse&|160;!notre sainte abbesse&|160;!

C’était l’abbesse Méroflède. Elle montaithardiment un vigoureux étalon gris à crins noirs. Curieuse desavoir la cause du rassemblement groupé en dehors du hangar,l’abbesse arrêta brusquement sa monture, qui, rongeant impatiemmentson frein d’argent couvert d’écume, creusa la terre de son sabot.Méroflède, vêtue d’une longue robe noire, avait sur la tête unvoile blanc dont les plis encadraient son visage et sonmenton&|160;; par-dessus le costume monastique elle portait, agraféà la hauteur du cou, une sorte de mante flottante d’étoffe rouge àcapuchon. Cette femme, d’une taille svelte, souple et élevée, avaitalors environ trente ans&|160;; ses traits eussent été beaux, sansleur expression tour à tour sensuelle, insolente ou farouche. Sonvisage, pâli par les excès, défiait, par l’éclat de son teintéblouissant, la blancheur des voiles qui l’entouraient&|160;; demême que la couleur de sa mante luttait d’incarnat avec ses lèvrespourpres et charnues, ombragées d’une légère moustache d’un rouxdoré&|160;; son nez, recourbé, se terminait par des narines presquetoujours palpitantes et gonflées&|160;; ses grands yeux, vert demer, étincelaient sous ses épais sourcils roux. Méroflède s’étaitarrêtée à la vue du rassemblement qui encombrait les abords duhangar, la foule s’agenouillant au passage de l’abbesse, découvritainsi à ses regards le jouvenceau demi-nu, dont l’éperviercommençait à déchiqueter la robuste poitrine… À l’aspect deMéroflède, Broute-Saule tourna vers elle son hardi visage encadréde sa chevelure noire et bouclée. Alors, malgré la douleur atroceque lui causaient les morsures de l’oiseau, le jeune Gaulois, dontles traits exprimèrent soudain la stupeur et l’admiration, s’écriad’une voix assez haute pour être entendue de l’abbesse&|160;: –Qu’elle est belle&|160;!

Méroflède, immobile, appuyant sur sa cuisse lamain gantée dont elle tenait sa houssine, ne quitta pas des yeuxl’esclave dont l’épervier becquetait toujours la chair vive&|160;;mais Broute-Saule, insensible à la souffrance, répétait à demi-voixen contemplant l’abbesse avec une sorte de ravissement&|160;: –Qu’elle est belle&|160;! oh&|160;! qu’elle est belle&|160;!…

Au bout de quelques instants de ce spectacle,les narines de Méroflède se gonflèrent davantage encore&|160;; laprunelle de ses grands yeux verts, toujours fixés sur le jeuneesclave, sembla se dilater&|160;; cette horrible femme appelantalors Ricarik d’une voix légèrement altérée, se pencha sur saselle, dit au Frank quelques mots à l’oreille&|160;; jetant undernier regard sur Broute-Saule, elle partit au galop, sans songerà donner aux esclaves et aux colons agenouillés la bénédiction queces fervents catholiques attendaient de leur sainte abbesse.

**

*

Berthoald, en quittant le couvent deSaint-Saturnin, s’était mis en route avec ses hommes, afin de serendre à l’abbaye de Meriadek, généreux don de Karl-Marteau. Lamarche de cette troupe de Franks avait été retardée par la rupturede deux ponts, qu’ils trouvèrent à demi démolis sur leur route, etpar la dégradation des chemins, où plusieurs fois s’embourbèrentles chariots qui contenaient la part du butin de ces guerriers,ainsi que plusieurs esclaves arabes et gauloises, prises par euxdans les environs de Narbonne, lors du siège de cette ville.

Le surlendemain du jour où Broute-Saule avaitété livré aux serres de l’épervier, Berthoald et ses hommesarrivèrent enfin non loin de Nantes. Le soleil baissait, la nuitapprochait. Le jeune chef, à cheval, devançait de quelques pas sescompagnons. Parmi ceux-ci, plusieurs nouveaux venus de Germanie,lors des incessantes recrues faites par Karl-Marteau au delà duRhin, avaient l’air aussi farouches, aussi sauvages que lespremiers soldats de Clovis&|160;; comme ceux-là, ils étaient vêtusde peaux de bêtes, et portaient leurs cheveux reliés au sommet dela tête, ainsi que les portait, il y avait plus de deux siècles,Neroweg, un des leudes du roi des Franks&|160;; les autresguerriers étaient casqués et cuirassés. Berthoald se montraitréservé, presque hautain avec les hommes de sa bande&|160;; entreeux, ils lui reprochaient sa froideur, sa fierté&|160;; maisl’ascendant de son brillant courage, dont ils lui avaient vu donnertant de preuves éclatantes, sa force physique redoutable, sa raredextérité à manier les armes, la promptitude de ses expédients deguerre, enfin la haute faveur dont il jouissait auprès de Karl,imposaient à ces farouches guerriers. Berthoald chevauchait doncseul à la tête de sa troupe. Souvent, depuis son départ de l’abbayede Saint-Saturnin, il était devenu rêveur en se rappelant lacharmante image de Septimine la Coliberte&|160;; il songeait àcette jeune fille, lorsque Richulf, l’un des guerriers franks,rejoignant le jeune chef, lui dit&|160;: – D’après lesrenseignements que nous avons pris en route, nous devons être dansle voisinage de Nantes&|160;; notre abbaye doit se trouvernon loin d’ici… Voilà des esclaves travaillant aux champs&|160;; sinous les interrogions&|160;?

Berthoald, sortant de sa rêverie, fit un signede tête affirmatif à son compagnon&|160;: tous deux pressèrentl’allure de leurs chevaux.

–&|160;Moi, – dit en chevauchant Richulf,espèce de géant germain, au ventre énorme, – moi, je ris d’avancede la figure de l’abbé de notre couvent, lorsque nousallons lui dire&|160;: Nous sommes ici par la grâce du bonKarl&|160;; cède-nous la place et ouvre-nous ta cave et tongarde-manger.

Berthoald, étant arrivé auprès des esclaves,dit à l’un d’eux&|160;: – L’abbaye de Meriadek est-elle loind’ici&|160;?

–&|160;Non, seigneur&|160;; la route detraverse que vous voyez là-bas, bordée de peupliers, y conduit.

–&|160;Est-ce un abbé ou une abbesse qui est àla tête de cette abbaye&|160;?

–&|160;C’est notre sainte dame Méroflède.

–&|160;Une abbesse&|160;! – reprit Berthoaldun peu surpris. Puis, souriant, il ajouta&|160;: – Est-elle jeuneet jolie, l’abbesse Méroflède&|160;?

–&|160;Seigneur, je ne sais… je ne l’ai jamaisvue que de loin, enveloppée dans ses voiles.

–&|160;Si elle s’enveloppe dans ses voiles,elle doit être vieille et laide en diable, – reprit Richulf enhochant la tête. – Mais, réponds, esclave&|160;: les terres del’abbaye sont-elles fertiles&|160;? Y a-t-il de nombreux troupeauxde porcs&|160;? moi, j’aime fort le porc&|160;!

–&|160;Les terres de l’abbaye sonttrès-fertiles, seigneur… les troupeaux de porcs et de moutonstrès-nombreux. Il y a deux jours, nous avons porté nos redevances àl’abbaye, les colons leur argent, et c’est à peine si le vastehangar du monastère pouvait contenir le bétail et les provisions detoutes sortes.

–&|160;Berthoald, dit le Frank, – Karl-Marteaunous a généreusement partagés&|160;; mais nous arrivons deux jourstrop tard&|160;: les redevances sont payées, peut-êtreconsommées&|160;; nous ne trouverons plus de porcs…

Le jeune chef ne parut pas partager lesappréhensions de son compagnon, et dit à l’esclave&|160;: – Ainsi,pauvre homme, cette route bordée de peupliers conduit à l’abbaye deMeriadek&|160;?

–&|160;Oui, seigneur&|160;; dans unedemi-heure vous y serez.

–&|160;Merci de tes renseignements, – ditBerthoald à l’esclave.

Et il se préparait à rejoindre les autresguerriers, lorsque Richulf, riant d’un gros rire, reprit&|160;: –Par ma barbe, je n’ai jamais vu quelqu’un plus doux que toi enversces chiens d’esclaves, Berthoald.

–&|160;Il me plaît d’agir ainsi…

–&|160;Soit… Aussi es-tu un homme étrange ence qui touche les esclaves&|160;; on dirait qu’ils te font mal àvoir… car enfin, depuis Narbonne, nous traînons à notre suite dansdes chariots une vingtaine de femmes esclaves, notre part dubutin&|160;; il y en a parmi elles de très-jolies, tu n’as jamaisvoulu seulement t’approcher des chariots pour regarder les femmes…elles t’appartiennent cependant autant qu’à nous.

–&|160;Je vous ai dit cent fois que je neprétendais à aucune part sur ce lot de chair humaine, – repritimpatiemment Berthoald. – La vue seule de ces pauvres créatures meserait pénible. Vous n’avez pas voulu leur rendre la liberté… ne meparlez plus d’elles…

–&|160;Leur rendre la liberté&|160;! tandisqu’après nous en être amusé durant la route, nous pouvons lesvendre au moins quinze à vingt sous d’or chacune&|160;; car durantnotre halte aux environs du monastère de Saint-Saturnin, un juif,qui était venu les visiter et les estimer, nous a dit que…

–&|160;C’est assez… c’est trop parler du juifet des esclaves&|160;! – s’écria Berthoald en interrompantRichulf&|160;; et voulant mettre terme à un entretien qui luisemblait pénible, il approcha ses éperons des flancs de son chevalafin de rejoindre les autres guerriers franks, et leur cria de loinen tâchant de sourire&|160;: – Compagnons, bonne nouvelle&|160;!notre abbaye est riche, fertile, et nous venons succéder à uneabbesse, est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie, je ne sais…Avant une heure nous la verrons.

–&|160;Vive Karl-Marteau&|160;! – dit un desguerriers, – il n’y a pas d’abbesse sans nonnes… nous rirons avecles nonnains.

–&|160;Moi, j’aurais préféré quelque abbébatailleur à déposséder&|160;; mais je me console en pensant quenous allons être maîtres de nombreux troupeaux de porcs.

–&|160;Toi, Richulf, tu ne penses qu’auxhorions et aux jambons&|160;!

En causant ainsi gaiement, les guerriersprennent et suivent l’avenue bordée de peupliers. Enfin on aperçoitau loin l’abbaye, bâtie au milieu d’une sorte de presqu’île, oùl’on arrivait de ce côté par une étroite chaussée pratiquée entredeux étangs.

–&|160;Beau bâtiment&|160;! vois donc,Berthoald.

–&|160;Vastes dépendances&|160;! Et ces grandsbois à l’horizon, sans doute ils dépendent de notre abbaye…

–&|160;Ils doivent être giboyeux. Nouschasserons le cerf, le daim, le sanglier… ViveKarl-Marteau&|160;!

–&|160;Et les étangs, qui là-bas s’étendent dechaque côté de la route, ils doivent être poissonneux… nouspêcherons&|160;; j’aime fort la pêche. Vive le bon Karl&|160;!

–&|160;Ne trouvez-vous pas, compagnons, quecette abbaye a une certaine mine guerrière avec ses bâtimentsélevés, les contreforts de ses murailles, ses rares fenêtres, etces étangs qui l’entourent comme une défense naturelle&|160;?

–&|160;Tant mieux, Berthoald&|160;! nousserons là retranchés comme dans une forteresse&|160;; et s’ilplaisait aux successeurs du bon Karl, ou à ces fantômes de rois,descendance énervée de Clovis, de vouloir nous déposséder à notretour, ainsi que nous allons déposséder cette abbesse, nousprouverions que nous portons des chausses et non des jupes.

–&|160;Oui, oui… nos cierges sont des lances,nos bénédictions des coups d’épée…

–&|160;Hâtons nos chevaux de l’éperon, car lejour baisse et j’ai grand’faim… Foi de Richulf, deux jambons et unemontagne de choux ne me rassasieront pas.

–&|160;Aiguise tes dents, gros glouton&|160;!moi je propose d’inviter au festin l’abbesse et ses nonnes.

–&|160;Moi, je propose d’inviter celles quiseront jeunes et jolies à partager avec nous le séjour del’abbaye.

–&|160;Quoi&|160;! les inviter&|160;!Sigewald… il faut, par ma barbe&|160;! les forcer à rester avecnous tant qu’elles nous plairont… Le bon Karl rira du tour. Sil’évêque de Nantes se plaint, nous lui dirons de venir chercher sesbrebis, et nous le recevrons à la pointe de nos piques.

–&|160;Au diable l’évêque de Nantes&|160;! letemps des tonsurés est passé, celui des soldats est venu… nousserons maîtres chez nous&|160;!

Pendant que ses compagnons se livraient àcette joie grossière, Berthoald, silencieux et pensif, lesprécédait. Karl l’avait revêtu de la haute dignité de comte&|160;;il traînait à sa suite, dans les chariots, un riche butin. Ladonation de l’abbaye lui assurait de grands biens, cependant lejeune chef paraissait soucieux&|160;; un sourire amer et douloureuxeffleurait parfois ses lèvres. Le soleil venait de disparaîtrederrière la forêt qui bornait l’horizon. Les cavaliers frankscheminaient sur l’étroite chaussée de chaque côté de laquelle deuxétangs immenses s’étendaient à perte de vue. Au bout de quelquesinstants, Richulf dit au jeune chef&|160;: – Je ne sais si lecrépuscule embrouille ma vue, mais est-ce que la chaussée ne teparaît pas là-bas comme coupée par un amoncellement deterre&|160;?

–&|160;Voyons cela de plus près, – réponditBerthoald en mettant son cheval au galop. Richulf et Sigevald lesuivirent&|160;; bientôt tous trois se trouvèrent en face d’unelarge et profonde coupure pratiquée dans la chaussée, coupureremplie d’eau par la jonction des deux étangs à cet endroit. Audelà de cette tranchée s’élevait une sorte de parapet de terre,renforcé de pieux énormes. Cet obstacle était considérable, la nuitbaissait de plus en plus, et de chaque côté les deux lacss’étendaient à perte de vue. Berthoald se retourna fort surprisvers ses compagnons non moins étonnés que lui, et leur dit&|160;: –Que signifie cela&|160;? Ce retranchement a, comme l’abbaye, unemine tout à fait guerrière.

–&|160;Ces terres ont été fraîchement remuées,l’écorce de ces pieux est encore fraîche, ainsi que la feuillée decette espèce de haie qui couronne ce parapet… Pourquoi diable cespréparatifs de défense&|160;?

–&|160;Par le marteau de Karl&|160;! – ditBerthoald, – voici une abbesse bien versée dans l’art desretranchements&|160;! mais il doit y avoir une autre route pour serendre à l’abbaye, et… – Berthoald ne put achever sesparoles&|160;; une volée de pierres, vigoureusement lancées par desfrondeurs embusqués derrière la haie qui couronnait le parapet,atteignirent les trois guerriers&|160;: leurs casques et leurscuirasses amortirent le choc&|160;; mais le jeune chef fut assezrudement contus à l’épaule, et le cheval de Richulf, arrêté au bordde la chaussée, atteint à la tête, se cabra si violemment, qu’il serenversa sur son cavalier, tous deux tombèrent dans l’étang, siprofond en cet endroit, que, pendant un instant, cheval et cavalierdisparurent complètement&|160;; mais bientôt le Frank surnagea,parvint à se cramponner au rebord de la chaussée et à y remonter,non sans peine et ruisselant d’eau, tandis que son cheval éperdus’éloignait en nageant vers le milieu de l’étang, où, épuisé defatigue, il se noya.

–&|160;Trahison&|160;! – s’écria Berthoald entirant vainement son épée, car cette profonde coupure remplie d’eauavait vingt pieds de large&|160;; et pour la combler, selon l’artde la guerre, il eût fallu aller au loin couper cinq ou six centsfascines et commencer un véritable siège&|160;; de plus, la nuits’assombrissait de plus en plus. Tandis que le jeune chef seconsultait avec ses compagnons sur cette occurrence imprévue, unevoix, sortant de derrière la haie dont était couronné leretranchement, dit&|160;: – Cette volée de pierres est une pluie deroses en comparaison de ce qui vous attend si vous tentez de forcerce passage.

–&|160;Qui que tu sois, tu payeras cher cetteattaque&|160;! – s’écria Berthoald. – Nous venons ici par ordre deKarl, chef des Francs, qui m’a fait don, à moi, Berthoald, ainsiqu’à mes hommes, de l’abbaye de Meriadek.

–&|160;Et moi, – reprit la voix, – je te faisdon, en attendant mieux, de cette volée de pierres.

–&|160;Prends garde&|160;! – s’écriaBerthoald, – tous mes compagnons ne sont pas là&|160;; ils noussuivent à quelque distance. Nous ne pourrons ce soir forcer lepassage&|160;; mais nous camperons cette nuit sur cettechaussée&|160;; demain, au point du jour, nous enlèverons ceretranchement&|160;; or, je t’en préviens, songes-y, l’abbesse dece couvent et ses nonnes seront traitées comme on traite les femmesen ville conquise…

–&|160;Notre sainte dame Méroflède se rit detes menaces&|160;; de plus, elle a chrétiennement pitié de toi etde tes compagnons, – répondit la voix&|160;; – l’abbesse consent àte recevoir, toi, chef de ces bandits&|160;; mais seul, dans lecouvent… tes compagnons camperont cette nuit sur la levée&|160;;demain, au point du jour, tu viendras les rejoindre&|160;; quand tuleur auras raconté ce que tu as vu dans le monastère, et de quellefaçon l’on se dispose à vous recevoir, vous reconnaîtrez que vousn’avez rien de mieux à faire que de retourner promptement guerroyerauprès de Karl, ce païen, aussi païen que les Arabes, qui continuede donner aux brigands de son armée les biens sacrés de l’Église deDieu&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je châtierai toninsolence&|160;!

–&|160;Mon cheval est noyé, – ajouta Richulfen fureur&|160;; – l’eau ruisselle sous mon armure, je suis transi,j’ai le ventre vide, et nous passerions la nuit ainsi&|160;!

–&|160;Assez de vaines paroles, décide-toi, –reprit la voix. – Si tu acceptes mon offre, toi, chef de ceshommes, on va jeter, du haut de ce retranchement, une longueplanche, et pour peu que tu aies le pied sûr, tu traverseras ainsila tranchée&|160;; je te conduirai à l’abbaye&|160;; demain, turejoindras tes compagnons, et que le diable qui vous a amenés vousremmène&|160;!

Durant ce débat, les autres Franks, compagnonsde Berthoald, et plus tard les chariots et les bagages, s’engageantsans défiance sur l’étroite chaussée, avaient rejoint le jeunechef. Il leur raconta ce qui venait de se passer, leur montrant lacoupure et le retranchement, en ce moment infranchissables. Lesnouveaux bénéficiers de l’abbaye, d’abord non moins interdits, puisnon moins furieux que Berthoald, éclatèrent en menaces et enimprécations contre l’abbesse&|160;; mais la nuit était venue, ilfallut songer à camper sur la chaussée&|160;; il fut aussi convenuque Berthoald se rendrait seul à l’abbaye, et que le lendemain, aupoint du jour, selon son rapport, ses compagnons aviseraient,très-décidés d’ailleurs à recourir à la force&|160;; enfin, ilsrecourraient encore à la force dans le cas où Berthoald, victimed’une trahison, ne reparaîtrait pas. Quant à lui, insoucieux dudanger, il insista pour se rendre au monastère, cédant autant à sonesprit d’aventure qu’à sa curiosité de voir cette abbesseguerrière. Ainsi que Ricarik (car c’était lui) l’avait offert àBerthoald, une planche fut poussée horizontalement du dedans duretranchement, puis elle bascula et s’abaissa, de sorte que l’unede ses extrémités reposait sur la levée, l’autre sur le faîte duparapet, où elle était solidement maintenue. Berthoald confia soncheval à l’un de ses compagnons, et d’un pas ferme et légers’aventura sur la planche. – Que personne de vous ne s’avise devouloir suivre votre chef, – dit Ricarik&|160;; – la planche esttrop faible pour supporter le poids de deux hommes, je la feraisd’ailleurs tomber dans le fossé.

Après le passage de Berthoald, la planche futretirée&|160;; le jeune chef, contraignant sa colère, suivitl’intendant, tandis qu’une douzaine de frondeurs, colons etesclaves, requis par ordre de l’abbesse pour être de guet,gardaient la tranchée à la faible clarté de cette nuit étoilée.Berthoald vit deux chevaux de l’autre côté du retranchement.Ricarik lui fit signe d’enfourcher une de ces deux montures,enfourcha l’autre, et partit en avant. Le jeune chef suivait songuide en silence, éprouvant non moins de courroux que de curiositéà l’égard de cette abbesse batailleuse, si peu résignée à céder laplace aux nouveaux bénéficiers. En deux autres endroits, Berthoaldtrouva une chaussée coupée et retranchée, mais praticable, grâce àdes ponts volants. Bientôt il arriva non loin de la premièreclôture de l’abbaye, formée de madriers solidement reliés les unsaux autres et plantés à peu de distance de la berge des étangs qui,environnant l’espace où s’élevaient les bâtiments de l’abbaye,faisaient de ce vaste terrain couvert de constructions une sorte depresqu’île à laquelle, de ce côté, l’on ne pouvait arriver que parla chaussée mise récemment en état de défense&|160;; derrière lemonastère une langue de terre, rejoignant la forêt, dont la cimebornait l’horizon, offrait un autre passage. Berthoald remarqua endedans de la clôture de vives lueurs projetées sans doute par destorches. L’intendant prit un cornet de cuivre suspendu à l’arçon desa selle, sonna quelques appels&|160;; aussitôt une porte bardée defer, faisant face à la jetée, s’ouvrit. Berthoald, précédé de songuide, entra dans l’une des cours de l’abbaye&|160;: là, il setrouva en face de l’abbesse à cheval, entourée de plusieursesclaves portant des torches. Méroflède avait à demi rabattu surson front le capuchon de sa mante écarlate&|160;; à son côtépendait un couteau de chasse à fourreau d’acier et à poignée d’or.Berthoald resta saisi d’étonnement à l’aspect de cette femme ainsiéclairée à la lueur des flambeaux&|160;; son costume à la foismonastique et guerrier faisait valoir la souple et grande taille del’abbesse. Le jeune chef la trouva belle, autant qu’il en put jugerà travers l’ombre que projetait sur ses traits son camail à demirabattu.

–&|160;Je sais qui tu es&|160;: tu te nommesBerthoald, – dit Méroflède d’une voix vibrante et mâle comme celled’un homme&|160;; – tu viens prendre possession de monabbaye&|160;?

–&|160;Oui, cette abbaye m’a été donnée à moiet à mes compagnons de guerre par une charte écrite de la main deKarl, chef des Franks. Cette charte, je l’apporte.

Méroflède se prit à rire d’un air dédaigneux,et malgré l’ombre qui voilait ses traits, ce rire découvrit auxyeux de Berthoald des dents blanches comme des perles&|160;; maisl’abbesse, donnant un léger coup de talon à son cheval, dit aujeune homme&|160;: – Suis-moi…

Au moment où le cheval de Méroflède se mit enmarche, Broute-Saule, sans doute guéri du becquetage de l’épervier,mais non plus vêtu de haillons, portant au contraire une élégantetunique verte, des chausses de daim, des bottines de cuir et unriche bonnet de fourrure, Broute-Saule se tint auprès de la monturede l’abbesse&|160;; ainsi placé entre elle et Berthoald, le jeunevoleur d’épervier, attentif aux moindres mouvements de Méroflède,la couvait d’un œil ardent et jaloux&|160;; de temps à autre, iljetait un regard inquiet sur le jeune chef. Les esclaves, porteursde flambeaux, s’étaient mis en marche pendant que l’abbesse,entrant dans une des cours intérieures du couvent, montrait aujeune chef une cinquantaine de colons rangés en bon ordre et armésd’arcs et de frondes.

–&|160;Cette enceinte, – dit Méroflède àBerthoald, – te paraît-elle suffisamment gardée&|160;? Réponds,vaillant capitaine&|160;?

–&|160;Pour moi et pour mes hommes, unfrondeur ou un archer n’est pas plus dangereux qu’un chien quiaboie de loin. On laisse siffler les traits, bruire les pierres, etl’on arrive à longueur d’épée. Demain, au point du jour, tu verrasceci, dame abbesse… si tu t’opiniâtres à défendre ce monastère.

Méroflède se prit encore à rire etreprit&|160;: – Si tu aimes à te battre de près, tu trouveras toutà l’heure de quoi satisfaire tes goûts.

–&|160;Non pas tout à l’heure&|160;! – s’écriaBroute-Saule en regardant Berthoald d’un air de haineux défi, – situ veux combattre à l’instant… ici, dans cette cour, à la clartédes torches et sous les yeux de notre sainte abbesse, je suis prêt,quoique je n’aie, moi, ni casque ni cuirasse.

Méroflède donna familièrement un coup dehoussine sur le bonnet de Broute-Saule et lui dit ensouriant&|160;: – Tais-toi.

Berthoald sourit, ne répondit rien à laprovocation de l’ardent jouvenceau, et continua de suivrel’abbesse, qui, sortant de cette seconde enceinte, se dirigea versun vaste bâtiment d’où partaient des cris confus&|160;; elle sebaissa sur son cheval et dit deux mots à l’oreille deBroute-Saule&|160;; celui-ci parut hésiter à obéir et à s’éloignerde l’abbesse&|160;; alors elle lui dit d’une voix impérieuse etdure&|160;: – M’as-tu entendue&|160;?

–&|160;Sainte dame…

–&|160;Obéiras-tu&|160;? – dit impétueusementMéroflède&|160;; et, frappant Broute-Saule de sa houssine, elleajouta&|160;: – Va donc, vil esclave&|160;!

Broute-Saule tressaillit, ses traits devinrentd’une pâleur livide et ses regards féroces s’arrêtèrent, non surMéroflède, mais sur Berthoald, fort indifférent à ce démêlé.Cependant le jeune esclave, après un violent effort sur lui-même,se résigna et courut accomplir l’ordre de Méroflède. Bientôt après,une centaine d’hommes à figures sinistres, déterminées, vêtus dehaillons, sortirent en tumulte du bâtiment, se rangèrent à peu prèsen haie en agitant des lances, des épées, des haches, etcriant&|160;: – Vive notre sainte abbesse Méroflède&|160;! –Plusieurs femmes, mêlées parmi ces hommes, criaient non moinsbruyamment&|160;: – Vive l’abbesse&|160;!

–&|160;Toi qui viens prendre possession de cemonastère, – dit Méroflède au jeune chef avec un souriresardonique, – sais-tu ce que c’est que le droit d’asile&|160;?

–&|160;Je le sais… tout criminel réfugié dansune église est à l’abri de la justice des hommes.

–&|160;Tu es un vrai trésor de science, dignede porter la crosse et la mitre, toi qui viens me déposséder decette abbaye&|160;! Or donc, ces bonnes gens que tu vois là sont lafleur des bandits du pays&|160;; le plus innocent a commis unmeurtre ou deux. Apprenant ta venue, je leur ai offert de quitterde nuit l’asile de la basilique de Nantes, leur promettant asiledans la chapelle de l’abbaye et la tolérance du bon vieux temps oùl’on menait si joyeuse vie dans les saints asiles. S’ils sortentd’ici, le gibet les attend&|160;; c’est te dire avec quelle rageils défendront le monastère contre toi et tes hommes, qui neconserveriez pas chrétiennement ici de pareils hôtes, tandis quemoi je les nourris et les héberge. Tu le vois, jeune homme, donnerune abbaye est facile, en prendre possession est difficile. Je nete parle pas des nombreux esclaves qui m’obéissent au nom duSeigneur, et que je compte armer. Maintenant tu connais les forcesdont je dispose, rentrons au monastère&|160;; après ta longueroute, tu dois être fatigué. Je t’offre l’hospitalité&|160;; tusouperas avec moi… ce n’est point canonique, je le sais&|160;; maisnous sommes à peu près en temps de guerre, et la guerre a seslicences… Demain, au point du jour, tu rejoindras tescompagnons&|160;; tu dois être homme de bon conseil, tu engagerasdonc ta bande à se mettre en quête d’une autre abbaye, et tu lesguideras dans cette recherche.

–&|160;Je vois avec plaisir, sainte abbesse,que la solitude et les austérités du cloître n’ont pas altérél’humeur joviale que tu parais posséder.

–&|160;Ah&|160;! tu me crois d’humeurjoviale&|160;?

–&|160;Ne dis-tu pas avec un sérieux fortplaisant, que moi et mes hommes, qui depuis la bataille de Poitiersguerroyons contre les Arabes, les Frisons et les Saxons, noustournerons casaque devant cette poignée de meurtriers et delarrons, renforcés de pauvres colons qui ont quitté la charrue pourla lance, et la pioche pour la fronde&|160;!

–&|160;Guerrier fanfaron&|160;! – s’écriaBroute-Saule, qui était revenu prendre sa place à la tête du chevalde Méroflède, – veux-tu que nous prenions chacun une hache&|160;?nous nous mettrons nus jusqu’à mi-corps, et tu verras si les hommesd’ici sont des lâches&|160;!

–&|160;Tu me parais, toi, un vaillant garçon,– reprit Berthoald en souriant&|160;; – si tu veux rester avec nousdans l’abbaye, tu y trouveras ta place.

Broute-Saule allait répondre… Méroflède luicoupa la parole et dit à Berthoald&|160;: – D’ici à demain matin,nous ferons trêve… Tu dois être fatigué&|160;; on va te conduire aubain, cela te délassera, après quoi nous souperons&|160;; je ne tedonnerai pas un festin pareil à ceux que sainte Agnès et sainteRadegonde donnaient à leur poète favori l’évêque Fortunat, dansleur abbaye de Poitiers&|160;; mais enfin tu ne jeûneras point.Puis s’adressant à Ricarik&|160;: – Tu as mes ordres, suis-les.

Méroflède, en parlant ainsi, s’étaitrapprochée de la porte intérieure de l’abbaye. D’un bond léger,elle descendit de sa monture et disparut dans le cloître aprèsavoir jeté la bride de son cheval à Broute-Saule&|160;; lejouvenceau la suivit d’un regard presque désespéré, puis il regagnalentement les écuries, après avoir montré de loin le poing àBerthoald. Celui-ci, de plus en plus frappé des étrangetés de cetteabbesse, demeurait pensif, lorsque Ricarik, l’arrachant à sarêverie, lui dit, en lui montrant deux esclaves&|160;: – Descendsde cheval, ces esclaves te conduiront au bain&|160;; ils t’aiderontà te désarmer, et comme tes bagages ne sont pas ici, ils tedonneront de quoi te vêtir convenablement, des chausses et une robetoute neuve que je n’ai jamais portée&|160;; tu endosseras cesvêtements, si tu préfères quitter ta coquille de fer&|160;; puis jete viendrai quérir pour souper avec notre sainte dame.

Une demi-heure après, Berthoald, sortant dubain et conduit par Ricarik, entrait dans l’appartement del’abbesse.

**

*

Lorsque Berthoald parut dans la salle oùl’attendait Méroflède, il la trouva seule&|160;; elle avait quittéses vêtements noirs pour revêtir une longue robe blanche&|160;; unléger voile cachait à demi les tresses de son épaisse chevelured’un roux ardent et doré&|160;: un collier et des bracelets depierreries ornaient son cou et ses bras nus. Les Franks ayantconservé l’habitude, jadis introduite en Gaule par les Romains,d’entourer leurs tables d’espèces de lits&|160;; l’abbesse, à demicouchée sur un long et large siège à dossier garni de coussins, fitsigne au jeune chef de s’asseoir auprès d’elle. Berthoald obéit, deplus en plus frappé de l’étrange beauté de Méroflède. Un grand feuflambait dans l’âtre&|160;; une riche vaisselle d’argent brillaitsur la table recouverte de lin brodé&|160;; des amphores,précieusement ciselées, se dressaient à côté des coupes d’or&|160;;les plats contenaient des mets appétissants&|160;; un candélabre,où brûlaient deux petits cierges de cire, éclairait à peine cettesalle immense, qui, par l’insuffisance du luminaire, devenantpresque obscure à quelques pas des deux convives, était plongéedans les ténèbres à ses deux extrémités. Le lit s’adossait à unemuraille boisée, deux portraits y étaient suspendus, l’un,grossièrement peint sur un panneau de chêne, à la mode de Byzance,représentait un guerrier frank, barbarement accoutré, ainsi que sevêtissaient, trois siècles auparavant, les leudes de Clovis, cespremiers conquérants des Gaules&|160;; au-dessous de cette peintureon lisait&|160;: Gonthramm Neroweg. À côté de ce portraiton voyait celui de l’abbesse Méroflède, enveloppée de ses longsvoiles noirs et blancs&|160;; elle tenait d’une main sa crosseabbatiale, de l’autre, une épée nue. Cette image, beaucoup pluspetite que la première, était peinte sur parchemin, à la façon desminiatures dont on ornait alors les livres saints. Berthoaldaperçut ces deux portraits au moment où il allait s’asseoir auxcôtés de l’abbesse. À cette vue, il tressaillit, resta un momentfrappé de surprise&|160;; puis reportant tour à tour ses yeux deGonthramm Neroweg sur Méroflède, il semblait comparer laressemblance qui existait entre eux, ressemblance évidente en celaque, comme Neroweg, Méroflède avait la chevelure rousse, le nez enbec d’aigle, et les yeux verts. Le jeune chef ne put cacher sonétonnement. L’abbesse lui dit&|160;: – Qu’as-tu à contempler ainsile portrait de l’un de mes aïeux, mort il y a plusieurssiècles&|160;?

–&|160;Ainsi… tu es de la race desNeroweg&|160;?

–&|160;Oui, et ma famille habite encore sesgrands domaines de l’Auvergne, conquis par l’épée de mes ancêtres,ou octroyés par dons royaux… Mais assez parlé du passé, gloire auxmorts, joie aux vivants&|160;! Sieds-toi là, et soupons… Je tesemble une étrange abbesse&|160;? mais, par Dieu&|160;! je viscomme les abbés et les évêques, sinon qu’ils soupent avec de joliesjouvencelles, et que moi je soupe ce soir avec un brave et beausoldat… T’en plaindrais-tu&|160;? – Et soulevant d’un poignet virilune des lourdes amphores d’argent, elle remplit jusqu’au bord lacoupe d’or placée près d’Amael&|160;; puis après y avoir seulementmouillé ses lèvres rouges et charnues, elle la tendit au jeune chefet lui dit résolûment&|160;: – Buvons à ta bienvenue dans cecouvent&|160;!

Berthoald garda un moment la coupe entre sesmains, et tout en jetant un dernier regard sur le portrait deNeroweg, il sourit d’un air sardonique, réfléchit un instant,attacha sur l’abbesse un regard non moins hardi que ceux qu’ellelui jetait, et reprit&|160;: – Buvons, belle abbesse&|160;! – Etd’un trait, vidant la large coupe, il ajouta&|160;: – Buvons àl’amour&|160;!…

–&|160;Soit, buvons à l’amour, le dieu dumonde&|160;! comme disaient les païens, – répondit Méroflède enremplissant sa coupe d’un vin contenu dans une petite amphore devermeil. Versant alors de nouveau à boire au jeune chef, qui lacouvait d’un œil étincelant, elle ajouta&|160;: – J’ai bu selon tesvœux&|160;; maintenant, bois aux miens&|160;!

–&|160;Quels qu’ils soient, sainteabbesse&|160;; cette coupe fût-elle remplie de poison, je laviderai, je le jure par ton beau bras aussi blanc que laneige&|160;!

–&|160;Alors, – dit l’abbesse en jetant unregard pénétrant sur le jeune homme, – buvons au juifMardochée&|160;!

Berthoald portait la coupe à ses lèvres&|160;;mais au nom du juif il frissonna, posa brusquement le vase d’or surla table, ses traits s’assombrirent, et il s’écria presque aveceffroi&|160;: – Le juif Mardochée&|160;!…

–&|160;Allons, par Vénus&|160;! la patronnedes amoureux, ne tremble pas ainsi, mon vaillant&|160;!

–&|160;Boire au juif Mardochée,moi&|160;!…

–&|160;Tu m’as dit&|160;: Buvons à l’amour…j’ai bu, j’y boirai encore, si tu veux, – ajouta l’abbesse enregardant fixement Berthoald&|160;; – tu m’as juré par la blancheurde ce bras, – et elle releva davantage encore sa large manche, – tum’as juré de boire selon mes vœux, accomplis ta promesse&|160;!

–&|160;Femme&|160;! – reprit Berthoald avecimpatience et embarras, – qu’est-ce que ce juif&|160;? pourquoiveux-tu que je…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! – fitMéroflède en riant aux éclats et interrompant le jeune chef, – moi,qui te croyais un brave&|160;! tu te troubles pour si peu&|160;?…Sais-tu pourquoi je veux boire au juif Mardochée&|160;?…

–&|160;Non.

–&|160;Écoute-moi… Si Mardochée ne t’avait pasvendu comme esclave au seigneur Bodégésil, tu n’aurais pas, unenuit, volé le cheval et l’armure de ton maître pour courir lesaventures en te donnant à ce Karl endiablé, toi, Gaulois de raceasservie, pour noble de race franque, et fils d’un bénéficierdépossédé… Karl, dont tu es devenu un des meilleurs capitaines, net’aurait pas octroyé cette abbaye. Donc tu ne serais pas ici à côtéde moi, à cette table, où nous buvons ensemble à l’amour… Voilàpourquoi, mon vaillant, je vide cette coupe en mémoire de ce juifimmonde&|160;! – Et elle la vida. – Maintenant, boiras-tu aujuif&|160;?

Pendant que Méroflède parlait ainsi, Berthoaldla contemplait avec une surprise croissante mêlée d’anxiété, nepouvant trouver un mot à répondre. – Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;!– dit l’abbesse en riant de nouveau, – le voici muet&|160;! De quoipâlis-tu et rougis-tu tour à tour&|160;? Que m’importe à moi que tusois de race gauloise ou de race franque&|160;? cela rend-il tesyeux moins bleus, tes cheveux moins noirs, ta figure moinsavenante&|160;? Tu t’es moqué de Karl par ta fourberie, tantmieux&|160;! nous rirons ensemble de ce stupide… Allons, déride-toidonc, beau vaillant. Faut-il que ce soit moi, abbesse, qui tedonne, à toi soldat, l’exemple de vider les coupes&|160;?

Berthoald croyait rêver… Méroflède, en sesparoles, ne lui témoignait ni le dédain que devait lui inspirerl’odieux mensonge dont il s’était rendu coupable, ni le triompheméchant qu’elle devait éprouver de posséder des secrets redoutablespour lui. Franche dans son cynisme, elle contemplait le jeune chefd’un œil fauve et ardent. Ces regards, qui jetaient le trouble dansson esprit et le feu dans ses veines, l’étrangeté de l’aventure, lalarge coupe de vin qu’il venait de vider d’un trait, vintrès-capiteux ou mélangé de quelque philtre, commençaient à égarerla raison de Berthoald&|160;; voulant lutter d’audace avecl’abbesse, il lui dit&|160;: – Puisque tu es de la race de Neroweg,sais-tu que ce n’est pas la première fois qu’elle se rencontre àtravers les âges avec la race de Joel&|160;?

–&|160;Qu’est-ce que la race deJoel&|160;?

–&|160;La mienne&|160;!

–&|160;Nous boirons aussi à Joel… il a faitsouche de beaux soldats&|160;!

–&|160;Sais-tu quelle a été la mort du fils dece Gonthramm Neroweg dont voici le portrait&|160;?

–&|160;Une tradition de ma famille rapportequ’il fut tué dans ses domaines d’Auvergne, par le chef d’unetroupe de bandits et d’esclaves révoltés.

–&|160;Le chef de ces bandits se nommaitKaradeuk… il était le bisaïeul de mongrand-père&|160;!

–&|160;Par Dieu&|160;! voilà qui estsingulier&|160;! Et comment ce bandit a-t-il tué Neroweg&|160;?

–&|160;Ton aïeul et le mien se sontvaillamment combattus à coups de hache, le comte a succombé.

–&|160;En effet… tu rappelles mes souvenirsd’enfance. Ton aïeul n’avait-il pas écrit quelques mots sur letronc d’un arbre après ce combat&|160;?

–&|160;Il avait écrit ceci&|160;:Karadeuk, descendant de Joel, a tué le comteNeroweg&|160;!

–&|160;C’est cela&|160;!… et la femme ducomte, Godégisèle, quelques mois après la mort de son mari, mit aumonde un fils qui fut le grand-père de mon grand-père.

–&|160;Voilà qui est étrange… toi, fille desNeroweg, tu écoutes ce récit avec calme&|160;?

–&|160;Aussi vrai qu’il laisse sa coupepleine, ce soldat est, pardieu&|160;! encore plus stupide qu’iln’est beau&|160;!… Et que me font à moi ces batailles de nos aïeuxet de nos races&|160;? Par Vénus&|160;! je ne connais, moi, qu’unerace au monde&|160;: celle des amoureux&|160;!… Donc, vide tacoupe, mon vaillant, et soupons gaiement. C’est trêve entre nouscette nuit… À demain la guerre&|160;!

–&|160;Honte&|160;! remords&|160;!raison&|160;! devoir&|160;! noyons tout dans le vin… Je ne sais sije veille ou si je rêve en cette nuit étrange&|160;! – s’écria lejeune chef&|160;; puis, prenant à la main sa coupe pleine, il seleva et ajouta d’un air de défi sardonique en se tournant vers lesombre et farouche portrait du guerrier frank&|160;: – Je bois àtoi, Neroweg&|160;! – Puis Berthoald, sa coupe vidée, se rejeta surle lit dans une sorte de vertige, en disant à Méroflède&|160;: –Vive l’amour&|160;! abbesse du diable&|160;! Aimons-nous ce soir etbattons-nous demain&|160;!

–&|160;Battons-nous sur l’heure&|160;! – criaune voix rauque et strangulée, qui parut sortir des profondeurs decette grande salle que l’ombre envahissait à quelques pas de latable où siégeaient les deux convives&|160;; puis les rideaux del’une des portes s’étant soudain écartés, Broute-Saule, qui, àl’insu de l’abbesse, et poussé par une jalousie féroce, étaitparvenu à s’introduire dans l’intérieur de cet appartement,s’élança, agile comme un tigre, fut en deux bonds auprès deBerthoald, le saisit d’une main aux cheveux, tandis que de l’autreil levait son poignard pour le lui plonger dans la gorge. Le jeunechef, quoique surpris à l’improviste, tira son épée, étreignit deson poignet de fer la main armée que Broute-Saule levait sur lui,et plongea son glaive dans le ventre de ce malheureux, quipirouetta sur lui-même et tomba en disant&|160;: – Bonheur à moi,Méroflède… je meurs sous tes yeux&|160;!

Berthoald, son épée sanglante à la main,sentant sa raison se troubler de plus en plus, retombamachinalement sur le lit&|160;; il jetait autour de lui des regardseffarés, lorsqu’il vit l’abbesse renverser d’un coup de poing lecandélabre qui seul éclairait cette salle&|160;; et au milieu desténèbres il se sentit passionnément enlacer dans les bras de cemonstre, qui lui dit d’une voix basse et palpitante&|160;: – Tut’es battu pour moi… je t’adore…

**

*

L’aube allait succéder à cette nuit oùBroute-Saule avait été tué par Berthoald. Ce jeune chef,profondément endormi et chargé de liens qui assujettissent sesmains derrière son dos, est étendu sur le plancher de la chambre àcoucher de Méroflède. L’abbesse, enveloppée d’une mante noire, lafigure pâlie, à demi voilée par son épaisse chevelure roussedénouée, qui traînait presque à terre, se dirigea vers la fenêtre,tenant à la main une torche de résine allumée. Se penchant alors àcette croisée d’où l’on découvrait au loin l’horizon, l’abbesseagita sa torche par trois fois en regardant du côté de l’orient,qui commençait à se teinter des lueurs du jour naissant. Au bout dequelques instants, la clarté d’une grande flamme, s’élevant au loinà travers les dernières ombres de la nuit, répondit au signal deMéroflède. Ses traits rayonnèrent d’une joie sinistre&|160;; ellejeta son flambeau dans le fossé rempli d’eau qui entourait lemonastère&|160;; et, à plusieurs reprises, elle secoua rudementBerthoald pour le réveiller. Celui-ci sortit difficilement de sonsommeil léthargique. Voulant porter ses mains à son front, ils’aperçut qu’elles étaient garrottées&|160;; se dressant alorspéniblement sur ses jambes alourdies, l’esprit encore troublé, ilregarda silencieusement Méroflède. Celle-ci, étendant son brasdemi-nu vers l’horizon que l’aube éclairait faiblement, dit àBerthoald&|160;: – Vois-tu là-bas, au loin, cette chaussée quitraverse les étangs et se prolonge jusqu’à l’enceinte de cecouvent&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Berthoald, luttantcontre la torpeur étrange qui paralysait encore son esprit et savolonté, sans cependant obscurcir tout à fait son intelligence, –oui, je la vois.

–&|160;Tes compagnons d’armes ont campé cettenuit sur cette chaussée&|160;?

–&|160;En effet, – reprit le jeune chef entâchant de rassembler ses souvenirs confus, – hier soir… mescompagnons…

–&|160;Écoute, – reprit vivement l’abbesse enmettant sa main sur l’épaule du jeune homme, – écoute… de ce côtéoù le soleil va se lever, qu’entends-tu&|160;?

–&|160;J’entends un grand bruit… il serapproche… On dirait le bruit des grandes eaux…

–&|160;Tu l’as dit, mon vaillant. – Et,s’appuyant sur l’épaule de Berthoald&|160;: – Il y a là-bas, àl’orient, un lac immense contenu par une digue et des écluses…

–&|160;Un lac&|160;?

–&|160;Le niveau de ses eaux est élevé de huità dix pieds au-dessus du niveau de ces étangs… Comprends-tumaintenant&|160;?

–&|160;Non, mon esprit est appesanti… je nesais où je suis… c’est à peine si je me souviens… et puis… pourquoisuis-je ainsi garrotté&|160;?…

–&|160;C’est afin de contenir les élans de tajoie, lorsque tout à l’heure tu auras complètement recouvré taraison… Cependant elle commence à te revenir. Tu dois maintenantcomprendre que les écluses de la digue étant ouvertes, et elles lesont, les eaux de ces étangs vont tellement se gonfler, qu’ellessubmergeront la chaussée où tes compagnons d’armes ont campé cettenuit avec leurs chevaux et les chariots qui contiennent leur butinet leurs esclaves… Tiens, vois-tu comme l’eau monte, monte au loin…Vois-tu&|160;? elle atteint déjà la berge de la jetée… avant uneheure elle sera submergée. Pas un de tes compagnons n’aura puéchapper à la mort… et s’ils veulent fuir, une tranchée profonde,pratiquée cette nuit par mes ordres à l’extrémité de la levée, ducôté de la route, les arrêtera, et pas un n’échappera au trépas…Entends-tu, mon vaillant&|160;?

–&|160;Tous morts&|160;! – murmura Berthoaldsans sortir de sa morne stupeur, – tous morts&|160;!… il y avaitpourtant parmi eux de braves guerriers&|160;!

–&|160;Ah&|160;! la mort de tes compagnons nete va pas assez au cœur pour te faire sortir de tonengourdissement&|160;!&|160;!… essayons un autre moyen. – Etl’abbesse, jetant sur Berthoald un regard horrible, reprit d’unevoix éclatante&|160;: – Écoute encore… Parmi ces esclaves ramenéesdu Languedoc, et que ta bande traînait à sa suite en chariot, il yavait une femme… elle sera tout à l’heure noyée comme les autres,et cette femme, – ajouta Méroflède en accentuant ces mots commes’ils devaient frapper Berthoald au cœur, – cette femme, c’était tamère&|160;!… entends-tu&|160;? ta mère&|160;!…

Berthoald tressaillit de tout son corps,bondit dans ses liens, tâchant, mais en vain, de les rompre, poussaun cri terrible, jeta un regard de désespoir et d’épouvante surl’immense nappe d’eau, qui, rougie par les premiers rayons dusoleil levant, s’étendait alors à perte de vue, et s’écria&|160;: –Ma mère&|160;! ma mère&|160;!…

–&|160;Vois-tu, – lui dit Méroflède avec unejoie féroce, – vois-tu là-bas&|160;? l’eau a presque entièrementenvahi la chaussée&|160;; c’est à peine si l’on aperçoit encore lescouvertures de toile qui surmontent les chariots. Le flot montetoujours, et à cette heure, pour ta mère, c’est l’angoisse de lamort, angoisse plus horrible que la mort même.

–&|160;Oh&|160;! démon&|160;! – s’écria lejeune homme en se tordant sous ses liens&|160;; puis ils’écria&|160;: – Tu mens&|160;! ma mère n’est pas là… tumens&|160;!…

–&|160;Ta mère a quarante ans&|160;; elles’appelle Rosen-Aër, elle habitait la vallée de Charolles enBourgogne…

–&|160;C’est vrai&|160;!… malheur&|160;!malheur sur moi&|160;!

–&|160;Ta mère, faite esclave par les Arabeslors de leur invasion en Bourgogne, a été par eux emmenée enLanguedoc&|160;; et, après le dernier siège de Narbonne parKarl-le-Maudit, ta mère, ainsi que d’autres femmes, a été prisedans les environs de cette ville. Lorsque l’on a partagé le butinet les esclaves, Rosen-Aër, tombée dans le lot des hommes de tabande, a été conduite jusqu’ici… tu doutes encore&|160;? voici unedernière preuve. Cette femme porte, comme toi, tracés sur le brasdroit, en caractères ineffaçables, ces deux mots&|160;: Brenn –Karnak…

–&|160;Oh&|160;! ma mère&|160;! – s’écria lemalheureux en jetant un regard noyé de larmes vers les étangs.

–&|160;Ta mère est morte&|160;!… Vois, lajetée a disparu sous les eaux, et elles montent encore… Oui, tamère, à cette heure, est noyée dans le chariot couvert où elleétait enfermée avec les autres esclaves&|160;!

–&|160;Mon cœur se brise, – murmura Berthoaldécrasé sous le poids de la douleur et du désespoir&|160;; – c’esttrop souffrir&|160;!

–&|160;Trop souffrir&|160;! – s’écriaMéroflède avec un éclat de rire infernal&|160;; – oh&|160;!non&|160;! non&|160;! ce n’est pas assez. Quoi&|160;! stupideesclave&|160;! Gaulois renégat&|160;! lâche menteur&|160;! qui tepares effrontément du nom d’un noble frank&|160;! Quoi&|160;! tu ascru que la vengeance ne bouillonnait pas dans mes veines parce que,hier soir, tu m’as vue sourire au récit de la mort de mon aïeul tuépar un bandit de ta race&|160;! Oui, j’ai souri, parce que jepensais qu’au point du jour je te ferais assister de loin àl’agonie, à la mort de ta mère&|160;! Mais j’avais la nuit à moi…et je te trouvais beau&|160;!

–&|160;Oh&|160;! monstre de luxure et deférocité&|160;! – s’écria Berthoald en faisant des effortssurhumains pour briser ses liens. – Il faudra pourtant que je vengema mère… Je t’étranglerai de mes mains&|160;!…

L’abbesse, voyant l’impuissance de la fureurde Berthoald, haussa les épaules et reprit&|160;: – Ah&|160;! tonaïeul le bandit a incendié, il y a un siècle et demi, le château demon aïeul, le comte Neroweg, et l’a ensuite tué à coups de hache.Moi, je réponds à l’incendie par l’inondation, et je noie tamère&|160;!… Quant à toi, le sort qui t’attend seraterrible&|160;!…

–&|160;Tue-moi promptement&|160;; mais, undernier mot… Ma mère sait-elle que j’étais le chef des hommes dontle sort de la guerre l’avait rendue esclave&|160;?

–&|160;Malheureusement elle l’ignorait. Ceci amanqué à ma vengeance&|160;!

–&|160;Ce que tu sais de ma mère, qui te l’adit&|160;?

–&|160;Le juif Mardochée.

–&|160;Il la connaît donc&|160;? où l’a-t-ilvue&|160;?

–&|160;À la halte que tu as faite au couventde Saint-Saturnin avec Karl-Martel&|160;; là, le juif t’areconnu…

–&|160;Merci, Dieu&|160;! ma mère a ignoré mahonte&|160;! sa mort eût été doublement horrible… Et maintenant,monstre&|160;! délivre-moi de la vie, j’ai hâte demourir&|160;!

–&|160;Je ne partage pas cette hâte, tum’appartiens…

**

*

Ce matin-là, Bonaïk, l’orfèvre, entra, commed’habitude, dans l’atelier&|160;; il y fut bientôt rejoint par lesjeunes esclaves apprentis.

Après avoir allumé le feu de la forge, levieillard, afin de donner issue à la fumée, ouvrant la fenêtre quidonnait sur le fossé, remarqua, non sans grand étonnement, que leniveau de l’eau de ce fossé avait tellement augmenté, qu’entre elleet le soubassement de la fenêtre, il restait à peine un pied dedistance. – Ah&|160;! mes enfants, – dit-il aux apprentis, – jecrains qu’il soit arrivé cette nuit un grand malheur&|160;! Depuisnombre d’années les eaux de ce fossé n’ont jamais atteint à lahauteur où elles sont aujourd’hui, sinon lors de la rupture de ladigue du lac supérieur aux étangs. Tenez, voyez de l’autre côté dufossé, l’eau s’élève presque jusqu’au soupirail de la cave creuséesous le bâtiment qui nous fait face.

–&|160;Et l’on dirait que l’eau montetoujours, père Bonaïk.

–&|160;Hélas&|160;! oui, mes enfants, ellemonte encore. Ah&|160;! la rupture de ces digues amènera desdésastres&|160;!

À ce moment, on entendit la voix de Septiminecriant au dehors&|160;: – Père Bonaïk, ouvrez-moi&|160;!ouvrez-moi&|160;! – L’un des apprentis courut à la porte, etbientôt la Coliberte entra, soutenant une femme aux longs cheveuxruisselants, aux vêtements trempés d’eau, livide, se traînant àpeine, et si défaillante, qu’à quelques pas de la porte, elle tombaévanouie entre les bras du vieil orfèvre et de Septimine.

–&|160;Pauvre femme&|160;! elle est glacée, –dit le vieillard, et s’adressant aux apprentis&|160;: – Vite, vite,enfants&|160;! prenez du charbon dans le réduit, faites jouer lesoufflet, augmentez le feu de la forge, cela réchauffera cetteinfortunée. Ah&|160;! je l’avais prévu… cette inondation aura causéde grands maux&|160;!

À la voix de l’orfèvre deux apprentiscoururent au profond réduit pratiqué derrière la forge, etdescendirent dans ce caveau pour y prendre du charbon&|160;; lesautres esclaves attisèrent le feu, firent jouer le soufflet, tandisque le vieillard s’approcha de Septimine, qui, agenouillée devantla femme évanouie, pleurait en disant&|160;: – Hélas&|160;! monDieu&|160;! elle va mourir&|160;!

–&|160;Rassure-toi, – reprit le vieillard, –les mains de cette pauvre créature, tout à l’heure glacées,reprennent un peu de chaleur. Mais qu’est-il donc arrivé&|160;? tesvêtements sont trempés d’eau&|160;?

–&|160;Bon père, ce matin, au point du jour,je me suis levée comme mes compagnes, nous sommes allées dans lacour&|160;; là, nous avons entendu d’autres esclaves crier&|160;:La digue est crevée&|160;! Et ils sont sortis en courant pour allervoir les progrès de l’inondation. Moi, machinalement, je les aisuivis. Ils se sont dispersés. Je m’étais avancée jusqu’à unepointe de terre que baigne l’eau des étangs. Il y a là un grossaule&|160;; bientôt j’ai vu à peu de distance de moi un chariot àdemi submergé&|160;; il flottait entre deux eaux, une toile tenduesur des cerceaux le recouvrait.

–&|160;Grâce à Dieu&|160;! cette toile, ainsitendue, faisait ballon&|160;; elle a dû empêcher ce chariot desombrer tout à fait… Achève&|160;?

–&|160;Le vent soufflant dans cette espèce devoile poussait le chariot vers la rive où je me trouvais. Alorsj’ai vu cette infortunée, cramponnée à cette toile, le corps à demiplongé dans l’eau.

–&|160;Qu’as-tu fait&|160;?

&|160;

–&|160;Il n’y avait pas un instant àperdre&|160;: les mains défaillantes de cette pauvre créature, dontles forces étaient à bout, allaient abandonner la toile, son seulsoutien. J’attachai le bout de ma ceinture à une des bassesbranches du saule, l’autre bout à mon poignet gauche, et je mepenchai vers l’infortunée en lui criant&|160;: Courage&|160;! Ellem’entendit, saisit convulsivement ma main entre les siennes&|160;;mais dans ce brusque mouvement mes pieds glissèrent de la berge, etje tombai à l’eau…

–&|160;Heureusement, ton poignet gauche étaittoujours attaché à l’un des bouts de ta ceinture nouée àl’arbre&|160;?

–&|160;Oui, bon père&|160;; mais la secoussefut violente, je crus mon bras arraché de mon corps. Par bonheur,la pauvre femme saisit un pan de ma robe. Ma première douleurpassée, je fis de mon mieux, et à l’aide de ma ceinture nouée àl’arbre, sur laquelle je me hâlais, je parvins à regagner le bordet à retirer de l’étang celle avec qui j’allais périr. Notreatelier étant l’endroit le plus voisin, je l’ai amenée ici, ellepouvait à peine se soutenir… Mais, hélas&|160;! – ajouta laColiberte en pleurant de nouveau et regardant les traits inanimésde Rosen-Aër, car c’était la mère de Berthoald que Septimine venaitde sauver, – j’aurai seulement retardé sa mort&|160;! Voyez sapâleur…

–&|160;Ne te désespère pas, – reprit levieillard, – de moment en moment ses mains se réchauffent…Approchons-la davantage de la forge, le feu la ranimera.

En effet, grâce à l’activité des apprentis,non moins apitoyés que Septimine et le vieillard, Rosen-Aër, assisesur un escabeau, fut rapprochée du foyer. Peu à peu elle ressentitla salutaire influence de cette chaleur pénétrante, repritlentement ses esprits, revint enfin tout à fait à elle, etrassemblant ses souvenirs, elle tendit ses bras à Septimine endisant d’une voix faible&|160;: – Chère enfant, tu m’assauvée&|160;!

La Coliberte se jeta au cou de Rosen-Aër enversant de douces larmes, et reprit&|160;: – Nous avons fait ce quenous avons pu&|160;; nous sommes de pauvres esclaves…

–&|160;Hélas&|160;! mon enfant, je suisesclave comme vous, amenée en ce pays du fond du Languedoc. Nousavions passé la nuit sur la chaussée qui sépare les deux étangs,dont ce monastère est entouré, l’on avait dételé les bœufs deschariots, lorsqu’au point du jour l’inondation nous a surpris, et…– Mais Rosen-Aër s’interrompit, se dressa de toute sa hauteur, sonvisage exprima d’abord la stupeur&|160;; puis une sorte de joiedélirante, elle se précipita vers la fenêtre ouverte, et passa sesbras à travers les épais barreaux, en s’écriant&|160;: – Monfils&|160;! mon fils Amael&|160;!…

Septimine et Bonaïk crurent un moment cetteinfortunée privée de sa raison&|160;; mais lorsqu’ils se furentapproché de la fenêtre vers laquelle Rosen-Aër s’était précipitée,la jeune fille s’écria en joignant les mains&|160;: – Le cheffrank&|160;! lui&|160;! dans un des souterrains del’abbaye&|160;!…

Rosen-Aër et la Coliberte voyaient, de l’autrecôté du fossé, Berthoald, se tenant des deux mains aux barreaux dusoupirail de la cave. Soudain il reconnut sa mère, et, en proie àune sorte d’extase, il s’écria d’une voix vibrante, qui, malgré ladistance, arriva jusqu’à l’atelier&|160;: – Ma mère&|160;!…

–&|160;Septimine, – dit précipitamment Bonaïkà la Coliberte, – tu connais ce jeune homme&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui… il a été bon pour moicomme un ange du ciel&|160;! Je l’ai vu au couvent deSaint-Saturnin&|160;; c’est à ce guerrier que Karl a fait don decette abbaye.

–&|160;À lui&|160;! – reprit le vieillard d’unair surpris et pensif. – Alors comment se trouve-t-il dans cesouterrain&|160;?

–&|160;Maître Bonaïk&|160;! – accourut dire undes esclaves, – j’entends au dehors la voix de Ricarik&|160;; ils’est arrêté sous la voûte pour gourmander quelqu’un&|160;; dans uninstant il sera ici&|160;; il vient faire sa ronde matinale selonson habitude.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria levieillard avec épouvante, – il va trouver cette femme en ce lieu,l’interroger&|160;; elle peut se trahir, avouer qu’elle est la mèrede ce jeune homme, victime sans doute de l’abbesse… – Et levieillard, courant à la fenêtre, saisit Rosen-Aër par le bras, etlui dit en l’entraînant&|160;: – Au nom de la vie de votre fils,venez&|160;! venez&|160;!

–&|160;La vie de mon fils&|160;! qui lamenace&|160;?

–&|160;Suivez-moi… ou il est perdu et vousaussi&|160;! – Et Bonaïk, sans répondre à Rosen-Aër, lui montra lepetit caveau pratiqué derrière la forge&|160;; et ajouta&|160;: –Cachez-vous là, ne bougez pas. – S’adressant ensuite aux apprentisen courant à son établi&|160;: – Vous, enfants, martelez de toutesvos forces et chantez à tue-tête. Toi, Septimine, polis ce vase.Songez que si l’intendant se doute de quelque chose, nous avonstout à craindre. Dieu veuille que ce malheureux garçon ne reste pasau soupirail de la cave, ou qu’il ne soit pas vu de Ricarik&|160;!– Ce disant, le vieil orfèvre se mit à marteler à tout rompre surson enclume, entonnant d’une voix sonore ce vieux chant desorfèvres à la louange du bon Éloi&|160;: – «&|160;De la conditiond’ouvrier élevé à celle d’évêque, – Éloi, dans sa charge depasteur, a purifié l’orfèvre&|160;; – Son marteau est l’autorité desa parole, – Son fourneau la constance du zèle, – Son souffletl’inspirateur, – Son enclume l’obéissance[11]&|160;!&|160;»

Ricarik entra dans l’atelier. L’orfèvre neparut pas l’apercevoir, et continua de chanter en aplatissant àcoups de marteau une feuille d’argent qui terminait la crosseabbatiale dont la ciselure supérieure était achevée. – Vous êtesbien gais ici, ce matin, – dit l’intendant en s’avançant au milieude l’atelier. – Cessez ces chants… ils m’assourdissent…

–&|160;Je n’ai pas une goutte de sang dans lesveines, – murmura tout bas Septimine à Bonaïk. – Ce méchant hommes’approche de la fenêtre… s’il allait voir le chef frank…

–&|160;Pourquoi tant de feu dans cetteforge&|160;? – reprit l’intendant en faisant un pas vers le foyerderrière lequel se trouvait le réduit où se cachait Rosen-Aër. –T’amuses-tu donc à brûler du charbon sans nécessité&|160;?

–&|160;Sans nécessité&|160;? Non, puisque cematin même je vais fondre l’or et l’argent que vous m’avez apportéshier.

–&|160;Mensonge&|160;! les métaux se fondentau creuset, non pas à la forge…

–&|160;Ricarik, à chacun son métier. J’aitravaillé dans les ateliers du grand Éloi. Je sais mon état. Jevais d’abord exposer mes métaux au feu ardent de la forge, lesmarteler ensuite, puis je les mettrai au creuset&|160;; la fonte ensera plus liée.

–&|160;Tu ne manques jamais de raisons.

–&|160;Parce que j’en ai toujours de bonnes àdonner. Mais puisque vous voici, Ricarik, j’ai à vous demanderplusieurs objets nécessaires pour cette fonte, la plus considérableque j’aie jamais faite dans ce monastère, puisque le vase d’argentdoit avoir deux pieds de hauteur, ainsi que vous le voyez d’aprèsle moule que voilà sur cette tablette.

–&|160;Que te faut-il&|160;?

–&|160;J’aurais besoin d’un baril que jeremplirai de sable au milieu duquel je placerai mon moule… Ce n’estpas tout… J’ai vu souvent, malgré les cercles qui entouraient lesdouves des barils, où l’on mettait les moules plongés dans lesable, ces douves éclater lorsque l’on versait dans le creux lemétal en fusion. Il me faudrait donc une longue corde quej’enroulerais très-solidement autour du tonneau&|160;; si lescercles éclatent, la corde du moins ne se rompra point. Il mefaudrait, de plus, une non moins longue petite cordelle pourassujettir les parois du moule.

–&|160;Tu auras le baril, la corde et lacordelle.

–&|160;Encore un mot, Ricarik. Moi, et cesjeunes gens, nous serons forcés, pour cette fonte, de passer iciune partie de la nuit, les jours sont courts en cette saison.Faites-nous donner une outre de vin, à nous, qui ne buvons jamaisque de l’eau&|160;; cette largesse soutiendra nos forces durantnotre rude labeur nocturne. J’ajouterai que les jours de fonte,dans l’atelier du grand Éloi, on régalait toujours lesesclaves…

–&|160;Soit&|160;! vous aurez votre outre devin… aussi bien, c’est aujourd’hui jour de liesse en ce couvent,car un grand miracle vient d’avoir lieu…

–&|160;Un miracle&|160;?

–&|160;Oui… un juste châtiment du ciel afrappé une bande d’aventuriers, à qui Karl le maudit avait eul’audace de concéder cette abbaye, bien sacré de l’Église. Ilscampaient cette nuit sur la jetée, comptant attaquer le monastèreau point du jour&|160;; mais l’Éternel, par un redoutable etsurprenant prodige, a ouvert les cataractes du ciel. Les étangs sesont grossis, et tous les scélérats ont été noyés.

–&|160;Gloire à l’Éternel&|160;! – cria levieil orfèvre en faisant signe aux apprentis d’imiter sonenthousiasme, – gloire à l’Éternel&|160;! qui noie les impies dansles cataractes de sa colère&|160;!

–&|160;Gloire à l’Éternel&|160;! – répétèrentà tue-tête et en chœur les jeunes esclaves, – gloire àl’Éternel&|160;! qui noie les impies dans les cataractes de sacolère&|160;!

–&|160;Miracle qui ne me surprend point dutout, Ricarik, – ajouta l’orfèvre, – il est dû sans doute aubienheureux pouce de Saint-Loup, cette sainte relique quevous nous avez apportée hier. Elle aura opéré ce divin prodige.

–&|160;C’est probable… ainsi tu n’as pasbesoin d’autre chose&|160;?

–&|160;Non, – répondit le vieillard en selevant et examinant plusieurs caisses, – j’ai là pour la fonte dusoufre et du bitume en suffisante quantité, le charbon ne manquepoint, l’un de mes apprentis va vous accompagner, Ricarik, ilrapportera le baril, les cordes et l’outre de vin, seigneurintendant, ne l’oubliez pas&|160;!

–&|160;On vous la donnera plus tard, en vousdistribuant vos pitances.

–&|160;Ricarik, nous ne pourrons quitterl’atelier d’un instant à cause de la fonte. Faites-nous distribuerce matin, s’il vous plaît, notre pitance quotidienne, afin que nousne soyons pas dérangés&|160;; nous allons fermer la porte pour êtretranquilles&|160;!

–&|160;J’y consens, que l’un de tes apprentisme suive, il rapportera toutes ces choses, mais que le vase soitfondu demain, sinon l’échine vous cuira.

–&|160;Vous pouvez assurer notre sainte etvénérable abbesse que le vase, en sortant du moule, sera digne d’unartisan qui a vu le grand Éloi manier la lime et le burin. – Et,s’adressant tout bas à l’un de ses apprentis, tandis que Ricarik sedirigeait vers la porte&|160;: – Ramasse en chemin une douzaine decailloux gros comme des noix, cache-les dans ta poche etrapporte-les. – Et il ajouta tout haut&|160;: – Accompagne leseigneur intendant, mon garçon&|160;; surtout, en revenant, net’amuse pas en route.

–&|160;Soyez tranquille, maître, – ditl’apprenti en faisant un signe d’intelligence au vieillard etsuivant l’intendant, – vos ordres seront exécutés&|160;!

Le vieillard resta quelques instants sur leseuil, prêtant l’oreille aux pas de l’intendant quis’éloignait&|160;; après quoi, fermant la porte au verrou, ilcourut vers le caveau où se cachait Rosen-Aër, Septimine courut àla fenêtre, afin de voir si Berthoald s’y trouvait encore&|160;;mais soudain elle s’écria, saisie d’effroi&|160;: – GrandDieu&|160;! le jeune chef est perdu&|160;!… l’eau a gagné lesoupirail&|160;!

–&|160;Perdu&|160;! mon fils&|160;! – s’écriaRosen-Aër avec désespoir en se précipitant à la croisée malgré lesefforts du vieillard pour la retenir. – Ô mon fils&|160;! t’avoirrevu pour te perdre… Amael&|160;! Amael&|160;!…

–&|160;Elle nous trahit… si on l’entend audehors&|160;! – dit le vieillard avec terreur, en tâchant en vaind’arracher des barreaux où elle se cramponnait, cette malheureusefemme, qui appelait son fils d’une voix déchirante. Mais Amael(puisque Berthoald était pour lui un nom d’emprunt), Amael nereparut pas. Le flot avait gagné l’ouverture du soupirail, etmalgré la largeur du fossé qui séparait les deux bâtiments l’un del’autre, on entendait le bruit sourd des eaux qui, s’engouffraientpar cette ouverture, tombaient au fond du souterrain. Septimine,pâle comme une morte, ne trouvait pas une parole. Rosen-Aër, dansl’égarement de son désespoir, tâchait d’ébranler les épais barreauxde la fenêtre en murmurant d’une voix entrecoupée desanglots&|160;: – Oh&|160;! savoir qu’il est là… dans l’agonie…mourant&|160;!…

–&|160;Espoir&|160;! – cria le vieillard, dontles larmes coulaient à la vue de cette douleur maternelle, –espoir&|160;!… Je fixe depuis un instant cette pierre couverte demousse, à l’angle du soupirail, l’eau ne l’envahit pas&|160;; ellene monte plus… Voyez, voyez&|160;!

Septimine et Rosen-Aër essuyèrent leurs yeuxet regardèrent la pierre que leur indiquait Bonaïk. Elle ne futpas, en effet, submergée… Bientôt même le bruit des eauxs’engouffrant dans le soupirail s’amoindrit et cessa peu à peu.

–&|160;Il est sauvé&|160;! – s’écriaSeptimine. – Merci, mon Dieu&|160;!

–&|160;Sauvé… – murmura Rosen-Aër d’un air dedoute accablant. – Et s’il est tombé dans cette cave assez d’eaupour le noyer… Oh&|160;! s’il vivait encore, il eût répondu à mavoix… Non, non&|160;! il se meurt&|160;! il est mort&|160;!…

–&|160;Maître Bonaïk, on frappe à la porte, –accourut dire l’un des apprentis. – Faut-il ouvrir&|160;?

–&|160;Vite, retournez dans votre cachette, –dit le vieillard à Rosen-Aër&|160;; et comme elle ne semblait pasl’entendre, il ajouta&|160;: – Mais vous voulez donc vous perdre,nous perdre tous&|160;! nous qui sommes prêts à nous dévouer pourvous et votre fils&|160;? – À ces mots, Rosen-Aër quitta la fenêtreet rentra dans le réduit, tandis que le vieillard, s’approchant dela porte, disait&|160;: – Qui est là&|160;?

–&|160;Moi, maître Bonaïk, – répondit audehors la voix de l’apprenti qui était sorti avec Ricarik, – moi,Justin.

–&|160;Entre vite, – dit l’orfèvre au jeunegarçon qui portait sur son épaule un baril vide et à sa main unpanier renfermant des provisions, l’outre de vin et un gros paquetde cordes. Le vieillard, poussant les verrous de la porte, pritl’outre de vin dans le panier, et, allant vers le réduit où secachait Rosen-Aër, lui dit&|160;: – Buvez un peu de vin pour vousréconforter&|160;; c’est pour vous que je l’ai demandé.

Mais la mère d’Amael repoussa l’outre ens’écriant d’une voix désespérée&|160;: – Mon fils&|160;! monfils&|160;!

–&|160;Justin, – dit le vieillard àl’apprenti, – as-tu des cailloux&|160;?

–&|160;Oui, maître Bonaïk, j’en ai rempli mespoches.

–&|160;Donne-m’en un. – Le vieillard prit lapetite pierre et courut à la fenêtre en disant&|160;: – Si cemalheureux n’est pas noyé, il se doutera, en voyant tomber cecaillou dans la cave, que c’est un signal. – Et après avoirjudicieusement visé et calculé le jet de sa pierre, l’orfèvre lalança dans l’ouverture du soupirail. Rosen-Aër et Septimine, enproie à une anxiété mortelle, attendaient le résultat de latentative de Bonaïk&|160;: les apprentis eux-mêmes gardaient unprofond silence. Quelques moments se passèrent ainsi dans uneattente pleine d’angoisses. – Rien… – murmura l’orfèvre, les yeuxardemment fixés sur l’ouverture du soupirail, – rien…

–&|160;Il est mort&|160;! – s’écria Rosen-Aër,tandis que Septimine la retenait entre ses bras. – Je ne le verraiplus&|160;!

–&|160;Une autre pierre&|160;! – dit levieillard. Et il lança un second caillou dans le souterrain. Ce futencore un moment d’angoisse&|160;: toutes les respirations étaientsuspendues. Enfin, au bout de quelques instants, Rosen-Aër, sedressant sur la pointe des pieds, s’écria&|160;: – Ses mains&|160;!je vois ses mains&|160;! il se cramponne aux barreaux dusoupirail&|160;! Merci, Hésus&|160;! merci… vous me l’avezrendu&|160;! – Et elle tomba à genoux.

Bonaïk vit alors la pâle figure d’Amaelencadrée de ses longs cheveux ruisselants d’eau, apparaître entreles barreaux. Le vieillard lui fit signe de disparaître de nouveau,en disant à voix basse, et comme s’il avait pu être entendu par leprisonnier&|160;: – Et maintenant, cachez-vous, cachez-vous, etattendez&|160;! – Se retournant alors vers Rosen-Aër&|160;: – Votrefils m’a compris&|160;; mais, je vous en supplie, du calme… pasd’imprudence. – Allant ensuite à son établi, où se trouvaientplusieurs morceaux de parchemin, dont il se servait pour dessinerles modèles de ses orfèvreries, il écrivit ces mots&|160;: –«&|160;Si l’eau n’a pas tellement envahi le souterrain que vouspuissiez y rester sans danger jusqu’à la nuit, donnez troissecousses à la cordelle au bout de laquelle sera attachée la pierrequi aura ce billet pour enveloppe&|160;; en ce cas, cette cordellenous servira de moyen de communication&|160;; lorsque vous laverrez s’agiter, préparez-vous à recevoir un nouvel avis&|160;:jusque-là, ne paraissez pas au soupirail. Votre mère espère commenous vous sauver. Courage et confiance&|160;!&|160;»

Ces mots écrits, l’orfèvre enveloppa uncaillou avec ce parchemin, heureusement, de sa nature, imperméable,lia le tout au moyen de la corde, au milieu de laquelle il attachaun petit morceau de fer afin de la faire plonger dans l’eau, et derendre ainsi invisible ce moyen de correspondance entre l’atelieret le souterrain&|160;; puis il lança dans le soupirail la pierre,à laquelle était attachée la cordelle, dont il garda l’extrémitédans sa main. Quelques moments après, trois secousses données àcette corde annoncèrent à Bonaïk qu’Amael pouvait rester jusqu’ausoir sans danger dans sa prison, et qu’il exécuterait lesrecommandations du vieillard. Cette espérance ranima l’espoir deRosen-Aër, et, dans l’élan de sa reconnaissance, elle prit lesmains de l’orfèvre en lui disant&|160;: – Bon père, vous lesauverez, n’est-ce pas&|160;? vous le sauverez&|160;?

–&|160;J’y tâcherai, pauvre femme&|160;! maislaissez-moi rassembler mes esprits… À mon âge, voyez-vous, depareilles émotions sont rudes&|160;; il faut, pour réussir, agiravec prudence et réflexion. Aussi vais-je réfléchir, l’entrepriseest difficile…

Pendant que l’orfèvre pensif, accoudé sur sonétabli, appuyait son front dans sa main, et que les apprentisdemeuraient silencieux et inquiets, Rosen-Aër, rappelant sessouvenirs, dit à Septimine&|160;: – Mon enfant, vous avez dit quemon fils avait été bon pour vous comme un ange du ciel… oùl’avez-vous donc connu&|160;?

–&|160;Près de Poitiers, au couvent deSaint-Saturnin… Ma famille et moi, touchées de compassion pour unjeune prince, un enfant, retenu prisonnier dans ce monastère, nousavons voulu favoriser l’évasion de ce pauvre petit&|160;; tout aété découvert&|160;; on voulait me châtier d’une manière honteuse,infâme&|160;! – ajouta la Coliberte en rougissant encore à cesouvenir. – On voulait me vendre, me séparer de mon père, de mamère… Alors, votre fils, favori de Karl, le chef des Franks…

–&|160;Mon fils&|160;!

–&|160;Oui, le seigneur Berthoald.

–&|160;Berthoald&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! ainsi s’appelle celui quiest renfermé dans ce souterrain…

–&|160;Mon fils Amael, portant le nom deBerthoald&|160;! mon fils, favori du chef des Franks&|160;! –s’écria Rosen-Aër, frappée de stupeur. – Mon fils, élevé dansl’horreur des conquérants de la Gaule, ces oppresseurs de notrerace&|160;! mon fils, favori de l’un d’eux&|160;! non, non… tessouvenirs te trompent…

–&|160;Mes souvenirs me tromper… Oh&|160;! jevivais cent ans, que jamais je n’oublierai ce qui s’est passé aucouvent de Saint-Saturnin, la touchante bonté du seigneur Berthoaldenvers moi, qu’il ne connaissait pas. N’a-t-il pas obtenu de Karlma liberté, celle de mon père et de ma mère&|160;? N’a-t-il pas étéassez généreux pour me donné de l’or afin de subvenir aux besoinsde ma famille&|160;?

–&|160;Ma raison se perd à chercher le secretde ce mystère&|160;; la troupe de guerriers qui nous emmenaientesclaves, s’est en effet arrêtée à l’abbaye de Saint-Saturnin, –reprit Rosen-Aër avec angoisse et elle ajouta&|160;: – Mais sicelui-là, que tu appelles Berthoald, a obtenu ta liberté du chefdes Franks, comment es-tu esclave ici, pauvre enfant&|160;?

–&|160;Le seigneur Berthoald s’est fié à laparole de Karl, et Karl s’est fié à la parole du supérieur ducouvent&|160;; mais après le départ du chef des Franks et de votrefils, l’abbé, qui m’avait déjà vendue à un juif, a maintenu lemarché… En vain j’ai imploré les guerriers que Karl avait laissésau monastère pour en prendre possession et garder le petit prince,mes prières ont été vaines&|160;; j’ai été séparée de ma famille.Le juif a gardé l’or que votre fils m’avait donné généreusement, etm’a emmenée en ce pays&|160;; il m’a vendue à l’intendant de cetteabbaye, qui a été octroyée par Karl au seigneur Berthoald, ainsique je l’ai appris au couvent de Saint-Saturnin.

–&|160;Cette abbaye octroyée à monfils&|160;!… lui, compagnon de guerre de ces Franks maudits&|160;!lui, traître&|160;! lui, renégat&|160;! Oh&|160;! si tu dis vrai,honte et malheur sur mon fils&|160;!…

–&|160;Traître&|160;! renégat&|160;! leseigneur Berthoald&|160;! lui, le plus généreux des hommes&|160;!lui, qui m’eût arrachée à l’esclavage sans la cruauté de l’abbé,qui m’a livrée au juif Mardochée.

–&|160;Ce juif s’appelait ainsi&|160;?

–&|160;Vous le connaissez&|160;?

–&|160;Écoute, pauvre enfant, et tucomprendras ma douleur… Après une grande bataille livrée près deNarbonne contre les Arabes, j’ai été prise par les guerriers deKarl&|160;: le butin, les esclaves ont été tirés au sort&|160;; onnous a dit, à moi et à mes compagnes, que nous appartenions au chefBerthoald et à ses hommes.

–&|160;Vous… esclave de votre fils&|160;! Maisil l’ignorait, mon Dieu&|160;!

–&|160;Oui, de même que j’ignorais que monnouveau maître Berthoald… fût mon fils Amael.

–&|160;Durant ce voyage du Languedoc ici,votre fils ne vous a pas vue&|160;?

–&|160;Nous étions huit ou dix femmes esclavesdans chaque chariot couvert&|160;; nous suivions l’armée de Karl.Parfois les hommes du chef Berthoald venaient nous voir, et… maisje n’offenserai pas ta pudeur, pauvre enfant, en te racontant cesviolences infâmes&|160;! – ajouta Rosen-Aër en frémissant à cessouvenirs de dégoût et d’horreur. – Mon âge m’a préservée d’unehonte à laquelle j’aurais d’ailleurs échappé par la mort… Mon filsn’a jamais pris part à ces immondes orgies mêlées de cris, delarmes et de sang&|160;; car on frappait jusqu’au sang lesmalheureuses qui voulaient échapper à ces outrages. Nous sommesainsi arrivées jusqu’aux environs du couvent deSaint-Saturnin&|160;; là, nous avons fait une halte de quelquesheures. Le juif Mardochée se trouvait alors dans cemonastère&|160;; apprenant sans doute qu’à la suite de l’armée il yavait des esclaves à acheter, il s’est rendu près de nous,accompagné de quelques hommes de la bande de Berthoald. Tu as étévendue, pauvre enfant, tu sais l’horrible examen que vous fontsubir ces marchands de chair gauloise&|160;?

–&|160;Oui, oui, cette honte, je l’ai subiedevant les moines de Saint-Saturnin lorsqu’ils m’ont vendue aujuif, – répondit Septimine en cachant dans ses mains son visageempourpré de confusion. Rosen-Aër poursuivit&|160;: – Des femmes,des jeunes filles, malgré leurs prières, leur résistance, ont étédépouillées de leurs vêtements et profanées, souillées par lesregards des hommes qui voulaient nous vendre et nous acheter&|160;!À cette honte, mon âge n’a pu me soustraire… – Et, fondant enlarmes et tordant ses mains avec désespoir, la mère d’Amael ajoutaen gémissant&|160;: – Et voilà ces Franks dont mon fils est lecompagnon de guerre&|160;! Il s’unit avec eux&|160;! combat aveceux&|160;! possède comme eux des esclaves de sa race&|160;! etparmi ces esclaves, ainsi outragées, il a sa mère&|160;! justice duciel&|160;! sa mère&|160;!

–&|160;Oh&|160;! c’est horrible&|160;! mais ilignorait cela… et puis, comment, lui, étant de notre race, s’est-ilréuni aux Franks&|160;?

–&|160;Cette indignité confond ma raison,révolte mon cœur. À l’âge de quinze ans, mon fils a disparu de lavallée de Charolles, où nous vivions libres et heureux… Ques’est-il passé depuis&|160;? je l’ignore…

En entendant prononcer le nom de la vallée deCharolles, Bonaïk, jusqu’alors pensif, tressaillit, puis prêtal’oreille à la suite de l’entretien de la Coliberte et de la mèred’Amael, qui reprit&|160;: – Revenons à ce juif, il a peut-être lesecret de la vie de mon fils.

–&|160;Ce juif… et comment&|160;?

–&|160;Malgré ma douleur, lorsque ce juif vintnous marchander, je subis le sort commun, je fus dépouillée de mesvêtements… Ah&|160;! pour la sainteté de mon nom de mère, que monfils ignore toujours ma honte&|160;! cette pensée serait l’éternelet juste remords de sa vie, s’il doit vivre… – ajouta Rosen-Aër àvoix basse, afin de n’être entendue que de Septimine. – Pendant queje subissais donc le sort de mes compagnes d’esclavage… le juifremarqua sur mon bras gauche ces deux mots tracés en caractèresineffaçables&|160;: Brenn-Karnak.

–&|160;Brenn-Karnak&|160;! – repritla Coliberte d’une voix plus élevée&|160;; aussi fut-elle entenduepar le vieillard. – Quels sont ces noms&|160;? pourquoi étaient-ilstracés sur votre bras&|160;?

–&|160;Cet usage, depuis plusieursgénérations, a été adopté parmi nous, car, hélas&|160;! en cestemps de troubles, de guerres continuelles, les familles sontexposées à être séparées, dispersées au loin, et un signeindélébile peut les aider à se reconnaître. – À peine Rosen-Aëravait-elle prononcé ces mots, que s’approchant d’elle, Bonaïk, ému,troublé, s’écria&|160;: – Vous êtes de la race de Joel, le brenn dela tribu de Karnak&|160;?

–&|160;Oui, bon père&|160;; mais d’oùsavez-vous&|160;?…

–&|160;Vous habitiez en Bourgogne la vallée deCharolles&|160;? jadis concédée à Loysik, frère de Ronan, par leroi Clotaire&|160;Ier&|160;?

–&|160;Mais encore une fois, bon père, commentsavez-vous cela&|160;? – Le vieillard releva la manche de sonsarrau, et, du doigt, montra ces deux mots&|160;:Brenn-Karnak, tracés sur son bras. – Vous aussi&|160;? –s’écria Rosen-Aër, – vous aussi… de la famille de Joel&|160;?…

–&|160;L’un de mes aïeux était Kervan, frèrede Ronan.

–&|160;Votre famille habitait en Bretagne,près de Karnak&|160;?

–&|160;Oui, et mon frère Allan ou ses enfantsn’ont sans doute pas quitté le berceau de notre race.

–&|160;Et comment êtes-vous tombé enesclavage&|160;?

–&|160;Notre tribu, passant la frontière, estvenue, selon la coutume immémoriale, vendanger en armes les vignesdes Franks, vers le pays de Rennes. J’avais quinze ans,j’accompagnais mon père dans cette expédition&|160;; une troupe deFranks nous a attaqués&|160;; pendant le combat, j’ai été séparé demon père, puis emmené esclave au loin. Revendu d’un maître à unautre, le hasard m’a conduit en ce pays où je suis depuis douzeans. Hélas&|160;! souvent mes yeux se sont tournés vers lesfrontières de notre vieille et bien-aimée Bretagne, toujourslibre&|160;! mais mon grand âge, l’habitude d’un métier qui meplaît et me console, m’ont empêché de songer à une évasion. Ainsi,nous sommes parents&|160;!… Ce malheureux qui est là, près de nous,captif, est de notre sang&|160;?… Mais comment était-il devenu lechef de cette troupe de Franks que l’inondation vientd’engloutir&|160;?

–&|160;Je racontais à cette pauvre enfantqu’un juif, marchand d’esclaves, ayant vu sur mon bras ces deuxmots&|160;: Brenn-Karnak, parut surpris, et me dit&|160;:– «&|160;N’as-tu pas un fils âgé de vingt-quatre ans, qui porte,comme toi, ces deux mots tracés sur son bras&|160;? –&|160;» Malgrél’horreur que m’inspirait ce juif, ces mots ranimèrent en moil’espérance de retrouver mon fils&|160;: – Oui, – ai-jerépondu&|160;; – depuis dix ans mon fils a disparu des lieux quej’habitais. – «&|160;Et tu habitais la vallée deCharolles&|160;?&|160;» – m’a demandé le juif. – Tu connais doncmon fils&|160;? – me suis-je écriée&|160;; mais, cet homme, sans merépondre, s’est éloigné avec un sourire cruel…

–&|160;Et depuis, – reprit Septimine, – nel’avez-vous jamais revu&|160;?

–&|160;Jamais&|160;! Les chariots se sontremis en route pour ce pays, où je suis arrivée avec mes compagnesd’esclavage. Toutes ont dû périr par l’inondation de cette nuit, etsans le dévouement de cette courageuse enfant, je perdais aussi lavie…

–&|160;Le juif Mardochée, – reprit le vieilorfèvre en réfléchissant, – ce marchand de chair gauloise, grandami de l’intendant Ricarik, est venu depuis peu de jours fortsouvent ici&|160;; il se trouvait au couvent de Saint-Saturnin lorsde la donation de cette abbaye à votre fils et à ses hommes&|160;;il aura, sans nul doute, pris les devants afin d’avertir l’abbesse,aussi a-t-elle fait ses préparatifs de défense contre les guerriersqui venaient la déposséder.

–&|160;Le juif a, en effet, voyagétrès-rapidement depuis son départ du couvent de Saint-Saturnin,d’où il m’a emmenée, – reprit Septimine. – Nous n’étions que troisesclaves et lui dans un petit chariot léger, attelée de deuxchevaux. Il a dû arriver ici deux ou trois jours avant la troupe duseigneur Berthoald, retardée dans sa marche par ses nombreuxbagages.

–&|160;Ainsi, le juif aura prévenu Méroflède,lui révélant sans doute que le prétendu chef frank Berthoald étaitde race gauloise, – reprit Bonaïk&|160;; – de là cette vengeance del’abbesse, qui a fait jeter votre fils dans ce souterrain, croyantsans doute l’exposer à une mort certaine. Il s’agit maintenant dele sauver, vous aussi, nous aussi&|160;; car rester en ce couventaprès l’évasion de votre fils, ce serait exposer à la vengeance del’abbesse ces pauvres apprentis et Septimine.

–&|160;Oh&|160;! bon père&|160;! commentfaire&|160;? – reprit Septimine en joignant les mains. – Personnene peut entrer dans ce bâtiment au-dessous duquel est enfermé leseigneur Berthoald…

–&|160;Nomme-le Amael, mon enfant, – repritRosen-Aër avec amertume. – Ce nom de Berthoald me rappelle sanscesse une honte que je voudrais oublier…

–&|160;Tirer Amael de ce souterrain n’estpoint chose impossible, – reprit l’orfèvre en hochant la tête. –J’ai réfléchi là-dessus tout à l’heure, et nous avons, je crois,quelques chances de succès.

–&|160;Mais, bon père, – dit Rosen-Aër, – etles barreaux de la fenêtre de cet atelier&|160;? ceux du soupirailde la cave où est enfermé mon fils&|160;? enfin ce large et profondfossé&|160;? que d’obstacles&|160;!

–&|160;Ces obstacles ne sont pas les plusdifficiles à surmonter. Supposons la nuit venue, Amael délivré nousa rejoint, que faire&|160;?

–&|160;Quitter l’abbaye, – ditSeptimine&|160;; – fuir tous…

–&|160;Et par quel moyen, mon enfant&|160;?Ignores-tu qu’à la chute du jour la porte de la jetée estfermée&|160;? Le gardien veille&|160;; puis, eût-on franchi cetteporte, l’inondation couvre la chaussée&|160;; il faudra deux outrois jours pour que les eaux se soient retirées tout à fait&|160;;d’ici là, cette abbaye restera environnée d’eau comme une île.

–&|160;Maître Bonaïk, – reprit un des jeunesapprentis, – et les bateaux de pêche&|160;?

–&|160;Où sont-ils amarrés d’ordinaire, mongarçon&|160;?

–&|160;Du côté de la chapelle.

–&|160;Il faudrait donc, pour y arriver,traverser la cour intérieure du cloître, et la porte est chaquesoir verrouillée intérieurement&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – dit Rosen-Aër, – faut-ilrenoncer à tout espoir&|160;?

–&|160;Jamais il ne faut désespérer.Occupons-nous d’abord d’Amael. Quoi qu’il lui arrive, une fois horsdu souterrain, son sort ne pourra guère empirer. Maintenant, mesenfants, un dernier mot, – ajouta l’orfèvre en s’adressant auxapprentis. – Ce que nous allons tenter est grave&|160;; il y va devotre vie et de la nôtre… Vous n’avez pas à hésiter&|160;: il fautnous seconder ou nous trahir. Nous trahir serait une méchanteaction, cependant vous n’avez d’autre intérêt à cette évasion quel’espoir incertain de recouvrer votre liberté. Voulez-vous noustrahir&|160;? dites-le franchement, tout de suite… alors jen’entreprendrai rien, le sort de cette digne femme et de son filss’accomplira… Si, au contraire, avec notre aide, nous parvenons àsauver Amael et à sortir de cette abbaye, voici mon projet&|160;:Il y a, dit-on, près de quatre journées de marche d’ici aux limitesde l’Armorique, seule terre libre de la Gaule aujourd’hui. Noustâcherons d’y arriver&|160;; une fois en Bretagne, nous n’auronsrien à craindre, nous prendrons la route de Karnak&|160;; nous ytrouverons mon frère ou ses descendants, notre tribu vousaccueillera comme des enfants de la famille&|160;; d’apprentisorfèvres, vous deviendrez apprentis laboureurs, à moins que vous nepréfériez continuer votre métier dans quelques villes deBretagne&|160;; non plus en artisans esclaves, mais en artisanslibres. Réfléchissez mûrement, et décidez-vous&|160;: la journées’avance, le temps est précieux.

Justin, l’un des apprentis, après s’êtreconsulté à vois basse avec ses compagnons, répondit auvieillard&|160;: – Notre choix n’est pas douteux, maîtreBonaïk&|160;; nous tâcherons, comme vous, de rendre un fils à samère&|160;; quoi qu’il arrive, nous partagerons votresort&|160;!

–&|160;Merci, oh&|160;! merci, généreuxenfants&|160;! – dit Rosen-Aër les yeux remplis de larmes. –Hélas&|160;! je ne peux vous offrir que la reconnaissance d’unemère&|160;!…

–&|160;Et maintenant, – reprit vivementl’orfèvre, qui parut retrouver la vivacité de sa jeunesse, – assezde paroles, agissons&|160;! Deux d’entre vous vont s’occuper descier les barreaux de la fenêtre de l’atelier, mais sans les fairetomber.

–&|160;C’est entendu, père Bonaïk, – ditJustin&|160;; – les barreaux resteront en place… il ne faudra plusqu’un coup de lime pour les mettre à bas.

–&|160;Bon&|160;; il n’y a, du reste, pas àcraindre d’être vu au dehors&|160;; le corps du bâtiment qui nousfait face est dépourvu de croisées donnant de notre côté.

–&|160;Mais les barreaux du soupirail de lacave où est enfermé mon fils&|160;?…

–&|160;Il les sciera au moyen de cette limelancée dans son cachot, enveloppée d’un nouveau billet, dans lequelje vais écrire à Amael ce qu’il doit faire. – Et le vieillard,s’asseyant à son établi, écrivit les lignes suivantes, que laColiberte, penchée derrière lui, lisait à mesure et touthaut&|160;: – «&|160;Avec cette lime, vous scierez les barreaux dusoupirail sans les détacher complètement&|160;; la nuit venue, vousles enlèverez. Trois secousses données à la cordelle dont vous avezl’un des bouts, nous avertiront que vous êtes prêt. Alors, vousattirerez vers le soupirail un baril vide que nous aurons attaché àl’extrémité de la cordelle.&|160;»

–&|160;Oh&|160;! – s’écria Septimine, – jecomprends maintenant pourquoi vous avez demandé ce baril&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! – reprit Rosen-Aër, nonmoins étonnée que la jeune fille, – vous avez eu, bon père, assezde présence d’esprit pour songer à l’instant même à ce moyend’évasion&|160;?

–&|160;Il fallait y songer alors… ou point dutout, mes enfants, – répondit le vieil orfèvre en continuantd’écrire.

–&|160;Et nous autres, qui sommes du métierpourtant, nous croyions bonnement qu’il s’agissait de la fonte, –reprit Justin. – Quel bon tour&|160;! C’est ce méchant Ricarik quiaura lui-même fourni la corde et le baril&|160;!

–&|160;«&|160;Lorsque le baril sera près dusoupirail,&|160;» – reprit Septimine en continuant de lire cequ’écrivait le vieillard, – «&|160;vous saisirez fortement, de vosdeux mains, une corde dont ce tonneau sera entouré&|160;; puis, yprenant votre appui, vous vous mettrez à l’eau, vous le pousserezdevant vous, et nous l’attirerons doucement jusqu’à la fenêtre,qu’il vous sera très-facile alors d’escalader avec notreaide.&|160;»

–&|160;Oh&|160;! bon père, – dit Rosen-Aëravec attendrissement, – il est sauvé&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! non, pas encore, pauvrefemme&|160;! Je vous l’ai dit&|160;: le tirer de ce souterrain estpossible&|160;; mais ensuite il faudra sortir de ce maudit couvent…Enfin, nous essayerons. – Et il se remit à écrire ces dernièreslignes, aussi lues tout haut par Septimine&|160;: – «&|160;Il sepeut que vous sachiez nager&|160;; mais pas d’imprudence&|160;! lesmeilleurs nageurs se noient&|160;; réservez vos forces afin depouvoir aider votre mère à fuir de cette abbaye. Lorsque vous aurezlu ce parchemin, déchirez-le, ainsi que le premier, en petitsmorceaux, jetez-les dans le coin le plus obscur de votre cachot,car il est possible que l’on vienne vous retirer de ce souterrainavant ce soir.&|160;»

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! – dit Rosen-Aër enjoignant les mains avec douleur, – nous n’y avions pas songé&|160;:ce malheur est possible.

–&|160;Hélas&|160;! il faut tout prévoir, –reprit le vieillard en terminant d’écrire ce qui suit&|160;: –«&|160;Ne désespérez pas, et confiez-vous en Hésus, le Dieu de nospères&|160;!&|160;»

–&|160;Ah&|160;! – murmura douloureusementRosen-Aër, – la foi de ses pères, les enseignements de safamille&|160;! les souffrances de sa race&|160;! la haine del’étranger… il a tout oublié&|160;!

–&|160;Mais la vue de sa mère lui aura toutrappelé, – répondit le vieillard. – Et il donna une secousse à lacordelle pour avertir Amael&|160;; celui-ci répondit de la mêmemanière à ce signal. Alors, Bonaïk, enveloppant la lime dans leparchemin, la lança de l’autre côté du fossé, visant de nouveauavec justesse le soupirail de la cave au fond duquel elle tomba.Amael, après avoir pris connaissance des nouvelles instructions duvieillard, parut derrière les barreaux. Ses regards avidessemblaient demander la présence de sa mère. – Il vous cherche desyeux, – dit, sans pouvoir retenir ses larmes, la Coliberte àRosen-Aër&|160;; – ne lui refusez pas cette consolation&|160;!

La matrone gauloise soupira, et, s’appuyantsur Septimine, fit deux pas vers la croisée&|160;; alors, d’un airsolennel et résigné, elle leva un doigt vers le ciel, comme pourdire à son fils de se confier au dieu de ses pères. Amael, à la vuede sa mère et de Septimine, dont la douce image lui était toujoursrestée présente depuis leur première entrevue au couvent deSaint-Saturnin, joignit ses mains avec force, et ses traitsexprimèrent à la fois résignation, respect, reconnaissance.

–&|160;Et maintenant, mes enfants, – ditl’orfèvre aux jeunes esclaves, – prenez vos limes et sciez lesbarreaux&|160;; moi et l’un de vous, nous allons mettre le creusetsur le brasier, y fondre les métaux. Ricarik peut venir, il fautqu’il nous croie occupés de notre fonte. La porte est fermée endedans&|160;: vous, Rosen-Aër, restez près de l’entrée du caveau,afin de pouvoir vous y cacher dans le cas où ce maudit intendantreviendrait ici, ce qui est peu probable, car, sa tournée du matinfinie, nous ne le revoyons, Dieu merci, presque jamais dans lajournée&|160;; mais la moindre imprudence pourrait nous perdretous&|160;!

**

*

La nuit est venue, l’abbesse Méroflède, vêtuede ses habits religieux, est à demi couchée sur le lit de la salledu festin, où, la veille, Amael s’est assis près d’elle&|160;: lepâle visage de cette femme est sinistre, pensif. Ricarik, assisdevant la table éclairée par un flambeau de cire, vient d’écrireune lettre sous la dictée de l’abbesse&|160;: – Madame, – luidit-il, – vous n’avez plus qu’à apposer votre signature sur cettemissive à l’évêque de Nantes. – Et comme Méroflède ne répondaitpas, absorbée qu’elle était dans ses pensées, l’intendant repritd’une voix plus haute&|160;: – Madame, j’attends votresignature.

Alors, Méroflède, le front appuyé sur sa main,l’œil fixe, le sein palpitant, dit à l’intendant d’une voix lenteet creuse&|160;: – Lorsque ce matin tu es allé le revoir dans cecachot, que t’a-t-il dit&|160;?

–&|160;De qui parlez-vous, madame&|160;?

–&|160;Eh&|160;! de qui te parlerai-je, sinonde Berthoald&|160;?

–&|160;Il est, madame, resté muet etsombre.

L’abbesse se leva brusquement, marcha çà et làavec agitation&|160;; faisant ensuite un violent effort surelle-même, elle dit à l’intendant&|160;: – Va chercherBerthoald&|160;!

–&|160;Madame…

–&|160;Obéiras-tu&|160;!…

–&|160;Mais le messager que vous avez demandéattend cette lettre pour l’évêque de Nantes&|160;: le bateau estprêt avec quatre rameurs.

–&|160;Que me fait l’évêque de Nantes et tonbateau&|160;? Va me chercher Berthoald…

–&|160;J’obéis.

Ricarik se dirigea lentement vers l’entrée dela salle&|160;; il allait disparaître derrière le rideau, lorsqueMéroflède, après une violente hésitation, lui cria&|160;: – Non…reviens&|160;! – Et, se laissant tomber sur son lit en cachant safigure entre ses mains, l’abbesse poussa des gémissementsdouloureux qui ressemblaient aux hurlements d’une louve blessée.L’intendant se rapprochant attendit, silencieux, que la criseviolente à laquelle Méroflède était en proie fût calmée. Au bout dequelques instants l’horrible femme se releva, la joue en feu, l’œilétincelant, la lèvre dédaigneuse, s’écriant&|160;: – Je suis troplâche&|160;! Oh&|160;! cet homme&|160;! cet homme&|160;! il mepayera cher ce qu’il me fait souffrir&|160;! – Et après s’êtreencore promenée avec agitation, elle parut se calmer, se rejeta surle lit, et dit à l’intendant&|160;: – Relis-moi cette lettre…j’étais folle…

L’intendant lut ce qui suit&|160;: –«&|160;Méroflède, servante des servantes du Seigneur, à sontrès-cher père en Christ, Arsène, évêque du diocèse de Nantes,salut respectueux. Très-cher père, le Seigneur, par un éclatantmiracle, nouvelle preuve de sa prédilection pour les humblesvierges qui vivent de sa foi et de parole, vient de montrer quelsterribles châtiments il réserve aux impies qui l’outragent en lapersonne de ses pauvres filles. Karl, chef des Franks, contempteurde toutes les lois divines, désolateur de l’Église, dévastateur deses biens sacrés, persécuteur des fidèles, avait eu la sacrilègeaudace d’octroyer à une bande de ses hommes de guerre la possessionde cette abbaye-ci, patrimoine de Dieu&|160;; le chef de cesaventuriers m’a sommée outrageusement d’avoir à quitter cemonastère, ajoutant que si je n’obéissais, il nous attaquerait devive force au point du jour. Ces maudits, fils aînés de Satan, pourêtre plus à portée d’accomplir leur œuvre de damnation éternelle,ont campé la nuit dernière aux approches de l’abbaye, menaçant moiet mes chères filles en Christ, d’un sort épouvantable. Mais l’œildu Seigneur veillait sur nous autres, faibles brebis&|160;; il a sunous défendre contre les loups ravisseurs. Cette nuit, par lavengeresse volonté du Tout-Puissant, les cataractes du ciel se sontouvertes avec un fracas effrayant&|160;; un déluge non moinsformidable que celui qui a couvert la terre en punition des crimesdes premiers hommes, est venu fondre sur les suppôts du démon et deKarl le maudit, qui, dans l’ombre de la nuit, attendaient l’aurorepour profaner la sainte retraite des vierges du Seigneur. Les flotsdes étangs, ainsi miraculeusement gonflés, ont englouti cessacrilèges, pas un n’a échappé au châtiment céleste&|160;! Prodigeeffrayant&|160;! ces eaux, jusqu’alors limpides, sont devenues toutà coup bitumineuses et bouillantes par l’immersion des âmesinfernales qu’elles engouffraient. Des lueurs rouges et sulfureusesont, pendant un instant, sillonné la profondeur des ondes, comme siune bouche de l’enfer se fût ouverte pour recevoir sa détestableproie. La justice du Seigneur accomplie, les eaux redevenuescalmes, limpides, sont rentrées paisiblement dans leur lit, de mêmequ’elles se sont retirées après le déluge&|160;; de même encorequ’après le déluge, le ciel étant redevenu serein, la blanchecolombe de paix et d’espérance est sortie de l’arche sainte, cettelettre, ô mon vénérable père en Christ, ira vers toi t’apprendre cerécent et prodigieux miracle, afin que, si tu le juges à propos, tule fasses connaître dans toute l’étendue de ton diocèse&|160;;cette nouvelle et éclatante preuve de la toute-puissance duSeigneur devant édifier, réconforter, consoler, délecter les âmespieuses et terrifier les impies. Je termine en te demandant tabénédiction apostolique.&|160;» Après avoir lu cette lettre,Ricarik dit à l’abbesse&|160;: – Et maintenant, madame, veuillezsigner.

Méroflède prit la plume, écrivit au bas del’épître&|160;: – Méroflède, abbesse de Meriadek. – Aprèsquoi elle ajouta avec un sourire sardonique&|160;: – Le miracle mesemble suffisamment justifié&|160;; l’évêque de Nantes est habilehomme, il saura faire valoir la chose&|160;; dans cent ans encorel’on parlera du prodige insigne qui a protégé les vierges saintesdu couvent de Meriadek… Ah&|160;! – reprit Méroflède d’un airsinistre en appuyant son front brûlant entre ses mains, – je riraisbien si je n’avais l’enfer dans l’âme&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! madame, toujours ceBerthoald&|160;?

–&|160;Oui, malheur à moi&|160;! Oh&|160;! ceque j’éprouve pour lui est un mélange de mépris, de haine et defrénésie amoureuse… Cela m’épouvante… Jamais, non, jamais jusqu’icije n’ai ressenti ce que je ressens à cette heure pour cethomme&|160;!

–&|160;Il est pourtant un moyen, madame, devous délivrer de ces angoisses… Ce moyen, je vous l’ai proposé…

–&|160;Prends garde&|160;! ta vie me répond dela sienne&|160;!

–&|160;Mais quels sont vos desseins&|160;?

–&|160;Est-ce que je le sais… tantôt je veuxlui faire souffrir mille morts, tantôt tomber à ses genoux, luidemander grâce… tantôt… mais, tiens, je te l’ai dit, je suis folle…folle&|160;! – Et l’horrible créature se tordit en hurlant sur lelit, mordant les coussins ou les déchirant de ses ongles avec unesorte de furie sauvage&|160;; puis, se relevant soudain, les yeux àla fois humides de larmes et étincelants de passion, elle dit àRicarik&|160;: – Où est la clef du cachot de Berthoald&|160;?

–&|160;Elle est dans ce trousseau, – réponditl’intendant en montrant plusieurs clefs pendues à sa ceinture.

–&|160;Donne-moi cette clef.

–&|160;Quoi&|160;! vous voulez&|160;?…

–&|160;Donne… donne…

–&|160;La voici, – dit l’intendant endétachant du trousseau une grosse clef de fer. Méroflède prit laclef, la regarda en silence, et resta quelques instantsrêveuse.

–&|160;Madame, – reprit Ricarik, – je vaisfaire partir le messager qui attend votre lettre pour l’évêque deNantes.

–&|160;Va, va… porte cette lettre etreviens.

–&|160;J’irai aussi jeter un coup d’œil dansl’atelier du vieil orfèvre… il doit fondre aujourd’hui le grandvase d’argent.

–&|160;Eh&|160;! que m’importe&|160;! je nesonge plus au vase d’argent&|160;!

–&|160;Moi, j’y songe, madame. Je ne saispourquoi il m’est venu quelque doute à l’esprit&|160;; il m’asemblé, ce matin, remarquer certain embarras sur les traits de cerusé vieillard&|160;; il m’a prévenu qu’il s’enfermerait toute lajournée&|160;; il complote peut-être avec ses apprentis de déroberune partie du métal. Il m’a prévenu que la fonte ne commenceraitguère qu’à la nuit&|160;; voici la nuit, je veux assister à lafonte, puis je reviendrai, madame. Vous n’avez pas d’autres ordresà me donner&|160;?

Méroflède resta plongée dans ses rêveries,tenant dans sa main la clef du cachot d’Amael&|160;; après quelquesmoments de silence, et sans lever ses yeux toujours fixés sur lesol, elle dit à l’intendant&|160;:

–&|160;En sortant d’ici tu diras à Madeleinede m’apporter ma mante et une lampe allumée.

–&|160;Votre mante, madame&|160;? Vous voulezdonc sortir&|160;? Serait-ce pour aller trouver Berthoald dans soncachot&|160;?…

Méroflède interrompit l’intendant en frappantdu pied avec colère, et d’un geste impérieux lui montra laporte.

**

*

Bonaïk, ses apprentis, Rosen-Aër et Septimine,enfermés depuis le matin dans l’atelier, avaient impatiemmentattendu la nuit&|160;; tout était préparé pour l’évasion d’Amaellorsque le jour tomba&|160;: la lueur du brasier de la forge et dufourneau éclairait seule l’atelier&|160;; les barreaux des fenêtresvenaient d’être enlevés.

–&|160;Vous êtes jeunes et vigoureux, – dit levieillard aux esclaves apprentis&|160;; – à défaut d’autres armes,les barres de fer enlevées de la croisée pourront vousservir&|160;; déposez-les dans un coin. Maintenant, passez le barilpar la fenêtre, et attachez à l’un des cercles cette cordelle, dontl’un des bouts est aux mains d’Amael&|160;; il est prêt, car ilvient de répondre à notre signal.

Rosen-Aër et la Coliberte, le cœur palpitantd’espérance et d’angoisse, se tenaient auprès de la fenêtre serréesl’une contre l’autre. Les apprentis mirent le baril dehors&|160;;les ténèbres étaient profondes, l’on ne distinguait pas même lablancheur du bâtiment dont la partie basse servait de cachot àAmael. Bientôt, attiré par lui, le baril disparut dansl’ombre&|160;; à mesure qu’il s’éloignait, l’un des apprentisdéroulait peu à peu la corde dont le tonneau était entouré&|160;;elle devait servir à le ramener, lorsque le fugitif y aurait prisson point d’appui. À ce moment, il se fit un grand silence dansl’atelier&|160;; toutes les respirations semblaientsuspendues&|160;; malgré la nuit, nuit si noire que l’onn’apercevait absolument rien au dehors, tous les regardscherchaient à percer ces ténèbres. Enfin, au bout de quelquesminutes d’anxiété, l’apprenti qui, penché à la fenêtre, tenait lacorde destinée à ramener le baril, dit au vieillard&|160;: – MaîtreBonaïk, le prisonnier est sorti de la cave&|160;; il s’appuie surle tonneau, je viens de sentir la corde se raidir.

–&|160;Alors, mon garçon, tire à toi… tiredoucement sans secousse.

–&|160;Il vient, – reprit joyeusementl’apprenti&|160;; – le poids du prisonnier pèse maintenant sur letonneau.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria Rosen-Aër,– voyez, dans le souterrain, cette lumière… tout estperdu&|160;!…

En effet, une vive lueur, produite par laclarté d’une lampe, apparaissant soudain dans l’intérieur de lacave, l’ouverture demi-circulaire du soupirail se dessina lumineuseà travers les ténèbres&|160;; cette réverbération, se projetantjusque sur l’eau du fossé, éclaira le fugitif, qui, à demi plongédans l’onde, se soutenait en s’appuyant des deux mains sur letonneau flottant. À ce moment, Méroflède, enveloppée de sa manteécarlate à capuchon rabattu, parut au soupirail&|160;; elle secramponnait à deux des barreaux qu’Amael n’avait pas eu besoin descier pour se frayer un passage… À la vue du fugitif, l’abbessepoussa un hurlement de rage, et cria par deux fois&|160;: –Berthoald&|160;! Berthoald&|160;!… – Puis elle disparut, emportantsa lampe avec elle, de sorte qu’au dehors tout fut de nouveauplongé dans l’obscurité. L’apprenti qui attirait le tonneau,effrayé de l’apparition de l’abbesse, se rejeta vivement en arrièreet abandonna la corde de sauvetage… l’orfèvre, heureusement, lasaisit, et au milieu de l’épouvante de tous, amena le bariljusqu’au bord de la fenêtre en disant&|160;: – Sauvons d’abordAmael…

Grâce au tonneau qui flottait presque à fleurde la croisée, elle fut facilement escaladée par leprisonnier&|160;; son premier mouvement, en arrivant dansl’atelier, fut de se jeter au cou de sa mère… Tous deux oubliaientle danger dans un embrassement passionné, lorsque l’on frappafortement à la porte.

–&|160;Malheur à nous… – murmura l’un desapprentis, – c’est l’abbesse&|160;!…

–&|160;Impossible, – dit l’orfèvre&|160;; –pour remonter du cachot, faire le tour du cloître, traverser lescours et venir ici, il lui faut plus de dix minutes.

–&|160;Bonaïk, – dit au dehors la rude voix deRicarik, – ouvre à l’instant la porte…

–&|160;Oh&|160;! que faire&|160;! Le réduit aucharbon est trop étroit pour y cacher Rosen-Aër et son fils, –murmura le vieillard&|160;; et il répondit très-haut en se tournantvers la porte&|160;: – Seigneur intendant, nous sommes au moment dela fonte&|160;; nous ne pouvons la quitter…

–&|160;C’est justement à la fonte que je veuxassister&|160;! – cria l’intendant. – Ouvre à l’instant…

–&|160;Vous, votre fils et Septimine, restezprès de la fenêtre, penchez-vous au dehors, vous seriez suffoqués,– dit le vieillard à Rosen-Aër après un instant de réflexion. Etpoussant vers la croisée Amael, sa mère et la Coliberte, il dit àl’un des apprentis&|160;: – Vide sur le brasier de la forge laboîte remplie de soufre et de bitume…

Le jeune esclave obéit machinalement, et aumoment où Ricarik heurtait à la porte à coups redoublés, une fuméesulfureuse, bitumineuse, commençant de se répandre dans l’atelier,devint bientôt si intense, que l’on voyait à peine à deux pasdevant soi. Aussi, lorsque le vieillard alla enfin ouvrir la porteà l’intendant, celui-ci, aveuglé, suffoqué par une bouffée de cetteépaisse et âcre vapeur, se recula vivement au lieu d’entrer.

–&|160;Avancez donc, seigneur intendant, – ditBonaïk&|160;; – c’est l’effet de la fonte à la mode du grand Éloi…Nous n’avons pu vous ouvrir plus tôt, de peur de laisser refroidirles métaux en fusion que nous versions dans le moule… Avancez, cherseigneur, venez donc voir la fonte…

–&|160;Va-t’en au diable&|160;! – réponditRicarik en toussant à s’étrangler et reculant au delà du seuil. –Je suis suffoqué, aveuglé…

–&|160;C’est l’effet de la fonte, cherseigneur. – Puis avisant le trousseau de clefs à la ceinture del’intendant, qui, des deux mains, frottait ses paupières endoloriespar l’âcreté de la fumée, Bonaïk le saisit à la gorge ets’écria&|160;: – À moi, mes enfants, il a les clefs desportes&|160;!

À l’appel du vieillard, les apprentis et Amaelaccoururent, se précipitèrent sur l’intendant, étouffèrent ses crisen lui serrant le cou, pendant que Bonaïk, s’emparant du trousseaude clefs, disait&|160;: – J’ai les clefs. Entraînez cet homme dansl’atelier, et jetez-le vite dans le fossé&|160;; ce sera plutôtfait. Excusez, cher seigneur Ricarik, c’est la fonte…

Les ordres du vieillard furent exécutés malgréla résistance furieuse du Frank… Bientôt l’on entendit le bruitd’un corps tombant dans l’eau… – Et maintenant, – s’écria levieillard, – venez tous&|160;! suivez-moi et courons. L’abbesse dudiable ne peut tarder à arriver avec les bandits qui ont ici droitd’asile. – Le vieillard avait à peine fait quelques pas dans lecorridor, lorsqu’il vit au loin s’avancer l’esclave portier tenantune lanterne à la main. – Restez cachés dans l’ombre, – dit toutbas l’orfèvre aux fugitifs. Et il alla vivement au-devant duportier qui lui cria&|160;: – Eh&|160;! vieux Bonaïk, est-ce quel’intendant n’est pas dans ton atelier&|160;? le ne sais à quoi ilpense&|160;; voilà deux heures que le bateau attend sonmessager…

–&|160;Quel bateau&|160;?

–&|160;Le bateau que Ricarik a fait préparer.Les rameurs attendent le messager.

–&|160;Ils n’attendront pas longtemps, car cemessager, c’est moi.

–&|160;Toi&|160;?…

–&|160;Connais-tu ce trousseau declefs&|160;?

–&|160;Ce sont celles que l’intendant porte àsa ceinture.

–&|160;Il me les a confiées afin que je puissesortir de l’enceinte du monastère dans le cas où tu ne serais pas àta loge. Allons vite retrouver le bateau. Marche devant. – Leportier, persuadé par l’accent de sincérité du vieillard, dont laprésence d’esprit, le sang-froid semblaient augmenter avec lespérils, le précéda&|160;; mais Bonaïk ralentit son pas, et appelantà voix basse un des apprentis&|160;: – Justin, toi et les autres,suivez-moi à distance&|160;; la nuit est noire, la lueur de lalanterne du portier vous guidera&|160;; mais dès que vousm’entendrez siffler, accourez tous. – Et, s’adressant au portierqui l’avait beaucoup devancé&|160;: – Eh&|160;! Bernard&|160;! neva pas si vite&|160;; tu oublies qu’à mon âge on n’est pas ingambe.Bonaïk, précédé du portier, et suivi de loin, dans les ténèbres,par les fugitifs, arriva ainsi dans la cour extérieure dumonastère… Soudain Bernard s’arrêta et prêta l’oreille. –Qu’as-tu&|160;? – lui dit le vieil orfèvre, – pourquoi rester enchemin&|160;?

–&|160;Ne vois-tu pas la lumière des torcheséclairer la crête du mur de la cour intérieure du monastère&|160;?n’entends-tu pas ce tumulte&|160;?

–&|160;Marche, marche. J’ai autre chose àfaire que de m’occuper de ces torches et de ce tumulte&|160;; il mefaut accomplir au plus tôt le message de Ricarik. Je n’ai pas uninstant à perdre, vite, dépêchons-nous.

–&|160;Mais il se passe quelque chosed’extraordinaire dans l’intérieur du monastère&|160;!

–&|160;C’est pour cela que l’intendantm’envoie si précipitamment en message… Hâte-toi, le tempspresse…

–&|160;Ah&|160;! c’est différent, vieuxBonaïk, – répondit Bernard en doublant le pas. Il arriva bientôt àla clôture extérieure dont il ouvrit la porte. À ce moment, levieillard siffla&|160;; le portier, très-surpris, lui dit&|160;: –Qui siffles-tu&|160;?

–&|160;Moi&|160;?

–&|160;Oui…

–&|160;Comment&|160;?

–&|160;Es-tu sourd&|160;? je te demande qui tusiffles&|160;?

–&|160;Qui je siffle, moi&|160;?

–&|160;Oui, toi. Voici la porte ouverte. Sorsdonc, puisque tu es si pressé. Mais j’entends des pas&|160;; onaccourt de ce côté. Qu’est-ce que ces gens-là&|160;? – dit Bernard,en haussant sa lanterne. – Il y a deux femmes…

Bonaïk coupa court aux réflexions du portieren criant&|160;: – Ôtez la clef de la porte et tirez-la sur vous,le portier restera enfermé. À peine le vieillard eut-il prononcéces paroles, qu’Amael, les apprentis, Rosen-Aër et Septimine seprécipitèrent à travers l’issue ouverte&|160;; puis l’un des jeunesesclaves, repoussant rudement Bernard dans l’intérieur de la cour,ôta la clef de la serrure, tira la porte à lui et la ferma endehors. Bonaïk ramassa la lanterne et cria&|160;: – Hé&|160;! dubateau&|160;!

–&|160;Par ici&|160;! – répondirent plusieursvoix, – par ici… il est amarré au gros saule.

–&|160;Maître Bonaïk, – dit un des apprentis,– nous sommes poursuivis&|160;; le portier appelle à l’aide. Voyezces lueurs&|160;; elles apparaissent maintenant dans la cour quenous venons de quitter&|160;!

–&|160;Il n’y a rien à craindre, mesenfants&|160;; la porte est bardée de fer et fermée endehors&|160;; avant qu’on ait eu le temps de la défoncer, nousserons embarqués&|160;! – Ce disant, le vieillard continua de sediriger vers le gros saule&|160;; remarquant alors un bissac gonfléque Justin, l’un des apprentis, portait sur son dos, il luidit&|160;: – Qu’as-tu dans ce sac&|160;?

–&|160;Maître Bonaïk, pendant que vous parliezà l’intendant, nous deux Gervais, nous doutant de quelque manigancede votre part, nous avons pris, par précaution, moi, mon bissac, oùj’ai mis le restant de nos vivres, et Gervais, l’outre de vinencore à demi pleine.

–&|160;Vous êtes de judicieux garçons, carnous aurons à faire une longue route après avoir débarqué. – Levieillard et ses compagnons arrivèrent bientôt près du grossaule&|160;; un bateau y était amarré, quatre esclaves rameurs surles bancs, le pilote au gouvernail. – Enfin&|160;! – dit-il d’unton bourru, – voilà trois heures que nous attendons&|160;; noussommes transis de froid, et nous allons avoir à ramer pendant plusde deux heures…

–&|160;Je vais vous donner une bonne nouvelle,mes amis, – répondit l’orfèvre aux bateliers. – J’ai amené du mondepour ramer&|160;; les rameurs peuvent donc rentrer aumonastère&|160;; le pilote seul restera pour guider le bateau.

Joyeux et prestes, les esclaves s’élancèrenthors du bateau. Le pilote se résigna, non sans murmurer. Bonaïk fitentrer Rosen-Aër et Septimine dans la barque&|160;; Amael et lesapprentis s’emparèrent des avirons. Le pilote prit le gouvernail,l’embarcation s’éloigna du rivage, et le vieil orfèvre, essayantson front baigné de sueur, dit avec un grand soupird’allègement&|160;: – Ah&|160;! mes enfants&|160;! voilà un jour defonte comme je n’en vis jamais dans l’atelier du grandÉloi&|160;!

**

*

Le lendemain de la nuit où les fugitifsavaient quitté l’abbaye, ils se reposèrent vers midi, après avoirmarché pendant toute la nuit et le commencement de cettejournée&|160;; ils réparèrent leurs forces, grâce à la précautiondes apprentis, dont l’un s’était chargé de l’outre de vin, l’autredu bissac rempli de provisions. Les voyageurs s’étaient assis surl’herbe, sous un grand chêne au feuillage jauni parl’arrière-saison. À leurs pieds coulait un ruisseau d’eau vive,derrière eux s’élevait une colline qu’ils avaient gravie, puisdescendue, en suivant une antique voie romaine, alors délabrée,effondrée&|160;; cette voie se prolongeait à une assez grandedistance jusqu’au tournant d’un coteau boisé, derrière lequel elledisparaissait. Enfin, à l’extrême horizon se dessinaient les cimesbleuâtres de hautes montagnes, limites et frontières de laBretagne. Les fugitifs, guidés par l’un des apprentis quiconnaissait les environs de l’abbaye, avaient facilement rejointl’ancienne route romaine&|160;; elle conduisait de Nantes auxfrontières de l’Armorique, près desquelles César, sept sièclesauparavant, avait établi plusieurs camps retranchés, afin deprotéger ses colonies militaires. Amael, habitué par le métier dela guerre à évaluer les distances, pensait qu’en marchant jusqu’ausoleil couchant, et qu’en se remettant en route, après une heure derepos, il serait possible d’arriver à la fin du jour suivant auxconfins de la Bretagne. Septimine était assise auprès de Rosen-Aëret d’Amael&|160;; les apprentis, étendus sur l’herbe, terminaientleur frugal repas. Le vieil orfèvre, ayant aussi réparé ses forces,tira d’une poche de son sarrau un paquet soigneusement enveloppéd’un morceau de peau. Les jeunes gens suivirent avec curiosité lesmouvements du vieillard. À leur grande surprise, il dégagea decette enveloppe la crosse abbatiale en argent, à la ciselure delaquelle il avait commencé de travailler depuis quelque temps. Dansce paquet se trouvaient aussi deux burins. Bonaïk, remarquant laphysionomie ébahie des apprentis, leur dit&|160;: – Cela vousétonne, mes enfants, de me voir emporter de l’abbaye cette crossed’argent&|160;? Vous croyez peut-être que la valeur du métal m’atenté&|160;? Non, non&|160;; d’abord cet objet n’a pas grandprix&|160;; ensuite, depuis douze ans que je travaille, sanssalaire, à l’atelier du monastère, j’aurais bien pu, en m’enfuyant,me payer ainsi de mes peines.

–&|160;Sans doute, maître Bonaïk&|160;; maisalors pourquoi avoir emporté cette crosse&|160;?

–&|160;Que voulez-vous, mes enfants, j’aimemon art d’orfèvre&|160;; je ne trouverai plus à l’exercer pendantle peu de temps que j’ai encore à vivre… J’ai gardé mes deuxmeilleurs burins, je veux ciseler cette crosse si finement, sipurement, qu’en y travaillant un peu tous les jours, j’emploierai àce travail le restant de ma vie.

–&|160;Vous qui nous félicitez d’être desgarçons de précaution, maître Bonaïk, parce que nous avions songé àl’outre et aux provisions, votre prévoyance dépasse la nôtre.

–&|160;Bon père, et vous, mes amis, – ditAmael en s’adressant au vieil orfèvre et aux apprentis, – veuillezvous approcher&|160;; ce que j’ai à dire à ma mère, vousl’entendrez aussi&|160;; j’ai fait le mal, je dois avoir le couragede l’avouer tout haut…

Rosen-Aër soupira et attendit le récit de sonfils avec une curiosité triste et sévère. Septimine, la regardantd’un air presque suppliant, semblait implorer pour Amaell’indulgence de cette mère si justement, si douloureusementirritée.

–&|160;Depuis que tout péril a cessé pour moi,– reprit Amael, – ma mère, durant notre longue marche de jour et denuit, ne m’a pas adressé la parole&|160;; elle a refusé l’appui demon bras, préférant celui de cette pauvre enfant, qui lui a sauvéla vie. La sévérité de ma mère est juste, je ne m’en plains pas,j’en souffre… Puisse le récit sincère de mes fautes, puisse monrepentir me mériter son pardon&|160;!

–&|160;Une mère pardonne toujours, – ditSeptimine en regardant timidement Rosen-Aër&|160;; mais celle-cirépondit d’une voix émue et grave&|160;:

–&|160;L’abandon de mon fils a, depuis desannées, chaque jour, déchiré mon cœur&|160;; en proie à desangoisses sans cesse renaissantes, tour à tour je m’abandonnais audésespoir ou à une espérance insensée… ces longs tourments, je lespardonne à mon fils&|160;; ce que je ne peux lui pardonner, c’estson alliance criminelle avec les oppresseurs de notre race, avecces Franks maudits, qui ont asservi nos pères et asservissent nosenfants&|160;!

–&|160;Ma mère, écoutez-moi… Mon crime estgrand&|160;; mais, je vous le jure, avant de vous avoir revue, jeconnaissais le remords. Voici la vérité. Il y a dix ans, j’aiquitté notre vallée de Charolles&|160;; pourtant j’y vivais heureuxauprès de ma famille&|160;; mais, que vous dirai-je&|160;? je cédaià la curiosité, à un invincible besoin d’aventures, car, selon moi,en dehors de nos limites, un monde tout nouveau devait s’offrir àmes yeux. Un soir donc je partis, non sans verser des larmes.

–&|160;Dans mon enfance, – dit le vieillard –mon père m’a souvent raconté que Karadeuk, l’un de nos aïeux, avaitaussi abandonné sa famille pour courir la Bagaudie… Rosen-Aër, quele souvenir de notre aïeul vous rende indulgente pour votrefils&|160;!

–&|160;Les Bagaudes et les Vagres guerroyaientcontre les Romains et contre les Franks, nos oppresseurs, au lieude s’allier et de combattre avec eux, ainsi que l’a fait monfils.

–&|160;Vos reproches sont mérités, mamère&|160;; la suite de ce récit vous prouvera que plus d’une fois,je me les suis adressés. Presque au sortir de la vallée, je tombaientre les mains d’une bande de Franks. Ils revenaient d’Auvergne etse rendaient dans le nord&|160;; ils me firent esclave. Leur chefme garda pendant quelque temps pour soigner ses chevaux et fourbirses armes. J’avais l’instinct de la guerre&|160;; la vue d’unearmure ou d’un beau cheval me passionnait dès l’enfance. Vous lesavez, ma mère&|160;?

–&|160;Oui, vos jours de fête étaient ceux oùles colons de la vallée se livraient à l’exercice des armes…

–&|160;Emmené esclave par ce chef frank, je necherchai pas à fuir&|160;; il me traitait avec assez de douceur.Puis, c’était pour moi un plaisir de fourbir ses armes, et, durantla route, de monter ses chevaux de bataille. Enfin, je voyais unpays nouveau. Hélas&|160;! bien nouveau, car les terres ravagées,les maisons en ruines, l’effroyable misère des populationsasservies que nous traversions, contrastaient cruellement avecl’indépendante et heureuse vie des habitants de notre paisiblevallée. Alors, vous me croirez, ma mère, puisque je dis le biencomme le mal, alors, me rappelant notre heureux pays, songeant àvous, à mon père, mes larmes coulaient, mon cœur se brisait&|160;;quelquefois j’étais tenté de fuir, de revenir à vous&|160;; mais lacrainte de recevoir l’accueil que méritait ma faute meretenait.

–&|160;C’est si naturel&|160;! – dit Septiminequi écoutait ce récit avec un tendre intérêt. – J’aurais éprouvé lamême crainte, si j’avais commis la même faute.

–&|160;Enfin, – reprit Amael, – après êtreresté plus d’une année chez ce chef frank, j’étais devenu bonécuyer, je domptais les chevaux les plus fougueux&|160;; passémaître dans l’art de fourbir les armes, à force de les fourbirj’avais appris à les manier. Le Frank mourut. Pris par lui, jedevais être vendu. Un juif, nommé Mardochée, qui, comme tantd’autres, courait la Gaule pour trafiquer de chair humaine, setrouvait alors à Amiens&|160;; il vint visiter les esclaves. Ilm’acheta, me disant qu’il me revendrait à un riche seigneur frank,nommé Bodégesil, duk au pays de Poitiers. Il possédait, ajouta lejuif, les plus beaux chevaux, les plus belles armures que l’on pûtvoir… – «&|160;En prenant la fuite, tu peux me faire perdre unegrosse somme d’argent, – me dit Mardochée, – car je t’ai achetéd’autant plus cher que je savais te revendre un bon prix auseigneur Bodégesil&|160;; mais, si tu fuis, tu perdras peut-êtreune occasion de fortune pour toi&|160;; Bodégesil est un généreuxseigneur, sers-le fidèlement, il t’affranchira, t’emmènera enguerre avec lui, lorsqu’il sera requis de marcher avec ses hommes,et l’on a vu, dans ces temps de guerre où nous vivons, desaffranchis devenir comtes.&|160;» – L’ambition m’entra au cœur,l’orgueil m’enivra, je crus aux promesses du juif, je ne cherchaipas à m’échapper&|160;; lui-même, pour m’affermir dans cetterésolution, me traita de son mieux, me promit même de vous faireparvenir, par un autre juif qui devait aller en Bourgogne, unelettre que je vous écrivis, ma mère…

–&|160;Cet homme n’a pas tenu sa promesse, –dit Rosen-Aër. – Aucune nouvelle de vous ne m’est parvenue.

–&|160;Ce manque de parole ne me surprend pas.Ce juif était cupide et sans foi. Il me conduisit chez le dukBodégesil. Ce Frank élevait, en effet, de superbes chevaux dans lesimmenses prairies de ses domaines&|160;; l’une des salles de sonburg, ancien château romain, était remplie de splendidesarmures&|160;; mais le juif m’avait menti sur le caractère de ceduck, homme violent et cruel&|160;; cependant, dès mon arrivée,frappé de la manière dont je domptai un poulain sauvage,jusqu’alors l’effroi de ses esclaves et de ses écuyers, il metraita moins durement que mes compagnons gaulois ou franks&|160;;car, par la vicissitude des temps, vous le savez, ma mère, un grandnombre de descendants des premiers conquérants de la Gaule sonttombés dans la misère, et de la misère dans l’esclavage. Bodégesilse montrait aussi cruel envers ses esclaves, de race germaniquecomme lui, qu’envers ceux de race gauloise. Toujours à cheval,toujours occupé du fourbissement ou du maniement des armes, jepoursuivais une idée qui devait enfin se réaliser. Le renom deKarl, maire du palais, était venu jusqu’à moi&|160;; j’avaisentendu dire à d’autres Franks, amis de Bodégesil, que Karl, obligéde défendre la Gaule, au nord, contre les Frisons, au midi, contreles Arabes, et se trouvant mal secondé dans ces guerres par lesanciens seigneurs bénéficiers et par l’Église qui ne lui donnaientque peu d’argent et peu d’hommes, accueillait favorablement lesaventuriers, dont quelques-uns, en combattant bravement sous sesordres, parvenaient à des fortunes inespérées. J’avais vingt ans,lorsque j’appris que Karl se rapprochait du Poitou afin derepousser les Arabes qui menaçaient d’envahir cette contrée. Cemoment longtemps rêvé par mon ambition arrivait enfin. Un jour,sous prétexte de la fourbir, j’emportai et cachai pièce à pièce laplus belle armure de Bodégesil&|160;; je dérobai aussi une épée,une hache, une lance et un bouclier. La nuit venue, j’allaichercher dans les écuries le plus beau et le plus vigoureux deschevaux du duk. Je revêtis l’armure et m’éloignai rapidement duchâteau. Je voulais me rendre auprès de Karl, décidé à cacher monorigine et à me dire fils d’un seigneur de race germanique, afind’intéresser à mon sort le chef des Franks. Environ à cinq ou sixlieues du château, je fus attaqué au point du jour par plusieurs deces bandits qui infestaient la Gaule. Je me défendisvigoureusement&|160;; je tuai deux de ces larrons et dis auxautres&|160;: – «&|160;Karl a besoin d’hommes vaillants&|160;; illeur abandonne une large part du butin. Venez avec moi. Mieux vautbatailler à l’armée que d’attaquer les voyageurs sur lesroutes&|160;; il y a péril égal, mais plus grand profit.&|160;» –Ces bandits suivirent mon conseil et m’accompagnèrent&|160;; notrepetite troupe se grossit en route d’autres gens sans aveu, maisdéterminés. La veille de la bataille de Poitiers, nous arrivâmes aucamp de Karl&|160;; je me donnai à lui comme fils d’un noble frank,mort pauvre, et ne m’ayant laissé pour héritage que son cheval etses armes. Karl m’accueillit avec sa rudesse habituelle&|160;: –«&|160;On se bat demain, – me dit-il, – si je suis content de toiet de tes hommes, vous serez contents de moi.&|160;» – Le hasardvoulut que, dans cette bataille contre les Arabes, je sauvai la viedu chef des Franks en l’aidant à se défendre contre plusieurscavaliers berbères qui l’attaquaient avec furie, je reçus plusieursblessures, entre autres, celle-ci… au front. À dater de ce jour, jeconquis l’affection de Karl&|160;; de la faveur dont il m’a donnétant de preuves depuis cinq ans, je ne vous parlerai pas, mamère&|160;; cette haute fortune était empoisonnée par cette pensée,presque toujours présente à mon esprit&|160;: – «&|160;J’aimenti&|160;! j’ai lâchement renié ma race par une ambitioncoupable, je me suis allié aux oppresseurs de la Gauleasservie&|160;; je leur ai prêté l’appui de mon épée pour repousserces Saxons et ces Arabes, ni plus ni moins barbares que les Franks,nos conquérants maudits, eux que j’aide dans l’affermissement deleur conquête, sur notre malheureuse patrie, qu’ils désolent autantpar leurs guerres civiles que les Saxons et les Arabes par leursinvasions.&|160;» Ce n’est pas tout, ma mère&|160;; plusieurs fois,dans ces combats incessants des seigneurs d’Austrasie contre lesseigneurs de Neustrie ou d’Aquitaine, guerres impies où les comtes,les duks, les évêques entraînaient leurs colons gaulois commesoldats, j’ai combattu les hommes de ma race… j’ai rougi mon épéede leur sang.

–&|160;Honte et douleur sur moi&|160;! –murmura Rosen-Aër en cachant sa figure entre ses mains, – je suisla mère d’un tel fils&|160;!

–&|160;Oui, honte et douleur… non sur vous,mais sur moi, ma mère, car je cédais à l’entraînement d’unepremière faute&|160;: je combattais les hommes de ma race, decrainte de paraître lâche aux yeux de Karl, de crainte de démentirmon passé. L’orgueil m’enivrait, lorsque je me voyais honoré parles plus fiers de nos conquérants… moi, fils de ce peuple conquis,asservi&|160;! Mais ces moments de vertige passés, j’enviaisparfois les plus misérables esclaves&|160;; ceux-là, du moins,avaient droit au respect qu’inspire le malheur immérité. En vainj’ai cherché la mort dans les batailles&|160;: j’étais condamné àvivre… je trouvais seulement dans l’ivresse du combat, dans lesentreprises périlleuses, une sorte d’étourdissement passager.Ah&|160;! que de fois j’ai songé avec amertume à la vallée deCharolles, où vivait ma famille&|160;!&|160;!&|160;! Puis, lorsquej’ai appris le ravage de cette contrée par les Arabes, larésistance désespérée de ses habitants… eux, mes parents, mesamis&|160;! Lorsque j’ai songé que mon épée, offerte au chef desFranks par une coupable ambition, aurait pu vous défendre ou vousvenger, ma mère, vous, dont j’ignorais le sort et qui deviez, commemon père, avoir, dans cette invasion, trouvé la mort oul’esclavage&|160;!… Oh&|160;! de ce jour, le remords a flétri mavie&|160;!

–&|160;Votre père a combattu jusqu’à sondernier soupir pour la liberté, pour celle des siens. Je l’ai vutomber à mes pieds, mort et percé de coups&|160;!… Et vous&|160;?où étiez-vous alors, pendant que votre père défendait, avecl’héroïsme de nos aïeux, son foyer, sa liberté, sa famille, oùétiez-vous&|160;?… Auprès du chef des Franks, briguant sesfaveurs&|160;! ou combattant contre vos frères&|160;! – Amael cachason visage entre ses mains et répondit par un sanglot étouffé.

–&|160;Oh&|160;! par pitié, ne l’accablezpas&|160;! – dit Septimine à Rosen-Aër. – Voyez comme il estmalheureux… comme il se repent.

–&|160;Rosen-Aër, – ajouta le vieillard, –songez aussi qu’hier, encore favori du chef souverain de la Gaule,et arrivé au comble d’une fortune inespérée, votre fils renonceaujourd’hui à ces faveurs qui l’avaient enivré. Le voici non moinsmisérable que nous, n’ayant d’autre désir que de retourner vivred’une vie pauvre et rude, mais libre, dans cette vieille Armorique,berceau de notre commune famille.

–&|160;Par Hésus&|160;! – s’écria Rosen-Aër, –ces biens, ces terres, ces faveurs, dons maudits de Karl, mon filsles a-t-il volontairement abandonnés&|160;? Ne l’avez-vous pas, bonpère, tiré de ce cachot où, sans vous, il périssait&|160;?Ah&|160;! les dieux sont justes&|160;! Cette fortune, mon fils ladevait à une ambition impie… elle lui a été funeste&|160;!Glorifié, enrichi par les Franks, il a été honteusement puni etdépouillé par une femme de leur race&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – s’écria Septimine enfondant en larmes, – croyez-vous qu’Amael, même au comble de lafortune, n’y eut pas renoncé pour vous suivre, vous, samère&|160;?

–&|160;L’homme qui a renié sa patrie, sa race,aurait pu renier sa mère&|160;!… J’ai maintenant l’horrible droitde douter du cœur de mon fils&|160;!

–&|160;Maître Bonaïk, – s’écria soudain l’undes apprentis avec un accent de frayeur, – voyez donc là-bas, autournant de la route, ces guerriers… Ils approchentrapidement&|160;: dans peu d’instants ils seront près de nous. – Àces mots du jeune garçon, les fugitifs se levèrent&|160;; Amaellui-même, oubliant un moment la douleur où le jetait la justesévérité de sa mère, essuya son visage baigné de larmes et fitquelques pas en avant, afin de s’assurer de la venue descavaliers.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria Septimine,– si l’on était à la poursuite d’Amael&|160;!… Bon père Bonaïk, ilfaut nous cacher dans ce taillis…

–&|160;Mon enfant, ce serait risquer de nousfaire poursuivre, car maintenant ces cavaliers nous ont vus… notrefuite éveillerait leurs soupçons. D’ailleurs, au lieu de venir ducôté de Nantes, ils viennent par une route opposée&|160;; ils nepeuvent donc être à notre recherche.

–&|160;Maître Bonaïk, – dit un des apprentis,– voici trois de ces guerriers qui pressent l’allure de leurschevaux en nous faisant de la main signe de venir à eux.

–&|160;Un nouveau danger nous menacepeut-être&|160;! – dit Septimine en se rapprochant de Rosen-Aër,qui, seule, ne s’étant pas levée, semblait indifférente à ce qui sepassait autour d’elle. – Hélas&|160;! qu’allons-nousdevenir&|160;?

–&|160;Ah&|160;! pauvre enfant&|160;! – ditRosen-Aër, – peu m’importe la vie, à cette heure&|160;!… etpourtant le seul espoir de retrouver un jour mon fils l’avaitsoutenue jusqu’ici ma triste vie&|160;!

–&|160;Mais il est retrouvé, ce fils sitendrement regretté&|160;?

–&|160;Non, – répondit la Gauloise avec unemorne et sombre douleur, – non, ce n’est plus là monfils&|160;!

Amael, assez inquiet, s’était avancé à larencontre des trois cavaliers franks qui précédaient un groupe plusnombreux. L’un d’eux, arrêtant son cheval, dit au fils deRosen-Aër&|160;: – Es-tu de ce pays&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Cette route conduit-elle àNantes&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Conduit-elle aussi à l’abbaye deMeriadek&|160;?

–&|160;Oui, – répondit encore Amael, aussisurpris de cette rencontre que de ces questions.

–&|160;Arnulf, – dit le guerrier à l’un de sescompagnons, après avoir interrogé Amael, – va dire au comteBertchramm que nous sommes en bonne route&|160;; je vais désaltérermon cheval à ce ruisseau.

Le cavalier partit&|160;; pendant que ses deuxcompagnons laissaient leurs chevaux boire quelques gorgées d’eau aucourant du ruisseau, Amael, qui n’avait pu cacher son étonnementcroissant en entendant nommer le comte Bertchramm, dit auxcavaliers&|160;: – Vous êtes des hommes de Bertchramm&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Que vient-il faire en cepays&|160;?

–&|160;On vient comme messager de Karl, chefdes Franks. Mais, dis-moi, avons-nous encore une longue route àfaire avant d’arriver à l’abbaye de Meriadek&|160;?

–&|160;Vous ne pourrez y arriver qu’assez tarddans la nuit.

–&|160;On la dit riche, cetteabbaye&|160;?

–&|160;Elle est riche… mais pourquoi cettequestion&|160;?

–&|160;Pourquoi&|160;? – dit joyeusement leguerrier, – parce que Bertchramm et nous, ses hommes, nous allonsprendre possession de cette abbaye, que le bon Karl nous aoctroyée.

–&|160;Karl vous l’a concédée&|160;?

–&|160;Cela t’étonne&|160;?

–&|160;J’avais entendu dire dans le pays queKarl avait donné ce monastère et ses biens à un certainBerthoald.

–&|160;Tu connais le comte&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Alors tu connais l’un des guerriers lesplus renommés, les plus vaillants parmi les Franks&|160;; il est lefavori du bon Karl&|160;; c’est tout dire, car il ne choisit sesfavoris que parmi les fortes épées.

Pendant cet entretien, les autres cavaliersavaient rejoint ceux qui leur servaient d’avant-garde, l’on voyaits’avancer, au loin, plusieurs chariots ou mulets chargés debagages, et quelques chevaux conduits en main par des esclaves. Àla tête du principal groupe marchait Bertchramm, guerrier à barbegrise, et d’une physionomie rude et stupide. Amael fit quelques pasvers le comte&|160;; celui-ci arrêta brusquement son cheval, laissatomber ses rênes, se frotta les yeux comme s’il ne pouvait croire àce qu’il voyait, et s’écria en contemplant d’un air ébahi le filsde Rosen-Aër&|160;: – Berthoald&|160;! le comteBerthoald&|160;!

–&|160;Oui, c’est moi… salut à toi,Bertchramm&|160;!

–&|160;C’est bien toi&|160;?

–&|160;C’est bien moi.

Bertchramm, descendant de son cheval, courutau jeune homme pour le regarder de plus près, et s’écria&|160;: –C’est lui… c’est assurément lui&|160;! Et que fais-tu là, avec cesmendiants et ces mendiantes&|160;?

–&|160;Parle plus bas, – reprit Amael en luifaisant un signe mystérieux. – Je vais accomplir une mission deKarl.

–&|160;Ainsi nu-tête&|160;? sans armes, teshabits souillés de boue et en guenilles&|160;?

–&|160;Silence&|160;! c’est un déguisement quej’ai pris pour ne pas éveiller les soupçons.

–&|160;Oh&|160;! je le sais, tu es un fincompagnon&|160;! Lorsque le bon Karl avait quelque affaire hardieet délicate, il te choisissait toujours&|160;; car si nous étionsaussi valeureux que toi, tu étais plus subtil que nous, et que moisurtout. Karl me disait d’habitude&|160;: «&|160;– VieuxBertchramm, tu serais un fier homme si ta cervelle valait tespoings…&|160;» – Mais tu ignores sans doute que je suis chargé d’unmessage pour toi&|160;?

–&|160;Quel message&|160;?

–&|160;Je viens, moi et mes hommes, teremplacer à l’abbaye de Meriadek. Karl nous en fait don.

–&|160;Il est le maître de donner et dereprendre.

–&|160;Ne va point considérer ceci comme unedisgrâce, Berthoald. Loin de là&|160;! une lettre que je t’apportete prouvera le contraire&|160;: Karl t’élève au rang de duk, et teréserve le commandement de son avant-garde dans la guerre qu’il vafaire contre les Frisons, guerre qu’il ne comptait entreprendrequ’au printemps&|160;: – «&|160;Foi de Marteau, – nous a-t-il dit,– j’étais fou en confinant dans une abbaye l’un de mes plus jeuneset plus hardis capitaines, en ces temps où il faut si souventguerroyer à l’improviste&|160;; et puis, c’est surtout depuis queje n’ai plus Berthoald à mes côtés, que je sens combien il memanque&|160;: le poste que je lui ai donné sans savoir que j’auraisà combattre sitôt les Frisons est d’ailleurs un poste devétéran&|160;; il te convient mieux à toi qu’à lui, vieuxBertchramm&|160;; va donc remplacer Berthoald et ses hommes&|160;;tu lui remettras cette lettre de moi, et, en gage d’amitiéconstante, tu lui mèneras deux de mes meilleurs chevaux, pris surles Arabes, afin qu’il soit plus tôt de retour près de moi&|160;;de plus, tu lui porteras, de ma part, une magnifique armure deBordeaux. Il aime les belles armes et les beaux chevaux, il seracontent.&|160;» – Et, de fait, Berthoald, – ajouta Bertchramm, – tuvas voir les chevaux&|160;; ils sont là, conduits en main par desesclaves&|160;; l’on ne peut rien imaginer de plus admirable&|160;:l’un est noir comme l’aile d’un corbeau, l’autre blanc comme uncygne. Quant à l’armure, Karl l’avait fait acheter pour lui-même,c’est tout dire… Elle est soigneusement emballée dans mes bagages,je ne peux te la montrer&|160;; mais c’est un chef-d’œuvre du plusfameux armurier de Bordeaux&|160;; elle est enrichie d’ornementsd’or et d’argent&|160;; le casque seul est une merveille&|160;;quant aux chevaux, tu vas en juger, – ajouta Bertchramm ens’adressant à l’un de ses hommes. – Que l’on amène les deuxchevaux&|160;!

–&|160;Je suis touché de cette nouvelle preuvede l’affection de Karl, – répondit Amael. – Je me rendrai à sesordres lorsque j’aurai accompli ma mission.

–&|160;Mais il veut que tu ailles le rejoindresur-le-champ, ainsi que tu vas le lire dans sa lettre que j’aiplacée précieusement sous ma cuirasse, – ajouta le guerrier encherchant le parchemin.

–&|160;Karl ne regrettera pas de me voirarriver un jour ou deux plus tard, si je retourne auprès de lui mamission heureusement accomplie&|160;; je retrouverai les chevaux etles présents à l’abbaye où j’irai demain te rejoindre, et de là, jepartirai avec mes hommes. Mais, dis-moi, tu as dû faire un longcircuit, d’après le chemin que tu as pris&|160;?

–&|160;Karl m’avait donné le commandementd’une grosse troupe qu’il envoie se cantonner sur les frontières decette maudite Bretagne.

–&|160;Veut-il donc l’attaquer&|160;?

–&|160;Je ne sais&|160;; j’ai laissé cestroupes retranchées dans l’enceinte de deux anciens camps romains,l’un à droite et l’autre à gauche de cette longue route qui yconduit.

–&|160;Cette troupe est-ellenombreuse&|160;?

–&|160;Environ deux mille hommes, répartisdans les deux camps.

–&|160;Karl ne peut rien tenter contre laBretagne avec si peu de soldats.

–&|160;Il veut seulement, je crois, observerles frontières de ce pays, et, sa guerre avec les Frisons terminée,venir en personne attaquer et réduire cette mauditeArmorique&|160;; car, dis, Berthoald, n’est-ce pas une honte pournous autres Franks que cette province ait résisté à nos armesdepuis plus de trois siècles que le glorieux Clovis a conquis laGaule&|160;!

–&|160;Oui, l’indépendance de l’Armorique estune honte pour les armes des Franks.

–&|160;Tiens, voici la lettre de Karl, – ditBertchramm en tirant enfin de dessous sa cuirasse un petit rouleaude parchemin et le remettant à Amael&|160;; puis voyant amener leschevaux caparaçonnés de riches housses dont les esclaves achevaientde les débarrasser, Bertchramm reprit&|160;: – Regarde&|160;!est-il au monde de plus nobles, de plus fiers animaux&|160;?

–&|160;Non, – répondit Amael ne pouvants’empêcher d’admirer les deux superbes étalons qui, difficilementcontenus par les esclaves, tantôt se cabraient violemment, tantôtde leur léger sabot, heurtaient et fouillaient le sol&|160;; lepremier, d’un noir d’ébène, brillait de reflets bleuâtres&|160;;l’autre, d’un blanc de neige, brillait de reflets argentés&|160;;leurs naseaux frémissaient, leurs yeux étincelaient sous leurlongue crinière, et ils fouettaient l’air de leur queue flottantecomme un panache.

–&|160;Heim&|160;! – reprit Bertchramm, –qu’en dis-tu, Berthoald&|160;?

–&|160;Ce sont de nobles coursiers&|160;! –répondit Amael en étouffant un soupir dont il eut honte&|160;; et,faisant signe aux esclaves de couvrir les étalons de leurs houssesde pourpre brodée, il murmura&|160;: – Adieu, beaux chevaux debataille&|160;! adieu, riches armures&|160;! – Puis s’adressant auguerrier frank&|160;: – Heureux voyage je te souhaite, Bertchramm…au revoir&|160;!

–&|160;Mais j’y songe, Berthoald, si teshommes refusaient de nous recevoir dans l’abbaye en tonabsence&|160;?

–&|160;Ne crains pas cela, et d’ailleurs, faismieux, garde cette lettre de Karl, tu pourras ainsi donner à meshommes connaissance de ses volontés, tu briseras toi-même le sceaudevant eux.

–&|160;Tu as raison&|160;; je vais donc,Berthoald, te remplacer à l’abbaye&|160;; le logis doit êtreavantageux&|160;? Ces tonsurés font bien leur nid. Et puis, si Karlt’avait octroyé ce monastère, à toi, son favori, c’est que lemorceau était bon. Ainsi, à bientôt, Berthoald&|160;!

–&|160;Un mot encore… ces troupes cantonnéesprès des frontières de Bretagne, quels chefs lescommandent&|160;?

–&|160;Deux de nos amis, Hermann etGondulf&|160;; ils m’ont prié de te porter leurs saluts.

–&|160;Et maintenant au revoir,Bertchramm&|160;!

–&|160;Au revoir, Berthoald&|160;!

Le chef des guerriers franks s’étant remis enmarche, suivi de sa troupe et de ses bagages, s’éloigna, et bientôtdisparut aux yeux des fugitifs. Amael se rapprocha de l’arbre souslequel étaient réunis ses compagnons de route. À peine eut-il faitquelques pas au devant de sa mère, qu’elle lui tendit les bras, endisant&|160;: – Viens, mon fils&|160;! J’ai tout entendu&|160;: jesais les nouvelles faveurs que Karl t’offrait. À cette heure dumoins, c’est volontairement que tu renonces à un sort brillant quiaurait pu de nouveau t’éblouir.

–&|160;M’éblouir&|160;? Non, ma mère&|160;;vous étiez près de moi… et là-bas, je voyais les frontières de laBretagne&|160;!

–&|160;Ah&|160;! – s’écria la matrone gauloiseen serrant Amael avec un attendrissement ineffable, – ce jour mefait oublier tout ce que j’ai souffert.

–&|160;Ma mère, voilà, depuis dix ans, monseul jour de bonheur pur et sans mélange&|160;!

–&|160;Vous le voyez, il ne fallait pas douterdu cœur de votre fils, – dit Septimine à Rosen-Aër avec une grâcetouchante. – Moi, je n’en ai jamais douté.

–&|160;Septimine&|160;! – reprit Amael enattachant sur sa Coliberte un regard attendri, – ce cœur, dont vousn’avez jamais douté, en douteriez-vous pour l’avenir&|160;?

–&|160;Non, Amael, – répondit-elle naïvementen regardant le jeune homme d’un air timide et surpris&|160;; –mais pourquoi cette question&|160;?

–&|160;Ma mère, cette douce et courageuseenfant vous a sauvé la vie, la voilà fugitive, à jamais séparéesans doute des siens. Si elle consentait à m’accorder sa main, laprendriez-vous pour votre fille&|160;?

–&|160;Oh&|160;! avec joie&|160;! avecreconnaissance&|160;! – dit Rosen-Aër. – Mais à cette unionconsentirais-tu, Septimine&|160;?

La Coliberte, rougissant de surprise, debonheur et de douce confusion, se jeta au cou de la mère d’Amael etcacha son visage dans son sein en murmurant&|160;:

–&|160;Je l’ai aimé du jour où il s’est montrési généreux pour moi au couvent de Saint-Saturnin.

–&|160;Ô Rosen-Aër&|160;! – reprit levieillard jusqu’alors plongé dans un silencieuxrecueillement&|160;: – les dieux ont béni ma vieillesse, puisqu’ilslui réservaient un tel jour. – Puis, après quelques instants d’unemuette émotion que partagèrent les jeunes apprentis, le vieillardreprit&|160;: – Mes amis, si vous m’en croyez, nous nous remettronsen route. Il nous faudra rudement marcher pour arriver demain soiraux frontières de Bretagne.

–&|160;Ma mère, – dit Amael, – appuyez-voussur moi&|160;; cette fois vous ne refuserez pas l’appui de monbras&|160;?

–&|160;Non&|160;! oh&|160;! non, monenfant&|160;! – répondit tendrement la Gauloise en prenant avecbonheur le bras de son fils.

–&|160;Et vous, bon père, – dit Septimine àl’orfèvre, – appuyez-vous sur moi.

–&|160;Les fugitifs se remirent en marche.

Après avoir marché sans mauvaise rencontrejusqu’à la fin du jour, ainsi que pendant la nuit et la journéesuivantes, ils arrivèrent, au lever de la lune, non loin despremières rampes des sauvages et hautes montagnes qui servent delimites et de défense à l’Armorique. La vue du sol natal réveilla,comme par enchantement, chez Bonaïk les souvenirs de sa premièrejeunesse&|160;; ayant autrefois traversé les frontières avec sonpère pour aller aux vendanges bretonnes, il se rappela quequatre pierres druidiques colossales s’élevaient non loin d’unsentier pratiqué à travers les roches, et si étroitement encaissé,qu’il ne pouvait donner passage qu’à une seule personne de front.Les fugitifs s’engageant les uns après les autres dans ce passage,commencèrent à gravir sa pente escarpée&|160;: Amael marchait lepremier. Ce chemin, à peine praticable, serpentait à traversd’énormes blocs de granit d’un gris sombre, dont le faîte étaitvivement éclairé çà et là par la brillante clarté de la lune, quel’on apercevait parfois du fond de cet obscur ravin. Rosen-Aër,Amael et le vieil orfèvre, en foulant le sol de l’Armorique,éprouvaient une émotion profonde, religieuse. Bientôt ilsarrivèrent à une sorte de petite plate-forme entourée deprécipices, d’immenses rochers la surplombaient. Soudain lesfugitifs entendirent, à une grande hauteur au-dessus de leur tête,une voix jeune et sonore qui, vibrant au milieu du profond silencede la nuit, chantait mélancoliquement ces paroles&|160;: –«&|160;Elle était belle, elle était jeune, elle étaitsainte&|160;! – Elle s’appelait Hêna… Hêna, la vierge de l’île deSên&|160;!&|160;»

Rosen-Aër, Bonaïk et Amael, ces troisdescendants de Joel, restèrent un moment stupéfaits&|160;; puis,cédant à un mouvement irrésistible, ils s’agenouillèrentpieusement… les larmes coulèrent de leurs yeux. Septimine et lesapprentis, partageant une émotion dont ils ne se rendaient pascompte, s’agenouillèrent aussi, et tous écoutèrent, tandis que lavoix sonore, semblant descendre du ciel, acheva le vieux barditgaulois qui datait de huit siècles.

–&|160;Ô Hésus&|160;! – dit enfin Rosen-Aër enlevant son noble visage baigné de larmes vers le firmament étoilé,où rayonnait l’astre sacré de la Gaule. – Ô Hésus&|160;! je vois undivin présage dans ce chant si cher à la mémoire des descendants deJoel… Béni soit ce chant&|160;! il nous salue et nous accueille àcette heure solennelle, où touchant enfin cette terre libre, nousrevenons à l’antique berceau de notre famille&|160;!

**

*

Amael, sa mère, Septimine et les apprentis,guidés par le vieil orfèvre, arrivèrent près des pierres sacrées deKarnak, et furent tendrement accueillis par le fils du frère deBonaïk. Amael se fit laboureur, les jeunes apprentis l’imitèrent ets’établirent dans la tribu… À la mort de Bonaïk, la crosseabbatiale fut jointe aux reliques de la famille de Joel, ainsique cette légende écrite par Amael, peu de temps après son retouren Bretagne.

FIN DE LA CROSSE ABBATIALE

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