Les Mystères du peuple – Tome V

ÉPILOGUE – 818-912.

Le défilé de Glen-Clan. – Le marais dePeulven. – La forêt de Cardik. – Les landes de Kennor. – La valléede Lokfern.

 

L’an 818, sept années après qu’Amael et sonpetit-fils Vortigern eurent quitté la cour de Karl, empereur desFranks, pour revenir en Bretagne, trois cavaliers et un piétongravissaient péniblement une des chaînes ardues des Montagnesnoires, qui s’étendent vers le sud-ouest de l’Armorique.Lorsque du haut de l’entassement de rochers à travers lesquelsserpentait la route, les voyageurs abaissaient leurs regardsau-dessous d’eux, ils voyaient à leurs pieds une longue suite decollines et de plaines. Tantôt couvertes de seigles et de blés déjàmûrs, tantôt se déroulant comme d’immenses tapis de bruyères ;çà et là, s’étendaient aussi à perte de vue de vastes marais ;quelques villages auxquels on arrivait par une chaussée,s’élevaient au milieu de ces marécages impraticables qui leurservaient de défense ; ailleurs des troupeaux de moutons noirspaissaient les bruyères roses ou les vertes vallées, qu’arrosaientde nombreux ruisseaux d’eau vive. L’on voyait aussi dans cesherbages des bœufs, des vaches, et surtout grand nombre de chevauxde l’infatigable race bretonne, rude au travail, ardente à laguerre. Les trois cavaliers, précédés du piéton, continuaient degravir la pente escarpée de la montagne ; l’un de cescavaliers, vêtu du costume ecclésiastique, était Witchaire, l’undes plus riches abbés de la Gaule. Les biens immenses de son abbayepresque royale avoisinaient les frontières de la Bretagne ;deux de ses moines, à cheval comme lui, et comme lui vêtus enreligieux de l’ordre de Saint-Benoît, le suivaient. Entreeux marchait une mule de bât, chargée des bagages de cet abbé,homme de petite taille, à l’œil fin, au sourire tantôt béat, tantôtrusé ; le guide, montagnard dans la force de l’âge, robuste ettrapu, portait l’antique costume des Gaulois bretons : largesbraies de toile serrées à sa taille par une ceinture de cuir,justaucorps d’étoffe de laine, et sur son épaule pendait du mêmecôté que son bissac sa casaque de peau de chèvre, quoiqu’on fût enété. Ses cheveux, à demi cachés par un bonnet de laine, tombaientjusque sur ses épaules ; il s’appuyait de temps à autre surson pen-bas, long bâton de houx, terminé par une crosse.Le soleil d’août, en son plein, dardait ses ardents rayons sur leguide, les deux moines et l’abbé Witchaire. Celui-ci, arrêtant soncheval, dit au piéton : – La chaleur est étouffante ; cesrochers de granit nous la renvoient brûlante, comme si elle sortaitde la bouche d’un four ; nos montures sont harassées. Je voislà-bas, à nos pieds, un bois épais ; ne pourrais-tu nous yconduire ? nous nous y reposerions à l’ombre.

Karouër, le guide, secoua la tête et réponditen indiquant du bout de son pen-bas le massif boisé : – Pournous rendre là, il faudrait faire un saut de deux cents pieds, ouun circuit de près de trois lieues dans la montagne ;choisis.

– Poursuivons donc notre route ;mais quand arriverons-nous donc à la vallée de Lokfern ?

– Vois-tu là-bas, tout là-bas, àl’horizon, la dernière de ces cimes bleuâtres ?

– Je la vois.

– C’est le Menèz-c’Hom, la plushaute des montagnes Noires ; cette autre, vers le couchant, unpeu moins éloignée, est le Loch-Renan ; c’est entreces deux montagnes que se trouve la vallée de Lokfern où demeureMORVAN, le laboureur, chef des chefs de la Bretagne.

– Es-tu certain qu’il soit à samétairie ?

– Un laboureur revient toujours à samétairie après le soleil couché.

– Le connais-tu ce Morvan ?

– Je suis de sa tribu ; j’aiguerroyé avec lui lors de nos dernières guerres contre les Franks,du vivant de Karl, leur empereur.

– Ce Morvan est marié, dit-on ?

– Sa femme Noblède le vaut par savaillance. Elle est de la race de Joel, c’est tout dire.

– Qu’est-ce que Joël ?

– Un des plus braves hommes dontl’Armorique ait gardé le souvenir. Sa fille Hêna, la vierge del’île de Sèn, a offert sa vie en sacrifice pour le salut de laGaule, lorsque les Romains ont envahi ce pays, comme les Franksl’ont envahi, et veulent, dit-on, l’envahir encore.

– Vous vous attendez donc à ce queLouis-le-Pieux, fils du grand Karl, vous déclare laguerre ?

– Depuis que tu as passé nos frontières,as-tu vu des préparatifs de bataille ?

– J’ai vu les laboureurs aux champs, lesbergers conduisant leurs troupeaux, les cités ouvertes etpaisibles ; mais l’on sait qu’en votre pays, au premiersignal, bergers, bûcherons, laboureurs et citadins deviennentsoldats.

– Oui, quand on les attaque.

– Ainsi, vous vous attendez à êtreattaqués ?

Karouër regarda fixement l’abbé, sourit d’unair sardonique, ne répondit rien, siffla entre ses dents, etfaisant machinalement tournoyer son pen-bas, il devança d’un piedléger les trois moines.

La nuit s’approchait ; Karouër et ceuxqu’il guidait ayant marché durant tout le jour, arrivèrent à l’undes points culminants de la route montueuse qu’ils suivaient,lorsque soudain l’abbé Witchaire, frappé d’un spectacle étrange,arrêta sa monture. Il remarquait à l’extrême horizon encoredistinct malgré le crépuscule, un feu que l’éloignement rendait àpeine visible. Presque aussitôt des feux pareils s’allumèrent deproche en proche sur les cimes espacées de la longue chaîne desmontagnes Noires. Ces feux apparaissaient de plus en plus éclatantset considérables, à mesure qu’ils étaient plus proches de l’endroitoù se trouvait l’abbé Witchaire. Soudain à vingt pas de lui, il vitpoindre une lueur rougeâtre à travers une fumée épaisse ;bientôt cette lueur se changea en une flamme brillante quis’élançant vers le ciel étoilé, jeta une clarté si vive, quel’abbé, les moines, le guide, les roches, une partie de la rampe dela montagne furent éclairés comme en plein jour. Quelques momentsaprès, des feux pareils, continuant de s’allumer de colline encolline, semblèrent tracer la route que les voyageurs venaient deparcourir, et se perdirent au loin dans la brume du soir. L’abbéWitchaire restait muet d’étonnement. Karouër poussa par trois foisun cri guttural et retentissant comme celui d’un oiseau de nuit. Uncri semblable s’élevant de derrière le plateau de roches oùbrillait la flamme, répondit à l’appel de Karouër.

– Quels sont ces feux qui s’allumentainsi de montagne en montagne ? – dit vivement l’abbé frank,après un premier moment de surprise ; – c’est sans doute unsignal ?

– À cette heure, – répondit le guide, –des feux pareils brillent sur toutes les cimes de l’Armorique,depuis les montagnesd’Arrès, jusqu’aux montagnes Noires età l’Océan.

– Réponds, – s’écria l’abbé frank, – dece signal, quel est le but ?

Karouër, selon sa coutume, ne répondit rien,et hâta le pas en faisant tournoyer son pen-bas.

**

*

La demeure de Morvan le laboureur, élu chefdes chefs de la Bretagne, était située à mi-côte de la vallée deLokfern, au milieu des derniers chaînons des montagnesNoires ; de fortes palissades en troncs de chêne bruts reliésentre eux par de fortes traverses, et placées sur le revers deprofonds fossés, défendaient les abords de cette métairie. Endehors de cette clôture fortifiée s’étendaient, au nord et à l’est,des bois séculaires ; au midi, de vertes prairies descendaienten pente douce jusqu’aux sinuosités d’une rivière rapide bordée desaules et d’aulnaies. Le logis de Morvan, ses granges, ses écuries,ses étables, avaient l’extérieur agreste des constructionsgauloises du vieux temps ; une sorte de porche rustiques’étendait devant l’entrée principale de la maison ; sous ceporche, et jouissant de la fin de ce beau jour d’été, se tenaientNoblède, femme de Morvan, et Josseline, jeuneépouse de Vortigern. Cette toute jeune femme, d’une riante beauté,allaitait son dernier né, ayant à ses côtés ses deux autresenfants, Ewrag et Rosneven, âgés de quatre etcinq ans. Caswallan, druide chrétien, vieillard d’unefigure vénérable, et dont la barbe était aussi blanche que salongue robe, souriait doucement au petit Ewrag, qu’il tenait entreses genoux. Noblède, femme de Morvan et sœur de Vortigern, âgéed’environ trente ans, était d’une grande beauté, quoique saphysionomie fût empreinte d’une vague tristesse, car, depuis dixannées de mariage, Noblède ne connaissait pas encore le bonheurd’être mère. Son grave maintien, sa haute stature, rappelaient cesmatrones qui, aux jours de l’indépendance de la Gaule, siégeaientvaillamment, à côté de leurs époux, aux conseils suprêmes de lanation. Noblède et Josseline filaient leur quenouille, tandis queles autres femmes et filles de la famille de Morvan s’occupaientdes préparatifs du repas du soir ou de divers travaux domestiques,remplissant de fourrages les râteliers que les troupeaux devaienttrouver garnis à leur retour des champs. Le druide chrétienCaswallan tenait sur ses genoux le petit Ewrag, et achevait de luifaire réciter sa leçon religieuse sous cette forme symbolique, luidisant : – « Enfant blanc du druide, réponds-moi ;que te dirai-je ?

– » Dis-moi la division du nombre trois,– reprit l’enfant, – afin que je l’apprenne aujourd’hui.

– » Il y a trois parties dans le monde…trois commencements et trois fins pour l’homme comme pour le chêne…trois célestes royaumes, fruits d’or, fleurs brillantes, petitsenfants qui rient[47]. »Ces trois célestes royaumes où se trouvent les fruits d’or, lesfleurs brillantes et les enfants qui rient, mon petit Ewrag, sontles mondes où vont tour à tour renaître et continuer de vivre deplus en plus heureux ceux-là qui, dans ce monde-ci, ont accomplides actions pures et célestes. Pour les accomplir, ces actions, monenfant, que faut-il être ?

– Être sage, être bon, être juste… ne pascraindre la mort, car nous renaissons de monde en monde avec uncorps toujours nouveau ; aimer la Bretagne comme une tendremère… et la défendre comme on défend sa mère.

– Oui, mon doux enfant, – dit Noblède enattirant à elle le fils de son frère, – souviens-toi toujours deces mots sacrés : – Défendre la Bretagne comme on défend samère ; – et l’épouse de Morvan embrassa tendrement Ewrag.

– Mère ! mère ! – s’écria lepetit Rosneven en frappant joyeusement dans ses mains et s’élançanthors du portique, bientôt suivi de son frère Ewrag, – voici notrepère !

Caswallan, Noblède et Josseline se levèrentaux cris joyeux des enfants, et s’avancèrent à la rencontre de deuxgrands chariots lourdement chargés de gerbes dorées, traînés pardes bœufs. Morvan et Vortigern se tenaient assis à l’avant-train del’une de ces voitures, entourées d’un assez grand nombre d’hommeset de jeunes gens de la famille ou de la tribu du chef des chefs,portant la faucille, la fourche et le râteau des moissonneurs. Àquelque distance derrière eux, venaient les bergers et leurstroupeaux, dont on entendait au loin tinter les clochettes. Morvan,alors dans la force de l’âge, robuste et trapu comme la plupart deshabitants des montagnes Noires, portait leur costumerustique : de larges braies de grosse toile blanche et unechemise de lin qui laissait entrevoir sa large poitrine et son couhâlés, car, par cette rude et chaude journée de moisson, il avaitquitté sa casaque ; ses longs cheveux, châtains comme sa barbetouffue, encadraient son mâle visage, au large front, aux regardsintrépides et perçants. Chez Vortigern, la mâle gravité de l’homme,de l’époux et du père, avait succédé à la fleur de l’adolescence.Ses traits exprimèrent une douce joie à la vue de ses deux enfants,qui accoururent à lui. Il les embrassa tendrement, cherchant desyeux sa femme et sa sœur, qui, accompagnées de Caswallan, netardèrent pas à s’approcher.

– Chère femme, la moisson sera bonne etabondante, – dit Morvan à Noblède. – Et il ajouta en se tournantvers les chariots chargés de gerbes : – As-tu jamais vu plusbeaux épis, paille plus dorée ?

– Morvan, – reprit Josseline, – vousmoissonnez de bonne heure cette année… nous autres, du côté deKarnak, nous laisserons encore nos blés mûrir sur pied pendantquinze ou vingt jours, n’est-ce pas, Vortigern ?

– Non, ma douce Josseline, répondit-il, –j’imiterai Morvan ; dès demain, nous retournerons chez nous,afin de commencer au plus vite notre moisson.

– Je vais, de plus, beaucoup voussurprendre, Josseline, – reprit Morvan ; – car, au lieu delaisser, selon notre vieille et bonne coutume, les gerbesengrangées pour mûrir le grain… ce blé, moissonné aujourd’hui, serabattu cette nuit ; Vortigern et moi, nous ne serons pas lesderniers à jouer du fléau sur l’aire de la grange… Ainsi donc,Noblède, donne-nous vite à souper.

– Quoi, Morvan ! – reprit Josseline,– vous et Vortigern, après cette rude journée de moisson, vousallez encore passer la nuit au travail ?

– Joyeuse nuit, ma Josseline, – repritVortigern, – car, pendant que nous battrons le blé, toi et Noblède,vous nous chanterez quelque chanson… Caswallan nous dira quelquevieux bardit, et, de temps à autre, l’on défoncera une tonned’hydromel pour réconforter les travailleurs.

– Vortigern, – dit en souriant le druidechrétien, – crois-tu donc mes bras tellement affaiblis par l’âge,que je ne puisse plus manier un fléau ?

– Et nous donc ? – reprit gaiementJosseline, – nous, filles et femmes de laboureurs, avons-nous doncperdu l’habitude d’apporter les gerbes sur l’aire ou d’ensacher legrain ?

– Et nous donc ? – dirent à leurtour le petit Ewrag et son frère Rosneven, – est-ce qu’à nous deuxnous ne pourrons pas traîner une gerbe, dis, père ?

– Oh ! vous êtes des vaillants,chers petits, – reprit Vortigern en embrassant ses enfants, tandisque Morvan disait à sa femme :

– Noblède, n’oublie pas de faire porterquelques vivres dans la chambre des hôtes.

– Attendez-vous donc des hôtes,Morvan ? – demanda gaiement Josseline. – Bien-venus ilsseraient ; ils nous aideraient à battre le grain.

– Ma douce Josseline, – répondit ensouriant le chef des chefs, – les hôtes que j’attends mangent leplus pur froment, mais jamais ils ne se donnent la peine de lesemer et de le récolter.

– La chambre des hôtes est préparée, –reprit Noblède, – le sol jonché de feuilles fraîches… Hélas !personne n’y a logé depuis les derniers jours qu’elle a été occupéepar notre aïeul Amael.

– Digne grand-père ! – repritVortigern en soupirant. – Il n’est venu chez vous que pour ylanguir quelques semaines et s’éteindre.

– Que sa mémoire soit bénie comme savie ! – dit Josseline. – Je l’ai connu pendant bien peu detemps, mais je l’aimais et je le vénérais comme un père.

Bientôt la famille de Morvan et tous ceux desa tribu qui cultivaient ses terres avec lui, hommes, femmes etenfants, au nombre de trente personnes environ, s’assirent à unelongue table dressée dans une grande salle, servant à la fois decuisine, de réfectoire et de lieu de réunion pour les veilléesd’hiver. Aux murailles étaient suspendus des armes de chasse et deguerre, des filets de pêche, des brides et des selles de chevaux.Quoiqu’on fût en plein été, telle était la fraîcheur de ce pays debois et de montagnes, que la chaleur, du foyer, devant lequelavaient grillé les viandes du souper, agréait fort auxmoissonneurs. Sa flamboyante clarté se joignait à celle des torchesde bois résineux plantées dans des bras de fer scellés à lamuraille. Lorsque les laboureurs eurent pris leur repas, Morvan seleva le premier de table en disant : – Maintenant, mesenfants, au travail !… La nuit est sereine, nous battrons leblé sur l’aire extérieure de la grange. Deux ou trois torchesplantées entre les pierres de la margelle du puits nous éclaireronten attendant le lever de la lune. Nous aurons achevé notre besognevers une heure de la nuit, nous dormirons jusqu’au point du jour,et nous retournerons aux champs pour achever la moisson.

Les torches, placées au bord du puits,jetèrent leurs vives lueurs sur une partie de la cour et desbâtiments renfermés dans l’enceinte fortifiée. Hommes, femmes,enfants, commencèrent de décharger les chariots remplis de gerbes,tandis que ceux qui devaient battre le grain, et parmi eux Morvan,Vortigern et le vieux Caswallan, attendaient les gerbées le fléau àla main, n’ayant, pour se trouver plus à l’aise, conservé que leursbraies et leurs chemises. Les premières gerbes furent apportées aumilieu de l’aire, et aussitôt retentit le bruit sourd et précipitédes fléaux, vigoureusement maniés par les robustes bras deslaboureurs. Dans l’appréhension d’une guerre prochaine, les Bretonsse hâtaient de moissonner et d’engranger, afin de soustraire leurrécolte sur pied aux ravages de l’ennemi et aussi de l’affamer, carles grains devaient être enfouis dans des cavités recouvertes deterre. Morvan, dont le front se mouillait déjà de sueur, dit enfaisant voltiger rapidement son fléau : – Caswallan, tu nous apromis un bardit ; repose-toi un peu et chante, cela nousdonnera doublement cœur à l’ouvrage.

Le druide chrétien chanta Lez-Breiz,ce vieux bardit national[48], si douxà l’oreille des Bretons, et qui commence ainsi :

« – Entre un guerrier frank etLez-Breiz, a été arrêté un combat en règle ; – QueDieu donne la victoire au Breton et de bonnes nouvelles à ceux deson pays ! – Lez-Breiz disait à son petit serviteur, cejour-là : – Éveille-toi, va me fourbir mon casque, ma lance etmon épée, je veux les rougir du sang des Franks ; je les feraiencore sauter aujourd’hui ! »…

– Vieux Caswallan, – dirent les batteurs,lorsqu’il eut achevé son bardit, qui fit bouillonner leur sangd’une ardeur guerrière, – que les Franks maudits viennent nousattaquer encore, et nous dirons comme Lez-Breiz : À l’aide denos deux bras, faisons-les encore sauter aujourd’hui. – À cemoment, les chiens des bergers, qui depuis quelques instantsgrondaient sourdement, aboyèrent soudain en se précipitant vers laporte de l’enceinte. Quelques instants après, Karouër parutprécédant l’abbé Witchaire et ses deux moines, tous trois à cheval.– C’est ici la demeure de Morvan, – dit le guide à l’abbé, – tupeux mettre pied à terre.

– Quelles sont ces torches que je voislà-bas ? – demanda le prêtre, en descendant de sa monturequ’il remit à l’un des deux moines, – quel est ce bruit sourd quej’entends ?

– C’est celui des fléaux ; sansdoute Morvan bat le grain de sa moisson. Viens, je vais te conduireauprès de lui. – L’abbé Witchaire et son guide s’approchèrent dugroupe de laboureurs éclairé par les torches ; Morvan, occupéà sa besogne et assourdi par le bruit retentissant des fléaux, neput entendre les pas des nouveaux venus. Karouër ayant frappé surl’épaule du chef des chefs pour attirer son attention, il seretourna et dit au guide : – Ah ! c’est toi ; etnotre homme ?

– Le voici, – répondit Karouër en luidésignant son compagnon de voyage.

– Tu es l’abbé Witchaire ? – repritMorvan d’une voix encore haletante de son rude labeur ; puiscroisant ses deux robustes bras sur le manche de son fléau et s’yappuyant, il ajouta : – Je t’attendais, veux-tusouper ?

– Je préfère m’entretenir d’abord avectoi.

– Noblède, – dit Morvan, en essuyant durevers de sa main la sueur qui baignait son front, – une torche, machère femme. – Et se retournant vers l’abbé : – Suis-moi. –Noblède prenant une des torches placées près de la margelle dupuits, précéda son mari et l’abbé Witchaire dans la chambredestinée aux hôtes ; deux grands lits y étaient préparés,ainsi qu’une table garnie de viande froide, de laitage, de pain etde fruits. Noblède, après avoir placé la torche dans un des bras defer scellés à la muraille, se préparait à sortir, lorsque Morvanlui dit avec un accent significatif : – Chère femme, tureviendras me donner le baiser du soir lorsque le battage du grainsera terminé. – Un regard de Noblède répondit à son mari qu’ellel’avait compris ; elle quitta la chambre des hôtes, où Morvanresta seul avec l’abbé Witchaire, qui, s’adressant au chef deschefs : – Morvan, je te salue ; je t’apporte un messagedu roi des Franks, Louis-le-Pieux, fils de Karl-le-Grand.

– Quel est ce message ?

– Il se compose de peu de mots ; lesvoici. – Et il lut : – « Les Bretons occupent uneprovince de l’empire du roi des Franks et refusent de lui payertribut en gage de sa royale souveraineté ; de plus, le clergébreton, généralement infecté d’un vieux levain d’idolâtriedruidique, méconnaît la suprématie de l’archevêque de Tours. Tellessont les conséquences de cette funeste hérésie, que Lant-bert,comte de Nantes, a écrit ceci au roi Louis-le-Pieux : Lanation bretonne est orgueilleuse, indomptable ; tout cequ’elle a de chrétien, c’est le nom ; quant à la foi, auculte, aux œuvres, l’on en chercherait en vain enBretagne[49]. Louis-le-Pieux, voulant mettreterme à une rébellion si outrageante pour l’église catholique etl’autorité royale, ordonne au peuple Breton de payer le tributqu’il doit au souverain de l’empire des Franks, et de se soumettreaux décisions apostoliques de l’archevêque de Tours ; faute dequoi, Louis-le-Pieux, par la force de ses armes invincibles,contraindra le peuple Breton à obéir. »

– Abbé Witchaire, – répondit Morvan,après quelques moments de réflexion, – Amael, aïeul du frère de mafemme, est convenu en 811 avec l’empereur Karl, que si nous nesortions pas de nos frontières, il n’y aurait jamais guerre entrenous et les Franks. Nous avons tenu notre promesse, Karl lasienne ; son fils, que tu appelles le Pieux, ne nousavait point inquiétés jusqu’ici, il veut aujourd’hui nous fairepayer tribut : nous le refusons.

– Louis-le-Pieux est roi, souverain etmaître de la Gaule, la Bretagne fait partie de la Gaule, donc laBretagne lui appartient, et lui doit payer tribut.

– Nous ne payerons à ton roi aucuntribut. Quant à ce qui touche les prêtres, moi, je te diraiceci : Avant leur arrivée en Bretagne, jamais elle n’avait étéenvahie ; depuis un siècle tout a changé : cela devaitêtre. Qui voit la robe noire d’un prêtre, voit bientôt luire l’épéed’un Frank.

– Tu dis vrai dans ton blasphème ;tout prêtre catholique est le précurseur de la royauté franque.

– Nous n’avons que trop de cesprécurseurs-là. Malgré leurs querelles avec l’archevêque de Tours,les bons prêtres sont rares, les mauvais nombreux. Lors desdernières guerres, plusieurs de vos gens d’église, établis enBretagne, ont servi de guides aux Franks, d’autres ont amené latrahison de quelques-unes de nos tribus en les persuadant querésister à vos rois, c’était encourir la colère du ciel. Malgré cestrahisons, nous avons défendu notre liberté, nous la défendronsencore.

– Morvan, tu es un homme sensé ;s’agit-il de vous asservir ? non ; de vous déposséder devos terres ? non. Que demande Louis-le-Pieux ? Que vouslui payiez tribut en hommage de sa souveraineté, rien de plus.

– C’est trop, car c’est inique.

– Écoute-moi ; compare lesépouvantables malheurs que subira la Bretagne si elle refuse dereconnaître la souveraineté de Louis-le-Pieux. Peux-tu préférer leravage de tes champs, de tes moissons, la perte de tes bestiaux, laruine de ta demeure, l’esclavage de tes proches, au payementvolontaire de quelques sous d’or versés pour ta part dans le trésordu roi des Franks ?

– Certes, je préférerais payer vingt sousd’or et n’être point ruiné, mais…

– Laisse-moi achever ; il ne s’agitpoint seulement des biens de la terre ; mais tu as une femme,une famille, des amis ? Voudrais-tu, par vain orgueil derébellion, exposer tant de personnes chères à ton cœur, aux chanceshorribles de la guerre ? d’une guerre sans pitié, je te ledéclare ! Et cela, au moment où, selon toi, tu ne retrouvesplus dans le peuple Breton son indomptable énergied’autrefois ?

– Non, – répondit Morvan d’un air sombreet pensif, les coudes appuyés sur ses genoux et son front cachédans ses deux mains, – non, le peuple Breton n’est plus ce qu’ilétait jadis !

– À mes yeux, ce changement est une desdivines conquêtes de la foi catholique ; à tes yeux c’est unmal, soit, ne discutons pas ; mais enfin ce mal existe, tu esforcé de l’avouer ; la Bretagne, jadis invincible, a étédepuis un siècle plusieurs fois envahie par les Franks ! Cequi est arrivé doit arriver encore ! Et pourtant, malgré cettedéfiance de tes forces, malgré la certitude de succomber, tu veuxessayer une lutte impitoyable, au lieu de payer librement un tributqui n’aliène en rien ta liberté et celle des tiens.

Morvan, ébranlé par les insidieuses paroles del’abbé, garda le silence, puis il dit lentement et aveceffort : – Mais enfin, à quelle somme se monterait le tributque demande ton roi ?

Witchaire tressaillit de joie à ces paroles deMorvan, qu’il crut décidé à une lâche soumission. À ce momentNoblède entra pour donner le baiser du soir à son époux ;celui-ci rougit et devint de plus en plus sombre à l’aspect de safemme ; il la laissa s’approcher de lui sans alleraffectueusement à sa rencontre, ainsi qu’il en avait coutume. LaGauloise devina presque la vérité à l’air embarrassé de Morvan et àla physionomie triomphante de l’abbé frank ; mais dissimulantson chagrin, elle s’avança près de son époux toujours assis, et luibaisa les mains, selon son habitude de chaque soir ; à cescaresses, le chef Breton tressaillit, sa volonté chancelante seraffermit, et, à la vue de sa femme, il l’étreignit passionnémentcontre sa poitrine, au grand courroux de Witchaire, qui voyaitainsi détruire en un instant le résultat de son insidieuxentretien. Heureuse et fière de sentir répondre aux battements deson cœur les vaillants battements du cœur de son mari, la Gauloisele tenant toujours embrassé, s’écria, en jetant un regard de haineet mépris sur le prêtre : – D’où vient donc cetétranger ? que veut-il ? Nous apporte-t-il la paix ou laguerre ?

Morvan ne répondit rien ; de nouvellesincertitudes, ébranlant sa résolution, succédaient en lui à lasalutaire influence de la présence de Noblède. Celle-ci, surprisede ce silence, reprit d’un air digne et triste : – Morvan, jet’ai demandé si cet étranger nous apportait la paix ou laguerre ?

– Ce moine est envoyé par le roi desFranks ; – répondit brusquement le chef Breton ; – qu’ilapporte la paix ou la guerre, c’est l’affaire des hommes et non lavôtre, femme !

Noblède, douloureusement affectée des parolesde son mari, le regardait avec une surprise croissante, lorsquel’abbé croyant le moment opportun pour obtenir de Morvan unedécision favorable, lui dit : – Je repars à l’instant ;quelle réponse porterai-je à Louis-le-Pieux ?

– Vous ne pouvez vous remettre en routesans avoir pris du repos, – se hâta de dire Noblède, eninterrogeant du regard son mari qui semblait retombé dans sespénibles incertitudes ; – il sera temps de partir au lever dusoleil.

– Non, non, – reprit vivement l’abbé,redoutant l’influence de la Gauloise sur l’esprit de son mari, – jerepars à l’instant. Réponds, Morvan ! Porterai-je àLouis-le-Pieux des paroles de paix ou de guerre ?

Mais le chef Breton se leva et se dirigeantvers la porte, répondit à Witchaire : – Je veux la nuit pourréfléchir ; – et malgré les instances de l’abbé, il sortit dela chambre des hôtes avec Noblède.

Quelques instants après, Morvan, sa femme,Vortigern et Caswallan étaient réunis non loin de la maison sous unchêne immense ; la lune se levait radieuse à l’horizon. Lechef Breton tendit la main à Noblède, et lui dit : – Mabien-aimée femme, mes paroles ont été dures ;pardonne-les-moi.

– Elles m’avaient affligée, non blessée.Ce n’est pas à toi que je les reproche, mais à ce prêtreétranger.

– Oui, ébranlé par son langage, marésolution chancelait, mais à ta vue, chère femme, j’ai ressenti leremords de ma faiblesse.

– Et ce messager du roi des Franks, –reprit Vortigern, – que veut-il ?

– Si nous consentons à payer tribut àLouis-le-Pieux et à le reconnaître comme souverain, nous éviteronsune guerre implacable. J’ai hésité un moment, et je l’avoue,j’hésite encore devant les désastres d’une lutte nouvelle.

– Hésiter ! – s’écria Vortigern, –quoi ! céder à la menace ?

– Frère, – répondit tristement Morvan, –le peuple Breton n’est plus ce qu’il était jadis !

– Tu dis vrai, – reprit Caswallan, – lesouffle catholique, toujours mortel à la liberté des peuples, apassé sur ce pays ; le patriotisme d’un grand nombre de nostribus s’est refroidi ; veux-tu l’éteindre ? Subissonsune paix honteuse, et avant un siècle, la Bretagne sera peupléed’esclaves !

– Frère, frère ! – ajouta Vortigern,en s’adressant au chef des chefs, – prends garde ! céder à lamenace au lieu de retremper l’énergie bretonne dans cette luttesainte, trois fois sainte, contre l’étranger, c’est nous perdre parl’avilissement ! Aujourd’hui nous payerons tribut au roi desFranks pour éviter la guerre ; demain, nous lui concéderons lamoitié de nos terres pour qu’il nous laisse maîtres du reste ;plus tard nous subirons l’esclavage, ses hontes, ses misères, pourconserver seulement notre vie : la chaîne sera rivée ;nous la traînerons durant des siècles !

– Ô malheur et infamie sur laBretagne ! – s’écria Noblède avec une indignationdouloureuse ; – sommes-nous donc tombés si bas, que l’on envienne à mesurer la longueur de notre chaîne ? Quoi !voici trois hommes vaillants, sages, éprouvés, perdant leur tempset leurs paroles à discuter l’insolente menace d’un roifrank ! et pour lui répondre il ne fallait qu’une minute,qu’un mot : LA GUERRE !

Les trois Bretons bondirent à ce mot de :guerre prononcé par Noblède avec un héroïqueenthousiasme ; elle poursuivit dans son exaltationcroissante : – Ô Gaulois dégénérés ! il y a huit siècles,en ce pays où nous sommes, César, le plus grand capitaine du monde,commandant la plus formidable armée du monde, envoya aussi desmessagers sommer la Bretagne de lui payer tribut ; on répondità ces Romains en les chassant honteusement de la cité deVannes ; le soir même, Hêna, notre aïeule, offrait son sang àHésus pour la délivrance de la Gaule, et le cri de guerreretentissait d’un bout à l’autre du pays, je t’en prends à témoin,astre sacré, toi qui éclairas cette nuit sublime ! – s’écriaNoblède en levant ses mains vers l’Armorique, – Albinik le marin etsa femme Méroë, accomplissaient un voyage de vingt lieues à traversles plus fertiles contrées de la Bretagne, incendiées par lespopulations elles-mêmes ! César n’avait plus devant lui qu’undésert de ruines fumantes, et le jour de la bataille de Vannes,toute notre famille, femmes, jeunes filles, enfants, vieillards,combattaient ou mouraient vaillamment ! Ah ! ceux-làs’inquiétaient peu des terribles chances de la bataille !Vivre libres ou périr, telle était leur foi ; ils lascellaient de leur sang ; et allaient revivre dans les mondesinconnus ! – Noblède parlait ainsi, lorsque l’abbé Witchaire,qui s’était adressé aux gens de la ferme pour retrouver Morvan,s’approcha du chêne, autour duquel il vit le chef breton,Caswallan, Noblède et Vortigern. Quoique la lune brillât de toutson éclat au firmament étoilé, les premiers feux de l’aube, hâtiveà la fin du mois d’août, rougissaient déjà l’Orient. – Morvan, –dit l’abbé Witchaire, – le jour va bientôt paraître, je ne puisattendre plus longtemps ; quelle est ta réponse au message deLouis-le-Pieux ?

– Prêtre ! ma réponse ne te chargerapas la mémoire : « Va dire à ton roi que nous luipayerons tribut… avec du fer[50]. »

– Tu veux la guerre ! tu l’aurasdonc sans merci ni pitié ! – s’écria l’abbé furieux, ets’élançant sur son cheval, que les moines venaient d’amener, ilajouta en se retournant vers le chef des chefs :

– La Bretagne sera ravagée,incendiée ! il ne restera pas une maison debout.Tremble ! le dernier jour de ce peuple est arrivé ! – Enprononçant ces derniers mots, le prêtre sembla du geste maudire etanathématiser le chef breton ; éperonnant alors son chevalavec rage, et suivi de ses deux moines, il s’éloigna rapidement. Aubout d’un quart d’heure à peine, Witchaire entendit derrière lui legalop d’un cheval ; il se retourna et vit venir un cavalier àtoute bride : c’était Vortigern. L’abbé s’arrêta, cédant à undernier espoir ; il dit au frère de Noblède : – Puisse tavenue être d’un heureux présage. Morvan regrette sans doute sarésolution insensée ?

– Morvan regrette que dans taprécipitation, toi et tes deux moines, vous soyez partis sansguides ; vous pourriez vous égarer dans nos montagnes. Jet’accompagnerai jusqu’à la cité de Guenhek ; là, je tedonnerai un guide sûr, qui te conduira jusqu’aux frontières.

– Jeune homme, écoute-moi. Tu es,m’a-t-on dit, le frère de l’épouse de Morvan ; tâche, pour lesalut de la Bretagne, de faire revenir cet homme sur sa résolutioninsensée.

– Moine, les feux allumés sur nosmontagnes pendant la dernière nuit de ton voyage étaient un signald’alarme donné à nos tribus de se préparer à la guerre, et de hâterleurs récoltes ; ton roi veut la guerre, il aura laguerre ! Pas un mot de plus à ce sujet. Maintenant, réponds,je te prie, à une question : Tu viens de la courd’Aix-la-Chapelle ? Que sont devenues les filles de l’empereurKarl ?

L’abbé regarda Vortigern avec surprise etreprit : – Que t’importe le sort des filles del’empereur ?

– Il y a huit ans j’ai accompagné monaïeul à Aix-la-Chapelle ; là, j’ai vu les filles de Karl.Telle est la cause de ma curiosité sur leur sort.

– Les filles de Karl ont été, par l’ordrede leur frère Louis-le-Pieux, reléguées dans des monastères, –répondit brusquement Witchaire. – Puissent-elles par leur repentirmériter le pardon de leur abominable libertinage.

– Thétralde a-t-elle partagé le sort deses sœurs ?

– Thétralde est morte depuislongtemps.

– Elle ! – s’écria Vortigern sanspouvoir cacher son émotion. – Pauvre enfant !… morte sijeune !

– De celle-là, du moins, l’auguste Karln’a jamais eu à rougir.

– Quelle a été la cause de la mort decette enfant ?

– On l’ignore. Elle avait joui jusqu’àquinze ans d’une santé florissante, soudain elle est devenuelanguissante, maladive, et à seize ans à peine elle s’est éteinteentre les bras de son père, qui l’a toujours pleurée. Mais assezparlé des filles de Karl-le-Grand ; une dernière fois veux-tu,oui ou non, tenter de faire revenir Morvan de sa résolution, quisera la perte de ce pays ? Tu gardes le silence ; est-ceun refus ? Réponds, réponds donc ! – Vortigern, absorbédans ses pensées, resta muet et triste, songeant à cette enfantmorte si jeune, et dont le souvenir touchant avait longtemps remplison cœur. L’abbé, impatienté du silence prolongé du Breton, lui mitla main sur l’épaule et lui dit : – Je te demande si tu veux,oui ou non, tenter de faire renoncer Morvan à sa résolutioninsensée ?

– Une dernière fois je te dis ceci,moine : Ton roi veut la guerre, il aura la guerre. – EtVortigern, retombé dans ses réflexions, chemina silencieux à côtéde Witchaire jusqu’à ce que les cavaliers eussent atteint la citéde Guenhek. Là, Vortigern confia la conduite de l’abbé à un guidesûr, et tandis que le messager de Louis-le-Pieux se dirigeait versles frontières de la Bretagne, le frère de Noblède regagna lademeure de Morvan.

LE DÉFILÉ DE GLEN-CLAN.

Le défilé de Glen-Clan est le seulpassage praticable à travers le dernier chaînon des montagnesNoires, ceinture de granit qui défend le cœur de la Bretagne.Il est si étroit, le défilé de Glen-Clan, qu’un chariot peut àpeine y trouver passage ; elle est si rapide, la pente dudéfilé de Glen-Clan, que six paires de bœufs suffisent à peine àtraîner un chariot sur sa rampe escarpée, du haut de laquelle unepierre roulerait d’elle-même avec vitesse jusqu’en bas de ce chemincreusé comme le lit d’un torrent, au fond d’immenses rochers à picde cent pieds de hauteur. Un bruit lointain, d’abord confus, et deplus en plus rapproché, vient troubler le profond silence de cettesolitude ; on distingue peu à peu le sourd piétinement de lacavalerie, le cliquetis des armes de fer sur des armures de fer, lepas cadencé de nombreuses troupes de piétons, le cri de la roue deschariots cahotant sur un sol pierreux, le hennissement des chevaux,le mugissement des attelages de bœufs ; tous ces bruits diversse rapprochent, grandissent, se confondent, ils annoncentl’approche d’un corps d’armée considérable. Soudain le cri lugubreet prolongé d’un oiseau de nuit se fait entendre à la cime desroches qui surplombent les défilés ; d’autres cris, de plus enplus éloignés, répondent au premier signal comme un écho de plus enplus affaibli ; puis l’on n’entend plus rien… rien que lebruit tumultueux du corps d’armée qui s’avance. Une petite troupeparaît à l’entrée de ce tortueux passage, un moine à cheval laguide ; toujours les gens d’église, toujours ! lorsqu’ils’agit d’une conquête spoliatrice et sanglante ! À côté de cemoine marche un guerrier de grande taille, revêtu d’une richearmure ; son bouclier blanc, sur lequel sont peintes troisserres d’aigle, pend à l’arçon de sa selle, une masse de fer pendde l’autre côté ; derrière ce chef frank s’avancent quelquescavaliers accompagnés d’une vingtaine d’archers saxons,reconnaissables à leurs larges carquois.

– Hugh, – dit le chef des guerriers àl’un de ses hommes, – prends avec toi deux cavaliers, cinq ou sixarchers te précéderont pour s’assurer que nous n’avons pas àcraindre d’embuscade ; à la moindre attaque, repliez-vous surnous en poussant le cri d’alarme. Je ne veux pas imprudemmentengager le gros de ma troupe dans ce défilé. – Hugh obéit à sonchef. Cette petite avant-garde, hâtant le pas malgré la penterapide de la route tortueuse, disparut à l’un de ses tournants.

– Neroweg, la mesure est sage, – dit lemoine ; – l’on ne saurait s’avancer avec trop de précautiondans ce maudit pays de Bretagne ; je l’habite depuislongtemps, je le connais.

– Ainsi, au sortir de ces défilés, nousentrerons dans un pays de plaine ?

– Oui, mais auparavant nous aurons àtraverser le marais de Peulven et la forêt deCardik ; puis nous arriverons aux vastes landes deKennor, rendez-vous des deux autres corps d’armée deLouis-le-Pieux qui se dirigent vers ce point en traversant larivière de la Vilaine et le défilé des montsOroch, comme nous allons traverser celui-ci. Morvan,attaqué de trois côtés, est perdu.

– Je crains toujours de tomber dansquelque embuscade. Comment un passage aussi important que celui-cin’est-il pas défendu ?

– Tu vas le comprendre. Je t’ai dit leplan de campagne de Morvan, tel qu’il m’a été livré par Kervor,excellent catholique, et chef des tribus du sud que nous venons detraverser sans rencontrer la moindre résistance.

– Il est vrai ; ces populations nousapportaient des vivres, et à ta voix s’agenouillaient à notrepassage.

– Du temps des autres guerres, tu auraislaissé la moitié de tes troupes dans ce pays entrecoupé demarécages, de haies et de bois ; aujourd’hui, tu l’as traverséen maître ! D’où vient ce changement ? de ce que la foicatholique pénètre peu à peu chez ces peuples jusqu’alorsindomptables ; nous leur avons prêché la soumission àLouis-le-Pieux, les menaçant du feu éternel s’ils résistaient à vosarmes. Ils ont craint l’enfer et nous ont obéi.

– En effet, plusieurs Centeniers de cesvieilles bandes, qui ont guerroyé ici du temps de Karl-le-Grand, medisent chaque jour qu’ils ne reconnaissent plus ce peuple breton,jadis presque invincible. Cependant, moine, malgré tesexplications, je ne puis comprendre que le passage de ces défiléssoit abandonné.

– Rien de plus simple, cependant ;Morvan, d’après son plan de campagne, comptait sur la résistancedes tribus que nous venons de traverser, et que cette résistancedurerait deux ou trois jours ; Kervor, chef de ces tribus, estau contraire venu m’instruire des desseins de Morvan, et m’assurerque ses hommes ne se battraient pas ; ces excellentscatholiques ont tenu parole ; aussi, en un jour, sans tirerl’épée, tu as traversé un pays qui, sans la défection de Kervor,devait te coûter plus de trois jours de bataille et le quart de testroupes. Morvan, ne se doutant pas de ta prompte arrivée auxdéfilés de Glen-Clan, ne les enverra occuper que ce soir oudemain ; il n’a pas assez de combattants pour les laisser unou deux jours oisifs, surtout lorsqu’il est attaqué de trois côtésdifférents par trois corps d’armée.

– Je n’ai rien à répondre à cela, père enChrist ; tu connais le pays mieux que moi. Ah ! que cetteguerre réussisse, j’aurai ma part des terres de la conquête. Selonla promesse de Louis-le-Pieux, je deviendrai aussi puissantseigneur en Bretagne que Gonthram, mon frère aîné, l’est enAuvergne, depuis la conquête de Clovis.

– Et tu n’oublieras pas de doter leséglises. Songes-y, sans l’appui des prêtres catholiques, aucuneconquête n’est possible !

– Je ne serai pas ingrat, bon père ;j’emploierai une partie du butin que nous ferons ici à bâtir unechapelle à saint Martin, pour lequel notre famille a toujoursconservé une dévotion particulière ; mais, toi, qui sais lesusages de ces damnés Bretons, en quels lieux cachent-ils leurargent ? L’on dit que lorsqu’ils fuient leurs maisons, ils nelaissent que les quatre murs, et se retirent, avec leurs trésors,au fond de retraites inaccessibles ?

– Quand nous arriverons au cœur du pays,où s’est concentrée la résistance, je t’indiquerai le moyen dedécouvrir ces riches cachettes ; elles sont presque toujoursenfouies au pied de certaines pierres druidiques, pour lesquellesgrand nombre de ces païens conservent un culte idolâtre ; ilscroient ainsi mettre leurs trésors sous la protection de leursdieux exécrables !

– Mais, ces pierres, où leschercher ? À quels signes les reconnaître ?

– C’est mon secret, Neroweg ; cesera le nôtre, lorsque nous serons, je te l’ai dit, au cœur dupays. – En devisant ainsi, le moine et le chef frank gravissaientlentement les pentes escarpées du défilé ; de temps à autrequelqu’un des cavaliers ou des soldats de pied, détachés enéclaireurs, venaient instruire Neroweg de leurs observations.Enfin, Hugh, de retour, apprit à son chef que rien ne pouvait fairesoupçonner une embuscade. Neroweg, complètement rassuré par cesrapports et par les affirmations du moine, donna l’ordre de faireavancer ses troupes, les hommes de pied d’abord, ensuite lescavaliers, après eux les bagages, et enfin un dernier corps desoldats de pied. Le corps d’armée s’ébranlant, s’engagea dans cettepasse si resserrée, que quatre hommes pouvaient à peine y marcherde front. Cette longue et tortueuse file d’hommes, couverts de fer,pressés les uns contre les autres, et cheminant lentement, offrait,du sommet des rochers qui dominaient cette route étroite, un aspectétrange ; on eût dit un gigantesque serpent à écailles de ferdéployant ses replis sinueux dans un ravin creusé entre deuxmurailles de granit. La confiance des Franks, assez ébranlée aumoment où ils s’engagèrent dans ce passage si propice auxembuscades, se raffermit bientôt. Déjà l’avant-garde, queprécédaient Neroweg et le moine, approchait de l’issue du défilé deGlen-Clan, tandis que, commençant à peine à y entrer, les chariotsde bagages, attelés de bœufs, se mettaient en mouvement suivis del’arrière-garde, composée de cavaliers Thuringiens et d’archersSaxons. Les derniers chariots et la tête de l’arrière-gardeentraient dans le défilé, lorsque soudain le cri lugubre d’unoiseau de nuit, cri semblable à ceux qui avaient salué l’approchedes Franks, retentit de loin en loin sur la cime des deuxescarpements ; aussitôt s’en détachant, poussés par des brasinvisibles, plusieurs énormes blocs de rochers roulèrent, bondirentdu haut en bas des montagnes avec le fracas de la foudre, tombèrentau milieu des chariots, et en broyèrent un grand nombre, écrasantou mutilant leurs attelages. Les voitures brisées, les bœufs tuésou furieux de leurs blessures, s’affaissant ou se ruant les unscontre les autres, jetèrent un désordre effroyable dansl’arrière-garde des Franks, hors d’état d’avancer parmi cesobstacles, et ainsi séparée du gros des troupes, elle fut réduite àl’impuissance. Dans toute la longueur du défilé de Glen-Clan, desfragments de rochers roulèrent ainsi du haut des cimes, écrasant,décimant la file compacte des guerriers ; ce gigantesqueserpent de fer, mutilé, coupé en plusieurs tronçons ensanglantés,grouillait convulsivement au fond du ravin, lorsque ses deuxfaîtes, se couronnant d’une foule de Bretons, jusqu’alors cachés,ceux-ci firent pleuvoir une grêle de flèches, d’épieux, de pierres,sur les cohortes franques éperdues, épouvantées, impuissantes etenserrées entre ces deux murailles de granit, du sommet desquellesnos rudes hommes envoyaient à l’ennemi une mort prompte et sûre.Vortigern commandait ces vaillants, son arc d’une main, soncarquois au côté ; pas un de ses traits ne manquait son but.Terrible boucherie ! superbe carnage ! les cris de guerreet de triomphe des Gaulois armoricains répondaient aux imprécationsdes Franks ! terrible boucherie ! superbe carnage !cela dura tant que nos hommes eurent à lancer une pierre, un trait,un épieu. Ses munitions et celles de ses compagnons épuisées,Vortigern s’écria de la cime d’un rocher, en faisant aux Franks ungeste de défi : – Nous défendrons ainsi notre sol pied àpied ; chacun de vos pas sera marqué par votre sang ou par lenôtre : toutes nos tribus ne sont pas lâches et traîtres commecelles de Kervor, le bon catholique ! – Et Vortigern entonnale chant guerrier laissé par son aïeul Scanvoch, le frère de laitde Victoria la Grande : « – Ce matin nous disions :– Combien sont-ils donc ces Franks ? – Combien sont-ils doncces barbares ? – Ce soir nous dirons : – Combienétaient-ils ces Franks ? – Combien étaient-ils cesbarbares ? »

LE MARAIS DE PEULVEN.

Le marais de Peulven estimmense ; il forme, à l’est et au sud, une sorte debaie ; ses rives sont bordées par la lisière de l’épaisseforêt de Cardik ; au nord et à l’ouest, il baigne la penteadoucie des collines qui succèdent aux derniers chaînons desmontagnes Noires dont les cimes apparaissent à l’horizon,empourprées par les derniers rayons du soleil ; une jetée, oulangue de terre aboutissant aux confins de la forêt, traverse lemarais de Peulven dans toute sa longueur ; le silence estprofond dans cette solitude ; les eaux dormantes réfléchissentles teintes enflammées du couchant, de temps à autres des volées decourlis, de hérons et d’autres oiseaux aquatiques, s’élevant dumilieu des roseaux dont le marais est en partie couvert, tournoientou montent vers le ciel en poussant leurs cris plaintifs. Plusieurscavaliers franks, après avoir gravi le revers de la colline,arrivent à son faîte, y arrêtent leurs chevaux, leurs regardsplongent au loin sur le marais, et après quelques moments d’examenils tournent bride afin d’aller rejoindre Neroweg et le moine dontles soldats ont été décimés, quelques heures auparavant, au fonddes défilés de Glen-Clan, et, ensuite, continuellement harcelés surleur route par de petites troupes de Bretons qui, embusquéesderrière les haies ou dans de profonds fossés à demi couverts debroussailles, attaquaient à l’improviste l’avant-garde oul’arrière-garde des Franks, et après des engagements acharnésdisparaissaient à travers ce terrain coupé d’obstacles de toutenature, impraticable à la cavalerie, et complètement inconnu dessoldats de pied qui n’osaient s’éloigner de la colonne principale,craignant de tomber dans de nouvelles embuscades. Neroweg, àcheval, à côté du moine, se tenait au sommet d’une colline peuéloignée de celle que les éclaireurs avaient gravie ; ilattendait leur retour pour continuer sa route. À quelque distancedu chef, l’avant-garde faisait halte ; plus loin, le gros deses troupes faisait halte aussi ; une partie del’arrière-garde avait dû rester à une lieue de là pour garder lesbagages, les chariots et les blessés de ce corps d’armée quiauraient ralenti sa marche. Les traits du chef des Franks étaientsombres, abattus ; il disait au moine : – Ah !quelle guerre ! quelle guerre ! J’ai combattu lesNorth-mans, lorsqu’ils ont attaqué nos camps fortifiés àl’embouchure de la Somme et de la Seine ; ces damnés piratessont de terribles ennemis, aussi prompts à l’offensive qu’à laretraite qu’ils trouvent dans ces légers bateaux à bord desquelsils viennent des mers du Nord jusque sur les côtes de laGaule ; mais par saint Martin ! ces maudits Bretons sontencore plus endiablés, plus insaisissables que ces pirates,redoutables hommes pourtant que ces North-mans ! ils ont étél’inquiétude des dernières années de Karl, le grand empereur !ils sont la désolation de son fils. – Puis Neroweg répéta d’un airsinistre, – Ah ! quelle guerre ! quelle guerre !

Le moine se retourna sur sa selle, et étendantla main dans la direction que les troupes des Franks venaient deparcourir, il dit à Neroweg : – Regarde vers l’Occident.

Le chef des Franks, suivant l’indication duprêtre, vit derrière lui, de loin en loin, des tourbillons de fuméeteintée de feu qui s’élevaient des collines que l’armée laissaitderrière elle. Le moine dit alors au Frank :

– Vois ! l’incendie signale partoutnotre passage ; les bourgs, les villages abandonnés par leurshabitants en fuite, ont été par nos ordres livrés auxflammes ; les Bretons n’ont pas, comme les pirates North-mans,la ressource de leurs bateaux pour fuir sur l’Océan avec leursrichesses. Nous poussons devant nous ces populations fuyardes, lesdeux autres corps d’armée de Louis-le-Pieux font de leur côté unepareille manœuvre, aussi devons-nous comme eux arriver demain matindans la vallée de Lokfern ; là se trouverontrefoulées, acculées, les populations attaquées depuis plusieursjours au sud, à l’est et au nord ; là, entourées d’un cerclede fer, elles seront anéanties ou emmenées en esclavage. Ah !cette fois la Bretagne à jamais domptée sera soumise enfin à la foicatholique et à la puissance des Franks ! Qu’importe que tessoldats aient été décimés pour le triomphe de la foi et de laroyauté franque ! les troupes qui te restent jointes auxautres corps de l’armée, ne suffiront-elles pas pour exterminer lesBretons ?

– Moine, – répondit brusquement Neroweg,– tes paroles ne me consolent pas de la mort de tant de vaillantsguerriers, dont les os blanchiront au fond du défilé de Glen-clanet dans les bruyères de ce maudit pays !

– Envie plutôt leur sort ; ils sontmorts pour la religion, le paradis leur est assuré.

Neroweg hocha la tête et reprit après un assezlong silence : – Tu m’as promis de m’indiquer les lieux où cespaïens Bretons enfouissent leurs richesses ?

– Écoute : au delà du marais dePeulven que nous devons traverser, est une forêt profonde, où setrouvent grand nombre de pierres druidiques ; je suis certainqu’en fouillant à leurs pieds, nous trouverons de grosses sommesd’argent enfouies là depuis le commencement de la guerre.

– Et à cette forêt, quandarriverons-nous ?

– Ce soir, avant la tombée de lanuit.

– Engager mes troupes si tard dans cetteforêt, et tomber dans quelque embuscade pareille à celle du défilé,non ! non ! – s’écria Neroweg ; – le jour touche àsa fin, nous camperons cette nuit au milieu des collines nues oùnous sommes ; l’on n’a point à redouter ici de surprises.

– Tes éclaireurs sont de retour, – dit leprêtre au chef des Franks, – interroge-les avant de prendre unerésolution.

– Neroweg, – dit l’un des cavaliers quivenaient de descendre le versant de la colline opposée, – aussiloin que la vue peut s’étendre, l’on n’aperçoit rien sur le marais,pas un homme, pas un bateau et sur ses rives aucune hutte, aucunretranchement. La lisière d’une grande forêt borne ce marais àl’horizon.

Le chef frank, impatient de juger de ladisposition du terrain, eut bientôt, suivi du moine, atteint lefaite de la colline ; de là il vit l’incommensurable napped’eau dont la morne surface miroitait aux derniers feux du soleilcouchant ; la chaussée verdoyante, coupant de grands massifsde roseaux, allait rejoindre la lisière de la forêt. – Il n’y a pasdu moins à craindre d’embûches durant la traversée de cettesolitude, – dit Neroweg ; – cette marche peut durer unedemi-heure au plus.

– Et il reste environ une heure de jour,– reprit le moine. – La forêt que tu aperçois là-bas s’appelle laforêt de Cardik ; elle s’étend très-loin à droite et à gauchedu marais, puisque à l’ouest elle atteint le rivage de la merarmoricaine ; mais la partie qui fait face à la jetée a toutau plus un demi-quart de lieue de largeur ; nous pourronsl’avoir traversée avant la fin du jour, et nous arriverons alorsaux landes de Kennor, plaine immense où tu pourras camperen toute sécurité. Demain à l’aube, nous retournerons dans la forêtfouiller au pied des pierres druidiques où doivent être enfouiesles richesses des Bretons.

Neroweg, après quelques moments d’hésitation,tenté par la cupidité, envoya un homme de son escorte donnerl’ordre à ses troupes de se mettre en marche afin de traverser lachaussée, large d’environ trente pieds, parfaitement plane,recouverte d’herbe fine et accessible aux regards d’un bout àl’autre. Neroweg, se sentit rassuré ; néanmoins se souvenantdes rochers de Glen-Clan, il ordonna prudemment à plusieurscavaliers de précéder de cent pas les troupes. Celles-ci, à lasuite de leur chef, commençant de défiler sur la chaussée, elle futbientôt couverte de troupes dans toute sa longueur ; au loinl’on voyait massées depuis le pied jusqu’au sommet de la collineles dernières cohortes de l’armée, s’ébranlant à mesure qu’arrivaitleur tour de passage. Soudain, de loin en loin et du milieu deplusieurs massifs de roseaux, disséminés le long de la langue deterre, s’élevèrent des cris d’oiseaux de nuit, cris semblables àceux qui avaient déjà retenti sur la cime des rochers de Glen-clan.À ce signal les coups sourds et réitérés de plusieurs cognéessemblèrent répondre, puis la chaussée, en différents endroits,s’effondra sous les pieds des soldats ; malheur à ceux qui setrouvèrent sur ces espèces de trappes, construites de poutres et defortes claies cachées sous une couche de terre gazonnée ;cette invention, due à Vortigern, qui durant ses longues veilléesd’hiver s’amusait au charronnage ; cette invention fort simpleétait d’un succès certain ; ces ponts mobiles pouvaient ousupporter le poids des troupes qui les traversaient, ou basculersous leurs pas, si l’on coupait à coups de hache certaines énormeschevilles de bois, seul point d’appui de ces planchers volants.Vortigern et bon nombre d’hommes de sa tribu, plongés dans l’eaujusqu’au cou, s’étaient tenus immobiles, muets, invisibles aumilieu des roseaux qui à l’endroit des trappes bordaient la jetée.Lorsqu’elle fut entièrement couverte de soldats Franks, les hachesjouèrent, les chevilles tombèrent, et elle se trouva soudain coupéepar plusieurs tranchées de vingt pieds de largeur au fonddesquelles s’entassèrent pêle-mêle piétons, cavaliers et chevaux,reçus dans leur chute sur la pointe aiguë d’une grande quantité depieux enfoncés à fleur d’eau. À l’aspect de ces terribles piègess’ouvrant sous leurs pas, aux cris féroces des blessés, uneffroyable désordre suivi d’une terreur panique se répand parmi lesFranks ; croyant la chaussée partout minée, ils refluentéperdus les uns sur les autres, soit en avant, soit en arrière destranchées ; les chevaux épouvantés se cabrent, se renversent,ou furieux s’élancent dans le marais où ils disparaissent avecleurs cavaliers. Au plus fort de la déroute, Vortigern et sesBretons, choisis parmi les meilleurs archers, se dressent du milieudes roseaux et font pleuvoir une grêle de traits sur cetamoncellement de guerriers éperdus de frayeur, se foulant aux piedsou écrasés par les chevaux ; d’autres cris de guerre lointainsrépondent à l’appel de Vortigern, et une foule de Bretons sortis dela lisière de la forêt se rangent en bataille sur la rive dumarais, prêts à disputer aux Franks le passage, s’ils osaient letenter. La vue de ces nouveaux ennemis porte à son comble lapanique des troupes de Neroweg ; au lieu de marcher vers lalisière de la forêt, elles tournent casaque afin de rejoindre legros de l’armée encore massée sur la colline, et se ruent de cecôté avec une telle furie que la profondeur des tranchées estbientôt comblée par les corps d’une foule de guerriers blessés,mourants ou morts, et cet entassement de cadavres sert de pont auxfuyards criblés de traits par les Bretons. Alors Vortigern et sesvaillants répètent ce chant de guerre dont avaient déjà retenti lesdéfilés de Glen-Clan : « – Ce matin, nous disions :– Combien sont-ils ces Franks ? – Combien sont-ils cesbarbares ? – Ce soir, nous disons : – Combien étaient-ilsces Franks ? – Combien donc étaient-ils cesbarbares ? »

LA FORÊT DE CARDIK.

– Quelle guerre ! quelleguerre ! – disaient les guerriers de Louis-le-Pieux, laissantà chaque pas les ossements de leurs compagnons au milieu desrochers et des marais de l’Armorique. Quelle guerre ! chaquehaie des champs, chaque fossé des prairies cache un Breton au coupd’œil sûr, à la main ferme : la pierre de la fronde, la flèchede l’arc sifflent et ne manquent jamais le but… Quelleguerre ! Le creux des précipices, la vase des eaux dormantes,engloutissent les cadavres des soldats franks ; pénètrent-ilsdans les forêts, le danger redouble ; chaque taillis, chaquecime d’arbre recèle un ennemi. Aussi la veille, n’osant pénétrerdans la forêt de Cardik, soudain environnée d’une ceinture debraves, Neroweg, échappé au désastre du marais de Peulven, Nerowega fui en disant : – Quelle guerre ! quelle guerre !– La nuit, il l’a passée, ainsi que son armée, de plus en plusamoindrie, la nuit il l’a passée sur les collines, où il neredoutait pas d’embuscades. Voici l’aube ; la honte, la rageau cœur, songeant à sa déroute de la veille, le chef frank faitsonner trompettes et clairons. À la tête de ses guerriers iltraverse de nouveau la jetée du marais ; il veut pénétrer devive force dans la forêt de Cardik. Piétons et cavaliers foulent denouveau les cadavres entassés dans la profondeur destranchées ; aucune embuscade n’a retardé le passage desFranks. Au lever du soleil les dernières phalanges ont traversé lemarais, toutes les troupes de Neroweg sont développées sur lalisière de la forêt ; elle sert de retraite aux Gauloisarmoricains ; ils s’y sont retirés la veille. Ces boisséculaires s’étendent à l’ouest jusqu’aux bords escarpés d’unerivière qui se jette dans la mer, et à l’est, jusqu’à d’insondablesprécipices. Furieux de sa défaite de la veille, espérant piller lesrichesses enfouies au pied des pierres druidiques, le chef frankpeut à peine contenir son ardeur farouche ; toujoursaccompagné du moine, grièvement blessé la veille, il s’avance versla forêt : les chênes, les ormes, les frênes, les bouleauxpressent leurs troncs gigantesques, entrelacent leursbranchages ; entre ces troncs, ce ne sont que taillis, ronces,broussailles ; une seule route tortueuse s’offre à la vue deNeroweg ; il s’y engage ; c’est à peine si le jour peutpénétrer cette voûte de verdure, formée par les cimes touffues desgrands arbres. Des fourrés de houx de sept à huit pieds d’élévationbordent le chemin, leurs feuilles épineuses rendent ces retraitesimpénétrables. Les soldats, ne pouvant s’écarter ni à droite ni àgauche, sont forcés de suivre ce défilé de verdure, encore frappésdu souvenir de leurs désastres récents, ils s’avancent avecdéfiance à travers la sombre forêt de Cardik, se parlant à voixbasse, et de temps à autre interrogeant d’un regard inquiet la cimetouffue des arbres ou les taillis des bords de la route. Cependantrien n’a jusqu’alors justifié la crainte des cohortes ; lebruit sourd et cadencé de leur marche, le cliquetis de leursarmures, troublent seuls le silence de la forêt. Ce silence mêmeredouble le vague effroi des Franks ; ils étaient d’abordsilencieux aussi les défilés de Glen-Clan et le marais dePeulven ! Déjà plus de la moitié de l’armée est engagée dansces grands bois lorsqu’à l’un des détours de la route, Neroweg, quimarchait en tête, accompagné du moine, s’arrête tout à coup… Aussiloin que sa vue peut s’étendre, devant lui, à gauche, à droite, ilvoit un immense abattis d’arbres ; des chênes, des ormes decent pieds de hauteur et quinze ou vingt pieds de tour, tombés sousla cognée des bûcherons, couvraient le sol, tellement enchevêtrésdans leur chute, que leurs branches énormes, leurs troncsgigantesques, formaient une barrière infranchissable à lacavalerie ; les gens de pieds seuls auraient pu, après despeines inouïes, escalader ces obstacles et s’y frayer un passage àcoups de hache. – Ah ! quelle guerre ! – s’écria denouveau Neroweg en fermant les poings. – Après le défilé, lemarais ! après le marais, la forêt ! À peine merestera-t-il le tiers de mes troupes lorsque je rejoindrai lesautres chefs… Oh ! Gaulois indomptables ! Bretonsendiablés ! que les flammes de l’enfer vous soientardentes !

– Ils y brûleront, les idolâtres !jusqu’au jour du dernier jugement, car ils méprisent la foicatholique ! – s’écria le moine. – Courage, Neroweg !courage ! ce dernier obstacle surmonté, nous arriverons auxlandes de Kennor. Là nous rallierons les deux corps de l’armée deLouis-le-Pieux, et nous pénétrerons dans la vallée de Lokfern, oùnous exterminerons, jusqu’au dernier, ces maudits Armoricains.

– Est-ce le courage qui me manque, moineinsensé ? – s’écria Neroweg furieux. – M’as-tu vu manquer devaillance ? Toi qui nous conduis, tu nous as déjà fait tomberdeux fois dans des embuscades. Par le grand saint Martin ! tuserais d’accord avec l’ennemi que tu ne nous aurais pas autrementguidés !

– Ces périls, ne les ai-je pas bravésavec toi ? – répondit dédaigneusement le prêtre en montrantson bras gauche soutenu par une écharpe ensanglantée. – Cetteblessure reçue hier dans le marais de Peulven, ne te répond-ellepas de ma bonne foi ? Quant à ces abattis d’arbres, quoiqu’ilsnous paraissent s’étendre à perte de vue, ils sont peut-être plusbornés que nous ne le pensons.

– Qu’importe ! comment trouver uneautre route que celle-ci ? la seule, as-tu dit, qui traversecette forêt, partout ailleurs impraticable à une armée. – Le moine,hochant la tête d’un air pensif, ne répondit rien. Les troupescommençaient de murmurer, en proie au découragement et à uneterreur croissante, lorsque trois cris d’oiseaux nocturnesdominèrent le tumulte. Aussitôt, de derrière les abattis d’arbres,et du faîte de ceux qui bordaient la route, les frondeurs et lesarchers bretons, embusqués, assaillirent les Franks d’une nuée depierres et de flèches ; d’énormes branches sciées au sommetdes chênes s’en détachaient, et tombant, écrasaient ou mutilaientles soldats : nouvelle panique, nouveau carnage desFranks ; cavaliers renversés de leurs montures, piétons broyéssous les pieds des chevaux, soldats aveuglés, déchirés en seprécipitant effarés au milieu des fourrés de houx hérissés depointes. Quel doux spectacle pour les yeux d’un Gaulois del’Armorique ! Gémissements des mourants, imprécations desblessés, menaces de mort contre le moine accusé de trahison… Queldoux concert à l’oreille d’un Gaulois de l’Armorique ! Lecarnage allait croissant au milieu de cette panique, lorsqueVortigern, tenant son arc d’une main et s’attachant de l’autre àl’une des branches qui dominaient le point le plus élevé del’abattis d’arbres, parut aux yeux des Franks ; sa voix sonorefit entendre ces paroles : – Et maintenant, maudits,traversez, si vous le pouvez, cette forêt ; nos carquois sontvides ; nous allons vous attendre aux abords de la vallée deLokfern ! – Puis avisant le chef des Franks, qui, descendu decheval, opposait aux pierres et aux traits des assaillants songrand bouclier blanc, où se voyaient peintes trois serres d’aiglesdorées, Vortigern, reconnaissant à cet emblème un fils des Neroweg,poussa une exclamation de surprise et de haine, ajusta sur la cordede son arc sa dernière flèche, et la lançant au chef des guerriers,s’écria : – Moi, descendant de Joel, je t’envoie ceci à toi,descendant de Neroweg, tué par mon aïeul Karadeuk-le-Bagaude. – Laflèche siffla, et effleurant la bordure inférieure du bouclier duFrank, lui traversa le genou au-dessous du cuissard. À cette vivedouleur, Neroweg, tombant agenouillé, s’écria, désignant le Gauloisà plusieurs arbalétriers saxons : – Tirez ! tirez sur cebandit !

Trois flèches saxonnes volèrent, deux d’entreelles s’enfoncèrent en vibrant dans la branche d’arbre à laquellese tenait Vortigern ; mais le troisième trait l’atteignit aubras gauche. Le descendant de Joel, arrachant aussitôt de sa plaiele fer acéré, le rejeta sanglant contre les Franks avec un geste deméprisant défi, et disparut derrière les branchages. Par troisfois, le cri de l’oiseau nocturne se fit entendre dans la forêt, etles Bretons se dispersèrent par des sentiers connus d’eux seuls,chantant ce vieux bardit de guerre, qui se perdit peu à peu dansl’éloignement : « – Ce matin, nous disions : Combiensont-ils, ces Franks ? – Combien sont-ils ces barbares ?– Ce soir, nous disons : – Combien étaient-ils cesFranks ? – Combien donc étaient-ils cesbarbares ? »

LES LANDES DE KENNOR.

Elles ont environ quatre lieues de longueur ettrois lieues de largeur, les landes de Kennor ; elles formentun vaste plateau ; il s’abaisse au nord vers la vallée deLokfern ; il est borné à l’ouest par une largerivière qui, à peu de distance, se jette dans la merarmoricaine ; la forêt de Cardik et les dernières pentes de lachaîne du Men-Brèz bordent ces landes ; elles sontcouvertes, dans toute leur étendue, de bruyères hautes de deux àtrois pieds, l’ardent soleil caniculaire les a presque desséchées.Unie comme un lac, cette plaine immense, nue, déserte, offre unaspect désolé. Un vent violent, soufflant de l’est, fait onduler,comme des flots, les hautes bruyères couleur de feuilles mortes. Leciel, par cette journée de vent et de hâle, est d’un azuréclatant ; le soleil d’août inonde de sa lumière torride cedésert, dont le silence est seulement parfois troublé par l’aigrecri des cigales ou par les longs gémissements de la bise qui siffledans ces landes. Bientôt, longeant le bord de la rivière, une massenoire, confuse, paraît, s’étend, s’augmente, et se dirige vers lecentre de la plaine de Kennor. C’est un des trois corps de l’arméeque Louis-le-Pieux conduit en personne contre les Gaulois bretons.Longtemps avant son apparition, d’autres troupes, formées encohortes compactes, descendaient à l’est les dernières pentes de lachaîne du Men-Brèz, s’avançant aussi vers la plaine, lieumarqué pour la jonction des trois armées qui avaient envahil’Armorique, incendiant, ravageant le pays sur leur passage etrepoussant les populations vers la vallée de Lokfern. Seules, lestroupes de Neroweg, engagées dans la forêt de Cardik depuis lematin, manquaient encore à ce rendez-vous. Enfin elles sortent endésordre des bois et se reforment en phalanges. Après des fatigueset des travaux inouïs, se frayant un passage la hache à la main,abandonnant la cavalerie, obligée de rebrousser chemin vers lesmarais de Peulven, les troupes de Neroweg sont parvenues àtraverser la forêt, diminuées presque de moitié, autant par lespertes subies dans le passage des défilés et des marais, que par ladéfection de nombreuses cohortes qui, dans leur panique croissante,et malgré les ordres de leurs chefs, ont suivi le mouvement deretraite de la cavalerie. Ces trois corps d’armée se sontaperçus ; leur marche converge vers le centre de laplaine ; déjà la distance qui les sépare s’est tellementamoindrie, que de l’un à l’autre de ces corps, on voit miroiter ausoleil les armures, les casques et le fer des lances, les phalangesde Louis-le-Pieux, descendues les premières dans la plaine par lespentes du Men-Brèz, firent halte, afin d’attendre desautres corps. Ces troupes démoralisées, décimées comme celles deNeroweg, ensuite de leur longue marche à travers des périls, desembûches de toutes sortes, reprenaient cependant courage. Ellesallaient, cette fois, combattre en plaine, après avoir traversé cetimmense plateau, que l’on pouvait mesurer des yeux dans toute sonétendue ; il ne devait cacher aucun piège ; cettedernière bataille allait mettre fin à la guerre ; les Bretonsacculés dans la vallée de Lokfern seraient écrasés par des forcestrois ou quatre fois supérieures aux leurs. Les premières cohortesdes deux armées venant des bords de la rivière et de la forêt,allaient se confondre avec les troupes de Louis-le-Pieux… Soudainvers l’est d’où soufflait un vent sec et violent, de petits nuagesde fumée, d’abord presque imperceptibles, s’élèvent, de loin enloin, sur les confins de la lande qui se prolongeait jusqu’à ladernière pente du Men-Brèz ; puis ces points fumeuxs’étendant, se reliant entre eux sur un développement de plus dedeux lieues, forment peu à peu une immense ceinture de fuméenoirâtre, rougie d’ardents reflets… Le feu vient d’être allumé encent endroits à la fois par les Gaulois bretons dans les bruyèresdesséchées des landes de Kennor ! Poussée par la violence dela bise, cette houle de flammes, embrassant bientôt l’horizon del’est au midi, des versants du Men-Brèz à la lisière de laforêt, s’avance, rapide comme les grandes marées que le souffle duvent précipite encore… Épouvantés à la vue de ces flots embrasésqui arrivent sur leur droite avec la vitesse de l’ouragan, lesFranks hésitent un moment : à leur gauche est une rivièreprofonde, derrière eux la forêt de Cardik, devant eux la pente duplateau qui s’abaisse vers la vallée de Lokfern ; Louis-le-Pieux, se sauvant à toute bride dans ladirection de cette vallée, donne à ses troupes le signal de lafuite, espérant sortir du plateau avant que les flammes,envahissant la lande entière, aient coupé tout passage à l’armée.La cavalerie, impatiente d’échapper au péril, rompt ses rangs, suitl’exemple du roi frank, traverse les cohortes d’infanterie, lesculbute, leur passe sur le corps. Elles se débandent ; ledésordre, le tumulte, la terreur sont à leur comble : lesflots de feu avancent, avancent toujours… La course la plusimpétueuse ne saurait longtemps les devancer. L’immense nappe defeu atteint d’abord les soldats renversés, mutilés par le choc dela cavalerie, enveloppe ensuite le gros de l’armée ; en uninstant, les phalanges effarées sont dans la flamme jusqu’auventre. Par la vaillance de nos pères ! c’est l’enfer desdamnés en ce monde ! douleurs atroces ! inouïes !gai spectacle pour l’œil d’un Gaulois breton ! des cavaliersfranks, bardés de fer, tombés de leurs chevaux, grillent dans leurarmure rougie, comme tortues dans leurs écailles ; des piétonsfont des sauts réjouissants pour échapper au flot embrasé ; illes rejoint, les devance ; leurs pieds, leurs jambes, brûlésjusqu’aux os ne peuvent plus les soutenir, ils s’affaissent, ilstombent dans la fournaise en poussant des hurlements affreux ;des chevaux, malgré leur course haletante, sentant la flamme quiles poursuit dévorer leur flancs et leurs entrailles, deviennentfurieux ; frappés de vertige, ils se cabrent, se renversentsur leurs cavaliers ; chevaux et cavaliers roulent au milieudu feu : les chevaux hennissent, les hommes gémissent ouhurlent ; un immense concert d’imprécations, de cris dedouleur et de rage, monte vers l’azur du ciel avec la flamme de cemagnifique hécatombe de guerriers franks ! Oh ! qu’elleétait belle à voir, la lande de Kennor, rouge et fumante encore,une heure après son embrasement, qui avait mis en braise jusqu’auxracines des bruyères ! Splendide brasier de trois lieuesd’étendue ! couvert de milliers de débris humains, informes,calcinés, chaude curée, au-dessus de laquelle tournoyaient déjà lesbandes de corbeaux de la forêt de Cardik. Gloire à vous,Bretons ! plus d’un tiers de l’armée des Franks a trouvé lamort dans les landes de Kennor.

– Quelle guerre ! quelleguerre ! – disait aussi Louis-le-Pieux – Oui, guerreimpitoyable, guerre sainte, trois fois sainte, d’un peuple quidéfend sa liberté, sa famille, son champ, son foyer ! Ô terreantique des Gaules ! vieille Armorique ! mèresacrée ! tout devient arme pour tes rudes enfants !rochers, précipices, marais, bois, landes enflammées ! ÔBretagne à demi glacée par le poison mortel du soufflecatholique ! Bretagne trahie, frappée au cœur, frappée à mortpar l’épée des rois franks, perdant ton généreux sang par lapoitrine de tes enfants, tu subiras peut-être le joug desconquérants et des prêtres de Rome ; mais les os de tesennemis écrasés, noyés, brûlés dans cette lutte suprême, diront ànos descendants la résistance héroïque de la Gaulearmoricaine !

LA VALLÉE DE LOKFERN

L’armée des Franks, décimée par l’incendie dela lande de Kennor, avait fui en désordre dans la direction de lavallée de Lokfern que dominait l’immense plateau oùs’étaient réunis les trois corps de troupes. Échappée au désastre,emportée par l’impétuosité de sa course, une partie de la cavaleriefranque, suivant Louis-le-Pieux dans sa course précipitée,arriva la première aux confins du plateau. Là, les cavaliers,poussés par la terreur, et ne songeant qu’à se dépasser les uns lesautres, virent au-dessous d’eux, au pied du versant qu’il leurfallait descendre pour l’attaquer, la nombreuse cavalerie bretonne,rangée en bataille et commandée par Morvan et Vortigern, cavalerierustique, mais intrépide, aguerrie et parfaitement montée. LesFranks, entraînés sur la pente rapide du vallon par la fougue deleurs chevaux, et ne pouvant les maîtriser, afin de se reformer enordre d’attaque, s’élancèrent à toute bride en masses confuses,dans l’espoir d’écraser la cavalerie ennemie sous l’irrésistibleélan de cette descente impétueuse ; mais soudain se divisanten deux corps, commandés l’un par Morvan, l’autre par Vortigern,les cavaliers armoricains prirent la fuite à droite et à gauche, aulieu d’attendre les Franks. Le vaste espace qui s’étendait du piedde la colline à la rivière, se trouvant ainsi dégagé par la voltesubite et rapide des Gaulois, les premiers rangs des Franks purentà grand’peine arrêter leurs chevaux à cent pas du bord de la Scoër.Alors Morvan et Vortigern, profitant du désordre des ennemis,successivement arrêtés par la largeur de la rivière, revinrent aucombat, les prirent en flanc, à droite, à gauche, les chargèrentavec furie, et en firent un effroyable carnage, culbutant dans leseaux les Franks qui échappaient à leurs sabres ou à leurs haches.Pendant ce combat acharné, les débris de l’infanterie deLouis-le-Pieux, fuyant aussi la lande embrasée de Kennor,arrivèrent tour à tour en désordre ; mais, ces troupes, sereformant en cohortes sur le sommet des versants de la vallée,s’élancèrent sur les cavaliers bretons d’abord vainqueurs, et,changeant la face du combat, cette réserve les écrasa sous lenombre ; de l’autre côté de la rivière, leur dernièrebarrière, était rangée la rustique infanterie gauloise, laboureurs,bergers, bûcherons, armés de piques, de faux, de haches, les plusexercés portant l’arc et la fronde. Derrière eux, dans une enceintedéfendue par des abattis de bois et des fossés, étaient rassemblésles femmes, les enfants des combattants ; ces familleséplorées fuyant devant l’invasion, avaient emporté leurs objets lesplus précieux, et attendaient dans une angoisse terrible l’issue decette dernière bataille…

Pleure ! pleure ! Bretagne, etpourtant glorifie-toi ! Tes fils écrasés par le nombre ontrésisté jusqu’à la fin ! tous sont tombés blessés ou morts endétendant leur liberté ! La rivière était en un endroitguéable pour l’infanterie ; le moine qui avait guidé Nerowegindiqua aux troupes de Louis-le-Pieux ce passage, et elles letraversèrent après l’extermination de la cavalerie de Morvan. LesArmoricains, rangés sur l’autre rive de la Scoër, défendirenthéroïquement le terrain pied à pied, homme à homme, se repliantvers l’enceinte fortifiée, dernier refuge de leurs familles. Lessoldats catholiques de Louis-le-Pieux, le catholique, marchant surdes monceaux de cadavres, assaillirent l’enceinte fortifiée donttous les défenseurs étaient tués ou blessés. Les Franks, selon leurcoutume, égorgèrent les enfants, violèrent les femmes et les fillesdans le sang de leurs proches, les dépouillèrent et les emmenèrentesclaves dans l’intérieur de la Gaule. Ermold leNoir, un moine, compagnon de Louis-le-Pieux dans cette guerreimpie (toujours les gens d’église), en a écrit le récit en verslatins. Il raconte de la sorte la mort de Morvan : « –Bientôt le bruit se répand que la tête du chef des Bretons a étéapportée au roi des Franks. – Les Franks accourent en poussant descris de joie pour contempler ce spectacle ; – l’on se passe demain en main la tête sanglante de Morvan, horriblement déchirée parle glaive qui l’a séparée du tronc. – L’abbé WITCHAIRE estappelé pour reconnaître si c’est bien celle du chef des Bretons. –Le moine jette de l’eau sur cette tête ; – l’ayant lavée, ilen écarte la longue chevelure et déclare qu’il reconnaît les traitsde Morvan. – Ainsi la Bretagne, qui était perdue pour les Franks,est de nouveau placée sous leur dépendance[51]. »

**

*

Vortigern, petit-fils d’Amael, a écrit cerécit de la guerre des Franks contre la Bretagne : laissé pourmort sur les rives de la Scoër, lorsqu’il a repris ses sens, unjour et une nuit s’étaient passés depuis la défaite des Bretons.Quelques druides chrétiens, guidés par Caswallan, qui, blessé,avait cependant échappé au massacre, vinrent sur le champ debataille recueillir les blessés survivants. Vortigern fut de cenombre ; il apprit que sa sœur Noblède, femme de Morvan, etquelques autres femmes et jeunes filles réfugiées dans l’enceintefortifiée, s’étaient donné la mort pour se soustraire aux outragesdes Franks et à l’esclavage. Vortigern, après que l’abbé Witchaireavait eu quitté la maison de Morvan, afin d’aller annoncer àLouis-le-Pieux le refus des Gaulois armoricains au sujet du tributqu’il exigeait d’eux, Vortigern était retourné avec sa femme et sesenfants, près de Karnak, pour y moissonner ses champs. La moissonfaite, il laissa sa famille dans la maison de ses pères, et allarejoindre Morvan afin de combattre l’armée de Louis-le-Pieux.Vortigern, à peine guéri de ses blessures, revint à Karnak, où ilretrouva sa femme et ses enfants ; les Franks n’avaient pasosé pousser leur invasion au delà des vallées de Lokfern, laissantl’Armorique ravagée, dépeuplée de ses plus courageux défenseurs,mais non soumise et n’attendant que le moment de se révolter denouveau. Vortigern a joint cette légende aux autres récits de safamille, ainsi que les deux pièces de monnaiekarolingiennes, don de Thétralde, une des filles deKarl-le-Grand. Ce jour-ci, 20 novembre de l’année 818, les pieusesreliques de la famille de Joël se composent de la faucilled’or d’HÊNA, de la clochette d’airain de GUILHERN, ducollier de fer de SYLYEST, de la croix deGENEVIÈVE, de l’alouette de casque de SCANVOCH, de lagarde de poignard de RONAN LE VAGRE, de la crosseabbatiale de BONAÏK l’orfèvre, et des pièces de monnaiekarolingiennes de VORTIGERN.

FIN DES PIÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES.

Moi, fils aîné de Vortigern, j’écris ici ladate de la mort de mon père. Je l’ai perdu hier, le cinquième jourdu mois de février 889. – La Bretagne a vu de tristes temps etnotre famille de plus tristes jours encore, par la division de mesdeux frères : l’un a quitté notre pays pour s’en aller dansles pays du nord avec les pirates North-mans ; lecœur me saigne à ces souvenirs, je n’ai ni le courage ni la volontéd’écrire ici ces lamentables récits ; peut-être mon fils aîné,Gomer, aura-t-il un jour ce courage et cette volonté qui memanquent.

FIN DU CINQUIÈME VOLUME

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