Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

III Un Miracle à Wall-Street.

C’est à Kansas-City que mon nerf optique futperturbé pour la première fois par l’image de Buckingham Skinner.Je me trouvais au coin d’une rue, quand je vois Buck pencher satête aux cheveux couleur de maïs à une fenêtre du troisième étage,dans un immeuble commercial, et pousser une sorte de beuglementdans le genre de « W-hôôô ! Là !W-hôôô ! » comme quelqu’un qui s’efforce de civiliser unattelage de mules sauvages.

Je jette un coup d’œil autour de moi ;mais je ne vois aucun animal dans les environs, si ce n’est unpoliceman qui fait cirer ses souliers et une paire de voitures delivraison sans chevaux. Une minute plus tard, voilà mon BuckinghamSkinner qui dégringole l’escalier, sort, court jusqu’au coin de larue, s’arrête et scrute l’horizon dans le but ostensibled’apercevoir la poussière fictive soulevée par les sabots fabuleuxde ses quadrupèdes chimériques. Puis il retourne à son troisièmeétage, et c’est alors que je lis sur l’enseigne le titre dumagasin : « Crédit Agricole des Amis duFermier ».

Quelques instants plus tard, voilà monPoil-de-maïs qui reparaît, – et je traverse la rue pour aller à sarencontre, car j’ai ma petite idée au sujet de son exhibition. Oui,Monsieur, plus je m’approche de lui et plus je suis convaincu qu’ily a quelque chose qui cloche dans son maquillage. Il a l’air d’unparfait pédzouille si l’on en juge par sa chemise bleue et sesbottes en peau de vache ; mais il a des mains de jeunepremier, et le brin de paille qui se balance au-dessus de sonoreille droite semble tout frais émoulu du magasin d’accessoires duthéâtre lyrique de Chottawampee. Je ne pus résister à la curiositéde savoir quelle était sa combine.

– C’est votre attelage qui vient decasser sa longe et de se trotter ? demandé-je poliment. J’aiessayé de l’arrêter, mais vainement. Ils doivent être presquerendus à la ferme maintenant…

– L’diab’e emporte ceux sacréesmules ! s’écrie Poil-de-maïs avec un accent si parfait que jefus sur le point de m’excuser. All’s arrêtent pas d’fouté lecamp !

Puis il me dévisage attentivement, ôte sonchapeau parsemé de fourrage, et reprend d’une voixnaturelle :

– Enchanté de rencontrer Jeff Peters, leplus grand camelot de l’Ouest, – exception faite pour MontagueSilver, soit dit sans vous offenser.

– C’est lui qui a fait mon éducation,dis-je, en lui serrant la main. Je lui accorde volontiers le numéroun. Mais quelle est ta combine mon fils ? J’avoue que la fuiteimaginaire des animaux-fantômes que je t’ai entendu interpeller duhaut du décor du troisième acte m’a un peu intrigué. Qu’est-ce quetu gagnes à ce truc-là ?

Buck Skinner rougit.

– Argent de poche, dit-il, – c’est tout.Suis temporairement désargenté. Ce petit coup de la paille surl’oreille vaut 40 dollars dans une ville de cette importance.Comment j’opère ? Oh ! c’est très simple : jem’englobe, comme vous voyez, dans l’appareil répugnant ducul-terreux intégral. Ainsi embaumé, je deviens Jonas Stubblefield,– épithète essentiellement rural – et j’exécute une irruptionbruyante dans les bureaux d’une institution de crédit agricole,convenablement situés au troisième étage sur rue. Là, je pose monchapeau et mon fouet par terre, et je demande à hypothéquer maferme pour 2 000 dollars, – afin de pouvoir commanditerl’éducation musicale de ma sœur en Europe. Les institutions decrédit affectionnent ce genre de prêt : neuf fois sur dix,quand l’échéance arrive, le débiteur est en retard de mille dollarset dix mille double-croches, et adieu la masure.

« Alors, je cherche dans ma poche pourexhiber le titre de propriété ; mais à ce moment, j’entendsmon attelage se cavaler. Je cours à la fenêtre et poussel’exclamation adéquate qui a frappé vos sagaces oreilles ;puis je me précipite dans l’escalier, et dans la rue, – et jereviens quelques instants plus tard, en disant : « Ceuxsacrées mules ont foutu l’camp, en m’cassant l’timon et les deuxtraits. Maint’nant faut que j’rentre à pied, – dame ! j’onspoint apporté « d’argent su’moé. J’parl’rons de c’t’empruntune aut’foué, à r’vouer la compagnie ! »

« Puis j’étends (fictivement) macouverture pour récolter la manne qui va tomber.

« – Mais non, Mr Stubblefield, ditl’orateur de la bande, celui qui a des lunettes, des joues dehomard et un gilet de blanc d’œuf, – mais non, – permettez-nous devous prêter ces dix dollars jusqu’à demain : faites réparervos harnais et venez à dix heures. Nous serons heureux de vousdonner satisfaction pour ce petit emprunt.

« C’est une babiole, dit Buck Skinnermodestement, mais ainsi que je vous en ai informé, il ne s’agit qued’un peu d’argent de poche, en attendant mieux.

– Il n’y a pas de quoi s’excuser, dis-jepour adoucir sa mortification. Naturellement, c’est peu de chosecomparativement à l’organisation d’un trust ou d’un bridge mondain,– mais l’Université de Chicago elle-même était mince et fluettelors de sa fondation.

– Quelle est votre combineactuelle ? me demande Buck Skinner.

– Tout ce qu’il y a de plus légitime,dis-je. Je vends des pierres de lune-améthystes, et levibro-pulseur du Dr Mac-O’Rha, et l’horloge suisse avec coucouchanteur, garantie vingt-cinq minutes, – et enfin la PochetteEldorado, consistant en une bague de fiançailles et divorce, en orétamé, six oignons de lotus égyptien, une fourchette de campementpouvant servir de cure-ongles, et cinquante cartes de visitegravées à des noms différents, – le tout pour 19,50 – comptant.

– Il y a deux mois, réplique Buck, jeprospérais passablement dans le sud du Texas, au moyen d’un allumefeu instantané, breveté et composé d’un mélange de benzine et decendres de bois. J’ai vendu des tonnes de ce produit dans lesvilles où ils aimaient à rôtir les nègres rapidement, sans avoir àdemander du feu à quelqu’un. Et juste au moment où je fais lemaximum, voilà qu’ils trouvent un puits de pétrole dans lesenvirons, et aussitôt mes affaires périclitent. « Votre trucest trop lent, mon vieux, maintenant, me disent-ils. On peutenvoyer un négro en enfer avec ce pétrole en dix fois moins detemps qu’il n’en faudrait avec votre vieux briquet, pour l’obligerà se confesser au curé. » Alors je laisse tomber l’allumeur etrapplique à Kansas-City. Ce petit lever de rideau que vous m’avezvu exécuter, Mr Peters, avec la ferme fantôme et l’attelageidem, n’est pas du tout dans mes cordes, et je suis confus que vousm’ayez surpris en train de…

– Bon ! Bon ! dis-je, il n’y apas de quoi avoir honte ; aucun homme dans la dèche ne peutrougir d’avoir fichu dedans une institution de crédit, même s’il nes’agit que de dix malheureux dollars. Toutefois, je dois dire quece n’est pas tout à fait correct ; ça rappelle un peu tropl’ami fidèle qui vous emprunte de l’argent avec la ferme intentionde ne jamais vous le rendre.

Ce Buckingham Skinner me plut tout desuite ; c’était l’un des meilleurs camelots qui aient jamaisoffensé l’acoustique des voies appiennes et rurales avec sesboniments. Nous ne tardons pas à devenir intimes, et je lui proposede l’associer à une entreprise que je mijote depuis quelquetemps.

– Ma collaboration sera toujours acquise,dit Buck, à toute opération qui ne soit pas réellement malhonnête.Désossons un peu le squelette de votre proposition. J’éprouve unsentiment de dégradation à la pensée que j’ai dû me contraindre àporter une paille factice dans mes cheveux, et à emprunter dix dol…emprunter un aspect bucolique pour la misérable somme de dixdollars. Réellement, Mr Peters, c’est comme si on me faisaitjouer Ophélie ou le Roi Frantz Lear dans la Troupe Lyrique de laGrande Tournée des Théâtres Ambulants.

Cette entreprise que j’avais en vue étaitl’une de celles qui s’accordaient le mieux avec mes inclinations.Je suis d’une nature un peu sentimentale, et j’ai toujours eu unfaible pour les éléments lénifiants de l’existence. J’ai desdispositions à l’indulgence envers les arts et les sciences, et ily a même des moments où je me laisse aller à une certainecordialité pour les produits les plus humains de la Nature, telsque le roman, l’atmosphère, l’herbe, la poésie et les saisons. Jene dépouille jamais un homme ou un poisson sans admirer la beautéprismatique de ses écailles ; je ne vends jamais une petitebabiole aurifère à un campagnard sans goûter la belle harmonie queforme l’or avec le vert. Et c’est pourquoi j’affectionnais ceprojet, tant il était rempli de grand air, de paysage et d’argentfacile.

Il nous fallait une jeune femme comme comparsepour effectuer cette opération. Je demande à Buck s’il enconnaissait une qui pût faire l’affaire.

– Une, dis je, qui soit froide, sage etstrictement « business », depuis sa permanente jusqu’àses escarpins. Pas d’ex-danseuse-étoile, ni de demi-mondaine, ni deromancière, ni de championne de golf ou de bridge pour cetravail-là.

Buck assure qu’il connaît la femme idoine etnous allons en visite chez Miss Sarah Malloy. Elle me séduit aupremier coup d’œil : c’est visiblement l’article demandé.Sympathique, esthétique et authentique. Deux vraiesdouzaines de printemps, de vrais cheveux blonds, et unvrai sourire agréable. Tout à fait ce qu’il nous faut.

– Lisez-moi le scénario, nousdit-elle.

– Hé bien, Miss Malloy, dis-je, notrepetite combinaison est si gentille, si raffinée, si romantique que,comparée à elle, la scène du balcon dans Roméo et Juliette auraitl’air d’une scène de sous-sol.

Nous développons le thème, et Miss Malloy nousaccorde sa participation.

Elle nous confie quelle est heureuse dequitter sa place de sténo-dactylo-secrétaire dans l’agenceimmobilière qui la salarie actuellement et d’avoir enfin un emploirespectable.

Et maintenant voici comment nous avons opéré.Je commençai par fixer le thème au moyen d’une sorte de proverbe.Les meilleures combines du monde sont basées sur des maximespopulaires, des psaumes, des proverbes, des fables d’Ésaü et autresextraits condensés de la nature humaine. Notre paisible petitefilouterie avait pour base le vieux dicton : « Tout lemonde aime un amant. »

Un soir, Buck et Miss Malloy arrivent au galopdans la cour d’une ferme et sautent tout pantelants de leurcharrette anglaise. Elle est pâle, mais affectueuse, et secramponne à son bras, – pendant toute la scène elle ne cesse pas dese cramponner à son bras. Et chacun peut voir que c’est un ange, –ou un lys, un lys grimpant de la variété à crampons. Ils racontentqu’ils viennent de se sauver, pour fuir des parents cruels, et semarier ; et ils demandent où l’on peut se procurer un homme duclergé.

– Morguié ! dit le fermier, y apoint de curé plus près que l’Reverend Abels à 7 kilomètresd’l’aut’e couté d’Caney Creek ! »

La fermière essuie ses mains sur son tablieret dévore la scène à travers ses lunettes.

Et alors – ô miracle ! – Regardez :sur la route, venant de la direction opposée, apparaît, ballottédans une carriole, un Jeff Peters vêtu de noir, cravaté de blanc,reniflant, toussant, et crachotant par intermittence une sorte decontrefaçon de vocables théologiques.

– Cré nom ! dit le fermier, v’la-t-ypas un curé qu’arrive !

Il se révèle que je suis le Rev. Abijah Green,qui se rend à l’école de Little Bethel pour le service religieux dedimanche prochain.

Les jeunes gens le pressent de les marier, carpapa est à leur poursuite avec la fourragère et les chevaux delabour. Après quelques instants d’hésitation, le Révérend Green lesmarie dans le salon du fermier. Et le fermier esquisse une grimacepolissonne, et fait monter du cidre en disant : « Cré nomde nom ! » et la fermière renifle à son tour, et tapotela jeune épousée sur l’épaule. Et Jeff Peters, le faux Révérend,fabrique un certificat de mariage, que le fermier et la fermièresignent en qualité de témoins. Puis les acteurs, promoteurs etauteurs de la pièce montent en voiture et trottent sur la routederrière le rideau. Oh ! c’est une combine idyllique ! Duvrai amour, des vaches qui meuglent, du soleil sur les tuilesrouges, – le tas de fumier dans la cour, qui donne une vraie odeurlocale, et la rose trémière qui répand une odeur morale, – rien n’ymanquait, que la couverture illustrée et le cataloguepublicitaire.

Je dois bien avoir ainsi marié Buck et MissMalloy une vingtaine de fois dans vingt fermes différentes et noncontiguës. Je répugnais à imaginer la façon dont le roman allaittourner au vinaigre plus tard, quand tous ces certificats demariage seraient présentés, par les banques qui nous les avaientescomptés, aux fermiers qui les avaient signés, et qui auraientainsi à payer des traites authentiques allant de 300 à 500dollars.

Le quinzième jour de Mai nous partageons lemagot : 6 000 dollars. Miss Malloy pleure presque dejoie. Ce n’est pas souvent que l’on rencontre une jeune fille aucœur aussi tendre, et qui soit aussi parfaitement encline auxbonnes actions.

– Amis, dit-elle, en tapotant ses yeuxavec un petit mouchoir, cette galette ne pouvait tomber plus àpropos, – aussi à propos qu’une galette des Rois sur la table d’unsénateur démocrate le jour de la fête de la République. Je vaispouvoir enfin me réformer. Je commençais à chercher les moyens dem’évader du commerce immobilier et de l’industrie foncière lorsquevous m’êtes apparus. Mais si vous ne m’aviez pas englobée dans cetélégant petit stratagème breveté pour la décortiquation desplanteurs de rutabaga, je crois que je serais encore tombée plusbas ; – oui, j’étais sur le point d’accepter une place devendeuse dans l’une de ces « Unions Fédérales des FemmesPhilanthropes pour la Fondation de Phalanstères ad usum des Dosfins et Fils de Famille Fourvoyés » ; oui, ma parole,j’allais débiter de la religion et de la bonté à cent francs lemètre !

« À présent je vais pouvoir m’établirdans une affaire loyale et honnête et laisser tomber toutes ceslouches occupations. Je vais partir pour Cincinnati, et ouvrir unsalon de chiromancie extra-lucide. Devenue Madame Saramaloi, lasorcière égyptienne, je fournirai à mes clients, moyennant undollar, la dose convenable de prédictions et diagnostics. Adieu,mes amis. Croyez-moi, suivez mon conseil, et choisissez une bonnepetite fraude respectable. Soyez copains avec la police et lesjournaux et tout ira bien.

Là-dessus, elle nous serre la main et nousquitte. Buck et moi prenons le départ de notre côté, et faisons unpetit bond de deux ou trois cents milles ; car nous ne tenonspas à nous trouver dans les parages quand ces certificats demariage arriveront à échéance.

Possesseurs de 4 000 dollars à nous deux,nous atterrissons dans cette petite bourgade fanfaronne de la Côtedu New-Jersey qu’ils appellent New-York.

Avez-vous jamais contemplé une grande volièrebourrée de geais ? – Il n’y a rien qui ressemble davantage àcette Ville-de-Roquets-sur l’Hudson. Cosmopolite, qu’ils lanomment. Tu parles ! Autant qu’un papier tue mouches.Écoutez-les bourdonner avec leurs pieds qui se trémoussent dans laglu : tout ce qu’ils trouvent à goualer, c’est : « Ya rien qui vaille le bon vieux New-York ! »

Il défile dans Broadway assez de jobards enune heure pour payer la production hebdomadaire de l’usined’Augusta, Maine, qui fabrique les pères la Colique, les épinglesde cravate à seringue, les boules puantes et les poils àgratter.

Vous seriez tentés de croire que les habitantsde New-York sont tous affranchis : mais non. Ils n’ont aucunechance de s’instruire. Tout est trop comprimé, depuis ce qu’ilscroient être des cerveaux, jusqu’aux colis à deux pattes du métro.Mais peut-on attendre autre chose d’une ville qui est séparée dumonde par l’Océan d’un côté, et par New-Jersey del’autre ?

Ce n’est pas un endroit pour un honnêtecombinard nanti d’un modeste capital. Il y a des tarifs protecteurstrop élevés sur la filouterie. Même les tout petits filous, commeGiovanni, qui vendent des châtaignes véreuses, avec les asticotscuits à point à l’intérieur, sont obligés de payer un demi de tempsen temps à un flic insectivore. Et le caissier de l’hôtel vous faitpayer double tarif sur la note pour tout ce qu’il envoie par lavoiture de la police à l’autel où le duc est en train d’épouserl’héritière.

Mais la vieille Nouvelle-York est la bourgadeidéale pour un coup de piraterie raffinée si vous pouvez payer lesdroits d’entrée sur le vol. Les combines importées rapportent gros.Les douaniers qui veillent sur elles portent des casse-têtes, et ilest dur d’introduire en contrebande la moindre innocenteescroquerie si vous ne payez pas les droits. Mais Buck et moi,lestés de capital, faisons tranquillement une descente surNew-York, pour essayer de troquer, auprès des sauvagesmétropolitains, de la verroterie contre des lotissements, toutcomme firent les Van-den-Phuit il y a deux ou trois cents ans.

Dans un hôtel d’East Side, nous faisons laconnaissance de Romulus G. Atterbury, – un homme qui possède laplus belle tête que j’aie jamais vue pour les opérationsfinancières, – une bille chauve et luisante, avec des favorisgrisonnants. Rien qu’en regardant une tête comme ça derrière lesbarreaux d’une caisse, on déposerait un million sans exiger dereçu. Cet Atterbury était bien habillé, bien qu’il lui arrivâtsouvent de ne pas manger ; et l’épitome de sa conversationaurait contraint la plus persuasive des sirènes à se suicider dedépit. Il avait été, nous dit-il, membre du Stock Exchange, mais ungroupe de gros capitalistes, jaloux de ses succès, formèrent contrelui une cabale qui le força d’abandonner son siège.

Atterbury se prit d’affection pour Buck etmoi-même, et il se mit à nous exposer quelques-unes descombinaisons qui lui avaient fait perdre ses cheveux. Je mesouviens d’un projet de fondation d’une Banque Nationale au capitalde 45 dollars qui aurait coupé le sifflet au Chef des Flics degarde au Ministère des Finances. Pendant trois jours il ne cesse denous inonder avec son Niagara de vocabulaire ; et lorsqu’ilcommence à devenir aphone, nous en profitons pour le mettre aucourant de nos disponibilités. Aussitôt il nous emprunte 10 cents,sort pour acheter des pastilles pectorales et revient nous aspergerde plus belle. Cette fois, il monte un échelon et s’emballetellement sur ses inventions qu’il finit par y croire lui-même.Enfin, il exhale une péroraison qui nous a tout l’air d’un gagnantcertain et il nous passe le lasso autour des oreilles, à Buck et àmoi, et nous décidons de miser notre capital sur son coffre àidées. À vrai dire, ça nous paraît une combine tout en or, – justeaux confins de la légalité, mais à cinquante centimètres àl’intérieur, et aussi fertile en dollars que l’Imprimerie de laBanque Fédérale. C’est exactement ce que Buck et moi désirons, uneaffaire régulière dans un local permanent, – nous sommes fatiguésdu commerce au grand air, avec laryngite et changement d’adressetous les soirs.

Six semaines plus tard, vous auriez puconstater que la faune et la flore des environs de Wall-Streets’étaient enrichies d’un spécimen supplémentaire, avec bureauxrichement meublés et un titre en lettres dorées sur la porte :« The Golconda Gold and Investment Company ». Et si vousaviez pénétré à l’intérieur, vous auriez entrevu par la porteouverte de son bureau particulier, Mr le Secrétaire etTrésorier Buckingham Skinner, vêtu de noir corbeau et sous-vêtu deblanc lilial, avec son chapeau haut-de-forme à portée de la main.Personne encore n’a jamais vu Buck s’éloigner de son chapeau deplus d’un demi-yard.

Et vous auriez aussi aperçu Mr lePrésident-Directeur-Général R. G. Atterbury, avec son crânesoigneusement poli, occupé à dicter des lettres, dans le bureauprincipal, à une aristocratique secrétaire, dont les manièresraffinées et la coiffure élégante sont une vraie garantie pour lesclients.

Il y a encore un comptable et un autreemployé, ainsi qu’une atmosphère générale de vernis et deculpabilité.

Mais si vous considérez maintenant le bureaudu fond, votre rétine sera réjouie par l’image d’un hommeordinaire, vêtu avec une simplicité sans scrupules, assis dans unfauteuil avec ses pieds sur la table, et son chapeau agressif surl’occiput, – et mangeant des pommes. Cet homme n’est autre que leColonel Tecumseh (ex Jeff) Peters, le vice-Président de laSociété.

– Pas de travesti pour moi, avais-je dità Atterbury alors qu’il organisait la mise en scène del’escroquerie. Je suis un homme simple, dis-je, et je ne me sersjamais de pyjamas ni de faux-cols en verre cathédrale. Donnez-moile rôle de l’illustre rustre lacustre, ou alors je ne joue pas. Sivous pouvez m’utiliser au naturel, faites-le : sinon, je restedans la coulisse.

– Vous travestir ? avait réponduAtterbury. Jamais de la vie ! Tel que vous voilà, vous êtesplus précieux pour l’affaire qu’une pleine chambrée de mannequinslardés de plastrons et de gardenias. Vous allez jouer le rôle ducapitaliste, solide mais échevelé, du Far West. Vous piétinez lesconventions. Vous possédez tellement de titres que vous avez ledroit de mettre vos pieds sur le pupitre. Conservateur, simple,rude, roublard, économe, – voilà votre type. C’est un gagnant sûr àNew-York. Laissez vos métatarses en l’air et mangez des pommes.Chaque fois qu’il entre un client, mangez une pomme. Et fourrezostensiblement les épluchures dans votre tiroir. Ayez l’air aussiéconome, riche et rugueux que vous pourrez.

Je suivis les conseils d’Atterbury. Je jouaile rôle du capitaliste des Montagnes Rocheuses, sans jabot nimanchettes de dentelle. La façon dont je déposais les épluchures depomme à mon crédit dans le tiroir-caisse aurait rendu jaloux leConservateur du Jardin public de New-Orléans. Je pouvais entendreAtterbury disant à ses victimes, en souriant avec indulgence etvénération : « C’est – notre vice-Président, le ColonelPeters… fait fortune dans l’Ouest… manières délicieusement simples…pourrait signer un chèque d’un demi-million… naïf comme un enfantmais… cerveau extraordinaire… conservateur et soigneux jusqu’à lamanie… »

Atterbury dirigeait l’exploitation. Buck etmoi ne comprîmes jamais très bien en quoi elle consistait, bienqu’il nous l’eut exposée plusieurs fois. Ça ressemblait à uneespèce de coopérative, et chaque actionnaire avait uneparticipation dans les bénéfices. Nous, les membres du Conseil,commençâmes par acheter la majorité des actions – c’est unetradition indispensable – à un demi-dollar la centaine, – c’étaitle prix que ça nous avait coûté chez l’imprimeur. Le reste étaitvendu au public à un dollar le titre. La Société garantissait auxactionnaires un bénéfice mensuel de 10 pour cent, payable à la finde chaque mois.

Quand un actionnaire en avait acheté pour 100dollars, la Société lui établissait une « obligation envaleur-or », et il devenait un obligataire. Je demandai unjour à Atterbury quels profits, sécurités et privilèges cesobligations représentaient pour le client qui les recevait parrapport à celui qui ne détenait que de simples actions. Atterburysaisit l’un de ces talismans, tout doré, fignolé, calligraphié, etscellé d’un grand cachet rouge avec un ruban bleu d’un demi-yard,et il me regarda d’un air attristé comme si je l’avais offensé.

– Mon cher Colonel Peters, dit-il, vousn’avez pas l’âme d’un artiste. Pensez un peu aux milliards defoyers que va rendre heureux la possession de ces impeccablesjoyaux de la science lithographique. Pensez à la joie de la famillelorsqu’elle contemplera l’une de ces obligations pendue par unecorde rose à l’étagère du salon, ou joyeusement mastiquée par lebébé qui batifole sur le parquet ! Ah ! Je vois que vosyeux s’humectent, Colonel – vous êtes touché, n’est-cepas ?

– Non, dis-je, – pas même douché. Ce quevous prenez pour des larmes n’est que du jus de pomme. On ne peutpas demander à un homme d’être à la fois un pressoir à cidre et unconnaisseur en art.

C’est Atterbury qui veillait aux détails del’entreprise. Autant que j’y aie compris quelque chose, c’étaitassez simple. Les souscripteurs versaient leur argent, et, – etc’est à peu près tout ce qu’ils avaient à faire. La Sociétél’encaissait, et – je ne me rappelle pas qu’il y eut autre chose.Buck et moi nous entendions mieux à faire le camelot qu’à jouer aufinancier ; néanmoins nous ne pouvions nier que la GolcondaGold Bond Investment Company ne fût une sirène à capitaux depremière classe. Vous encaissez une certaine somme, et vous rendezdix pour cent à l’acheteur : n’importe quel élève de l’écoledu soir vous dira que vous réalisez ainsi un bénéfice net etlégitime de 90 pour 100, moins les frais généraux, tant que lepoisson continue à mordre.

Atterbury aurait voulu être à la foisPrésident et Trésorier. Mais Buck me cligne de l’œil et luidit : « Nous avons fourni le capital, et vous le cerveau.Est-ce que c’est un travail de cerveau que de percevoir l’argent àla porte ? Réfléchissez un peu, voyons ! Je me nommemoi-même Trésorier, à l’unanimité et par acclamations.J’accomplirai ce surcroît de labeur sans surcroît d’appointements.Buck et moi sommes mariés avec cette Société sous le régime de lacommunauté aux acquets. Beati sacrées femmes ! Amen !

Le loyer et le mobilier nous avaient coûté 500dollars. L’imprimeur et les publicistes nous prirent 1 500dollars de plus. Atterbury connaissait son affaire.

– Trois mois, dit-il. Ça durera troismois, pas une seconde de plus. La minute suivante, il faudradéguerpir. À cette époque nous devrions avoir récolté environ60 000 dollars. Et alors à moi la cabine de 2eclasse, la perruque noire et le pseudonyme !

C’est la publicité qui fit tout le travail.J’avais préconisé les hebdomadaires provinciaux et les petitsjournaux de campagne. Mais Atterbury haussa les épaules d’un aircommisératif.

– Mon pauvre ami, dit-il, avec un agentde publicité comme vous une fabrique de Livarot risquerait fort derester ignorée, obscure et introuvable, même par une chaude journéed’été. Le gibier que nous pourchassons est ici-même à New-York, àBrooklyn, et dans les bibliothèques publiques de Harlem. C’est pources types-là que sont faits les compresseurs du métro, lesboniments des quotidiens et les petites annonces rédigées par lesescrocs. Notre publicité doit être faite dans les plus grandsjournaux, en première page, à côté de l’éditorial sur les Balkanset juste au-dessous du portrait de la Venus qui essaye unegaine-corset.

L’argent ne tarde pas à rappliquer. Buck n’apas besoin de faire semblant d’être occupé : son bureau estcouvert d’un tas de chèques, d’ordres de virement et de billets debanque. Les bureaux sont pleins de clients tous les jours.

La plupart des actions se vendent par petitesquantités, – 10 – 25 – 30 dollars, – mais surtout des parts de 2 et3 dollars. Et le crâne chauve et inviolé du Président Atterburybrille d’enthousiasme et de démérite, tandis que le ColonelTecumseh Peters, le rude mais vénérable Crésus de l’Ouest, consommeune telle quantité de pommes que les épluchures qu’il jette dans saboîte à ordures en acajou débordent sur le bureau.

Exactement comme Atterbury l’avait prévu, nousfonctionnons environ trois mois sans accrocs. Buck encaissait lamonnaie avec dextérité et allait la stocker tous les soirs dans uncoffre à quelques centaines de mètres des bureaux ; – pas decompte courant pour Buck, ça ne vas pas assez vite quand on veutretirer les fonds dans les cas urgents. Nous payons régulièrementet honnêtement les intérêts sur les actions vendues, de sorte quepersonne ne trouve rien à redire. Nous avions près de 50 000dollars en caisse, et nous menions tous les trois la grande vie,comme des champions de boxe retirés des affaires.

Un après-midi, Buck et moi rentrons au bureauaprès déjeuner, luisants et pétulants de graisse et desatisfaction. Dans le couloir, nous croisons un type à l’alluredégagée, avec une certaine lueur dans l’œil et une pipe dans labouche. Nous entrons dans le bureau et trouvons Atterbury aussiflasque et déconfit que s’il était resté une heure sous une averseen attendant l’autobus.

– Vous connaissez ce type-là ? nousdemande-t-il.

– Non, répliquons-nous. Qu’est-ce qu’il afait ?

– Je ne le connais pas non plus, ditAtterbury. Mais je parierais cent-mille « obligationsvaleur-or » contre un diamant en pâte à bouteilles que c’estun journaliste.

– Qu’est-ce qu’il voulait ? demandeBuck.

– Des renseignements, dit le Président.Dit qu’il avait l’intention d’acheter quelques actions et me poseenviron neuf cents questions, toutes plus douloureuses les unes queles autres. Je suis sûr que c’est un reporter. Je ne peux pas m’ytromper. Quand je vois un type négligé quant à sa garde-robe, avecdes yeux en vrille, une pipe aussi mal culottée que lui, et qui ensait plus long que Pierpont Morgan et Shakespeare accouplésensemble, – si ce n’est pas un reporter, je suis prêt à entrercomme client dans une maison rivale. Je ne crains pas lesdétectives, publics ou privés, – je leur parle pendant 8 minutes etaprès je leur vends une action – mais un reporter, – ça me faitl’effet d’un sorbet glacé dans le cou un soir d’hiver. C’est bience que je craignais depuis le début. Camarades, je suis d’avis quenous déclarions un dividende, suivi d’une éclipse totale. Croyez-enle conseil de l’astrologue.

Buck et moi nous efforçons de rassurerAtterbury, et nous réussissons à stopper sa transpiration et safébrilité ; ce garçon ne nous a pas fait l’effet d’unreporter. Un journaliste, ça tire un crayon et un carnet, ça vousraconte des histoires qui étaient drôles du temps de Ménélas et çavous invite à lui payer à boire. Néanmoins Atterbury reste nerveuxet agité toute la journée.

Le lendemain, Buck et moi sortons de l’hôtelvers 10 heures pour nous rendre au bureau et nous achetons lesjournaux comme d’habitude. Et la première chose qui nous saute auxyeux en page n° 1 est une colonne de style, largement titrée,et entièrement consacrée à notre petite supercherie. C’était unehonte de voir la façon dont ce reporter insinuait que nous n’étionsnullement apparentés avec l’autre Atterbury – H. G. Silas W.Atterbury – celui qui vend des rails à Philadelphie. Il décrit avecaisance et sans réticences ses impressions personnelles sur notrepetite affaire, dans un style alerte et familier, parfaitementdivertissant pour tous ses lecteurs, – sauf pour nos actionnaires.Atterbury avait raison ; il est grand temps, pour letrésorier, le président et le vice-président de la Golconda GoldBond and Investment Company de se trotter précipitamment s’ilsveulent jouir en paix de l’existence et de la liberté.

Buck et moi nous hâtons vers les bureaux. Noustrouvons dans l’escalier et le couloir une foule de gens agités quis’écrasent devant la porte ; la salle de réception est déjàpleine à craquer. Tous ont en mains des actions ou des« obligations valeur-or » de la Société. Buck et moisupposons aussitôt qu’ils ont dû lire les journaux, eux aussi.

Nous faisons halte et considérons nosactionnaires avec une certaine surprise. Ce n’est pas tout à faitle genre de clients que nous nous étions imaginés. Ils ont tousl’air de pauvres gens ; il y a des vieilles femmes et desjeunes filles, vraisemblablement des ouvrières d’usine ; il ya des vieillards, des invalides de guerre, et aussi un grand nombrede jeunes gens, des vendeurs de journaux, des grooms, des cireursde bottes ; il y a des ouvriers en cotte bleue, avec leursmanches retroussées. Aucun d’eux ne ressemble à un propriétaired’actions, à moins que ce ne soient des actions de marchands demarrons. Mais ils ont tous notre papier dans les mains et ilsparaissent tous aussi décomposés qu’on peut l’être après avoir luun pareil éditorial.

Je regarde Buck, qui regarde la foule, et jevois son visage se colorer d’une drôle de pâleur. Il s’avance versune femme au teint maladif et lui demande :

– Vous êtes actionnaire,Madame ?

– J’en ai pris pour cent dollars,dit-elle d’une voix éteinte. C’est tout ce que j’avais pu mettre decôté dans l’année. Un de mes enfants est mourant à la maison et ilne me reste pas un cent. Je suis venue pour voir si je ne pourraispas retirer un peu d’argent, contre les titres. Les circulairesdisaient qu’on pouvait se faire rembourser à n’importe quel moment.Mais maintenant on dit que je vais tout perdre…

Il y avait un gentil petit gosse dans la foule– un petit vendeur de journaux apparemment.

– J’en ai acheté 25, M’sieu ! dit-ilen jetant un regard plein d’espoir sur le chapeau de soie et laredingote de Buck. Y m’ont payé 2 dollars et demi d’bénéficedessus. Mais y en a qui m’disent qu’y a qu’les fripouilles qui fontça. Dites, c’est vrai ? Croyez-vous qu’y vont m’rendre mes 25dollars ?

Quelques-unes des vieilles femmes pleuraient.Les petites ouvrières étaient affolées ; elles avaient perdutoutes leurs économies, et par-dessus le marché, elles risquaientd’être sacquées pour avoir manqué au travail de lajournée !

Il y avait une jolie petite jeune fille avecun châle rouge qui pleurait dans un coin comme si son cœur allaitse dissoudre. Buck s’approche d’elle et lui demande ce qu’il ya.

– C’est pas tant la perte de l’argent,dit-elle entre deux sanglots, quoique j’aie mis deux ans àl’gagner. Mais – mais Jakey voudra plus… m’épousermaint’nant ! Il-il va prendre Ro-Rosa Steinfeld. J’connais monJa-Jakey. Elle a 400 dollars d’éco-conomies à la caissed’épa-pargne. Ahi ! Hi ! Hi ! Hôôô !…

Buck regarde autour de lui, toujours aveccette drôle d’expression sur la figure. Et alors nous découvrons,appuyé contre une colonne, dans le fond, ce journaliste de malheur,qui fume sa pipe en nous dévisageant d’un œil alerte et brillant.Nous nous dirigeons tous les deux vers lui.

– Si vous continuez comme ça, dit Buck,vous arriverez à quelque chose dans la littérature. Jusqu’oùvoulez-vous pousser la chasse à courre ? Avez un autre hallalien réserve dans la poche-revolver ?

– Oh ! je suis venu assister –pfutt ! – à tout hasard – pfutt ! – au développement descir – pfutt ! – constances ! dit-il en lançant desbouffées de tabac en l’air. C’est le tour des actionnairesmaintenant. Il y en a qui pourraient déposer une plainte, voussavez ? Est-ce que ce n’est pas – pfutt ! – le panier àsalades que j’entends ?… Non, c’est la limousine du vieuxDocteur Whittleford, qui vient de faire son bridge sur le ventre –pfutt ! – d’un dyspeptique. – Oui, je crois que j’ai uncertain don pour le style et le fait-divers.

– Attendez un peu, dit Buck, je vais vousservir quelque chose en fait de nouveauté.

Il fouille dans sa poche et me tend une clé.Je savais ce qu’il voulait dire, avant même qu’il parlât. Sacrévieux boucanier, je savais ce qu’il avait dans la tête ! Destypes comme Buck, on n’en fait plus aujourd’hui.

– Jeff, dit-il en me regardant fixement,ne trouves-tu pas que cette petite supercherie n’est pas tout àfait dans nos cordes ? – Est-ce que nous tenons vraiment à ceque… Jakey épouse Rosa Feldbaum ?

– Adopté à l’unanimité, dis-je. Jereviens avec dans dix minutes. »

Et je pars dans la direction ducoffre-fort.

Quelques instants plus tard, je suis de retouravec un gros paquet contenant tout l’argent jusqu’au dernier cent.Puis Buck et moi entraînons le journaliste vers une autre porte etpénétrons avec lui dans les bureaux du fond.

– Et maintenant, mon littéraire ami, ditBuck, prenez un siège, ne remuez plus, et je vais vous accorder uneinterview. Vous avez devant vous deux combinards de Combineville,Arkansas. Jeff et moi avons vendu en plein air des bijoux encuivre, des lotions capillaires, des chansons, des cartes truquées,des drogues idem, des tapis d’Orient américains, des albums defamille, des pâtes à reluire et des idem à sucer dans toutes lesvilles de l’Ouest situées entre Old Point Comfort et la GoldenGâte. Nous n’avons jamais laissé échapper un dollar qui avait unpetit air superflu. Mais jamais non plus nous ne nous sommesattaqués au petit tas de billon qui repose dans le bas de laine aumilieu de la paillasse du pauvre. Il y a un vieux dicton, que vousconnaissez peut-être, et qui dit que « Attila non kapoutmuscas », ce qui signifie que le vautour ne boulotte pas desmouches. Je reconnais qu’il est aisé de glisser de la boutiqueportative du camelot au bureau d’acajou du financier. Nous avonsperpétré cette fatale glissade ; mais nous ne savions pasexactement ce qu’il y avait au fond du glacier. Si vous étiez tantsoit peu sagace… mais non ; vous n’avez que la sagacité duNew-Yorkais, qui consiste à juger un homme d’après son extérieur.C’est une erreur. Vous feriez mieux de regarder la doublure, etmême la couleur de sa peau. En attendant le panier à salades,sortez donc votre petit bout de crayon et prenez des notes pour unsecond article humoristique dans votre journal.

Là-dessus Buck se tourne vers moi etdit :

– Tant pis pour Atterbury, – qu’il enpense ce qu’il voudra. Après tout il n’a jamais investi que soncerveau dans le coup et s’il s’en sort avec son capital intact ilaura de la veine. Mais toi, Jeff, qu’en dis-tu ?

– Moi ? fis-je. Tu me connais, Buck.Je ne savais pas qui achetait les actions.

– Parfait, dit Buck. Et, par la porteintérieure, il pénètre dans la grande salle et regarde la foule quiessaye de se faufiler à travers les barreaux ; puis soudain illeur adresse une brève allocution :

– Allons, les moutons, mettez-vous enligne. On va vous rendre la laine. Ne poussez pas, alignez-vous, –j’ai dit en ligne, pas en pile. Madame, cessez cebêlement. L’argent est à votre disposition. Hé ! fiston, negrimpe pas après la grille, tes picaillons sont là ; et toi,ma poulette, sèche tes mirettes : tu ne perdras pas un radis.En ligne,dis-je. Jeff, viens ici ; fais les mettre enfile indienne ; puis fais-les passer un par un, et sortirensuite par l’autre porte.

Buck quitte sa jaquette, repousse son tuyau depoêle sur son occiput et allume un cigare d’un demi-yard. Puis ils’assied à une table avec le butin devant lui, bien ficelé parpetits paquets. Je fais ranger les actionnaires, qui défilent unpar un devant la caisse : et le journaliste les fait sortirdans le couloir par la porte latérale. À chacun, Buck reprendactions et obligations et les rembourse en espèces, ric-rac.

Les actionnaires de la Golconda Gold BondCompany osent à peine en croire leurs yeux. C’est tout juste s’ilsn’arrachent pas l’argent des mains de Buck. Quelques-unes desfemmes continuent à gémir, car c’est la coutume du sexe de geindrequand elles ont du chagrin, de pleurer quand elles ont de la joieet de verser des larmes quand elles n’ont ni l’un ni l’autre.

Les mains des vieilles femmes tremblent quandelles fourrent l’argent dans les poches de leurs vêtementsrâpés ; les petites ouvrières poussent des éclats de rirehystériques en glissant le paquet de billets dans leur corsage.

Parmi ceux qui se lamentaient le plus fort,quelques instants auparavant, il y en a qui ont des spasmes deconfiance restaurée et qui veulent laisser leur capital investidans la société.

– Non, non, leur répond Buck, ramassezvos picaillons et trottez-vous. Ce n’est pas votre affaire deplacer de l’argent en actions. Le vieux vase ébréché, ou le sommierdu lit, voilà ce qu’il vous faut pour conserver votre magot depetits sous. »

Quand la jolie fille au châle rouge encaisse àson tour, Buck lui tend un billet de 20 dollars en plus.

– Cadeau de noces, dit notre trésorier,de la part de la Golconda. Et dites – si jamais Jakey met le nez ducôté de chez Rosa Blumvogel, même à une distance respectueuse, jevous autorise à lui boulotter cinq centimètres decartilage !

Quand tout le monde est payé et parti, Buckappelle le journaliste et pousse le reste de l’argent devantlui.

– Tenez, dit-il, c’est vous qui avez miscette affaire en train, c’est à vous de la terminer. Là, derrièremoi, vous trouverez les bouquins, avec le nom de tous lessouscripteurs et le montant de leurs payements. Voici l’argent pourles rembourser ; tout y est sauf ce que nous avons prélevépour subsister. C’est vous qui me remplacerez comme caissier ;et je suppose que vous ferez ça correctement, à cause de votrejournal. C’est la meilleure façon que nous connaissions de réglerla question. Moi et mon vice-président – il en a marre de boufferdes pommes – allons suivre l’exemple de notre vénéré président, –et nous éclipser. Et maintenant, je pense que vous avez assez denouvelles aujourd’hui pour votre éditorial de demain, à moins quevous ne désiriez nous interwiever sur les propriétés de l’ÉlixirVigogénique ou les perspectives de guerre civile en Amérique duSud.

– Des nouvelles pour mon éditorial !s’écrie le reporter en ôtant sa pipe de sa bouche. Non, mais,est-ce que vous croyez que j’ai envie de perdre ma place ? Unesupposition que j’aille trouver le patron et lui raconte ce quis’est passé : savez-vous ce qu’il va me répondre ?Non ? Eh bien, il me donnera un ticket d’entrée pour l’asiledes loufoques, et me souhaitera une meilleure santé en me tapantpaternellement sur l’épaule. J’aurais peut-être assez de culot pourleur proposer un canard où l’on verrait le serpent de mer serpenterdans Broadway en plein jour, mais je n’ai pas le cran de lesaffronter avec votre histoire. Une bande de – (excusez-moi) –pirates remboursant les tickets d’entrée aux spectateurs !Oh ! non, pas moi ! Je n’écris pas dans les journauxamusants.

– Vous ne pouvez pas comprendre ça, bienentendu, dit Buck la main sur le bouton de la porte. Jeff et moi nesommes pas des Phinanciers comme ceux que vous fréquentezgénéralement. Nous ne nous sommes jamais permis d’escroquer depauvres vieilles femmes, et des ouvrières, et de voler à des gaminsles petits sous avec lesquels ils achètent des berlingots. Dansnotre profession, à nous, on ne rafle que l’argent des hommes quele Seigneur a marqués pour l’abattoir, – les snobs, les oisifs, lescrâneurs, les badauds, qui ont toujours quelques dollars àgaspiller, et les fermiers, qui seraient bien malheureux si nous nevenions pas jouer avec eux quand ils ont vendu leurs récoltes. Maisnous n’avons jamais songé à pêcher l’espèce de jobards qui mordici. Non, Monsieur. Nous avons trop de respect pour la professionet pour nous-mêmes. Adieu, caissier !

– Hé ! dites ! s’écrie lereporter, attendez un peu ! Il y a un agent de change l’étageau-dessous, je vais lui demander de conserver le butin dans soncoffre. Attendez-moi ! Je serais heureux de vous payer unetournée…

– Nous payer une tournée ? répèteBuck, l’air solennel. N’essayez pas de leur faire croire, à votrejournal, que vous nous avez proposé ça. Merci. Nous n’avons pas letemps. Adieu, écrivain.

Après ça, Buck et moi nous glissonsdehors ; et voilà comment la Golconda Company tomba enliquéfaction sans le vouloir.

Si vous aviez voulu nous voir Buck et moi lelendemain soir, vous nous auriez trouvés dans un petit hôtelpouilleux, non loin de l’embarcadère du ferry-boat de West-Side.Nous sommes dans une petite chambre sur la cour, et je remplis aulavabo une centaine de flacons avec un mélange oxhydrique d’anilineet de cannelle, – ce sont la couleur et la saveur préférées dupublic. Buck fume avec satisfaction ; – il a troqué sonchapeau haut de forme contre un feutre marron normal et décent.

– C’est une veine, Jeff, dit-il, enbouchant les flacons, que le père Brady ait bien voulu nous prêterson cheval et sa voiture pour huit jours. C’est court, mais c’estsuffisant pour nous permettre de ramasser une bonne pincée. Cettelotion capillaire devrait se vendre comme des petits pains par-làdans le Jersey, – les calvities n’y sont pas populaires, à causedes moustiques.

Quelques instants plus tard, les travaux delaboratoire étant terminés, j’ouvre ma valise pour prendre desétiquettes.

– Plus de lotions capillaires, dis-je.Stock épuisé.

– Va en acheter, dit Buck.

Nous faisons l’inventaire de nos poches et lebilan révèle que nous avons juste de quoi payer l’hôtel et leferry.

– Y a encore une centaine d’étiquettesd’Élixir antigrippal, dis-je.

– Qu’est-ce que tu demandes demieux ? dit Buck. Colle-les dessus ! La saison des rhumesbat justement son plein dans les vallées du Hackensack. Et quelleimportance ont les cheveux après tout ? Faut bien qu’ilstombent un jour ou l’autre !

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