Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

IV La Comédie des otages.

I

Je ne me suis jamais écarté que deux, fois,dit Jeff, du sentier régulier de la combine légitime. La premièrefois, c’est quand je vendis des actions de société anonyme ;et la deuxième – mais vous allez voir.

Moi et Caligula Polk, de Muskogee dans le paysdes Creek, naviguions dans l’État mexicain de Tamaulipas, où nousdirigions une exploitation péripatétique de loterie et depokerdice. Seulement, comme vous devez le savoir, la vente desbillets de loterie au Mexique est une combine réservée auGouvernement, tout comme la vente du tabac, des timbres-poste, desemprunts et des emplois publics dans certaines autres nations. J’aiconnu un Français dans les Mines du Colorado, qui se vantaitd’avoir vendu sept cent soixante-dix-sept mille places depercepteurs et de cantonniers pendant les trois ans qu’il étaitresté ministre, ou député, ou secrétaire de rédaction. Quoi ?Il n’y en a pas tant que ça ? Alors ça devait être desgénéraux, ou des militaires, ou des contrôleurs.

Bref, l’oncle Porfirio s’aperçoit qu’on faitconcurrence à sa combine, et lâche sur nous ses rurales.C’est une sorte de police rustique et agreste. Mais n’allez pas lacomparer au brave garde champêtre de nos campagnes, avec sonpantalon de velours, sa casquette galonnée, sa plaque en argentétamé et ses sabots. Les rurales – en somme, si vousprenez nos juges de la Cour suprême, que vous les mettiez en sellesur des broncos, que vous les armiez de Winchesters, de sombreros àcottes de maille, et de yatagans en guise d’éperons, vous enobtiendrez une contrefaçon approximative.

Quand les rurales galopèrent aprèsnous, nous galopâmes vers les États-Unis. La chasse à courre nousentraîna jusqu’à Matamoras, où nous nous dissimulâmes dans unebriqueterie. La nuit venue, nous franchîmes le Rio Grande à lanage ; Caligula, distrait, tenait une brique dans chaque main.Il ne les lâcha qu’en prenant pied sur le sol du Texas.

De là, nous émigrâmes à San Antone, puis à NewOrléans, où nous prîmes quelque repos. Et c’est dans cettemétropole du coton et autres produits de beauté que nous apprîmes àfréquenter certaines boissons inventées par les Créoles au temps deLouey Cans, et qui sont encore servies dans l’arrière-boutique.Tout ce que je puis me rappeler de cette ville, c’est que Caligulaet moi, et un Français nommé Mac-Cartof – attendez un peu :Alfonso Mac Cartof – étions occupés à récupérer dans le quartierfrançais une partie de l’argent qui restait dû sur la vente de laLouisiane, quand un type se met à gueuler que les gendarmes sont envue. Je me souviens vaguement d’avoir acheté deux tickets de cheminde fer avec une précipitation nébuleuse, et d’un type qui balançaitune lanterne en criant : « En voiture ! » Puisj’ai une vision obscure d’un compartiment de troisième classemeublé de cinq locataires, dont l’un me loua son épaule pourdormir. Ces boissons créoles sont efficaces.

Quand nous revenons sur la terre, nous nousapercevons que notre point de chute est situé dans l’État deGéorgie, en un lieu marqué d’un astérisque dans les indicateurs dechemin de fer, ce qui signifie que les trains s’y arrêtent un jeudisur deux, quand le garde-barrière enlève un rail pour leur signalerqu’il y a un voyageur ou une vache à embarquer. Nous nousréveillons dans un hôtel en troncs d’arbre, au chant des fleurs etau parfum des oiseaux. Quoi ? Oui, Monsieur, car le ventfrappait à nos volets à grands coups de tournesols aussi larges quedes roues de charrette, – et le poulailler était sous nos fenêtres.Caligula et moi descendons au rez-de-chaussée et nous trouvonsl’hôtelier en train d’écosser des pois sous le porche. C’est unhomme de six pieds, sept fièvres et trois accès, avec un teint dechinois, bien qu’assez décoloré par ailleurs dans l’exercice de sesphysionomies et inclinations.

Caligula, qui est un orateur de naissance, etde petite taille, malgré ses cheveux rouges et sa sensibilitéfébrifuge, prend la parole :

– Camarade, dit-il, salut et mortalité.Ça ne vous ferait rien de nous dire dans quel motif noussommes ? Nous savons pourquoi nous allons, mais nousn’arrivons pas à déterminer exactement la raison de quelendroit ?

– Eh ben, gentlemen, répond l’hôtelier,j’pensais ben qu’vous iriez aux renseignements ce matin. Vous êtestombés du train d’neuf heures trente hier au soir, et vous étiezfins saouls vous aut’es deux. Oui, v’étiez pleins comme desboudins. J’peux vous dire qu’vous êtes maintenant dans la ville deMountain Valley, dans l’État de Géorgie.

– Et surtout, réplique Caligula,n’ajoutez pas qu’il n’y a rien à manger…

– Asseyez-vous, gentlemen, ditl’hôtelier, et dans vingt minutes, j’vous fais servir le meilleurbreakfast que vous puissiez trouver dans toute la Cité.

Ce breakfast apparut sous la forme de lardfrit et d’un édifice jaunâtre dont la composition chimique tenaitle milieu entre un couscous de sorgho et un pudding à la gélatine.L’aubergiste appelle ça un gâteau de froment d’avoine ; puisil exhibe une platée de cette pâture matutinale connue sous le nomde « purée de maïs » ; et c’est ainsi que Caligulaet moi faisons la connaissance de cette célèbre nourriture quipermit à chaque Sudiste de flanquer une tournée à deux Yankeespendant quatre années entières.

– Ce qui m’épate, dit Caligula, c’est queles gars de Robert Lee n’ont pas pourchassé les Nordistes jusqu’àla baie d’Hudson. J’aurais été capable de ça, si on m’avait faitavaler cet ingrédient qu’ils appellent« ventrée-de-maïs ».

– Le cochon et le maïs, dis-je, sont lesaliments favoris de cette région.

– Alors, dit Caligula, ils devraient bienles laisser ensemble. Ce monument est-il un hôtel ou uneétable ? Ah ! si nous étions à Muskogee, dans la salle àmanger de Saint-Lucifer, je te ferais voir ce que c’est qu’unbreakfast ! Du filet d’antilope, et du foie de veau braisé,pour commencer ; et des côtelettes de chevreuil avec duchili con carne, et des beignets d’ananas ; etensuite quelques sardines avec des cornichons ; et pourterminer une boîte de pêches au sirop avec une bouteille de bière.Tu ne trouveras jamais un menu comme ça dans tous les restaurantsde l’Est.

– Trop copieux, dis-je. J’ai voyagé, etje n’ai pas de préjugés. Il n’y aura jamais de breakfast parfaittant qu’un homme n’aura pas les bras assez longs pour attraper enmême temps son café à New-Orléans, ses croissants à Norfolk, satranche de beurre dans une crèmerie de Vermont, et son assiettée demiel dans une ruche de l’Indiana située à côté d’un champ detrèfle. C’est seulement alors qu’il pourrait déguster un repas quis’approcherait un peu de l’ambre d’oasis que les dieux sirotent surle mont Olympia.

– Trop éphémère, dit Caligula. En toutcas, il me faudrait quelque chose dans le genre d’un plat d’œufs aujambon, ou un civet de lapin pour servir de pousse-café. Qu’est-ceque tu verrais de plus édifiant et rituel comme menu d’un bonrepas ?

– De temps en temps, dis-je, je me suislaissé aller à m’infatuer d’aliments fantaisie tels que rôtis detortue, ortolans, salmis de homards, goyaves et canards à lamandarine ; mais, après tout, il n’y a rien pour moi quivaille un bon bifteck braisé aux champignons, à la terrasse d’uneauberge de Broadway, au son du métro et des autobus, avec un orguede barbarie qui joue Tanhauser au coin de la rue, et les marchandsde journaux qui gueulent le résultat complet des trois dernièresbatailles. Pour ce qui est du vin, donne-moi un authentiqueChamberlin ou Saint-Émile-le-Lion. – Et voilà ce qu’on appelle undîner chez les gastronomes.

– Possible, réplique Caligula ; j’aientendu dire qu’à New-York on finit par devenir un connaisseur. Etquand on se balade avec un de ces étrangers que tu viens de nommer,on est bien forcé de commander des plats rupins.

– C’est la capitale des épicures, dis-je.Tu ne tarderais pas à te joindre à eux, si tu allais vivrelà-bas.

– Possible, dit Caligula. Mais je necrois pas. J’ai eu affaire à l’un d’eux une fois chez un coiffeurde San-Francisco ; et la façon dont il me chatouillait lespieds pendant que l’autre me grattait la figure m’en a dégoûté pourjamais.

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