Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

III

Caligula et moi passâmes les trois jourssuivants à explorer le coin de montagne dans lequel nous nousproposions de kidnapper le Colonel Jackson T. Rockingham. Noussélectionnâmes finalement une tranche de topographie abrupte,couverte de buissons et d’arbres, et à laquelle on n’avait accèsque par un sentier secret, que nous défrichâmes nous-mêmes. Et leseul moyen de parvenir à la montagne était de suivre une crevassesinueuse qui s’enroulait autour des promontoires.

Alors, je pris en mains une importantesubdivision des opérations. Je me rendis par le train à Atlanta etme procurai pour deux cent cinquante dollars de provisions debouche, les plus flatteuses et les plus efficaces que l’on pûttrouver moyennant finances. J’ai toujours été un admirateur desvictuailles, sous leurs formes les plus palliatives et raffinées.Le cochon et le maïs ne paraissent pas seulement inartistiques àmon estomac, mais ils donnent encore une indigestion à messentiments moraux. Et je pensais au Colonel Jackson T. Rockingham,Président de la Sunrise and Edenville Tap Railroad, et imaginais àquel point lui manquerait le luxe, auquel l’on dit que sontaccoutumés les riches seigneurs du Sud, de son train de maison.C’est pourquoi j’engloutis la moitié de notre capital, à Caligulaet à moi, dans le plus élégant stock de provisions fraîches, et deboîtes de conserve que Burdick Harris ou n’importe quel rançonnéprofessionnel ait jamais vu dans un campement.

Je consacrai encore une centaine de dollars àl’acquisition de deux caisses de bordeaux, trois bouteilles decognac, deux cents regaliasde la Havane avec une bague enor, une poêle de campement, des chaises et des lits pliants. Jevoulais que le Colonel eût tout le confort possible ; etj’espérais qu’après avoir lâché les 10 000 dollars, il nousferait à Caligula et à moi, une réputation de gentlemen et demaîtres de maison, aussi solide que celle répandue par le Grec surle copain qui fit des États-Unis son garçon de recettes enAfrique.

Quand les marchandises arrivent d’Atlanta,nous louons un chariot, et les transportons sur la petite montagne,où nous établissons notre campement. Puis, nous nous mettons àl’affût du Colonel.

Nous l’attrapons un matin à environ deuxmilles de Mountain Valley, alors qu’il se rend, en visited’inspection, sur ses terres couleur de brique. C’était un vieuxgentleman élégant, aussi mince et long qu’une canne à pêche, avecdes manchettes à bouillon, et un lorgnon suspendu à un ruban noir.Nous lui exposons nos desiderata, avec aisance et brièveté ;et Caligula lui montra, d’un air négligent, la crosse de son Colt45 qui dépassait de sa ceinture.

– Quoi ? s’écrie le ColonelRockingham, des bandits dans le Comté de Perry, en Géorgie !J’informerai de cela le Comité d’Immigration et des Embellissementspublics !

– Soyez assez sagace pour grimper danscette charrette, dit Caligula, par ordre du Comité de perforationet de dépravation publique. C’est une réunion d’affaires, et noussommes pressés de remettre la séance sine qua non.

Nous conduisons le Colonel Rockingham dans lamontagne, aussi haut que la charrette peut monter ; puis nousattachons le cheval et emmenons notre prisonnier à pied jusqu’aucampement.

– Et maintenant, Colonel, dis-je, sachezque notre but essentiel et unique est la rançon. Il ne vous serafait aucun mal, si le roi du Maro… si vos amis envoient le fric.Par ailleurs, nous sommes des gentlemen, tout comme vous. Et sivous nous donnez votre parole de ne pas chercher à vous évader,vous aurez toute liberté à l’intérieur du campement.

– Je vous donne ma parole, dit leColonel.

– Parfait, dis-je. Voici qu’il est onzeheures, et Mr Polk va procéder à l’inoculation dans lescirconstances de quelques trivialités tempestives, sous la forme devictuailles.

– Merci ! dit le Colonel. Je sensque je me régalerais volontiers d’une tranche de lard frit et d’unplat de purée de maïs.

– Jamais de la vie ! m’écriai-jeavec emphase. Pas ici, dans ce campement ! Nous planons dansdes régions plus élevées que celles habitées par votre célèbre,mais répugnant plat national.

Tandis que le Colonel lit son journal,Caligula et moi tombons la veste et nous mettons à inaugurer unpetit lunch de luxe, juste pour lui montrer de quoi nous sommescapables. Caligula était un fin cuisinier, comme il y en a dansl’Ouest ; il était capable de rôtir un buffle ou de fricasserune paire de veaux, en moins de temps qu’il n’en faut à une femmepour préparer une tasse de thé. Sous le rapport de la vitesse, dumuscle et de la quantité, il était certainement l’un des plusrenommés malaxeurs d’aliments de son pays. Il détenait le record, àl’ouest de la rivière Arkansas, du championnat des maîtres-queux,qui consiste à poêler une crêpe de la main gauche, et à griller descôtelettes de chevreuil de la main droite, tout en écorchant enmême temps un lapin avec les dents. Quant à moi, je sais fairemijoter des choses en cocotte, et à la créole, et manier l’huile etle concombre aussi dextrement qu’un chef français.

C’est ainsi qu’à midi, nous avions préparé undéjeuner chaud qui avait l’air d’un banquet sur un bateau à vapeurdu Mississipi. Nous mîmes le couvert sur deux ou trois grandescaisses, ouvrîmes deux bouteilles de vin rouge, servîmes les olivesavec un cocktail et un Martini et appelâmes le Colonel à table.

Le Colonel Rockingham prit une chaise, essuyason lorgnon et regarda les choses qu’il y avait sur la table. Etalors je crus qu’il se mettait à jurer ; et je me sentishonteux de n’avoir pas mieux choisi les victuailles. Maisnon : il ne jurait pas, – il récitait les actions de grâce. EtCaligula et moi inclinâmes la tête, et je vis une larme tomber del’œil du Colonel dans son cocktail.

Je n’ai jamais vu un homme manger avec autantde sérieux et d’application, – non pas hâtivement comme ungrammairien ou un goinfre, – mais lentement et d’un airappréciatif, comme un serpent python ou un membre du Club desCents.

Au bout d’une heure et demie, le Colonels’appuie au dossier de sa chaise. Je lui apporte son café, avec unverre de cognac et pose la boîte de cigares sur la table.

– Messieurs, dit-il, en soufflant lafumée tout en essayant de l’aspirer de nouveau, lorsque nous voyonsces montagnes éternelles, et ce paysage souriant et bienfaisant, etque nous réfléchissons à la bonté du Créateur qui…

– Excusez-moi, Colonel, dis-je ;mais il y a une petite affaire à terminer d’abord ». Etj’apporte du papier, une plume et de l’encre, et les pose devantlui.

– À qui allez-vous vous adresser pouravoir l’argent ? demandé-je.

– Je pense, dit-il, après un instant deréflexion, que ce sera au Vice-président de notre Compagnie, auxbureaux du siège social à Edenville.

– Il y a quelle distance d’ici àEdenville ? demandé-je.

– Environ dix milles, répond-il.

Alors, je prononce le discours suivant qu’ilécrit sous ma dictée :

« Mon très cher Vice-Président,

« J’ai été kidnappé par deux banditsdangereux qui me retiennent prisonnier dans un endroit qu’il seraitvain de chercher à découvrir. Ils exigent dix mille dollars,payables en une seule fois, pour me relâcher. Procurez-vous lasomme immédiatement et suivez les instructions ci-après :venez seul, avec l’argent, à la rivière Stony qui sort des BlacktopMountains. Suivez le lit du cours d’eau jusqu’à ce que vousarriviez à un grand rocher plat, sur la rive gauche, marqué d’unecroix à la craie rouge. Montez sur le rocher et agitez un drapeaublanc. Un guide viendra vous chercher et vous conduira près de moi.Ne perdez pas une minute. »

Lorsque le Colonel a fini d’écrire, il nousdemande la permission d’ajouter un post-scriptum, pour dire avecquelle parfaite courtoisie il était traité, afin que la Compagniene se sente point dévorée d’inquiétude à son sujet. Nous le luiaccordons volontiers. Alors, il ajoute qu’il vient justement dedéjeuner avec les deux desperados, et il insère le menu toutentier, depuis le cocktail jusqu’au cognac. Il termine en déclarantque le dîner sera prêt vers 6 heures, et qu’il promet de se révélerencore plus licencieux et intempérant, si c’est possible.

Caligula et moi, après avoir lu, décidons dene rien censurer ; car, en tant que cuisiniers, nous sommessensibles à la louange, bien qu’elle semble un peu déplacée dansune traite à vue de dix mille dollars.

Je pars avec la lettre jusqu’à la route deMountain Valley, et attends qu’il passe un messager. Bientôt uncavalier au teint basané fait son apparition, et je lui donne undollar pour porter la lettre aux bureaux de la Compagnie àEdenville. Puis je rentre au campement.

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