Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

IV

Vers quatre heures de l’après-midi, Caligula,qui fait fonction de vigile, me hèle.

– Chemise blanche à tribord,Commandant ! crie-t-il. S’agite en forme de signaux.

Je descends par le sentier et ramène un hommegras et rubicond, en veston d’alpaga, et sans faux-col.

– Messieurs, dit le Colonel Rockingham,permettez moi de vous présenter mon frère, le Capitaine Duval C.Rockingham, Vice-Président de la Sunrise and Edenville TapRailroad.

– Autrement dit, le Roi du Maroc,répliqué-je. Si ça ne vous fait rien, je vais compter l’argent,simplement pour la forme. Les affaires…

– Oh ! je vous en prie ! dit legros homme. Mais – il n’est pas encore là. J’ai passé l’affaire ànotre second vice-président ; il va sûrement arriver dansquelques instants. Il me tardait de venir voir si mon frère étaiten sécurité. – Frères Jackson, comment avez-vous trouvé cettesalade de homard que vous avez mentionnée dans votrelettre ?

– Monsieur le Premier Vice-Président,dis-je, vous nous obligerez en restant ici jusqu’à ce que ledeuxième V. P. arrive. C’est une répétition privée, et nous netenons pas à voir des spéculateurs vagabonds venir ici pour vendredes tickets.

Une demi-heure plus tard, Caligula me hèle denouveau :

– Voile à l’horizon ! – On dirait untablier au bout d’un manche à balai.

Je descends une seconde fois et hisse aucampement un homme de six pieds trois pouces, escorté d’une barbejaunâtre et de quelques autres particularités imperceptibles.

Je remarque, en mon for intérieur, que sic’est lui qui a les dix mille dollars sur lui, ça doit être en unseul gros billet plié en long.

– Mr Patterson G. Coble, notresecond vice-président, annonce le Colonel.

– Heureux de faire votre connaissance,Messieurs, dit ce Coble. Je suis venu pour vous communiquer lanouvelle que le Major Tallahassee Tucker, notre chef d’exploitationdu service voyageurs, est en train de négocier un emprunt à laPerry County Bank sur un plein panier de nos actions. – Mon CherColonel Rockingham, – heu ! – est-ce un poulet sauté ou despêches au sirop que vous avez mentionné dans votre lettre ? Cen’était pas très bien écrit, et j’ai eu une vive discussion à cesujet avec le conducteur du 56…

– Encore un drapeau blanc sur lerocher ! s’écrie Caligula. Si j’en aperçois d’autres, àprésent, je tire dessus, et je dirai que je les ai pris pour destorpilleurs !

Le guide redescend de nouveau et convoie dansle repaire une personne en salopette bleue, portant une lanterne etune certaine dose d’ébriété. Je suis tellement sûr que c’est lemajor Tucker que c’est seulement en arrivant en haut que je luidemande son nom, pour la forme ; et alors j’apprends que c’estl’oncle Timothy, le lampiste d’Edenville, qui nous a été envoyépour nous signaler que le juge Pendergast, l’avocat de laCompagnie, s’efforce actuellement d’hypothéquer les terres duColonel Rockingham pour parfaire la rançon.

Tandis qu’il bavarde, deux hommes sortent enrampant des buissons qui entourent le campement, sans s’être faitannoncer par un étendard blanc, et aussitôt Caligula tire sonrevolver. Mais le colonel Rockingham intervient aussitôt et nousprésente Mr Jones et M. Batts, mécanicien et chauffeur dutrain 42.

– ’Scusez-nous, dit Batts, mais Jim etmoi étions à la chasse aux écureuils dans les parages et nousn’avons pas pensé au fanion. Heu ! Colonel, ce n’est pas de lablague c’que vous avez dit au sujet du plum-pudding et des ananaset des cigares de la Havane ?

– Serviette au bout d’une canne à pêcheau large ! hurle Caligula. Ça doit être l’escadre desconducteurs et convoyeurs des trains de marchandises.

– Ça sera ma dernière excursion enascenseur, dis-je en m’essuyant le front. Si la S. E. T. R. désireorganiser un train de plaisir pour contempler leur Président encaptivité, qu’elle le dise : nous mettrons un écriteau :« Café des Kidnappers et Foyer des Cheminots. »

Cette fois je confesse l’identité du MajorTallahassee Tucker et je me sens plus à l’aise. Je le fais marcherdans le lit de la rivière de façon à pouvoir le noyer, au cas où ilm’aurait menti et ne serait qu’un vulgaire homme d’équipe. Pendanttoute l’ascension, il ne cesse de radoter au sujet des toasts auxasperges, – une combinaison que son cerveau n’avait pas encoreimaginée jusqu’ici.

Une fois là-haut, je parviens à détacher sonesprit de la nourriture et je lui demande s’il a pu récolter larançon.

– Mon cher Monsieur, dit-il, j’ai réussià négocier un emprunt sur trente mille dollars d’actions de notreCompagnie et…

– Bon, bon ! Major ! dis-je.Alors, puisque tout est en règle, nous terminerons cette petiteaffaire après dîner. Messieurs, dis-je en m’adressant à la foule,permettez-moi de vous inviter tous à dîner. La confiance règne depart et d’autre, et le drapeau blanc, tout comme le fanion du chefde gare, n’a d’autre but que de donner le départ auxopérations.

– Bonne idée ! fait Caligula qui setient près de moi. Deux porteurs de bagages et un guichetier sonttombés d’un arbre pendant que tu étais en bas. Est-ce que le majora apporté l’argent ?

– Il dit, répliqué-je, qu’il a réussi ànégocier l’emprunt.

Si jamais deux cuisiniers ont bien gagné dixmille dollars en douze heures, c’est sûrement Caligula et moi. Àsix heures tapant, nous servons sur le sommet de cette montagne undîner comme jamais aucuns cheminots n’en ont engouffré jusqu’ici.Nous débouchons toutes les bouteilles de vin, triturons leshors-d’œuvre, les entrées et les plats de résistance, malaxons lesentremets les plus savoureux, et en un mot organisons une masse deboustifaille premier choix, telle qu’aucun grand chef du Majesticou du Carlton n’en a jamais extrait de boîtes de conservesalimentaires. La Compagnie de chemin de fer se rassembla autour dufestin, et chacun de trinquer, de se régaler et de se divertir àqui mieux mieux.

À la fin des réjouissances, Caligula et moitirons le Major Tucker à l’écart et lui parlons affaires et rançon.Le Major tire de sa poche une poignée de monnaie tout juste bonne àsolder le dernier payement d’une automobile de 3 chevaux vendue àcrédit, et exhale le laïus suivant :

– Messieurs, dit-il, hum ! – lecours de nos actions s’est un peu déprécié. Le mieux que j’aie pufaire avec trente mille dollars de titres se traduit par un prêt dequatre-vingt-sept dollars et 50 cents. Sur les terres labourablesdu Colonel Ruckingham, le juge Pendergast n’a pu obtenir, enneuvième hypothèque, que la somme de cinquante dollars. Voici lemontant global : cent trente-sept dollars 50, sauf erreur ouomission.

– Un Président de Compagnie de chemin defer ? dis-je en regardant ce Tucker dans les yeux. Etpropriétaire de mille hectares de terre en plus ? Et vousprétend…

– Messieurs, dit Tucker, le chemin de fern’a que quinze kilomètres de longueur. Aucun train n’y circulejamais, sauf les jours peu fréquents où les mécaniciens etchauffeurs parviennent à se procurer assez de bois dans les forêtsde pins pour faire monter la pression à 5 kilos dans leschaudières. Il y a très, très longtemps, – au temps de laprospérité – les bénéfices nets se montaient à environ 18 dollarspar semaine. Les biens propres du Colonel Rockingham ont été vendus13 fois par le fisc. Il y a deux ans que la récolte de pêches estnulle dans cette partie de la Géorgie par suite de la gelée. Lespluies du printemps ont tué les melons d’eau. Personne par ici n’asuffisamment d’argent pour acheter de l’engrais ; et la terreest si pauvre que la récolte de blé a raté, et il n’y avait mêmepas assez d’herbe pour assurer la subsistance des lapins degarenne. Tout ce que les habitants du pays ont eu à manger depuisplus d’un an, c’est du cochon et du maïs, et…

– Jeff ! dit soudain Caligula enfourrageant ses cheveux carotte, qu’est-ce que tu vas faire de cespetits picaillons ?

Je tends l’argent au Major Tucker ; puisje me tourne vers le Colonel Rockingham et lui tapote amicalementl’omoplate.

– Colonel, dis-je, j’espère que vous avezapprécié notre petite plaisanterie. Mais il serait indélicat de lapousser plus loin. Nous, des kidnappers ? Ha ! ha !ha ! Je me nomme Van Rhinegelder et je suis un neveu des Vander Bilt. Mon ami est le cousin germain du Rédacteur en Chef de laRevue des Cinq Mondes. Et voilà ! Nous sommes venus enexcursion dans le Sud pour nous distraire un peu, – Et maintenant,vive l’humour ! – et – il y a encore une bouteille de cognac àvider pour clore la mystification.

À quoi bon entrer dans les détails ? J’enrelaterai seulement un ou deux. Je vois encore le Major TallahasseeTucker jouant de la guimbarde, et Caligula valsant avec sa têteposée sur la poche gousset d’un grand homme d’équipe. J’hésite àmentionner le « swing » exécuté par moi-même etMr Patterson G. Coble, avec le Colonel Jackson T. Rockinghamentre nous deux.

Et même, le lendemain matin, bien que celavous semble sans doute extravagant, Caligula et moi, au souvenir decette soirée de réjouissances fraternelles, découvrîmes qu’il nousrestait une petite consolation : c’est que jamais aucunRaisouli ne tapa dans l’œil d’aucun Burdick Harris, autant que nousdans celui de la Sunrise and Edenville Tap Railroad Company.

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