Les précieuses ridicules de Molière

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE IV

Scène IV

Magdelon, Cathos, Gorgibus

Gorgibus

Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites-moi un peu ce que vous avez fait à ces Messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avois-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris ?

Magdelon

Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ?

Cathos

Le moyen, mon oncle, qu’une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?

Gorgibus

Et qu’y trouvez-vous à redire ?

Magdelon

La belle galanterie que la leur ! Quoi ? débuter d’abord par le

mariage !

Gorgibus

Et par où veux-tu donc qu’ils débutent ? par le concubinage ? N’est-ce pas un procédé dont vous avez sujet de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent, n’est-il pas un témoignage de l’honnêteté de leurs intentions ?

Magdelon

Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.

Gorgibus

Je n’ai que faire ni d’air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose simple et sacrée, et que c’est

faire en honnêtes gens que de débuter par là.

Magdelon

Mon Dieu, que, si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini ! La belle chose que ce seroit

si d’abord Cyrus épousoit Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie !

Gorgibus

Que me vient conter celle-ci ?

Magdelon

Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures. Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser.

Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ! encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au coeur de la seule vision que cela me fait. Gorgibus

Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

Cathos

En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ? Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ! … mon Dieu, quels amants sont-ce là ! Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges.

Gorgibus

Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous, Magdelon…

Magdelon

Eh ! de grâce, mon père, défaites-vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement. Gorgibus

Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

Magdelon

Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon ? et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

Cathos

Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que je me suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord.

Gorgibus

Ecoutez, il n’y a qu’un mot qui serve : je n’entends point que vous ayez d’autres noms que ceux qui vous ont été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces Messieurs dont il est question, je connois leurs familles et leurs biens, et je veux résolûment que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge. Cathos

Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?

Magdelon

Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. Laissez-nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n’en pressez point tant la conclusion.

Gorgibus

Il n’en faut point douter, elles sont achevées. Encore un coup, je n’entends rien à toutes ces balivernes ; je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant qu’il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j’en fais un bon serment.

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE V

Scène V

Cathos, Magdelon

Cathos

Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme !

Magdelon

Que veux-tu, ma chère ? J’en suis en confusion pour lui. J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre.

Cathos

Je le croirois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde ; et pour moi, quand je me regarde aussi…

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE VI

Scène VI

Marotte, Cathos, Magdelon

Marotte

Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.

Magdelon

Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. »

Marotte

Dame ! je n’entends point le latin, et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.

Magdelon

L’impertinente ! Le moyen de souffrir cela ? Et qui est-il, le maître de ce laquais ?

Marotte

Il me l’a nommé le marquis de Mascarille.

Magdelon

Ah ! ma chère, un marquis ! Oui, allez dire qu’on nous peut voir. C’est sans doute un bel esprit qui aura ouï parler de nous. Cathos.

Assurément, ma chère.

Magdelon

Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu’en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins, et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.

Marotte

Par ma foi, je ne sais point quelle bête c’est là : il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.

Cathos

Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez-vous bien d’en salir la glace par la communication de votre image.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer