LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE VII
Scène VII
Mascarille, deux porteurs
Mascarille
Holà, porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds-là ont dessein de me briser à force de heurter contre les murailles et les pavés.
Premier porteur
Dame ! c’est que la porte est étroite : vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu’ici.
Mascarille
Je le crois bien. Voudriez-vous, faquins, que j’exposasse l’embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j’allasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, ôtez votre chaise d’ici.
Deuxième porteur
Payez-nous donc, s’il vous plaît, Monsieur.
Mascarille
Hem ?
Deuxième porteur
Je dis, Monsieur, que vous nous donniez de l’argent, s’il vous plaît. Mascarille, lui donnant un soufflet.
Comment, coquin, demander de l’argent à une personne de ma qualité !
Deuxième porteur
Est-ce ainsi qu’on paye les pauvres gens ? et votre qualité nous donne-t-elle à dîner ?
Mascarille
Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à vous connoître ! Ces canailles-là s’osent jouer à moi.
Première porteur, prenant un des bâtons de sa chaise.
Cà ! payez-nous vitement !
Mascarille
Quoi ?
Premier porteur
Je dis que je veux avoir de l’argent tout à l’heure.
Mascarille
Il est raisonnable.
Premier porteur
Vite donc.
Mascarille
Oui-da. Tu parles comme il faut, toi ; mais l’autre est un coquin qui ne sait ce qu’il dit. Tiens : es-tu content ?
Premier porteur
Non, je ne suis pas content : vous avez donné un soufflet à mon camarade, et…
Mascarille
Doucement. Tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s’y prend de la bonne façon. Allez, venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.
LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE VIII
Scène VIII
Marotte, Mascarille
Marotte
Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l’heure.
Mascarille
Qu’elles ne se pressent point : je suis ici posté commodément pour attendre.
Marotte
Les voici.
LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE IX
Scène IX
Magdelon, Cathos, Mascarille, Almanzor
Mascarille, après avoir salué.
Mesdames, vous serez surprises, sans doute, de l’audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.
Magdelon
Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser.
Cathos
Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l’y ayez amené.
Mascarille
Ah ! je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris.
Magdelon
Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie. Cathos
Ma chère, il faudroit faire donner des siéges.
Magdelon
Holà, Almanzor !
Almanzor
Madame.
Magdelon
Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.
Mascarille
Mais au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ?
Cathos
Que craignez-vous ?
Mascarille
Quelque vol de mon coeur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici des yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable, d’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière ? Ah ! par ma foi, je m’en défie, et jem’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal.
Magdelon
Ma chère, c’est le caractère enjoué. Cathos
Je vois bien que c’est un Amilcar.
Magdelon
Ne craignez rien : nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre coeur peut dormir en assurance sur leur prud’homie.
Cathos
Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.
Mascarille, après s’être peigné et avoir ajusté ses canons.
Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ?
Magdelon
Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudroit être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.
Mascarille
Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.
Cathos
C’est une vérité incontestable. Mascarille
Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.
Magdelon
Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
Mascarille
Vous recevez beaucoup de visites : quel bel esprit est des vôtres ?
Magdelon
Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être, et nous avons une amie particulière qui nous a promis d’amener ici tous ces Messieurs du Recueil des pièces choisies.
Cathos
Et certains autres qu’on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.
Mascarille
C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne : ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.
Magdelon
Eh ! mon Dieu, nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connoissance de tous ces Messieurs-là, si l’on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui donnent le branle à la réputation dans Paris et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n’y auroit rien autre chose que cela. Mais pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolies commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : « Un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. » C’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerois pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.
Cathos
En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi, j’aurois toutes les hontes du monde s’il falloit qu’on vînt à me demander si j’aurois vu quelque chose de nouveau que je n’aurois pas vu. Mascarille
Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine : je veux établir chez vous une Académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par coeur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.
Magdelon
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela.
Mascarille
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.
Cathos
Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.
Mascarille
Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
Magdelon
Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés. Mascarille
C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine.
Magdelon
Ah ! certes, cela sera du dernier beau. J’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.
Mascarille
Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.
Magdelon
Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
Mascarille
Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
Cathos
L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.
Mascarille
Ecoutez donc.
Magdelon
Nous y sommes de toutes nos oreilles. Mascarille
Oh ! oh ! je n’y prenois pas garde :
Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre oeil en tapinois me dérobe mon coeur.
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur !
Cathos
Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
Mascarille
Tout ce que je fais a l’air cavalier ; cela ne sent point le pédant.
Magdelon
Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
Mascarille
Avez-vous remarqué ce commencement : Oh, oh ? Voilà qui est extraordinaire : oh, oh ! Comme un homme qui s’avise tout d’un coup : oh, oh ! La surprise : oh, oh !
Magdelon
Oui, je trouve ce oh, oh ! admirable.
Mascarille
Il semble que cela ne soit rien.
Cathos
Ah ! mon Dieu, que dites-vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.
Magdelon
Sans doute ; et j’aimerois mieux avoir fait ce oh, oh ! qu’un poème épique.
Mascarille
Tudieu ! vous avez le goût bon.
Magdelon
Eh ! je ne l’ai pas tout à fait mauvais.
Mascarille
Mais n’admirez-vous pas aussi je n’y prenois pas garde ? Je n’y prenois pas garde, je ne m’apercevois pas de cela : façon de parler naturelle : je n’y prenois pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton ; je vous regarde, c’est-à-dire, je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple ; Votre oeil en tapinois… Que vous semble de ce mot tapinois ? n’est-il pas bien choisi ?