Les précieuses ridicules de Molière

Mascarille

Donnez-moi un peu votre main, et tâtez celui-ci, là, justement au derrière de la tête : y êtes-vous ?

Magdelon

Oui : je sens quelque chose.

Mascarille

C’est un coup de mousquet que je reçus la dernière campagne que j’ai faite.

Jodelet

Voici un autre coup qui me perça de part en part à l’attaque de Gravelines.

Mascarille, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausses.

Je vais vous montrer une furieuse plaie.

Magdelon

Il n’est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder.

Mascarille

Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu’on est. Cathos

Nous ne doutons point de ce que vous êtes.

Mascarille

Vicomte, as-tu là ton carrosse ?

Jodelet

Pourquoi ?

Mascarille

Nous mènerions promener ces Dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau.

Magdelon

Nous ne saurions sortir aujourd’hui.

Mascarille

Ayons donc les violons pour danser.

Jodelet

Ma foi, c’est bien avisé.

Magdelon

Pour cela, nous y consentons ; mais il faut donc quelque surcroît de compagnie.

Mascarille

Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu’il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul.

Magdelon

Almanzor, dites aux gens de Monsieur qu’ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces Messieurs et ces Dames d’ici près, pour peupler la solitude de notre bal.

Mascarille

Vicomte, que dis-tu de ces yeux ?

Jodelet

Mais toi-même, Marquis, que t’en semble ?

Mascarille

Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d’ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois d’étranges secousses, et mon coeur ne tient plus qu’à un filet.

Magdelon

Que tout ce qu’il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde.

Cathos

Il est vrai qu’il fait une furieuse dépense en esprit. Mascarille

Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là-dessus.

Cathos

Eh ! je vous en conjure de toute la dévotion de mon coeur : que nous ayons quelque chose qu’on ait fait pour nous.

Jodelet

J’aurois envie d’en faire autant ; mais je me treuve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité des saignées que j’y ai faites ces jours passés.

Mascarille

Que diable est cela ? Je fais toujours bien le premier vers ; mais j’ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé : je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.

Jodelet

Il a de l’esprit comme un démon.

Magdelon

Et du galant, et du bien tourné.

Mascarille

Vicomte, dis-moi un peu, y a-t-il longtemps que tu n’as vu la Comtesse ? Jodelet

Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite.

Mascarille

Sais-tu bien que le Duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui ?

Magdelon

Voici nos amies qui viennent.

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE XII

Scène XII

Jodelet, Mascarille, Cathos, Magdelon, Marotte, Lucile

Magdelon

Mon Dieu, mes chères, nous vous demandons pardon. Ces Messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds ; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vuides de notre assemblée.

Lucile

Vous nous avez obligées, sans doute.

Mascarille

Ce n’est ici qu’un bal à la hâte ; mais l’un de ces jours nous vous en donnerons un dans les formes. Les violons sont-ils venus ?

Almanzor

Oui, Monsieur ; ils sont ici.

Cathos

Allons donc, mes chères, prenez place.

Mascarille, dansant lui seul comme par prélude.

La, la, la, la, la, la, la, la.

Magdelon

Il a tout à fait la taille élégante. Cathos

Et a la mine de danser proprement.

Mascarille, ayant pris Magdelon.

Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence. Oh ! quels ignorants ! Il n’y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme, ô violons de village.

Jodelet, dansant ensuite.

Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE XIII

Scène XIII

Du Croisy, la Grange, Mascarille

La Grange

Ah ! ah ! coquins, que faites-vous ici ? Il y a trois heures que nous vous cherchons.

Mascarille, se sentant battre.

Ahy ! ahy ! ahy ! vous ne m’aviez pas dit que les coups en seroient aussi.

Jodelet

Ahy ! ahy ! ahy !

La Grange

C’est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l’homme d’importance.

Du Croisy

Voilà qui vous apprendra à vous connoître.

(Il sortent.)

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE XIV

Scène XIV

Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon

Magdelon

Que veut donc dire ceci ?

Jodelet

C’est une gageure.

Cathos

Quoi ! vous laisser battre de la sorte !

Mascarille

Mon Dieu, je n’ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serois emporté.

Magdelon

Endurer un affront comme celui-là, en notre présence !

Mascarille

Ce n’est rien : ne laissons pas d’achever. Nous nous connoissons il y a longtemps ; et entre amis, on ne va pas se piquer pour si peu de chose.

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE XV

Scène XV

Du Croisy, la Grange, Mascarille, Jodelet, Magdelon, Cathos

La Grange

Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.

Magdelon

Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ?

Du Croisy

Comment, Mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous ? qu’ils viennent vous faire l’amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?

Magdelon

Vos laquais ?

La Grange

Oui, nos laquais : et cela n’est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.

Magdelon

O Ciel ! quelle insolence !

La Grange

Mais ils n’auront pas l’avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue ; et si vous les voulez aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu’on les dépouille sur-le-champ.

Jodelet

Adieu notre braverie.

Mascarille

Voilà le marquisat et la vicomté à bas.

Du Croisy

Ha ! ha ! coquins, vous avez l’audace d’aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.

La Grange

C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.

Mascarille

O Fortune, quelle est ton inconstance.

Du Croisy

Vite, qu’on leur ôte jusqu’à la moindre chose.

La Grange

Qu’on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, Mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux tant qu’il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, Monsieur et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux.

Cathos

Ah ! quelle confusion !

Magdelon

Je crève de dépit.

Violons, au Marquis.

Qu’est-ce donc que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?

Mascarille

Demandez à Monsieur le Vicomte.

Violons, au Vicomte.

Qui est-ce qui nous donnera de l’argent ?

Jodelet

Demandez à Monsieur le Marquis.

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE XVI

Scène XVI

Gorgibus, Mascarille, Magdelon

Gorgibus

Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois ! et je viens d’apprendre de belles affaires, vraiment, de ces Messieurs qui sortent !

Magdelon

Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite.

Gorgibus

Oui, c’est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du traitement que vous leur avez fait ; et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l’affront.

Magdelon

Ah ! je jure que nous en serons vengés, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ?

Mascarille

Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c’est que du monde ! la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part : je vois bien qu’on n’aime ici que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue.

(Ils sortent tous deux.)

LES PRÉCIEUSES RIDICULES – MOLIÈRE > SCÈNE XVII

Scène XVII

Gorgibus, Magdelon, Cathos, Violons

Violons

Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut pour ce que nous avons joué ici.

Gorgibus, les battant

Oui, oui, je vous vais contenter, et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais. Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables !

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