Les Premiers hommes dans la Lune

Chapitre 15LA PASSERELLE VERTIGINEUSE

Cette pause hostile dura un court instant. Je suppose que lesSélénites eurent, comme nous, quelques pensées très rapides. Monimpression la plus claire fut qu’il n’y avait rien contre quoi jepusse m’adosser et que nous allions sûrement être entourés et tués.L’absolue folie de notre présence en cet endroit m’accabla comme unreproche énorme et noir. Pourquoi m’étais-je lancé dans cetteexpédition insensée ?

Cavor s’approcha de moi et posa sa main sur mon bras. Sa facepâle et terrifiée était effrayante dans cette lumière bleue.

« Nous ne pouvons rien faire ! dit-il. C’est une erreur.Ils ne comprennent pas. Il nous faut les suivre où ils veulent nousemmener. »

Je le considérai un instant, puis mes regards se tournèrent denouveau vers les Sélénites qui venaient à la rescousse.

« Si j’avais mes mains libres…

– C’est inutile ! fit-il, pantelant.

– Inutile !…

– Suivons-les. »

Il tourna les talons et prit les devants dans la direction quinous avait été indiquée.

Je lui emboîtai le pas, essayant de paraître aussi soumis quepossible et tâtant les chaînes qui me liaient les poignets. Monsang bouillait. Je ne remarquai plus rien de cette caverne, bienqu’il ait dû s’écouler un long temps avant que nous fussionsparvenus à l’autre bout, ou, du moins, si je vis quelque chose, jene le notai pas et l’oubliai aussitôt ; mes pensées étaient,je suppose, toutes concentrées sur mes chaînes et sur lesSélénites, en particulier sur ceux qui portaient les casques et lesaiguillons. D’abord ils marchèrent à côté de nous à une distancerespectueuse, mais bientôt trois autres vinrent se joindre à eux etles premiers se rapprochèrent alors jusqu’à portée de la main. Enles voyant si près, j’eus un mouvement d’inquiétude. Le Sélénitecourt et corpulent marcha d’abord à notre droite, mais il repritbientôt sa place devant nous.

Avec quelle netteté l’image de ce groupe s’est imprimée dans moncerveau : le derrière de la tête baissée de Cavor juste devant moi,ses épaules affaissées, le visage béant de notre guide qui lepressait sans cesse, les porteurs d’aiguillons de chaque coté,vigilants et la bouche ouverte, dans un bleu monochrome.

Pourtant j’ai effectivement un autre souvenir, en dehors de mesimpressions purement personnelles, une sorte de caniveau traversaitle sol de la caverne et venait courir au long du sentier rocheuxque nous suivions. Il était plein de cette même matière lumineuseet d’un bleu brillant qui jaillissait de la grande machine. Jesuivais le bord de ce ruisseau et je puis témoigner que le liquidebleu n’irradiait aucune chaleur. Il avait un éclat brillant etn’était cependant ni plus froid ni plus chaud que le reste de cequi se trouvait dans la caverne.

Nous passâmes juste au-dessous des leviers haletants d’une autrevaste machine, et nous arrivâmes à un large tunnel dans lequelrésonna très fort le bruit que faisaient nos pieds sanssouliers ; à part le mince ruissellement de bleu sur notredroite, la voûte n’était nullement éclairée.

Les ombres travestissaient gigantesquement nos formes et cellesdes Sélénites sur les plafonds et les murs irréguliers du tunnel.De temps à autre, sur les parois, des cristaux scintillaient commedes gemmes ; parfois le tunnel s’exhaussait et formait unegrotte à stalactites d’où partaient des galeries qui s’enfonçaientdans les ténèbres.

Il me sembla que nous suivions ce chemin pendant fort longtemps.Le filet de lumière ruisselait très doucement et le bruit de nospas et leur écho faisaient une sorte de barbotement irrégulier. Monesprit se fixa sur le problème de mes chaînes.

« Si je pouvais faire glisser un tour en ce sens, puis le tordreainsi… Si j’essayais cela graduellement, s’apercevraient-ils que jedélivre mon poing du tour de chaîne le moins serré ?… S’ilss’en apercevaient, que feraient-ils ?

– Bedford ! s’écria Cavor, cela descend. Cela ne cesse pasde descendre. »

Sa remarque m’arracha à ma sombre préoccupation.

« S’ils avaient voulu nous tuer, continua-t-il, ralentissant lepas pour marcher au même niveau que moi, il n’y a pas de raisonpour qu’ils ne l’eussent pas fait encore.

– Non, c’est vrai ! dus-je admettre.

– Ils ne nous comprennent pas, reprit-il ; ils pensent quenous sommes simplement des animaux étranges… quelque espèce sauvagede veaux lunaires, peut-être. Ce sera seulement quand ils nousauront mieux observés qu’ils commenceront à croire que nous avonsdes esprits…

– Quand vous tracerez vos problèmes géométriques, dis-je.

– Cela se peut. »

Nous continuâmes à traîner la jambe pendant quelque tempsencore.

« D’ailleurs, vous comprenez, reprit Cavor, ceux-ci peuvent êtredes Sélénites d’une classe inférieure.

– Les satanés idiots ! répliquai-je en jetant un regardhaineux vers leurs faces exaspérantes.

– Si nous endurons ce qu’ils nous font…

– Nous y sommes bien forcés ! interrompis-je.

– Il peut y en avoir d’autres moins stupides. Ceci n’est que lacouche extérieure de leur monde. Il doit s’enfoncer, s’enfoncer,par des cavernes, des passages, des tunnels, jusqu’à la mer,enfin !… à des centaines de kilomètres plus bas ! »

Ces mots me firent songer à ces deux mille mètres de rochers etde tunnels qui devaient déjà sans doute s’entasser au-dessus de nostêtes ; ce fut comme un fardeau qui s’appesantit sur mesépaules.

« Loin du soleil et de l’air, fis-je, une mine qui n’a que huitcents mètres de profondeur est déjà suffocante.

– Ce ne l’est pas ici, en tout cas… Il est probable que… Laventilation ! L’air soufflerait du côté obscur de la lune versle côté éclairé et tout l’acide carbonique s’exhalerait par là pournourrir ces plantes. Au haut de ce tunnel, par exemple, on sent unevéritable brise. Et quel monde ce doit être ! L’avant-goût quenous donnent ces puits et ces machines…

– Et l’aiguillon ! remarquai-je, n’oubliez pasl’aiguillon ! »

Pendant quelque temps, il marcha un peu en avant.

« Et même cet aiguillon…, recommença-t-il.

– Eh bien ?

– J’étais furieux sur le moment. Mais… il est peut-êtrenécessaire que nous persévérions. Ils ont une peau différente etprobablement aussi des nerfs différents. Il se peut qu’ils necomprennent pas notre objection à être traités de la sorte… Toutcomme un habitant de Mars pourrait ne pas goûter notre habitude denous pousser du coude.

– Ils feront bien de prendre garde à la façon dont ils mepousseront du coude !

– Quant à la géométrie, ils procèdent après tout d’une façonintelligente, commençant avec les éléments de la vie et non de lapensée, la nourriture, la contrainte, la douleur. Ils s’adressentaux principes fondamentaux.

– Il n’y a pas de doute là-dessus », fis-je.

Il continua à parler du monde grandiose et prodigieux danslequel nous nous enfoncions. Je compris lentement, d’après son ton,que, même maintenant, il ne se désespérait pas absolument à l’idéede pénétrer plus avant et plus profondément dans ces terriers de laplanète. Son esprit s’occupait de machines et d’inventions, libredes mille appréhensions qui m’obsédaient. Ce n’était pas qu’il eûtl’intention d’utiliser en rien ces choses. Il désirait simplementen prendre connaissance.

« Après tout, dit-il, nous avons là une chancefantastique !… C’est la rencontre de deux mondes !…Qu’allons-nous voir ? Songez à tout ce qu’il y a là,au-dessous de nous !…

– Nous ne verrons pas grand-chose, s’il n’y fait pas plus clairqu’ici, remarquai-je.

– Ceci est seulement la croûte extérieure. Au-dessous… en bas…sur ce pied-là… il y aura de tout… Quelle histoire nousrapporterons !

– Un animal d’une espèce rare pourrait se consoler de la sortependant qu’on le mènerait au Jardin zoologique… Il ne s’ensuit pasqu’on va nous montrer toutes ces choses.

– Quand ils s’apercevront que nous avons des espritsraisonnables, répondit Cavor, ils voudront savoir ce qui se passesur la terre. Même s’ils sont incapables d’émotions généreuses, ilsenseigneront pour pouvoir apprendre… et toutes les choses qu’ilsdoivent connaître ! Tant de choses inimaginables !…

Il continua à spéculer sur la possibilité de connaître deschoses qu’il n’avait jamais espéré savoir sur terre ; ilspéculait de la sorte, ayant déjà dans la peau la blessure à vif deces aiguillons.

J’ai oublié beaucoup de ce qu’il disait, car mon attention étaitabsorbée par le fait que le tunnel que nous suivions s’élargissaitde plus en plus. Il semblait, d’après la sensation causée parl’air, que nous arrivions dans un espace plus vaste ; maisnous ne pouvions nous rendre compte de ses dimensions, parce qu’iln’était pas éclairé. Notre petit ruisseau de lumière se prolongeaiten un filet aminci qui s’évanouissait loin devant nous. Bientôt nosregards n’aperçurent plus les parois rocheuses. On ne pouvait voirautre chose que le sentier qui se déroulait sous nos pas et leruisselet de phosphorescence bleue.

Les formes de Cavor et du guide sélénite marchaient devantmoi ; le côté qu’ils offraient au ruisseau lumineux était d’unbleu clair et brillant ; leur côté obscur, maintenant que laréflexion de la paroi ne les éclairait plus, se perdaitindistinctement dans l’obscurité.

Bientôt je m’aperçus que nous approchions d’une déclivité, carla rigole du liquide bleu plongeait brusquement hors de vue.

Au même moment, sembla-t-il, nous eûmes atteint le bord. Leruisseau brillant faisait un méandre, hésitait, puis se précipitaità une profondeur dans laquelle le bruit de sa chute se perdaitabsolument pour nous, et l’obscurité du gouffre où il tombaitsemblait vide et impénétrable, sauf une forme semblable à unepasserelle qui se projetait, quittait le bord, s’effaçait et allaitse perdre dans les ténèbres.

Un instant Cavor et moi restâmes aussi près du bord que nousl’osions, cherchant à distinguer quelque chose dans cetteinsondable profondeur.

Alors notre guide vint nous tirer le bras ; puis il nouslaissa, s’avança jusqu’à la passerelle et s’engagea dessus enregardant en arrière. Quand il vit que nous l’observions, il seretourna et continua d’avancer, marchant avec autant de sécuritéque s’il eût été sur la terre ferme. Sa silhouette resta un instantdistincte, devint une tache bleue, puis s’évanouit. Il y eut unepause.

« Oui, certainement… », articula Cavor.

Un autre Sélénite fit aussi quelques pas au-dessus de l’abîme etse retourna de notre côté avec son expression indifférente. Lesautres semblaient prêts à s’y engager derrière nous. La faceétonnée de notre guide reparut : il venait voir pourquoi nous nel’avions pas suivi.

« Nous ne pouvons traverser cela à aucun prix !déclarai-je.

– Je ne pourrais faire trois pas là-dessus, même si j’avais lesmains libres », déclara à son tour Cavor.

Avec une morne consternation, nous considérâmes mutuellement nosfigures tirées.

« Ils ne doivent pas savoir ce qu’est le vertige, repritCavor.

– Il nous est absolument impossible de nous tenir en équilibresur cette planche.

– Je ne crois pas qu’ils voient les choses comme nous. Je les aiobservés et je me demande s’ils savent que cela n’est simplementpour nous que de l’obscurité. Comment pourrions-nous le leur fairecomprendre ?

– En tout cas, il faut essayer à toute force ! »

Je crois que nous échangeâmes à haute voix ces diversesconsidérations dans le vague espoir que les Sélénites pourraient,d’une façon ou d’une autre, se douter de ce que nous disions. Jesavais tout à fait clairement que la seule chose nécessaire étaitune explication. Mais quand je vis leurs têtes sans visageexpressif, je me rendis parfaitement compte qu’une explicationétait impossible. C’était là que nos ressemblances ne pouvaientrejoindre nos différences. N’importe ! Je n’allais sûrementpas m’aventurer sur cette passerelle. Je fis très rapidementglisser ma main hors du tour de chaîne peu serré et je commençai àtordre mes poignets dans le sens opposé. J’étais le plus proche dupont et, au même moment, deux Sélénites me saisirent en me poussantdoucement vers le gouffre. Je secouai violemment la tête.

« Pas de ça ! m’écriai-je. C’est inutile ! Vous necomprenez rien. »

Un autre Sélénite vint joindre ses efforts à ceux des autres etje fus contraint d’avancer.

« Attention ! criai-je. Lâchez tout, ou gare à vous !Ces tours-là vous sont faciles, mais… »

Je fis une brusque volte-face et j’éclatai en malédictions, carl’un des Sélénites armés m’avait frappé dans le dos avec sonaiguillon. J’arrachai mes poignets hors de l’étreinte des petitstentacules et je me tournai vers le porte-aiguillon.

« Espèce de brute ! Je vous ai prévenu pourtant ! Dequoi diable pensez-vous que je sois fait pour m’enfoncer cela dansla peau ? Si vous me retouchez encore… »

En matière de réponse, il me piqua une seconde fois.

J’entendis la voix de Cavor exprimant son alarme et sesinstances. Je crois qu’il voulait, même alors, transiger avec cescréatures. Mais cette seconde blessure sembla libérer une réserved’énergie accumulée en moi. Immédiatement je rompis net un anneaude ma chaîne, et en même temps disparurent toutes lesconsidérations qui nous laissaient sans résistance dans les mainsde ces êtres lunaires. Pendant une seconde au moins, je fus affoléde crainte et de colère et ne pensai nullement aux conséquences. Machaîne enroulée autour de mon poing, je frappai droit devant moi,en pleine face, le monstre à l’aiguillon.

Alors se produisit une de ces horribles surprises dont le mondelunaire est plein…

Ma main ainsi cuirassée sembla passer à travers ce corps qui sebrisa comme un œuf. On eût dit que j’avais frappé sur une de cespâtisseries à croûte dure qui renferment du liquide. Cela céda sousmon poing, et le corps sans consistance tourna et trébucha pendantune douzaine de mètres et s’affaissa comme une masse flasque. Mastupéfaction fut extrême, car je ne croyais pas qu’une chosevivante pût être aussi peu solide et j’aurais pu aisément mefigurer que j’étais le jouet d’un rêve.

Mais le danger redevint réel et imminent. Cavor ni les autresSélénites ne semblaient avoir bougé entre le moment où j’avais faitvolte-face et celui où le Sélénite frappé était allé s’abattre surle sol. Tous ces êtres en alerte s’écartèrent de nous, et ce momentd’arrêt dura au moins quelques secondes après l’affaissement duSélénite. Tous devaient s’efforcer de comprendre et je me rappelleque je restai debout, le bras demi-replié, essayant aussi decomprendre.

« Et ensuite ? Et ensuite ? » La questionm’étourdissait le cerveau.

Puis, soudain, tout se remit en branle. Je vis qu’il nousfallait détacher nos chaînes, mais qu’avant de le faire nousdevions mettre en déroute ces Sélénites. Je me tournai vers legroupe des trois porte-aiguillon. Sans attendre, l’un d’eux melança son arme qui siffla au-dessus de ma tête et alla tomberderrière moi, dans l’abîme des ténèbres sans doute.

Au moment où l’arme passa au-dessus de moi, je bondis de toutesmes forces sur le Sélénite. Quand il me vit prendre mon élan, ilfit un demi-tour pour s’enfuir, mais je le renversai à terre,tombai droit sur lui, glissai sur son corps fracassé etculbutai.

Je me remis sur mon séant, et de tous les côtés les dos bleusdes Sélénites reculaient dans l’ombre. Je forçai un chaînon et jedétachai l’entrave de mes chevilles ; je me redressaiaussitôt, ces liens dans mes mains. Un autre aiguillon, lancé commeune javeline, siffla auprès de moi et je fis mine de me précipitervers les ténèbres d’où il était sorti. Après quoi, je revins versCavor, qui était resté auprès du gouffre, à la clarté du ruisseaulumineux, faisant des efforts convulsifs pour libérer sespoignets.

« En avant ! par ici ! m’écriai-je.

– Mes mains ! » répondit-il.

Puis, comprenant que je n’osais pas courir vers lui dans lacrainte que mes sauts mal calculés pussent m’emporter par-delà lebord, il vint d’un pas traînant, les bras étendus ; je saisisses chaînes pour les détacher.

« Où sont-ils ? me demanda le pauvre homme d’un tonpantelant.

– Enfuis ! mais ils reviendront !… Ils lancent deschoses… De quel côté allons-nous ?

– Du côté de la lumière, vers le tunnel, hein ?

– Oui ! » répondis-je, au moment où je parvenais à délivrerses mains.

Je me mis à genoux pour attaquer les entraves de ses chevilles.Quelque chose, je ne sais quoi, vint tomber dans le ruisseletlivide en lançant des éclaboussures tout autour de nous. Au loin,sur notre droite, un gazouillis et des sifflements commencèrent.Ayant alors dénoué la chaîne des pieds de Cavor, je la lui plaçaidans les mains.

« Frappez avec cela ! » dis-je.

Sans attendre sa réponse, je me lançai à grands bonds au long dusentier par lequel nous étions venus. J’entendais derrière moi lebruit sourd de ses pas chaque fois qu’il touchait terre.

Nous avancions avec des enjambées énormes. Mais cette façon decourir, on peut aisément le comprendre, était absolument différentede ce qu’est une course sur terre. Ici-bas, on se lance et presqueinstantanément on reprend contact avec le sol ; mais sur lalune, à cause de la pesanteur plus faible, on partait à traversl’air pendant quelques secondes avant de retoucher le sol. En dépitde notre hâte violente, cela nous faisait l’effet de longuespauses, de pauses pendant lesquelles on aurait pu compter jusqu’àsept ou huit. Un coup de jarret et l’on prenait son essor. Pendantces intervalles, toutes sortes de questions me traversaientl’esprit : « Où sont les Sélénites ? Que vont-ils faire ?Parviendrons-nous jamais à ce tunnel ? Cavor est-il encoreloin en arrière ? N’y a-t-il pas de danger qu’ils lui coupentla route ? »

Je touchais le sol, je me lançais et je partais pour un nouvelélan. Je vis un Sélénite qui s’enfuyait devant moi, ses jambes semouvant exactement comme celles d’un homme sur la terre ! Jele vis, me semble t-il, regarder par-dessus son épaule etl’entendis pousser un cri aigu au moment où il disparaissait de monchemin en s’enfonçant de côté dans les ténèbres. C’était, je crois,notre guide, mais je n’en suis pas sûr.

Alors, après une autre vaste enjambée, les parois rocheusesreparurent à notre droite et à notre gauche : deux pas encore, etje me trouvai dans le tunnel, modérant mon allure à cause de lavoûte qui était peu élevée. J’arrivai à un coude où je m’arrêtai.Je me retournai, et Cavor apparut bientôt, barbotant à chaque pasdans le ruisseau de lumière bleue, et, se précisant peu à peu, ilvint trébucher contre moi. Nous nous cramponnâmes l’un à l’autre.Pour un moment, au moins, nous avions échappé à nos gardiens etnous nous trouvions seuls.

Nous étions hors d’haleine et nous parlâmes par phrasesentrecoupées et haletantes.

« Qu’allons-nous faire ?

– Nous cacher !

– Où ?

– Dans une de ces cavernes latérales.

– Et après ?

– Nous réfléchirons.

– Très bien ! en avant ! »

Nous nous remîmes en route et arrivâmes bientôt dans une cavernevaguement éclairée, d’où partaient en tous sens des galeries ;Cavor était en avant. Il hésita et choisit une ouverture noire quisemblait promettre une bonne cachette. Il s’avança dans cettedirection et se retourna.

« C’est tout à fait obscur, dit-il.

– Vos jambes et vos pieds nous éclaireront. Vous êtes touttrempé de ce liquide lumineux.

– Mais… »

Un tumulte de sons et, en particulier, un bruit qui semblaitêtre la vibration d’un gong devint distinct du côté du tunnelprincipal et ne nous suggéra que trop le vacarme de la poursuite.Nous décampâmes immédiatement du côté de la caverne ténébreuse, etnotre course était éclairée par la phosphorescence des jambes deCavor.

« Il est heureux, fis-je, qu’ils nous aient pris nos chaussures,sans quoi nous ferions un vacarme épouvantable. »

Nous continuâmes à courir, en modérant le plus possible nosélans pour ne pas heurter le plafond de la caverne. Au bout d’uninstant il sembla que nous eussions pris de l’avance sur le tumultequi s’assourdit, diminua et cessa.

Je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil en arrière et j’entendiss’éloigner le bruit des pas de Cavor. Puis il s’arrêta aussi.

« Bedford, chuchota-t-il, il y a une sorte de lumière devantnous. »

Je regardai, et tout d’abord je ne pus rien voir. Puis j’aperçussa tête et ses épaules faiblement silhouettées sur une obscuritémoins épaisse. Je vis aussi que ces ténèbres mitigées n’étaient pasbleuâtres comme l’avaient été toutes les clartés de l’intérieur dela lune, mais d’un gris pâle, d’une pâleur très vague et trèsfaible, la couleur de la lumière du jour. Cavor remarqua cettedifférence aussitôt ou même plus tôt que moi, et je pense que celal’emplit aussi du même espoir désordonné.

« Bedford ! murmura-t-il d’une voix qui tremblait,Bedford !… Cette lumière… Serait-ce possible ?… »

Il n’osa pas formuler ce qu’il espérait et nous gardâmes l’un etl’autre le silence. Soudain, d’après le bruit de ses pas, jecompris qu’il se remettait en marche vers cette pâleur.

Je le suivis, le cœur battant à tout rompre.

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