Les Premiers hommes dans la Lune

Chapitre 25LE GRAND LUNAIRE

L’avant-dernier message décrit, avec des détails parfoisexcessifs, la rencontre de Cavor et du Grand Lunaire qui est leMaître de la Lune. Cavor semble en avoir envoyé la plus grandepartie sans interruption, mais avoir été dérangé dans saconclusion. La fin nous parvint après un intervalle d’unesemaine.

Le message commence ainsi « Je puis enfin reprendre ce… » puisil est soudain illisible et reprend plus loin au milieu d’unephrase.

Les mots qui manquaient à cette phrase sont probablement : « lafoule », après quoi on lit clairement : « … devenait de plus enplus dense à mesure que nous approchions du palais du GrandLunaire, si je puis appeler palais une série d’excavations. Partoutdes visages me regardaient, faces et masques pâles et boursouflés,gros yeux fixes au-dessus de terribles narines tentaculaires oupetits yeux sous de monstrueux frontaux ; des créaturesrabougries, fourmillantes, se pressaient et glapissaient ; destêtes grotesques plantées sur des cous sinueux se glissaient entredeux épaules ou sous des bras. Maintenant autour de moi un espacelibre, marchait un cordon de solides gardes, avec des têtes en seauà charbon, qui s’étaient joints à nous quand nous avions quitté lebateau qui nous avait amenés à travers les canaux de la MerCentrale. L’artiste au petit cerveau nous rejoignit aussi et unebande compacte de maigres porteurs ployèrent sous la multituded’objets qu’on avait jugés convenir à mon état. Pendant cettedernière phase de notre voyage, je fus porté dans une litière,faite d’un métal très ductile qui me sembla sombre et tissé parmailles avec des barreaux d’un métal plus pâle ; autour demoi, à mesure que j’avançais, une longue procession se groupa.

« En tête, à la manière des hérauts, marchaient quatre créaturesà la face en trompette qui faisaient des braimentsdévastateurs ; puis venaient, devant et derrière, deshuissiers trapus ressemblant assez à de gros scarabées ; dechaque côté, une file de têtes savantes, sorte d’encyclopédieanimée, qui, m’expliqua Phi-ou, devaient se trouver à portée duGrand Lunaire pour lui servir de référence. Il n’était pas un faitde la science lunaire, pas un point de vue, pas une méthode depensée que ces êtres merveilleux ne tinssent renfermés dans leurstêtes. Des gardes et des porteurs suivaient, précédant le cerveaufrémissant de Phi-ou porté aussi sur une litière ; derrière,dans une litière légèrement moins importante, reposait Tsi-pouf etenfin moi, sur une litière plus élégante que les autres et entouréde mes serviteurs. Sur mes talons, d’autres hérauts-trompettesdéchiraient mes oreilles de clameurs véhémentes ; puiss’avançaient plusieurs grands cerveaux, correspondants spéciaux,pourrait-on dire, ou historiographes, chargés d’observer et de serappeler chaque détail de cette inoubliable entrevue. Une troupe degens portant et traînant des bannières, des masses fongueusesparfumées et de curieux symboles complétaient le cortège. Le cheminétait bordé d’huissiers et d’officiers couverts de parures quiscintillaient comme de l’acier, et, derrière eux, de chaque côté,surgissaient les têtes et les tentacules de cette énorme foule.

J’avoue que je ne suis encore que très peu familiarisé avecl’effet particulier que produit l’aspect des Sélénites et je netrouvais rien de très agréable à être, pour ainsi dire, ballottésur cette vaste mer d’êtres entomologiques surexcités. Un momentj’éprouvai ce genre de terreur qui ressemble, j’imagine, à ce queles gens veulent dire quand ils parlent d’hallucination. Je l’avaisdéjà ressentie auparavant dans ces cavernes lunaires, quand unefois je m’étais trouvé sans défense et le dos découvert au milieud’une foule de ces Sélénites –, mais jamais encore aussi vivement.C’est là une sensation absolument irrationnelle et j’espère envenir graduellement à bout, mais pendant un instant, tandis quej’avançais à travers les flots de cette multitude, ce fut seulementen me cramponnant à ma litière et en faisant appel à toute mavolonté que je réussis à refréner un cri ou quelque autremanifestation intempestive. Cela dura peut-être trois minutes, puisje repris le contrôle de moi-même.

« Nous gravîmes pendant quelque temps la spirale d’un des puitsverticaux et nous traversâmes ensuite une série de salles immenses,au plafond en dôme magnifiquement décoré. On avait certainementdisposé l’approche du Grand Lunaire de façon à donner une viveimpression de sa grandeur. Les salles – toutes, par bonheur,suffisamment lumineuses pour mon œil terrestre – formaient unhabile crescendo d’espace et de décoration. L’effet de leursdimensions progressives était rehaussé par la constante diminutionde la lumière et par une fine brume de parfums brûlés quis’épaississait à mesure qu’on avançait. Dans les premières, laclarté brillante rendait les choses nettes et concrètes, et il mesemblait que j’avançais continuellement vers quelque chose de plusvaste, de plus obscur et de moins matériel.

« Je dois dire que toute cette splendeur me faisait sentir àl’extrême dans quel état loqueteux et indigne je me trouvais.J’avais la barbe et les cheveux longs et en désordre, n’ayant pasconservé de rasoir, et une moustache rude me recouvrait les lèvres.Sur terre j’ai toujours été enclin à dédaigner toute attention à mapersonne au-delà du souci convenable de propreté. Mais, dans lescirconstances exceptionnelles qui s’offraient, représentant, enfait, ma planète et mon espèce, et devant compter très largementpour être bien accueilli sur l’attrait de mon extérieur, j’auraisdonné beaucoup pour porter quelque vêtement plus noble et plusartistique que les étoffes qui me recouvraient. J’avais été assezsereinement convaincu que la lune était inhabitée pour négligercomplètement de pareilles précautions ; j’étais vêtu d’unveston de flanelle, d’une culotte et de bas de cycliste, tachés detoutes les sortes de malpropreté que renfermait la lune ;j’avais aux pieds des savates dont la gauche n’avait plus de talonet je m’enveloppais dans une couverture au milieu de laquelle étaitun trou pour ma tête. Et c’est cette défroque que je porte encore àl’heure actuelle. Des poils raides n’agrémentaient pas précisémentmes traits, et un des genoux de ma culotte avait une largedéchirure fort visible tandis que j’étais accroupi dans malitière ; mon bas droit s’obstinait aussi à descendre sur macheville. Je me rends parfaitement compte de tout le tort que mamine dut faire à l’humanité, et si j’avais pu, par un expédientquelconque, improviser quelque chose d’un peu spécial etd’imposant, je l’aurais assurément fait. Mais je ne sus rienimaginer. Je tirai de ma couverture tout le parti possible, ladrapant à la manière d’une toge et pour le reste je m’assis aussidroit que le permettait le balancement de la litière…

« Imaginez la salle la plus vaste que vous ayez jamais vue,artistement décorée de majolique bleu foncé et bleu pâle, éclairéede lumière bleue, sans que vous sachiez comment, et emplie decréatures métalliques et livides présentant cette affolantediversité dont j’ai déjà parlé. Figurez-vous que ce hall se termineen une voûte au bout de laquelle se trouve une salle plus grandeencore, dans laquelle s’ouvre une autre plus vaste et ainsi desuite à perte de vue. À l’extrémité de la perspective, une série dedegrés, comme ceux de l’Ara Coeli, à Rome, qui montent plus hautqu’on ne peut voir et qui semblent s’élever de plus en plus àmesure qu’on s’approche de leur base. Mais j’arrivai finalementsous une immense voûte et aperçus le sommet de ces degrés, surlequel trônait le Grand Lunaire.

« Il était assis dans un resplendissement de bleu incandescent.Une atmosphère brumeuse emplissait ce lieu, de sorte que les murssemblaient reculés jusqu’à l’invisible. Cela vous donnaitl’impression de flotter dans un vide bleu obscur. Le Grand Lunaireparut d’abord être un petit nuage lumineux d’où rayonnait toute laclarté ambiante. Il méditait sur son trône glauque et son cerveaupouvait mesurer plusieurs mètres de diamètre. Pour quelque raisonque je ne saurais approfondir, un certain nombre de faisceaux delumière irradiaient d’un foyer situé derrière le trône, comme si leGrand Lunaire eût été une étoile, et un halo l’encerclait. Autourde lui, minuscules et indistincts dans cette splendeur, desserviteurs le soutenaient et le supportaient ; plus bas,éclipsés et debout en un vaste demi-cercle, étaient ses subordonnésintellectuels, ses mémorateurs, ses calculateurs, ses chercheurs,ses flatteurs et ses serviteurs et tous les insectes distingués dela cour lunaire. Plus bas encore se tenaient des huissiers et desmessagers ; puis, échelonnés sur les innombrables degrés,étaient les gardes, et à la base grouillait l’énorme, diverse etindistincte multitude des moindres dignitaires et fonctionnaires dela lune. Leur piétinement produisait un murmure confus sur le solrocheux et leurs membres s’agitaient avec un bruissementfrémissant.

« Quand je pénétrai dans l’avant-dernière salle, une musiques’éleva et s’étendit en une impériale magnificence de son, lesclameurs des crieurs de nouvelles s’apaisèrent…

« J’entrai dans la dernière et la plus vaste des salles…

« Mon cortège se déploya comme un éventail… Les huissiers et lesgardes qui me précédaient s’écartèrent à droite et à gauche et lestrois litières qui portaient Phi-ou, Tsi-pouf et moi s’avancèrentsur un sol poli et brillant, jusqu’au pied de l’escalier géant.Alors commença un vaste et haletant bourdonnement qui se mêla à lamusique. Les deux Sélénites mirent pied à terre, mais on m’ordonnade rester assis – comme une marque spéciale d’honneur, j’imagine.La musique cessa, mais le bourdonnement continua, et, par lemouvement simultané de dix mille têtes respectueuses, mon attentionfut dirigée vers le halo de suprême intelligence qui planaitau-dessus de nous.

« D’abord, quand j’essayai de le distinguer mieux dansl’éblouissante clarté, ce cerveau quintessenciel me parut fortsemblable à une vessie opaque et sans traits avec des ombres vagueset onduleuses de circonvolutions qui s’agitaient. Puis, au-dessousde cette énormité et juste au-dessus du bord du trône, onapercevait, en tressaillant, de minuscules yeux pénétrants qui vousexaminaient du milieu de ce rayonnement. Pas de visage, mais desyeux réfugiés dans deux trous. Au premier moment je ne pus voir queces petites prunelles fixes au-dessous desquelles je distinguai uncorps de nain aux membres d’insecte, pâles et recroquevillés. Leregard de cet être s’abaissait vers moi avec une étrange intensitéet la partie inférieure du globe céphalique était plissée. Depetites mains, tentacules d’aspect inutile, maintenaient cetteforme sur son trône…

« C’était grand, c’était pitoyable. On oubliait le vaste hall etla foule.

« Par saccades, on me fit monter l’escalier. Il me semblait quele cerveau à reflets pourpres surplombait au-dessus de moi et, àmesure que j’approchais, il absorbait de plus en plus l’effet del’ensemble. Les rangées de serviteurs et d’aides paraissaients’amoindrir et s’effacer dans le resplendissement de ce centre. Jem’aperçus que d’indistincts personnages faisaient couler un liquiderafraîchissant sur ce grand cerveau, le frictionnant et lesoutenant. Pour ma part, je demeurai cramponné à ma litière, lesregards fixés sur le Grand Lunaire et incapable de les endétourner. Enfin, quand j’eus atteint le palier qui n’était séparédu siège suprême que par une dizaine de degrés, la magnificenceconfondue de la musique atteignit le sommet de ses gradations etcessa ; et je restai nu, pour ainsi dire, dans cettevastitude, sous les yeux scrutateurs du Grand Lunaire.

« Il examinait le premier homme qu’il eut jamais contemplé…

« Cependant je parvins à détacher ma vue de sa grandeur et àporter mes regards sur les vagues figures effacées dans lebrouillard bleu qui l’entourait, puis, au bas des degrés, sur lesSélénites massés là par milliers, immobiles et attentifs. Une foisde plus monta vers moi de cette cohue une horreur irraisonnée… quipassa…

« Après un arrêt, vint la salutation. On m’aida à descendre dema litière et je restai gauchement debout tandis qu’un certainnombre de gestes curieux et sans doute profondément symboliquesétaient, par délégation, accomplis pour moi par deux frêlesfonctionnaires. Le cortège encyclopédique des savants qui m’avaientaccompagné jusqu’à l’entrée du dernier hall apparut rangé à droiteet à gauche, deux degrés au-dessus de moi, prêt aux besoins duGrand Lunaire. Le cerveau blanc de Phi-ou alla se placer environ àmi-chemin du trône dans une position telle qu’il pouvait aisémentcommuniquer entre nous sans être obligé de tourner le dos à l’un nià l’autre. Tsi-pouf prit place derrière son compagnon. D’adroitshuissiers s’avancèrent de côté vers moi, gardant toujours la faceentièrement tournée vers la Présence. Je m’assis à la turque etPhi-ou et Tsi-pouf s’agenouillèrent un peu plus haut que moi. Il yeut une pause. Les yeux des courtisans les plus proches allaient demoi au Grand Lunaire et revenaient à moi ; un sifflement etune rumeur d’attente passèrent sur les multitudes presqueinvisibles au-dessous, puis tout bruit cessa. Tout se tut.

« Pour la première et la dernière fois, pendant la durée de monséjour, la lune fut silencieuse.

« Je perçus une sorte de murmure faible et chevrotant. Le GrandLunaire s’adressait à moi. Sa voix semblait produite par lefrottement d’un doigt sur un panneau de verre.

« Je l’examinai attentivement pendant quelques minutes, puisjetai un coup d’œil vers l’alerte Phi-ou. Au milieu de ces êtresmembraneux, je me sentais ridiculement épais, charnu et solide,avec ma tête qui n’était que mâchoires et poil noir. Mon regardretourna vers le Grand Lunaire. Il s’était tu. Ses serviteursétaient affairés et ses superficies luisantes brillaient sous leliquide rafraîchissant dont on les arrosait.

« Phi-ou médita un instant ; il consulta Tsi-pouf, puis semit à pépier des mots reconnaissables, d’abord un peu nerveusement,de sorte qu’il n’était pas très intelligible :

« – Hum ! Hum !… Le Grand Lunaire… souhaite dire… ilcomprend que vous êtes… hum… homme… que vous êtes un homme de laplanète terre. Il souhaite dire que vous êtes le bienvenu… lebienvenu… et souhaite apprendre… apprendre, si je puis employer cemot… l’état de votre monde… et la raison qui vous a amené ici…»

« Il s’arrêta. J’étais sur le point de répondre, quand il repritla parole. Il émit des remarques dont l’enchaînement n’était pastrès clair, bien que j’incline à penser que c’était une série decompliments. Il me dit que la terre était à la lune ce que lesoleil est à la terre et que les Sélénites désiraient vivements’instruire des choses de la terre et de ses habitants. Ilmentionna alors, par manière de compliment aussi sans doute, lesdimensions et le diamètre relatifs de la terre et de la lune et ditavec quel émerveillement et quelle curiosité les Sélénites avaienttoujours observé notre planète. Je réfléchis un instant, les yeuxbaissés, et me décidai à répondre que les hommes aussi sedemandaient ce que contenait la lune et la croyaient morte, nesoupçonnant pas toute la magnificence que j’avais contemplée cejour-là. Le Grand Lunaire, en signe de remerciement, fit tournerses faisceaux de lumière d’une façon des plus déconcertantes, etdans toute l’immense salle coururent les pépiements, les murmureset les gazouillements qui répétaient ce que je venais de dire. LeGrand Lunaire continua alors en posant à Phi-ou des questionsauxquelles il était facile de répondre.

« Il avait compris, expliqua-t-il, que nous vivions à la surfacede la terre, que notre air et nos océans se trouvaient àl’extérieur du globe ; cela, d’ailleurs, il le savait déjà parses astronomes. Il était fort désireux d’avoir plus de détails surce qu’il appelait cet extraordinaire ordre de choses, car, d’aprèsla solidité de la terre, on avait toujours été disposé à laconsidérer comme inhabitable. Il s’efforça d’abord de biens’assurer des extrêmes de températures auxquels étaient exposés lesêtres terrestres, et il fut profondément intéressé par ladescription que je lui fis des nuages et de la pluie. Sonimagination était aidée par ce fait que, dans les galeriessupérieures du côté nocturne, l’atmosphère lunaire est fréquemmenttrès brumeuse. Il parut s’étonner que nous ne trouvions pas lalumière solaire trop intense pour nos yeux et m’écoutaattentivement quand j’expliquai que cette lumière était tempéréejusqu’à une couleur bleuâtre par la réfraction de l’air, bien queje ne sois pas très sûr qu’il ait clairement compris cela. Je luiexposai comment l’iris de l’œil humain peut contracter la pupilleet protéger la délicate structure interne contre les excès declarté et il me fut permis de m’approcher à quelques pas de laPrésence, afin qu’elle examinât elle-même cette structure. Celaamena une comparaison entre les yeux terrestres et les yeuxlunaires. Ces derniers ne sont pas seulement d’une extrêmesensibilité à toutes les lumières que perçoit l’œil humain, maisils peuvent aussi voir la chaleur, et, dans la lune, chaquedifférence de température se voit dans les objets.

« L’iris fut un organe entièrement nouveau pour le GrandLunaire. Un moment il s’amusa à m’envoyer ses rayons sur la figurepour voir mes pupilles se contracter. Comme conséquence, je fusébloui et aveuglé pendant quelques minutes…

« Mais, en dépit de ce désagrément, je trouvai, par degrésinsensibles, quelque chose de rassurant dans la rationalité de cetéchange de questions et de réponses. Je pouvais fermer mes yeux,réfléchir et presque oublier que le Grand Lunaire n’avait pas devisage…

« Quand je fus redescendu à ma place, le Grand Lunaire medemanda comment nous nous abritions de la chaleur et des tempêteset je lui parlai de l’art de bâtir et du mobilier. Ici nous nouségarâmes dans des malentendus et des contradictions, dus largement,je dois l’avouer, au vague de mes expressions. J’eus de grandesdifficultés à lui faire comprendre la nature d’une maison. Il luisembla, ainsi qu’à ceux qui l’entouraient, la chose la plus bizarredu monde que les hommes bâtissent des maisons quand ils pouvaientdescendre dans les excavations, et j’ajoutai une complicationnouvelle en essayant d’expliquer que les hommes avaientoriginellement logé dans des cavernes et qu’à l’heure actuelle ilsplaçaient leurs voies ferrées et maints autres établissements sousla surface du sol. Ici, je crois qu’un désir de perfectionintellectuelle me trahit. Il y eut aussi une inextricable confusionà la suite de l’imprudente tentative que je fis d’expliquer cequ’étaient les mines. Abandonnant enfin ce sujet, sans me permettrede l’élucider, le Grand Lunaire me demanda ce que nous faisions del’intérieur de notre globe.

« Un remous de gazouillis et de pépiements s’étendit jusqu’auxrecoins les plus éloignés de cette grande assemblée quand il futclairement établi que nous autres, hommes, ne connaissionsabsolument rien du contenu du monde sur lequel ont évolué lesimmémoriales générations de nos ancêtres. Il me fallut répétertrois fois que, des six mille cinq cents kilomètres de matière quiexistent entre la surface de la terre et son centre, les hommesconnaissaient à peine deux kilomètres, et cela très vaguement. Jedevinai que le Grand Lunaire demandait pourquoi j’étais venu dansla lune puisque nous n’avions pas encore touché à notre propreplanète, mais il ne m’importuna pas cette fois pour avoir uneexplication, étant trop anxieux de poursuivre les détails de cettefolle subversion de toutes ses idées. Il revint à la question dutemps et j’essayai de lui décrire le ciel perpétuellementchangeant, la neige, le gel et les ouragans.

« – Mais quand vient la nuit, demanda-t-il, ne fait-il pasfroid ? »

« Je lui répondis que la température était plus basse que dansla journée.

« – Et votre atmosphère ne gèle pas ? »

« Je lui affirmai que non, qu’il ne faisait jamais assez froidpour cela, parce que nos nuits étaient si courtes.

« – Elle ne se liquéfie même pas ? »

« J’étais sur le point de dire non, mais il me vint alors àl’esprit qu’une partie au moins de notre atmosphère, la vapeurd’eau qui y est en suspension, se liquéfie parfois et forme de larosée, se congèle aussi parfois et forme du givre et du verglas –procédé parfaitement analogue à la congélation de toutel’atmosphère extérieure de la lune pendant sa longue nuit. Jem’expliquai avec clarté sur se point et, de là, le Grand Lunairevint à me parler du sommeil ; car ce besoin de dormir quirevient si régulièrement toutes les vingt-quatre heures fait partieexclusivement de notre héritage terrestre. Dans la lune on ne serepose qu’à de rares intervalles et après des effortsexceptionnels. Je voulus alors dépeindre les douces splendeursd’une nuit d’été et je passai ensuite à une description de cesanimaux qui rôdent la nuit et dorment le jour. Je lui parlai delions et de tigres et il me parut que nous arrivions ici à uneimpasse. Car, sauf sous les eaux, il n’y a pas dans la lune decréatures qui ne soient absolument domestiquées et assujetties, etil en a été ainsi depuis d’immémoriales époques. Ils ont descréatures aquatiques monstrueuses, mais aucune bête de proie etl’idée de quelque chose de grand et de fort existant au-dehors,dans la nuit, est pour eux très difficile à admettre… »

Pendant une vingtaine de mots, la relation est ici tropentrecoupée pour être transcrite.

Le Grand Lunaire s’entretint avec ses savants, selon ce que jesuppose, sur l’étrange superficialité et la déraison de l’homme quise contente de vivre à la surface d’un monde, créature soumise auxtempêtes, aux vents et à tous les hasards de l’espace, qui ne saitmême pas former des ententes pour triompher des bêtes qui dévorentsa race, et qui cependant ose envahir une autre planète. Durant cetaparté, je réfléchissais ; puis, sur son désir, je lui parlaides diverses espèces d’hommes. Il m’accabla de questions.

« – Pour toutes sortes d’ouvrages, vous avez la même sorted’hommes ? Mais qui pense ? qui gouverne ? »

« Je lui donnai un aperçu de la méthode démocratique.

« Quand j’eus fini il ordonna qu’on répandît sur son front desliquides rafraîchissants ; après quoi il me pria de répétermon explication, croyant n’avoir pas tout saisi.

« – Ils font, alors, des choses différentes ? interrogeaPhi-ou.

« – Il en est, répliquai-je, qui sont des penseurs et d’autresdes fonctionnaires ; certains chassent ou sont mécaniciens,d’autres sont artistes ou travailleurs, mais tous gouvernent,ajoutai-je.

« – N’ont-ils pas des formes différentes qui les adaptent àleurs devoirs différents ?

« – Aucune que l’on puisse voir, dis-je, excepté, peut-être,pour les vêtements. Leurs esprits diffèrent sans doute quelque peu,continuai-je.

« – Leurs esprits doivent différer beaucoup, reprit le GrandLunaire, ou ils voudraient tous faire les mêmes choses. »

Afin de me mettre en plus intime harmonie avec ses idéespréconçues, je répondis que sa conjecture était vraie. Tout estdissimulé dans le cerveau et c’est là que sont les différences. Sil’on pouvait voir les esprits et les âmes des hommes, on lestrouverait aussi variés et inégaux que ceux des Sélénites. Il y ade grands hommes et de petits hommes, des hommes qui ont desmembres à longue portée et d’autres qui les ont rapides, des hommesbruyants, à l’esprit en trompette, et des hommes qui ont dessouvenirs et pas d’idées… »

Trois mots du récit sont indistincts ici.

« Il m’interrompit pour me rappeler une de mes précédentesphrases.

« – Vous avez dit que tous les hommes gouvernent ?insista-t-il.

– Jusqu’à un certain point », dis-je ; et je crains que monexplication n’ait rendu ses idées encore plus confuses.

« Il se rattrapa à un fait saillant.

« – Voulez-vous dire par là, demanda-t-il, qu’il n’y a pas deGrand Terrestre ? »

« Je pensai à divers personnages, mais l’assurai finalementqu’il n’en existait pas. J’expliquai que les autocrates etempereurs que nous avions essayés sur terre avaient habituellementfini dans la boisson, le vice ou la violence et que la sectioninfluente du peuple terrestre à laquelle j’appartenais, lesAnglo-Saxons, n’avaient pas l’intention d’essayer à nouveau decette sorte de chose. Ce à quoi le Grand Lunaire fut plus quedéconcerté.

« – Mais alors, comment conservez-vous la sagesse que vouspouvez acquérir ? »

« Je lui exposai de quelle façon nous aidions notre… (ici un motomis qui est probablement cerveau) limité, au moyen de livres et debibliothèques. Je lui contai comment notre science se développaitpar le labeur accumulé d’innombrables petits hommes. Il ne fitaucun commentaire, remarquant seulement qu’il était évident quenous avions acquis beaucoup en dépit de notre sauvagerie sociale,sans quoi je n’aurais pas pu venir à la lune. Cependant lecontraste était des plus marqués. Avec la connaissance, lesSélénites se développent et changent ; l’humanité emmagasinesa science et les hommes restent des brutes équipées. Le GrandLunaire déclara… »

Ici un fragment du message est incompréhensible.

« Il me fit alors lui décrire par quels moyens nous noustransportions sur cette terre et je le renseignai sur nos cheminsde fer et nos vaisseaux. Un moment il ne put pas comprendre quenous n’utilisions la force de la vapeur que depuis une centained’années. Quand il s’en fut rendu compte, il fut extraordinairementsurpris. Je puis mentionner comme une chose singulière que lesSélénites comptent par années, comme nous le faisons sur terre,bien que je n’aie rien pu deviner de leur système numéral. (Celad’ailleurs n’importe guère, puisque Phi-ou comprend notrenumération.) De là, j’en arrivai à lui dire que l’humanitén’habitait dans des villes que depuis neuf ou dix mille ans et queles hommes n’étaient pas encore unis en une fraternité unique, maisgroupés sous de nombreuses formes de domination. Cela étonnabeaucoup le Grand Lunaire, quand il eut saisi. D’abord il avaitpensé qu’il s’agissait seulement de divisions administratives.

« – Nos États et nos Empires ne sont encore que de grossièresesquisses d’un ordre de choses qui existera quelque jour »,repris-je ; et je continuai en… »

À cet endroit une longueur de transmission qui représenteprobablement trente ou quarante mots est complètementindéchiffrable.

« Le Grand Lunaire fut singulièrement impressionné par la foliequ’ont les hommes de s’obstiner dans l’inconvénient de languesdiverses.

« – Ils veulent communiquer entre eux et en même temps ils ne leveulent pas », dit-il ; puis pendant assez longtemps il mequestionna de près sur la guerre.

« Il fut d’abord perplexe et incrédule.

« – Vous prétendez, fit-il, voulant une confirmation, que vousparcourez la surface de votre monde, ce monde dont vous avez àpeine commencé à racler les richesses, vous tuant les uns lesautres pour des bêtes à manger ? »

« Je lui répondis que cela était parfaitement correct. Il medemanda des détails pour aider son imagination.

« – Mais est-ce que vos navires et vos pauvres petites villes nesont pas endommagés ? »

« À ma réponse, je m’aperçus que la destruction et la ruinel’impressionnaient presque autant que le meurtre.

« – Dites-m’en plus, insista le Grand Lunaire. Dépeignez-moi cequi se passe. Je ne puis concevoir ces choses. »

« Ainsi, bien qu’à contrecœur, je lui racontai l’histoire desguerres terrestres.

« Je lui narrai les premières cérémonies de la guerre, lesavertissements et les ultimatums, la direction et le maniement destroupes. Je lui donnai une idée de ce que sont les manœuvres, lespositions stratégiques et les batailles ; je lui parlai desièges et d’assauts, de populations affamées, de fatigues et deprivations dans les camps et les tranchées, et de sentinellesmourant de froid sous la neige ; de déroutes et de surprises,de résistances désespérées et d’espoirs derniers, de poursuitesimpitoyables des fuyards et de champs de carnage couverts de morts.Je lui parlai aussi du passé, d’invasions et de massacres, des Hunset des Tartares, des guerres de Mahomet, de celles des Califes etdes Croisades.

« À mesure que j’avançais et que Phi-ou traduisait, lesSélénites grondaient et murmuraient, sous le coup d’une émotiongraduellement intensifiée.

« J’expliquai qu’un cuirassé peut envoyer à une distance devingt kilomètres un projectile d’une tonne qui pénètre une plaquede fer de six centimètres d’épaisseur, et de quelle façon nousfaisons évoluer sous l’eau des navires à torpilles. Je me mis àdécrire un canon Maxim en action et ce que je pus reconstituer dela bataille de Colenso.

« Le Grand Lunaire restait si incrédule qu’il interrompit latraduction de Phi-ou pour me demander de confirmer mon récit. Ildoutait particulièrement de la description que je lui fis d’hommespoussant des acclamations et des cris de joie en allant à la(bataille ?).

« – Mais certainement ils n’y prennent pas plaisir », traduisitPhi-ou.

« Je lui assurai que des hommes de ma race considéraient unebataille comme la plus glorieuse expérience de la vie : à quoil’assemblée tout entière fut frappée de stupeur.

« – Mais à quoi est bonne cette guerre ? demanda le GrandLunaire, insistant sur le sujet.

– « Oh ! quant à être bonne…, dis-je. Elle réduit etéclaircit la population !

« – Mais à quoi cela sert-il… ? »

« Il y eut une pause, les liquides rafraîchissants luiaspergèrent le crâne, puis il parla. »

La réception du message se perd ici dans une série d’ondesbizarres ; celles-ci commencèrent à se manifester lorsqueCavor transmit le mot « pause », c’est-à-dire juste avant lediscours du Grand Lunaire, puis s’amplifièrent jusqu’à brouiller lemessage de Cavor. Ces ondes viennent évidemment d’un émetteurlunaire et leur perpétuelle synchronisation avec les signauxalternants de Cavor porte curieusement à penser qu’il s’agit d’unbrouillage systématique. D’abord, elles sont petites et régulières,de sorte qu’avec un peu de soin et la perte de quelques mots nousavons pu y démêler le message de Cavor. Ensuite, elles deviennentplus larges et plus grandes ; puis soudain elles sontirrégulières, d’une irrégularité qui fait penser à quelqu’un quigriffonnerait et raturerait une ligne d’écriture. Sur une certainelongueur, on ne peut rien déchiffrer de cette trace follementzigzagante ; très brusquement le brouillage cesse, laissantquelques mots clairs, puis il reprend et continue pendant tout lereste du message, oblitérant complètement ce que Cavor essayait detransmettre. Si c’est là, en fait, une intervention voulue,pourquoi les Sélénites auraient-ils préféré laisser Cavor envoyerses messages dans l’heureuse ignorance du brouillage auquel ils selivraient, alors qu’ils pouvaient parfaitement – ce qui leur auraitété plus facile et plus commode – interrompre et supprimer satransmission à n’importe quel moment ? C’est là un problèmeauquel je ne puis apporter aucune solution. La chose parait s’êtrepassée ainsi et c’est tout ce que je puis dire. Le dernier lambeaude sa description du Grand Lunaire reprend, au milieu d’une phrase,en ces termes :

« … m’interrogea très étroitement sur mon secret. Je pus en peude temps m’entendre avec lui, et finalement élucider ce qui étaitresté une énigme pour moi depuis que je m’étais rendu compte del’étendue de leur science ; c’est-à-dire, comment il sefaisait qu’ils n’aient pas découvert eux-mêmes la Cavorite. J’aidonc trouvé qu’ils la connaissent en tant que substance théorique,mais ils l’ont toujours regardée comme une impossibilité pratique,pour cette raison qu’il n’y a pas d’hélium dans la lune et quel’hélium… »

À travers les dernières lettres d’hélium reparaît soudain lebrouillage. Remarquez ce mot : « secret » car sur lui et sur luiseul je base mon interprétation du dernier message – M. Wendigee etmoi le considérons comme tel – que Cavor doive vraisemblablementnous envoyer.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer