Les Premiers hommes dans la Lune

Chapitre 24L’HISTOIRE NATURELLE DES SÉLÉNITES

Du sixième au seizième, les messages de Cavor sont, pour laplupart, tellement incohérents et fragmentaires, ils abondenttellement en répétitions qu’ils peuvent difficilement former unenarration suivie. Nous les donnerons, en entier cela va sans dire,dans le rapport scientifique, mais il sera ici beaucoup pluscommode de continuer simplement à résumer et à citer comme dans lechapitre précédent. Nous avons soumis chaque mot à un sérieuxexamen critique, et mes brèves impressions et mes souvenirs deschoses lunaires ont été d’un secours inestimable pour interpréterce qui, sans eux, eût été impénétrablement obscur. En notre qualitéd’êtres vivants, notre intérêt va naturellement beaucoup plus àl’étrange communauté des insectes lunaires au milieu de laquelle ilvit, semble-t-il, comme un hôte honoré, qu’aux simples conditionsphysiques de leur monde.

J’ai déjà relaté clairement, je pense, que les Sélénites que jevis ressemblaient à l’homme en ce qu’ils se tenaient debout etavaient quatre membres, et j’ai comparé l’aspect général de leurtête et les jointures de leurs membres à ceux des insectes. J’aimentionné aussi la conséquence particulière sur leur fragileconstitution de la gravitation moindre de la lune. Cavor confirmemes dires sur tous ces points. Il les appelle « animaux », bienqu’ils ne tombent sous aucune division de la classification descréatures terrestres et il remarque que « le type insecteanatomique n’avait jamais, heureusement pour les hommes, excédé surla terre des dimensions relativement minimes ». Les plus grandsinsectes terrestres, actuels ou disparus, n’ont, en réalité, jamaismesuré plus de quinze centimètres de longueur ; « mais ici,avec la gravitation moindre de la lune, une créature qui estcertainement autant un insecte qu’un vertébré semble avoir étécapable d’atteindre et même de dépasser des dimensions humaines».

Il ne fait pas mention de la fourmi, mais toutes ses allusionsme suggèrent continuellement l’idée de la fourmi, avec son activitésans sommeil, son intelligence, son organisation sociale, sastructure, et plus particulièrement à cause de ce fait qu’ellepossède, en plus des deux formes mâle et femelle que possèdentpresque tous les animaux, un certain nombre d’autres créaturesasexuées, travailleurs, soldats et autres, différant les uns desautres par la structure, le caractère, la puissance et l’emploi, etcependant tous membres de la même espèce. Car ces Sélénites ont unegrande variété de formes ; ils ne sont pas seulement dedimensions colossales comparés aux fourmis, mais aussi, de l’avisde Cavor, en ce qui concerne l’intelligence, la moralité et lasagesse sociales, ils sont colossalement plus grands que leshommes.

Au lieu des quatre ou cinq formes différentes de fourmis quel’on a trouvées, il y a des formes innombrables de Sélénites. Je mesuis efforcé d’indiquer les différences très considérables que l’onobserve chez les divers Sélénites de la croûte extérieure que j’airencontrés. Les différences de dimensions, de teintes, deconformation sont certainement aussi tranchées que les disparitésentre les races d’hommes les plus largement séparées, mais lesdissemblances que je vis ne sont absolument rien en comparaison desénormes diversités dont parle Cavor. Il semble que les Sélénitesextérieurs avec lesquels je fus en contact étaient, pour ainsidire, d’une couleur unique et se livraient chacun à une seuleoccupation – bergers, bouchers, dépeceurs, et autres. Mais àl’intérieur de la lune, pratiquement insoupçonnées par moi, il setrouve, paraît-il, un grand nombre d’autres sortes de Sélénites,différant de dimensions, de formes, de facultés, d’aspect, sansqu’il y ait plusieurs espèces de créatures, mais seulement desformes diverses d’une seule espèce. La lune est, en vérité, unevaste fourmilière ; seulement, au lieu des quatre ou cinqsortes de fourmis – soldat, travailleur, mâle ailé, reine etesclave –, il se trouve des centaines de variétés de Sélénites etpresque tous les degrés entre une sorte et une autre.

On peut supposer que Cavor en fit sans tarder la découverte.J’infère, plutôt que je n’apprends d’après son récit, qu’il futcapturé par les bergers des veaux lunaires dirigés par ces autresSélénites qui « avaient des boites crâniennes (des têtes ?)beaucoup plus grosses et des jambes beaucoup plus courtes ».S’apercevant qu’il ne pouvait marcher même sous l’aiguillon, ilsl’emportèrent au milieu des ténèbres, s’engagèrent sur un pontétroit, une sorte de planche, qui peut bien avoir été celui-là mêmeque j’avais refusé de traverser, et le déposèrent dans quelquechose qui dut lui paraître tout d’abord une espèce d’ascenseur.C’était ce ballon – il avait dû sans aucun doute rester pour nousabsolument invisible dans l’obscurité – et ce qui m’avait semblén’être qu’une planche se projetant au-dessus du vide était, enréalité, une passerelle d’embarcadère. Dans ce véhicule, ilsdescendirent vers des couches constamment plus lumineuses de lalune, d’abord en silence à part le chuchotement desSélénites ; puis ils pénétrèrent dans une confusion demouvements. En peu de temps, les ténèbres profondes avaient renduson œil si sensible qu’il aperçut de mieux en mieux les choses quil’entouraient et finalement les contours vagues se précisèrent.

« Concevez un énorme espace cylindrique, dit Cavor dans sonseptième message, d’un diamètre de quatre cents mètres, peut-être,très confusément éclairé d’abord, puis tout à fait illuminé, avecde grandes plates-formes s’enroulant autour de ses parois en unespirale qui disparaît au-dessous dans un abîme de bleu ; laclarté devenait de plus en plus brillante sans qu’on puisse direcomment ni pourquoi. Pensez à la cage du plus vaste escalier ouascenseur dans laquelle vous ayez jamais regardé, et agrandissez-lacent fois. Imaginez-la, vue au crépuscule, à travers des lunettesbleues ; votre regard plonge dedans, et vous vous sentez,aussi, extraordinairement léger et affranchi du vertige que vouspourriez ressentir sur la terre : vous imaginerez ainsi quelquechose qui ressemble à ma première impression. Autour de cet énormepuits, figurez-vous une large galerie descendant en une spiralebeaucoup plus rapide qu’il ne serait croyable sur terre et formantun chemin en pente, séparé du gouffre seulement par un petitparapet qui s’efface dans la perspective trois kilomètres plusbas.

« Levant les yeux, j’aperçus l’inverse de la vision d’en bas, etcela faisait l’effet, naturellement, d’un cône très pointu. Unebrise s’abattait dans le puits, et très loin au-dessus de ma têteje crus entendre, s’affaiblissant peu à peu, les mugissements desmonstres lunaires qu’on ramenait de leur pâturage. Et tout au longdes galeries étaient épars de nombreux Sélénites, insectes falotset légèrement lumineux, contemplant notre apparition ou affairés àdes occupations inconnues.

« À moins d’une illusion de ma part, un flocon de neigedescendit rapidement avec la brise glaciale. Puis, tombant comme ungrêlon, une petite figure, homme-insecte, cramponnée à unparachute, nous dépassa à toute vitesse, se rendant vers lesparties centrales de la lune.

« Le Sélénite à grosse tête qui était assis à côté de moi, mevoyant avancer la tête, indiqua de sa main tronquée une sorte dejetée qu’on apercevait beaucoup plus bas, une sorte de passerellede débarcadère, pour ainsi dire, se projetant dans le vide ; àmesure qu’elle semblait monter vers nous, notre allure diminuaitsensiblement et en peu d’instants nous étions arrêtés par sontravers. Une amarre fut lancée et saisie et je me trouvai attiré auniveau d’une grande foule de Sélénites qui se bousculaient pour mevoir.

« C’était une multitude incroyable. Soudainement et violemments’imposa à mon attention l’innombrable quantité de différences quiexistent entre ces habitants de la lune.

« À vrai dire, il ne semblait pas y en avoir deux de semblablesdans toute cette cohue bondissante. Ils différaient de forme, ilsdifféraient de dimensions ! Certains étaient arrondis et hautperchés, d’autres couraient entre les jambes de leurs compagnons ous’enroulaient et s’entrelaçaient comme des serpents. Toussuggéraient d’une façon grotesque et inquiétante l’idée d’uninsecte qui aurait en un certain sens voulu caricaturerl’humanité ; tous offraient une inconcevable exagération dequelque trait particulier : l’un avait un vaste avant-bras droit,une immense antenne, pouvait-on dire ; l’autre semblait touten jambes, comme équilibré sur des béquilles ; celui-ciprojetait un énorme organe en forme de nez à côté d’un œil vif quilui donnait un surprenant aspect humain tant qu’on ne voyait pas lebas de sa face sans expression. Il faisait penser à cespolichinelles fabriqués avec des pinces de homard. L’étrange têted’insecte (à part le manque de mandibules et de palpes) desgardeurs de bétail lunaire subissait d’étonnantes transformations :ici elle était large et aplatie ; là, longue et étroite ;ici, le front absent était remplacé par des cornes et d’autresappendices ; là le visage était entouré d’une espèce de barbeet avait un profil grotesquement humain. Il y avait certainesboites crâniennes distendues comme des vessies jusqu’à desdimensions formidables. Les yeux aussi étaient étrangement variés,certains tout à fait éléphantins dans leur petitesse alerte ;d’autres, des trous de ténèbres, on voyait des formesdéconcertantes avec des têtes réduites à des proportionsmicroscopiques et des corps en boule, ainsi que des chosesfantastiques et sans consistance qui paraissaient n’exister quepour servir de base à de vastes yeux fixes et bordés de blanc. Etla chose qui me sembla un moment la plus bizarre de toutes fut devoir deux ou trois de ces fantastiques habitants d’un mondesouterrain séparé du soleil et de la pluie par de nombreuxkilomètres de rochers, qui portaient des ombrelles dans leurs mainsà tentacules – des ombrelles qui avaient une parfaite ressemblanceavec celles de la terre ! Mais je pensai bientôt auparachutiste que j’avais vu descendre dans le puits.

« Ces gens de la lune se conduisaient absolument comme une foulehumaine l’eût fait en de semblables circonstances ; ils sepoussaient et se bousculaient, s’écartaient et montaient les unssur les autres pour jeter un coup d’œil sur moi. À chaque minuteleur nombre augmentait et ils se pressaient plus violemment contreles disques de mes gardiens » – Cavor n’explique pas ce qu’il veutdire par là –, « à tout instant des formes nouvelles s’imposaient àmon attention désemparée. Bientôt on me fit signe d’avancer et l’onm’aida à m’installer dans une sorte de litière que des porteurs auxbras solides soulevèrent sur leurs épaules et je fus emporté àtravers ce cauchemar vers les appartements qui m’étaient préparés.J’étais entouré d’yeux, de faces, de masques, de tentacules, d’unbruissement assourdi comme le frottement d’ailes de grillons et debêlements et de gloussements produits par les voix des Sélénites…»

Nous concluons qu’il fut mené dans un « appartement hexagonal »où il resta confiné pendant un certain temps. Plus tard on luiaccorda plus de liberté ; à vrai dire, presque autantd’indépendance que dans une ville civilisée sur la terre. Et ilsemble que l’être mystérieux qui gouverne et possède la lune dutcharger deux Sélénites « à grosse tête » de le garder, de l’étudieret d’établir avec lui toute communication mentale qui seraitpossible. Si surprenant et incroyable que cela paraisse, ces deuxcréatures, ces hommes-insectes, ces êtres d’un autre monde,communiquaient en réalité avec Cavor au moyen d’un langageterrestre.

Cavor les désigne sous les noms de Phi-ou et de Tsi-pouf.Phi-ou, dit-il, avait environ un mètre soixante-dix de haut. Surdes jambes grêles d’environ quarante-cinq centimètres de long etdes pieds minces de l’ordinaire modèle lunaire se balançait unpetit corps, secoué par les pulsations du cerveau. Il avait delongs bras mous à jointures nombreuses se terminant par une griffetentaculée et son cou était articulé à la façon commune, maisexceptionnellement court et épais. Sa tête, indique Cavor, faisantapparemment allusion à quelque préalable description égarée dansl’espace, « est du type lunaire courant, mais étrangement modifié.La bouche a l’habituel bâillement sans expression, mais elle estextraordinairement petite et pointée vers le bas, et le masque estréduit aux dimensions d’un large museau plat. De chaque côté setrouvent de petits yeux de poule.

« Le reste de la tête, distendu en un immense globe, semblaitfaite du cuir rugueux des gardiens de troupeaux aminci en unesimple membrane à travers laquelle les mouvements pulsatifs ducerveau étaient distinctement visibles. Phi-ou était une créature,à vrai dire, affligée d’un cerveau terriblement hypertrophié et lereste de son organisme à la fois relativement et absolument diminué»

Dans un autre passage, Cavor compare Phi-ou, vu de dos, à Atlassupportant le monde.

Tsi-pouf, semble-t-il, était un insecte fort similaire, mais sa« face » était considérablement allongée et, le cerveau étanthypertrophié en différentes régions seulement, la tête n’était pasronde, mais de la forme d’une poire dont le pédoncule serait enbas. Il y avait aussi, au service de Cavor, des porte-litière,êtres déjetés aux épaules énormes ; des espèces d’huissiersaux membres d’araignée, et un valet de pied trapu.

La façon dont Phi-ou et Tsi-pouf s’attaquèrent au problème dulangage est assez simple. Ils vinrent dans l’appartement hexagonaloù Cavor était détenu et se mirent à imiter tous les bruits qu’ilfaisait, à commencer par un accès de toux. Cavor semble avoir saisileur intention avec une extrême rapidité et il se décida à leurarticuler des mots en indiquant du doigt les objets auxquels ilss’appliquaient ; le procédé fut probablement toujours le même.Phi-ou écoutait Cavor pendant un instant, puis indiquait l’objet etrépétait les syllabes qu’il avait entendues.

Le premier terme qu’il apprit fut homme et le second lunairedont, sur l’inspiration du moment, Cavor dut se servir au lieu deSélénite pour désigner la race des habitants de la lune. Dès quePhi-ou était certain de la signification d’un vocable, il lerépétait à Tsi-pouf qui s’en souvenait infailliblement. Ilsacquirent ainsi plus d’une centaine de noms pendant la premièreséance.

Par la suite, ils amenèrent avec eux un artiste pour lesassister, dans le travail d’explication, au moyen d’esquisses et dediagrammes – les dessins de Cavor étant plutôt rudimentaires. Cetartiste était, dit Cavor, « un être muni d’un bras actif et d’unœil pénétrant », et dessinait avec une vitesse incroyable.

Le onzième message n’est indubitablement qu’un court fragmentd’une longue communication. Après quelques phrases inachevées dontle sens est inintelligible, il continue :

« Mais je n’intéresserais que les linguistes et je seraisentraîné trop loin, si j’entrais dans le détail de la séried’absorbants colloques dont ceux-ci n’étaient que le début, et jedoute même de pouvoir donner une idée des tours et des détours quenous dûmes faire pour arriver à une compréhension mutuelle. Lesverbes furent franchis sans encombre – du moins, les verbes actifsque je pouvais exprimer par des dessins – ; quelques adjectifsfurent aisés, mais quand nous en vînmes aux noms abstraits, auxprépositions et à toutes ces espèces de figures du discours sibanales et au moyen desquelles on dit tant de choses sur terre, cefut absolument comme si j’avais plongé avec une ceinture de liège.À vrai dire, ces difficultés furent insurmontables jusqu’à ce queparût, à la sixième leçon, un quatrième assistant, porteur d’uneénorme tête ovoïde, dont la spécialité était évidemment la solutiondes problèmes compliqués de l’analogie. Il entra avec une allurepréoccupée, trébuchant contre un tabouret, et les complexités quise rencontraient devaient lui être désignées avec une certainequantité de cris, de poussées et de pincements avant qu’elles aientatteint sa compréhension ; mais aussitôt, sa pénétration étaitsurprenante. Chaque fois que se présentait la nécessité deréfléchir au-delà de la pensée, déjà puissante, de Phi-ou, cepersonnage à longue tête était mis à contribution, mais iltransmettait invariablement sa conclusion à Tsi-pouf, afin qu’ellene fût pas oubliée : Tsi-pouf fut toujours un arsenal de faits.Ainsi avançait notre tache.

« Elle parut longue et fut en réalité très courte – une questionde jours – avant que je pusse positivement converser avec cesinsectes lunaires. Il va sans dire que ce furent d’abord desentrevues infiniment ennuyeuses et exaspérantes ; mais peu àpeu nous en arrivâmes à une entente relative. Et ma patience s’estaccrue dans la mesure des difficultés. C’est Phi-ou qui se chargede tout ce qui est pourparlers, et il le fait avec une énormequantité de provisoires et méditatifs : « Hum ! hum ! »et il a attrapé une ou deux phrases : « Si je puis dire », et : «Si vous comprenez », dont il émaille ses discours.

« Imaginez-vous ce qu’il disait pour me présenter l’artiste.

« – Hum ! hum !… Lui… Si je puis dire… Dessine. Mangepeu… Boit peu… Dessine… Aime dessiner… Rien autre… Déteste tousceux qui ne dessinent pas comme lui… Coléreux… Déteste tous ceuxqui dessinent comme lui mieux… Déteste la plupart des gens. Détestetous ceux qui ne croient pas que le monde est fait pour dessiner.Coléreux. Hum… Tout le reste n’est rien pour lui… Seulementdessiner. Lui estime vous… Si vous comprenez… Nouvelle chose àdessiner. Laid… frappant… hein ?… »

« – Lui, disait-il en se tournant vers Tsi-pouf, aime serappeler les mots, se rappelle merveilleux plus que personne. Pensenon, dessine non… se rappelle, dit… (il se réfère ici à sonassistant pour le mot qui lui manque) des histoires… toutes choses.Il entend une fois… dit toujours. »

« C’est pour moi la chose la plus merveilleuse que j’aie jamaispu rêver, d’entendre ces extraordinaires créatures – car lafamiliarité même ne parvient pas à diminuer l’effet inhumain deleur aspect – rapprocher sans cesse leurs sifflotements d’unelangue terrestre cohérente, posant des questions, faisant desréponses. J’ai l’impression d’être revenu à la période de l’enfanceoù l’on dévore les récits fantastiques et fabuleux dans lesquels lafourmi et la sauterelle discutent tandis que l’abeille décide…»

Pendant que ces exercices linguistiques se poursuivaient, Cavorsemble avoir été gratifié d’un relâchement considérable desrigueurs de sa captivité. La méfiance et la crainte qu’avaitsoulevées notre malheureux conflit étaient, dit-il, « peu à peueffacées par la logique délibérée de tout ce que je fais »… « Jepuis maintenant aller et venir à mon gré, et les quelquesrestrictions auxquelles je dois me soumettre me sont imposées dansmon intérêt. C’est ainsi qu’il m’a été possible de découvrir cetappareil et, à l’aide d’une heureuse trouvaille au milieu desinnombrables matériaux qui encombrent cet énorme magasin, j’ai eule moyen d’envoyer ces messages. Jusqu’ici on n’a nullement essayéde se mêler de ce que je fais, bien que j’aie nettement déclaré àPhi-ou que je communiquais avec la terre.

« – Vous parlez à autre ? demanda-t-il, examinantl’instrument.

« – À d’autres », dis-je. Et je continuai ma transmission. »

Cavor corrigeait continuellement ses précédentes descriptionsdes Sélénites à mesure qu’il connaissait de nouveaux faits quipouvaient modifier ses conclusions ; aussi donnons-nous aveccertaines réserves les citations qui suivent. Nous les empruntonsaux neuvième, treizième et seizième messages, et, si vagues etfragmentaires qu’elles soient, elles donnent probablement untableau de la vie sociale de cette étrange communauté aussi completque l’humanité peut en espérer maintenant avant de nombreusesgénérations.

« Dans la lune, dit Cavor, chaque citoyen connaît sa place, etla discipline compliquée de l’éducation, de l’entraînement et de lachirurgie à laquelle il doit se soumettre le dispose enfin sicomplètement a son rôle qu’il n’a ni les idées ni les organes quilui permettraient d’en jouer un autre. Pourquoi serait-ceautrement ? demanderait Phi-ou. Si par exemple un Sélénite estdestiné à devenir un mathématicien, ses éducateurs et sesprofesseurs l’y disposent dès le début. Ils répriment dès sanaissance toute autre disposition ; ils encouragent ses goûtsmathématiques avec une habileté psychologique parfaite. Son cerveause développe, ou du moins ses facultés mathématiques croissent avecjuste les organes physiques nécessaires à soutenir cette partieessentielle. Finalement, en dehors du repos et des repas, son seuldélice est dans l’exercice et le déploiement de sa facultéparticulière ; il s’intéresse uniquement à son application, etfait exclusivement sa société des autres spécialistes de son genre.Son cerveau s’accroît constamment, au moins les seules parties quisont occupées par les mathématiques ; elles se gonflenttoujours plus et semblent aspirer toute la vie et la vigueur dureste de sa carcasse. Ses membres se recroquevillent, son cœur etles organes de la digestion diminuent, sa face d’insecte disparaîtsous ses contours enflés. Sa voix devient un simple murmure pourl’exposé des formules, et il est sourd à tout ce qui n’est pas unproblème proprement énoncé. La faculté du rire, sauf en cas de ladécouverte soudaine de quelque paradoxe, est atrophiée chezlui ; son émotion la plus profonde est le développement d’unnouveau calcul, et il remplit ainsi son office.

« Ou bien encore, un Sélénite désigné pour être gardien detroupeaux est dès ses plus jeunes années habitué à penser aubétail, à vivre avec lui, à trouver son plaisir dans ce qui leconcerne et à s’exercer à le soigner et le diriger. On l’entraînepour le rendre actif et nerveux, son œil est endurci ; onl’habitue aux enveloppes étroites aux contours anguleux quiconstituent l’uniforme du berger ; il finit par ne plusprendre aucun intérêt aux régions profondes de la lune ; ilregarde avec indifférence, dérision ou hostilité tous les Sélénitesqui ne sont pas également versés dans l’art des troupeaux. Il nepense qu’à des pâturages et son dialecte est composé des termestechniques de son métier. De cette façon, il aime son ouvrage etremplit avec une parfaite satisfaction les devoirs qui justifientson existence, et il en est de même avec les Sélénites de tousgenres et de toute condition – chacun est une unité parfaite dansun monde mécanique…

« Les êtres à grosse tête auxquels les travaux intellectuelssont dévolus, forment, dans cette étrange société, une sorted’aristocratie, et comme chef ils ont – puissance quintessenciellede la lune – ce merveilleux et gigantesque ganglion, le GrandLunaire, en présence duquel je dois bientôt être admis. Ledéveloppement illimité des esprits de la classe intellectuelle estrendu possible par l’absence de tout crâne osseux dans l’anatomielunaire, de cet étrange boîte qui jugule le développement ducerveau humain et signifie impérieusement « jusqu’ici et pas plusloin » à toutes ses possibilités.

« Ces intellectuels lunaires se divisent en trois classesprincipales, qui diffèrent grandement quant à l’influence et à laconsidération. Il y a les administrateurs, dont Phi-ou fait partie,Sélénites d’une grande souplesse d’esprit et d’une initiativeconsidérable, qui ont à répondre d’une certaine quantité de lapopulation lunaire ; les experts, comme le penseur à têteovoïde, qui sont destinés à remplir certaines opérationsspéciales ; et les érudits, qui sont les dépositaires de toutescience. À cette dernière classe appartient Tsi-pouf, le premierqui professa dans la lune un langage terrestre. En ce qui concerneces derniers, il est curieux de noter que la croissance illimitéedu cerveau lunaire a rendu inutile l’invention de tous cesadjuvants mécaniques du travail cérébral qui ont marqué la carrièrede l’homme. Il n’y a ni livres, ni annales d’aucune sorte, nibibliothèques ni inscriptions. Toute connaissance s’emmagasine dansces cerveaux distendus à la façon dont les fourmis du Texasemmagasinent le miel dans leurs abdomens boursouflés. Leursbibliothèques sont des collections de cerveaux vivants…

« Je remarque que les administrateurs, moins spécialisés,prennent à moi un intérêt très vif chaque fois qu’ils merencontrent. Ils se dérangent de leur route, m’examinent et posentdes questions auxquelles Phi-ou répond. Je les vois aller de-cide-là avec une suite de porteurs, de domestiques, de crieurs, deparachutistes, et autres groupes bizarres à contempler. Lesexperts, pour la plupart, m’ignorent complètement, de même qu’ilss’ignorent entre eux, ou ne font attention à moi que pour commenceraussitôt une bruyante exhibition de leur talent distinctif. Lesérudits sont presque toujours plongés dans une satisfactiond’eux-mêmes imperméable et apoplectique, dont seule une mise endoute de leur érudition peut les éveiller. Ils sont habituellementmenés par des domestiques nains ou gardiens, et souvent accompagnésde menues créatures, à l’air affairé, de petites femellesordinairement, qui, j’incline à le croire, sont pour eux des sortesd’épouses. Mais quelques-uns des plus profonds savants ont desdimensions qui leur interdisent la locomotion et on les transportede place en place dans une sorte de tonneau à porteurs, ballotantesgelées de science qui soulèvent chez moi un étonnement respectueux.Je viens d’en rencontrer un, en venant ici où l’on me permet dem’amuser avec ces joujoux électriques – c’était une vaste têtebranlante et chauve, recouverte d’une pellicule très mince, portéedans sa grotesque civière. Devant et derrière marchaient sesporteurs, et de curieux propagateurs de nouvelles, avec des figurescomme des trompettes, criaient sa renommée.

« J’ai déjà mentionné les cortèges qui accompagnent la plupartdes intellectuels : huissiers, porteurs, valets qui, ainsi que desmuscles et des tentacules extérieurs, remplacent les facultésphysiques restreintes de ces esprits hypertrophiés. Les porteursles suivent presque invariablement – parfois aussi des messagersextrêmement rapides avec des jambes comme des araignées, desdomestiques chargés de parachutes et d’autres individus munisd’organes vocaux qui pourraient vraisemblablement éveiller lesmorts. En dehors de leur intelligence spéciale, ces subordonnéssont aussi inertes et impuissants que des parapluies dans uneantichambre. Ils n’existent que pour les ordres auxquels ilsdoivent obéir, les devoirs qu’ils ont à remplir. Cependant la massede ces insectes, qui sillonnent les voies en spirale, remplissentles ballons ascendants et descendants et passent auprès de moicramponnés à de frêles parachutes, appartiennent à la classeouvrière. Servants ou fragments de machines, tels sont en réalitécertains de ces êtres sans métaphore ; l’unique tentacule duberger des veaux lunaires est remplacé chez certains par d’immensesfaisceaux, uniques ou en paires, de trois, cinq ou sept doigts poursaisir, soulever, guider, le reste n’étant autre chose que desappendices secondaires strictement nécessaires aux partiesimportantes. Certains ont d’énormes oreilles, comme des lièvres,placées juste derrière les yeux ; d’autres qui ont pour labeurde délicates opérations chimiques projettent en avant un vasteorgane olfactif ; d’autres encore ont des pieds plats commedes pédales avec des jointures ankylosées, et certains qui,m’a-t-on dit, sont souffleurs de verre, ont des poumons comme dessoufflets. Mais chacun de ces Sélénites ordinaires que j’ai vus estexcellemment adapté à la fonction sociale qu’il remplit. Lesouvrages fins sont confiés à des ouvriers affinés, miraculeusementrapetissés et conditionnés. Il en est que j’aurais pu tenir sur lapaume de ma main. Il existe même une espèce de Sélénitetournebroche, très commun, dont le devoir et l’unique délice est defournir la force motrice à de petits appareils variés. Et pourgouverner cela, pour réprimer toute tendance fâcheuse de quelquenature égarée, il y a les êtres les mieux musclés que j’aie vusdans la lune, une sorte de police lunaire, dont les membres sontentraînés dès leurs plus tendres années à obéir aux têtes gonfléeset à les respecter parfaitement.

« La confection de ces diverses sortes de travailleurs doitavoir lieu par des procédés curieux et intéressants. Je ne saisencore rien de bien clair à ce sujet, mais très récemment je tombaisur un certain nombre de jeunes Sélénites confinés dans des espècesde bocaux d’où sortaient seuls les membres supérieurs ; onpréparait ces êtres à devenir servants de machines d’un genrespécial. Le membre étendu, dans ce système hautement développéd’éducation technique, est stimulé par des irritants et nourri pardes injections, tandis que le reste du corps est privé desubsistance. Phi-ou, à moins que je l’aie mal compris, m’expliquaqu’au début ces bizarres petites créatures sont disposées à laisservoir des signes de souffrance dans leurs diverses positionsrecroquevillées, mais elles s’endurcissent facilement à leursort ; il m’emmena alors dans un endroit où l’on étirait etdressait des messagers aux membres flexibles. C’est parfaitementdéraisonnable, je le sais, mais ces aperçus des méthodesd’éducation auxquelles sont soumis ces êtres m’affectadésagréablement. J’espère cependant que cela me passera et qu’il mesera possible de voir encore de semblables aspects de cemerveilleux ordre social. Cette main misérable, sortant de cebocal, semblait appeler faiblement ses possibilités perdues ;j’en suis encore hanté, bien que ce soit, en somme, un procédébeaucoup moins cruel que notre méthode terrestre de laisser lesenfants devenir des hommes et de les transformer alors enmachines.

Il y a peu de temps encore – c’était je crois lors de ma onzièmeou douzième visite à cet appareil –, j’eus une curieuse révélationde la vie que mènent ces ouvriers. J’étais venu ici par unraccourci qui m’évitait les voies en spirale et les quais de la mercentrale. Des sinuosités d’une longue galerie sombre, nousémergeâmes dans une caverne vaste et basse où flottait une odeurterrestre et qui était assez brillamment éclairée. La lumièreprovenait d’une tumultueuse végétation de formes fongoïdes livides– dont quelques-unes, à vrai dire, ressemblaient singulièrement ànos champignons, mais dépassaient la taille d’un homme.

« – Les lunaires mangent ceci ? demandai-je à Phi-ou.

« – Oui, nourriture.

« – Seigneur, m’écriai-je tout à coup, qu’est cela ? »

« Je venais d’apercevoir un Sélénite exceptionnellement grand etmal bâti qui gisait immobile entre les tiges, la face tournée versle sol. Nous nous arrêtâmes.

« – Mort ? » questionnai-je. (Car jusqu’ici je n’avaisjamais vu de mort dans la lune, et cela avait excité macuriosité.)

« – Non ! s’exclama Phi-ou. Lui travailleur… pas travail àfaire – prend petite boisson alors… fait dormir… jusqu’à ce qu’onait besoin de lui. À quoi bon lui éveillé, hein ?… Pas besoinlui aller et venir pour rien.

« – En voici un autre ! » m’écriai-je.

« En fait, toute cette vaste étendue de sol à champignons étaitencombrée de ces formes prostrées, endormies par un narcotiquejusqu’à ce que la lune ait de nouveau besoin d’elles. Il y en avaitdes quantités de toute sorte et nous pûmes en retournerquelques-uns et les examiner de plus près que je n’avais étécapable de le faire auparavant. Ils respiraient bruyamment quand onles remuait, mais ils ne se réveillaient pas. Il en est un dont jeme souviens très distinctement ; il me laissa, je pense, uneimpression plus profonde parce que, par suite de quelque jeu delumière, sa pose donnait l’idée d’une forme humaine allongée àterre. Ses membres supérieurs étaient de longs et délicatstentacules – il était manipulateur d’objets fins – et son attitudefaisait penser à une souffrance acceptée avec résignation. Sansaucun doute, c’était de ma part une erreur absolue qued’interpréter ainsi cette expression mais je le fis, et tandis quePhi-ou le repoussait dans les ténèbres parmi les végétationslivides et charnues, je ressentis de nouveau et très distinctementune sensation désagréable, bien qu’en le voyant rouler de côté onne pût douter que ce ne fût un insecte.

« Cela ne fait qu’éclairer la façon inconsidérée dont nousacquérons nos habitudes de penser et de sentir. Droguer l’ouvrierdont on n’a pas besoin et le mettre en réserve vaut sûrementbeaucoup mieux que de le chasser de son atelier pour qu’il aillemourir de faim par les rues. Dans chaque communauté socialecomplexe, il y a nécessairement des interruptions dans l’emploi detoute énergie spécialisée, et sous ce rapport l’inquiétant problèmedes chômeurs est absolument aboli par les Sélénites. Et pourtantles esprits même scientifiquement éduqués sont si déraisonnablesque le souvenir me poursuit encore de ces formes prostrées parmiles calmes et lumineuses arcades de végétaux charnus, et j’évite ceraccourci malgré l’inconvénient du chemin commun, qui est pluslong, plus bruyant et plus encombré.

« Par cette route je passe auprès d’une immense caverne obscure,dans laquelle j’aperçois – regardant par les ouvertures hexagonalesd’une sorte de mur à alvéoles, ou paradant sur un large espacesitué plus au fond, ou choisissant les jouets et les amulettesfabriqués pour leur plaire par les joailliers acéphales aux doigtsdélicats qui travaillent dans des terriers – les mères de lapopulation lunaire, les reines de la ruche, pour ainsi dire. Cesont des créatures à l’air noble, bizarrement et parfois trèsjoliment ornées, avec une allure hautaine et, à part leur bouche,des têtes presque microscopiques.

« Sur la condition des sexes dans la lune, sur les mariages etles naissances parmi les Sélénites, je n’ai pu apprendre jusqu’àprésent que fort peu de chose. Avec les progrès rapides que Phi-oufait en langue anglaise, mon ignorance disparaîtra sans doute bienvite. Je suis d’avis que, comme chez les fourmis et les abeilles,une grande majorité des membres de cette communauté appartient ausexe neutre. D’ailleurs, sur terre, dans nos villes, il estbeaucoup d’humains qui ne mènent jamais cette vie de famille, depaternité ou de maternité qui est la vie naturelle de l’homme. Ici,de même que chez les fourmis, la chose est devenue une conditionnormale de la race : cette classe de matrones, seules mères dumonde lunaire, créatures corpulentes et majestueuses,merveilleusement adaptées à la reproduction des larves, sontspécialement chargées, selon les nécessités, de renouveler lesSélénites. Si j’ai bien interprété une explication de Phi-ou, cesfemelles sont absolument incapables de chérir les petits qu’ellesmettent au monde : des périodes d’indulgence stupide alternent avecdes accès de violence agressive, et aussitôt que possible lesmenues créatures qui naissent molles, flasques et de couleur pâlesont confiées aux soins d’une variété de femelles stériles,travailleuses qui, en certains cas, possèdent des cerveaux dedimensions presque masculines. »

Juste à ce point malheureusement le message fut interrompu. Sifragmentaire et si peu satisfaisante que soit la matière quiconstitue ce chapitre, il donne néanmoins une vague et largeimpression d’un monde absolument étrange et passionnant un mondeavec lequel le nôtre doit maintenant se préparer à compter bientôt.Ce déroulement intermittent de messages, ce murmure del’enregistreur dans les ténèbres au flanc des Alpes, est le premieravertissement d’un changement à venir dans les conditions humaines,tel que l’humanité n’a jusqu’ici pas su en imaginer. Dans cetteplanète, il y a de nouveaux éléments, de nouveaux appareils, denouvelles traditions, une submergeante avalanche d’idées nouvelles,une race étrange avec laquelle nous entrerons inévitablement enlutte pour la suprématie – l’or y étant aussi commun que le fer oule bois sur terre.

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