Les Premiers hommes dans la Lune

Chapitre 21DESCENTE À LITTLESTONE

En arrivant dans les couches supérieures de l’atmosphèreterrestre, la sphère se mit à graviter selon une courbe â peu prèsparallèle à la surface de la terre. La température commençaimmédiatement à s’élever. Je compris qu’il convenait de descendresans tarder, car au-dessous de moi, dans un crépuscule assombri,s’étendait un vaste bras de mer.

J’ouvris autant de fenêtres qu’il me fut possible et je tombaidu soleil dans le soir et du soir dans la nuit. La terre devenaitplus vaste, sa masse absorbait peu à peu les astres scintillants,le voile argenté et translucide des nuages qui l’enveloppaients’étalait comme pour me capturer.

Enfin notre monde ne m’apparut plus sphérique mais plat, puis,au bout de peu de temps, concave, il ne fut plus une planète dansle ciel, mais le Monde… le Monde de l’homme. Je fermai toutes lesfenêtres qui donnaient du côté de la terre, sauf une que je laissaià demi ouverte pour me permettre de voir, et je dégringolai avecune rapidité croissante. La mer s’élargissait, si proche maintenantque je voyais le sombre scintillement des vagues se précipiter à marencontre. Le dernier store fut baissé et je m’assis farouche, memordant les poings et attendant le choc…

La sphère frappa la surface des flots avec un énormeéclaboussement. L’eau dut sauter à des centaines de mètres. Aumoment du choc, j’ouvris tous les stores de Cavorite. J’enfonçai…mais de plus en plus lentement ; je sentis sous mes pieds lapression de l’eau contre la paroi et je remontai comme unebulle.

Finalement je me trouvai flottant et ballotté à la surface de lamer… Mon voyage dans l’espace était achevé.

La nuit était sombre et le ciel couvert de nuages. Deux pointsjaunes au loin indiquèrent un navire qui passait et, plus près, unrayon rouge allait et venait. Si l’électricité qui alimentait malampe n’avait pas été épuisée, j’aurais pu être recueilli cettenuit-là. En dépit de la fatigue peu commune que je commençais àressentir, j’étais surexcité maintenant, et j’éprouvai un instantl’espoir furieux et impatient que mon voyage se terminât ainsi.

Mais je cessai bientôt de m’agiter et restai les poings sur lesgenoux, observant au loin cette lumière rouge. Le rayon sebalançait de haut en bas, sans s’arrêter jamais. Ma surexcitationse calma. Je compris que j’avais encore à passer toute cette nuitau moins dans la sphère et je me sentis infiniment lourd etlas ; bientôt le sommeil me gagna.

Un changement dans le rythme de mes mouvements m’éveilla. Jeregardai à travers la paroi de verre et je constatai que j’avaisatterri sur un large bas-fond de sable, il me sembla voir au loindes maisons et des arbres, et, du côté de la mer, l’image vague etdéformée d’un navire, entre ciel et eau.

Avec effort, je me mis debout. Mon unique désir était de quitterma prison. La valve de l’ouverture se trouvait à la partiesupérieure de la sphère et je m’attaquai à l’écrou. Lentement jeparvins à ouvrir la valve. De nouveau l’air s’infiltrait ensifflant à l’intérieur comme déjà, avec ce même bruit, il s’enétait échappé. Mais cette fois je n’attendis pas que la pression sefût équilibrée. Un moment après je laissai tomber valve et écrou defermeture et je vis au-dessus de ma tête, large et libre, le vieuxciel familier de la terre.

L’air m’entra si violemment dans les poumons que je perdishaleine ; poussant un cri, je pressai mes mains contre mapoitrine et m’assis. Pendant quelques instants, j’éprouvai deviolentes douleurs. Puis je me mis à respirer largement et enfin jepus me redresser et me mouvoir. Je voulus passer ma tête parl’ouverture, mais à ce moment la sphère bascula. On eût dit quequelque chose m’avait tiré la tête en bas ; je rentrai bienvite, sans quoi j’aurais été cloué la face sous l’eau. Aprèsquelques oscillations et quelques poussées, je parvins à me glissersur le sable où les vagues de la marée descendante arrivaientencore.

Je n’essayai pas de me mettre debout. Il me semblait que moncorps s’était soudain changé en plomb. Notre mère la terre avait denouveau remis sa lourde main sur moi – sans Cavorite intermédiaire.Je m’assis où j’étais, ne me souciant pas des flots qui mebaignaient les pieds.

C’était l’aube, une aube grise, plutôt nuageuse, mais laissantvoir ici et là de longues traînées de bleu verdâtre. Devant moi, unnavire était à l’ancre, terne silhouette, avec une lampe jaune. Lamer mourait sur le sable en longues vagues claires. Au loin, versla droite, la côte s’incurvait en une plage où s’élevaient desmaisonnettes et, à l’horizon, un phare au bout d’une pointe deterre. Une étendue de sable uni s’avançait vers l’intérieur,interrompue ici et là par des étangs et se terminant, à plus d’unkilomètre, en une bande coupée de buissons bas.

Au nord-est, une plage isolée s’apercevait, avec des groupes demaisons et de chalets qui étaient les constructions les plus hautesque j’aperçusse, taches mornes sur le ciel qu’illuminait l’aurore.Quelles étranges créatures pouvaient avoir construit ces pilesverticales dans un espace aussi vaste ? Elles ressemblaient àdes fragments de villes égarées dans un désert.

Longtemps je restai là, bâillant et me frottant les yeux. Enfinj’essayai de me relever. Il me sembla que je soulevais un poidsénorme, mais je parvins néanmoins à reprendre mon équilibre.

J’examinai les maisons éloignées. Pour la première fois depuisnotre inanition dans le cratère, je pensai à des nourrituresterrestres.

« Du jambon ! murmurai-je, des œufs !… du bon painrôti !… du bon café !… Et comment diable vais-je fairepour transporter tout mon bagage à Lympne ? »

Je me demandais où j’étais. En tout cas, je me trouvais sur unecôte est et, avant de tomber, j’avais aperçu l’Europe.

Soudain j’entendis des pas écraser le sable, et un petit homme àla figure ronde et à l’aspect amical, vêtu de flanelle, uneserviette autour du cou et son maillot de bain sur le bras, apparutnon loin du rivage. Je reconnus immédiatement que je devais être enAngleterre. L’homme regardait tour à tour la sphère et moi, avecébahissement. Il s’avança. Je devais avoir l’air d’un sauvageféroce, sale, échevelé, déguenillé d’une indescriptible façon… maisje ne pensai à rien de tout cela pour le moment. L’homme s’arrêta àune distance d’une vingtaine de mètres.

« Hé ! là-bas ? fit-il d’un ton incertain.

– Hé ! là-bas, vous-même ! » répliquai-je.

Rassuré par ma voix, il se rapprocha de quelques pas.

« Que peut bien être cette chose ? demanda-t-il en memontrant la sphère.

– Pouvez-vous me dire où je suis ? questionnai-je.

– Ici c’est Littlestone, dit-il en indiquant du doigt lesmaisons, là-bas c’est Dungeness. Est-ce que vous venez seulementd’aborder ? Qu’est-ce que c’est que cette chose que vous avezlà ? Quelque espèce de machine ?

– Oui.

– Est-ce que vous êtes venu vous échouer là ? Êtes-vousnaufragé, ou quoi ? Qu’est cette chose ? »

Je réfléchis rapidement, tâchant de me faire une opinion sur cepetit homme qui s’avança plus près.

« Diantre, fit-il, vous avez dû passer un mauvais moment ?Je croyais… Ma foi… À quel endroit avez-vous fait naufrage ?Est-ce que cette machine est un appareil de sauvetage ? »

Je me décidai à confirmer pour l’instant cette explication etlui répondis quelques phrases vagues.

« Mais j’ai besoin de secours, continuai-je d’une voix rauque.Je voudrais débarquer diverses choses que je ne peux guèreabandonner là. »

À ce moment j’aperçus trois autres jeunes gens d’aspectsympathique, munis eux aussi de serviettes et qui, coiffés dechapeaux de paille, descendaient de notre côté – évidemment lasection matinale des baigneurs de Littlestone.

« Du secours ! s’écria mon interlocuteur. Certes !»

Il fit quelques gestes empressés pour indiquer sa bonne volontéà me venir en aide.

« Que voulez-vous que je fasse ? »

Il se retourna en agitant les bras. Les trois jeunes gensaccélérèrent leur pas et tous quatre m’entourèrent bientôt,m’accablant de questions auxquelles je n’étais guère disposé àrépondre.

« Je vous conterai tout cela plus tard, interrompis-je. Je meursde besoin et je suis en loques.

– Venez à l’hôtel, dit le petit homme à figure ronde. Nousallons garder votre machine. »

J’hésitai.

« Je n’y tiens pas… Dans cette sphère, il y a deux grandesbarres d’or. »

Ils échangèrent quelques regards incrédules et m’observèrentavec une nouvelle attention.

J’allai jusqu’à la sphère, m’introduisis à l’intérieur etbientôt je déposai devant eux la chaîne brisée et les leviers desSélénites.

Si je n’avais pas été si horriblement fatigué, j’aurais puéclater de rire à leur surprise. On eût dit de jeunes chats autourd’un escargot. Ils ne savaient que faire de ce bagage. Le petithomme se baissa, souleva l’extrémité d’une des barres et la laissatomber avec un grognement. Tous l’imitèrent.

« C’est du plomb ou de l’or, dit l’un.

– Oh ! c’est de l’or, fit l’autre.

– De l’or à coup sûr », affirma le troisième.

Ils m’examinèrent tous trois fort étonnés et portèrent ensuiteleurs regards sur le navire à l’ancre.

« Mais enfin ! s’écria le petit homme, mais enfin ! oùavez-vous eu cela ? »

J’étais trop fatigué pour imaginer quelque histoire.

« Je l’ai eu dans la lune. »

Ils s’entre-regardèrent avec étonnement.

« Écoutez ! dis-je, je ne vais pas me mettre à discuter età expliquer. Aidez-moi à emporter ces morceaux d’or jusqu’àl’hôtel. Je suppose qu’avec des pauses vous pourrez, à vous quatre,emporter les deux barres, et moi je traînerai la chaîne. Je vousraconterai le reste quand je serai restauré.

– Et qu’allez-vous faire de cette chose ronde ?

– Elle ne prendra pas mal, répliquai-je. En tout cas, le diablesoit d’elle. Il faut bien qu’elle reste là maintenant. À la maréemontante elle flottera sans encombre. »

Prodigieusement émerveillés, les quatre jeunes gens, d’une façonfort obéissante, soulevèrent mes trésors sur leurs épaules, et,avec des membres de plomb, me semblait-il, je pris la tête de laprocession vers le groupe éloigné des maisons de la plage.

À mi-chemin nous fûmes rejoints par deux petites fillescraintives, portant des seaux et des pelles de bois, et un instantaprès apparut un jeune garçon maigre qui reniflait régulièrement.Je me rappelle qu’il tenait à la main une bicyclette et il nousaccompagna sur notre flanc droit pendant une centaine demètres ; Puis, ne nous trouvant plus, je suppose, suffisammentintéressants, il remonta sur sa bicyclette et partit dans ladirection de la sphère.

Je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir où il allait.

« Il n’y touchera pas ! » affirma le petit homme d’un tonrassurant.

Je ne désirais que trop être rassuré.

Tout d’abord, quelque chose des teintes grises du matin pesa surmon esprit ; mais bientôt le soleil se dégagea des nuages unisde l’horizon et illumina le monde ; la nuance plombée de lamer disparut et les flots scintillèrent. Mon esprit s’éveilla. Jecompris toute la vaste importance des choses que j’avais accomplieset celles qu’il me restait encre à faire. Un des porteurs trébucha,chancelant sous le poids de l’or, et cela me fit éclater derire.

Quand je prendrai ma place dans ce monde, combien le monde serasurpris !

Si je n’avais pas été dans un tel état d’épuisement, lepropriétaire de l’hôtel eût été pour moi l’inépuisable source duplus comique amusement : il hésitait entre mon cortège respectablechargé d’or et mon apparence malpropre.

Enfin je me trouvai à nouveau dans une salle de bain terrestre,avec de l’eau chaude et des habits de rechange, à vrai direridiculement trop courts pour moi, mais propres, que le généreuxpetit homme m’avait prêtés. Il m’envoya aussi un rasoir, mais je nepus me décider à attaquer en ce moment le poil hirsute qui mecouvrait la figure.

Je préférai m’installer devant un breakfast bien anglais quej’attaquai avec une sorte d’appétit languissant, vieux de plusieurssemaines et fort décrépit. Je me mis en devoir de répondre auxquatre jeunes gens, leur avouant simplement la vérité.

« Eh bien, puisque vous insistez, je l’ai trouvé dans lalune.

– Dans la lune ?

– Oui ! la lune du ciel.

– Mais que voulez-vous dire ?

– Rien autre que ce que je dis, ma foi !

– Alors vous arriveriez de la lune ?

– Exactement !… À travers l’espace !… Dans cetteboule… »

Ce disant, j’avalai une délicieuse bouchée d’œuf. Je notai toutbas que lorsque je retournerais chercher Cavor, j’emporterais uneboîte d’œufs.

Je voyais clairement qu’ils ne croyaient pas un mot de ce que jeleur avais dit, mais ils me considéraient évidemment comme le plusrespectable menteur qu’ils aient jamais rencontré. Ils seregardaient tour à tour, puis concentraient leur attention sur moi.Je crois qu’ils s’attendaient à trouver la clef du mystère dans lafaçon dont je me servais du sel. Ils parurent attacher une certainesignification au fait que je mis du poivre dans mon œuf.

Ces masses d’or aux formes étranges sous lesquelles ils avaientployé occupaient leurs esprits. Là, devant moi, étaient posées cesbarres et ces chaînes, valant chacune des millions et aussi peufaciles à voler qu’une maison ou qu’un champ. Tandis qu’en buvantma tasse de café j’observais leur figure curieuse, je pensai à lasomme d’explications dans laquelle je devais m’aventurer pourrendre mes paroles compréhensibles.

« Vous ne prétendez pas réellement…, commença le plus jeune demes compagnons, du ton de quelqu’un qui parle à un enfantobstiné.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de me passer une tartine ?dis-je en lui coupant la parole.

– Enfin, voyons, commença un autre, nous n’allons pas croirecela, vous savez !

– Ah ! bien ! fis-je en haussant les épaules.

– Il ne veut rien nous dire », remarqua le plus jeune ens’adressant aux autres, et il ajouta avec une apparence de grandsang-froid : « Vous me permettez d’allumer une cigarette ?»

Je lui fis de la main un geste de cordial assentiment tout encontinuant à manger. Deux de mes compagnons se levèrent, gagnèrentla fenêtre la plus éloignée et se mirent à causer à voix basse.

Une pensée me frappa soudain.

« Est-ce que la marée monte ? » demandai-je.

Ma question fut suivie d’un moment de silence pendant lequel ilssemblèrent se demander lequel d’entre eux devait me répondre.

« Le reflux commence, dit le petit homme.

– Bah ! en tout cas, elle ne flottera pas loin »,répliquai-je.

Je décapitai mon troisième œuf et entrepris un petitdiscours.

« Écoutez ! dis-je, n’allez pas vous imaginer que jeveuille me montrer désagréable ou que je m’amuse à vous raconterdes histoires malhonnêtes… Non, rien de la sorte. Je suis obligéd’être quelque peu bref et mystérieux. Je comprends parfaitementque cela soit pour vous extrêmement étrange et que vos imaginationssoient surexcitées. Je puis vous assurer que vous êtes les témoinsd’un événement mémorable. Mais je ne peux pas vous rendre leschoses plus claires maintenant, c’est impossible ! Je vousdonne ma parole d’honneur que j’arrive de la lune et c’est tout cequ’il m’est permis de vous dire… Tout de même, je vous suisinfiniment obligé, vous savez… oui, infiniment. J’espère que mesmanières ne vous ont en aucune façon offensés.

– Oh ! pas le moins du monde, dit le plus jeune d’un tonaffable. Nous comprenons parfaitement. »

Sans me quitter des yeux, il se renversa en arrière avec sachaise et manqua de culbuter ; il ne recouvra son équilibrequ’après quelques efforts.

« Pas la moindre offense ! réitéra le petit homme.

– N’allez pas croire cela ! » renchérit un troisième.

À ces mots ils se levèrent tous, allant et venant dans la pièce,allumant des cigarettes, essayant de mille façons de montrer qu’ilsétaient dans des dispositions parfaitement aimables etn’éprouvaient pas la moindre curiosité à propos de moi et de lasphère.

« Quoi qu’il en soit, je vais avoir l’œil sur ce navire »,entendis-je murmurer l’un d’eux.

S’ils avaient pu trouver un prétexte pour sortir, ils l’eussentfait. J’achevai mon troisième œuf.

« Le temps, remarqua bientôt le petit homme, a été merveilleux,n’est-il pas vrai ? Je ne me rappelle pas que nous ayons eudepuis longtemps un été pareil… »

Au même moment un sifflement s’entendit, semblable à celui d’uneénorme fusée… Quelque part des vitres se brisèrent…

« Qu’est cela ? m’écriai-je.

– Ce n’est pas ?… » dit le petit homme en courant vers lafenêtre.

Les autres firent de même, et je restai les yeux fixés sureux.

Tout à coup je bondis, renversant mon œuf, et courus aussi à lafenêtre. Une pensée m’avait traversé l’esprit.

« On ne voit rien de ce côté, fit le petit homme en seprécipitant vers la porte.

– C’est ce gamin ! hurlai-je, braillant d’une voix rauqueet furieuse. C’est ce maudit gamin ! »

Me retournant, je bousculai le garçon qui me rapportait destartines et, en deux enjambées, j’étais hors de la pièce etj’arrivais en bas sur la petite terrasse de l’hôtel.

La mer qui, l’instant d’auparavant, était calme, s’agitaitmaintenant de vagues pressées, et à l’endroit où avait été lasphère, l’eau bouillonnait comme dans le sillage d’un navire.Au-dessus, une bouffée de nuages tourbillonnait comme une fumée quise disperse, et les trois ou quatre personnes qui se trouvaient surle rivage regardaient avec des figures interrogatives le lieu oùvenait de se produire cette détonation inattendue. Et c’était tout.Le garçon et les jeunes gens accoururent derrière moi. Des crispartirent des fenêtres et des portes, et des gens inquietsapparurent bouche bée.

Un instant je restai là, trop abasourdi par cet incident inopinépour penser à ces individus.

Tout d’abord ma surprise fut trop vive pour que je pusseenvisager la chose comme un désastre certain… J’étais dans l’étatd’un homme qui reçoit, par accident, un coup violent, et qui nevient à se rendre compte que peu à peu du dommage dont il asouffert.

« Seigneur ! »

Un frisson me secoua comme si l’on m’avait versé quelque acidele long du dos. Mes jambes faiblirent. Je me faisais une idée de ceque signifiait pour moi ce malheur. Là-haut, dans le ciel, flottaitdéjà ce maudit gamin. J’étais entièrement délaissé.

Il y avait bien de l’or dans la salle à manger… mon seul bienterrestre. Comment tout cela allait-il s’arranger ? L’effetproduit dans mon cerveau n’était qu’une confusion gigantesque etsans issue.

« Dites donc ? fit derrière moi la voix du petit homme,dites donc, savez-vous ce que c’est ? »

Je me retournai pour faire face à vingt ou trente personnes quim’entouraient et me bombardaient d’interrogations muettes et deregards indécis et soupçonneux. La contrainte de tous ces yeux mefut intolérable et je poussai un gémissement.

« Je n’y puis rien, m’écriai-je, je vous dis que je n’y puisrien. Je ne suis pas de force !… Cherchez vous-même et… et…allez au diable ! »

Je gesticulais convulsivement. Le petit homme recula d’un pascomme si je l’avais menacé, et je traversai les rangs des curieuxen m’enfuyant vers l’hôtel. Je saisis le garçon comme ilentrait.

« Entendez-vous ? hurlai-je. Faites-vous aider et portezimmédiatement ces barres dans ma chambre. »

Il ne paraissait pas comprendre et je continuai à m’égosiller età m’emporter contre lui. Un petit vieux parut, l’air affairé, avecun tablier vert et, derrière lui, deux des jeunes gens en costumede flanelle. Je m’élançai vers eux et leur demandai leurs services.Aussitôt que l’or fut dans ma chambre, je me sentis libre de leurchercher noise.

« Et maintenant, fichez-moi le camp ! vociférai-je.Tous ! Sortez ! si vous ne tenez pas à me voir devenirfou furieux. »

Je poussai le garçon par les épaules pendant qu’il hésitait surle seuil. Puis, aussitôt que j’eus refermé la porte sur eux, je medépouillai des vêtements que m’avait prêtés le petit homme, en lesjetant de droite et de gauche et je me mis immédiatement au lit. Jerestai très longtemps couché ainsi, pantelant, jurant et me calmantpeu à peu.

Enfin je fus suffisamment apaisé pour sortir du lit et sonner legarçon aux yeux ronds. Je lui demandai une chemise de flanelle, duwhisky, une bouteille de soda et quelques bons cigares. Après undélai exaspérant, pendant lequel je m’énervai sur la sonnette, cesdiverses choses me furent procurées ; je refermai la porte etme mis délibérément à examiner sans détours ma situation.

Le résultat net de notre grande expérience se présentait commeun échec indiscutable, une déroute dont j’étais le seul survivant.C’était un écroulement absolu, et l’accident de tout à l’heurecomplétait le désastre. Il n’y avait autre chose à faire pour moique d’essayer de me tirer de là et de sauver de notre lamentabledébâcle[2] ce qu’il pouvait en rester. Au coup fatalqui couronnait l’affaire, toutes mes vagues résolutions de tenterun autre voyage pour secourir Cavor s’évanouissaient. Mon intentiond’aller chercher dans la lune une cargaison d’or, de faire ensuiteanalyser un fragment de Cavorite pour redécouvrir le grand secret,peut-être de retrouver finalement le corps de Cavor… tout celas’écroulait.

J’étais le seul survivant et c’était tout…

Me mettre au lit dans une circonstance critique est, je pense,l’une des plus fameuses idées que j’aie jamais eues. Je crois quesans cela j’aurais perdu la tête ou me serais livré à quelqueextrémité fatale ou imprudente. Mais, enfermé ainsi, à l’abri detoute intervention importune, je pus examiner la situation soustous ses rapports et prendre à loisir mes dispositions.

Je me faisais naturellement une idée très claire de ce qui étaitarrivé au gamin : il s’était glissé dans la sphère, avait manœuvréles boutons, fermé les stores de Cavorite et il était parti malgrélui. Indubitablement, une valve avait dû rester ouverte, et mêmes’il l’avait fermée il y avait mille chances contre une pour qu’ilne revînt pas. Il était assez évident qu’il graviterait, avec mesbagages, au centre de la sphère et demeurerait là, n’offrant plusde légitime intérêt à la terre, si remarquable qu’il pût paraîtreaux habitants de quelque coin inaccessible de l’espace ;j’acquis très rapidement une conviction absolue sur ce point.

Quant aux responsabilités que je pouvais encourir à ce sujet,plus j’y réfléchissais, plus je devenais certain que, si je metaisais, je n’avais nullement à me tourmenter. Si je me trouvais enface de parents désolés venant me demander leur enfant perdu, jen’avais simplement qu’à leur réclamer ma sphère égarée ou à n’avoirpas l’air de comprendre ce qu’ils voulaient dire. J’avais eu, toutd’abord, la vision de parents en pleurs, de gardiens et de toutessortes de complications ; mais maintenant je voyais que, si jeme contentais de ne pas ouvrir la bouche, rien de fâcheuxn’arriverait de ce côté. À vrai dire, plus je restais là couché,fumant et réfléchissant, plus évidente s’affirmait la sagesse d’unimpénétrable silence.

Il est parfaitement du droit de tout citoyen britannique, pourvuqu’il ne commette aucun dommage ni aucun acte indécent,d’apparaître subitement en n’importe quel endroit, aussi déguenilléet malpropre qu’il lui plait, avec n’importe quelle quantité d’orvierge dont il lui semble convenable de s’encombrer, et personnen’a le droit de le tourmenter ou de l’inquiéter dans ses actions.Je me formulai finalement la chose, la répétant à plusieursreprises, comme une sorte de particulière Magna Charta dema liberté.

Une fois que j’eus obtenu ce résultat, je pus entreprendre, dansdes conditions identiques, l’examen de certaines considérationsauxquelles jusque-là je n’avais pas encore osé penser, c’est-à-direles conséquences de ma banqueroute. Mais, envisageant maintenantces circonstances avec calme et à loisir, je me rendis compte que,si je pouvais seulement supprimer mon identité en m’affublanttemporairement d’un nom moins notoire, et si je gardais la barbequi m’était poussée pendant ces deux derniers mois, les risquesd’ennuis à venir de la part du créancier intraitable auquel j’aidéjà fait allusion étaient, en réalité, des plus problématiques.Partant de là, il était facile de fabriquer un plan de conduiterationnel.

Je me fis apporter de quoi écrire, et adressai une lettre à laNew Rommey Bank – la plus voisine, me dit le garçon – informant ledirecteur que je désirais me voir ouvrir un compte et le priant dem’envoyer deux personnes de confiance, dûment autorisées, avec unevoiture attelée d’un bon cheval pour me débarrasser d’un quintald’or dont je me trouvais encombré.

Je signai ma lettre : H. G. Wells – nom qui me parut d’apparenceabsolument respectable.

Cela fait, je demandai l’Annuaire du Commerce de Folkestone,choisis au hasard l’adresse d’un magasin et écrivis aussi qu’onvint prendre mes mesures pour divers costumes et qu’on me livrât enmême temps une malle, une valise, des chemises, des chapeaux (àl’essai) et autres objets nécessaires. Dans une autre missive jepriais l’horloger de remettre au porteur une montre dontj’indiquais le prix.

Ayant envoyé porter ces lettres à leur adresse, je me fis monterle meilleur déjeuner que l’hôtel pût fournir. Après quoi jem’étendis paresseusement en fumant un cigare, attendant que, selonmes instructions, les deux employés dûment autorisés vinssent de labanque pour peser et emporter mon or.

Ayant terminé mon cigare, je ramenai les couvertures par-dessusmes oreilles afin d’étouffer tous les bruits, et je m’endormis trèsconfortablement…

Je m’endormis. Sans doute, c’était là pour le premier homme deretour de la lune une chose bien prosaïque à faire, et je me figureparfaitement que le jeune lecteur imaginatif sera fort désappointépar ma conduite. Mais j’étais horriblement fatigué et ennuyé… et,en somme, qu’y avait-il d’autre à faire ? Je n’avaiscertainement pas la plus petite chance d’être cru si je racontaismon histoire, et j’aurais été, en ce cas, exposé aux plusintolérables ennuis.

Je dormis. Quand, enfin, je me réveillai, je me trouvai denouveau prêt à affronter le monde, comme j’ai toujours eu coutumede le faire depuis que j’ai atteint l’âge de raison.

C’est ainsi que je me décidai à partir pour l’Italie, où je suisen ce moment, occupé à relater cette histoire. Si le monde ne veutpas l’accepter comme un fait, qu’on la prenne alors comme unefiction. Peu m’importe !

Et maintenant que mon récit est terminé, je reste stupéfait desonger que cette aventure a eu lieu et est achevée. Tout le mondepense que Cavor ne fut pas autre chose qu’un expérimentateur peubrillant qui se fit sauter avec sa maison à Lympne, et l’onattribue la détonation qui suivit mon arrivée à Littlestone auxessais d’explosifs que l’on fait continuellement aux établissementsnationaux de Lydd, à deux milles de là. Il me faut avouer que jen’ai pas jusqu’ici révélé la part qui me revient dans ladisparition de Master Tommy Simmons, l’imprudent gamin qui s’étaitintroduit dans la sphère ; car ce serait là probablement uncompte assez difficile à régler. On explique mon apparition enloques, avec deux barres d’or indubitable, sur la plage deLittlestone, de diverses façons ingénieuses… Je ne me soucie guèrede ce qu’on peut penser de moi. On va jusqu’à prétendre que j’aiimaginé cette série de contes à dormir debout pour éviter lesquestions trop pressantes sur les sources de ma fortune. Jevoudrais bien voir l’homme capable d’inventer une histoire qui setiendrait d’un bout à l’autre comme celle-ci. Ma foi, puisqu’onveut prendre mon récit comme une fiction – le voici.

J’en ai achevé la narration – et je suppose qu’il va me falloirà présent m’accommoder de nouveau des tourments et des misères dela vie terrestre.

Même quand on a été dans la lune, il faut gagner sa vie, etc’est pourquoi je suis installé ici à Amalfi, recomposant lescénario de cette pièce que j’avais esquissée avant que Cavor vîntfaire intrusion dans mon existence, et j’essaie de réorganiser mavie comme elle l’était auparavant.

Pourtant je dois convenir qu’il m’est difficile de concentrertoute mon attention sur mon travail lorsque le clair de luneenvahit ma chambre. C’est actuellement la pleine lune, et hier soirje suis resté sous la pergola, les yeux fixés pendant des heuressur cette pâleur brillante qui cache tant de choses. Imaginezcela ! Des tables et des sièges, des tréteaux et des leviersd’or ! Que le diable m’emporte !… Si l’on pouvaitredécouvrir cette Cavorite !… Mais une chose comme celan’arrive jamais deux fois dans une même vie.

Me voici donc en cet endroit dans une situation un peu plusaisée que lorsque j’étais à Lympne – et c’est tout. Et Cavor s’estsuicidé d’une façon plus compliquée que jamais humain n’avait pu lefaire. Ainsi l’histoire se termine, aussi définitivement et aussicomplètement qu’un rêve. Cela s’accorde si peu avec les autresévénements de l’existence une telle part en fut si absolumentétrangère à l’expérience humaine ; les bonds, la nourriture,la respiration de ces moments impondérables – qu’à vrai dire, parinstants, malgré tout mon or lunaire, je doute à demi moi-même quel’histoire entière soit autre chose qu’un rêve…

Ici se terminait primitivement la relation de cetteaventure ; mais pendant que l’ouvrage était sous presse unecommunication des plus extraordinaires nous est parvenue qui donne,certes, au récit un surprenant cachet de véracité. Nous l’avonsrésumée dans les chapitres suivants, pour l’offrir à la curiositédu lecteur.

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