Les Quarante-cinq – Tome II

XL – Les sept péchés de Madeleine

Le roi avait jeté un coup d’œil sur seschevaux, et les voyant si vigoureux et si piaffants, il n’avait pasvoulu courir seul le risque de la voiture ; en conséquence,après avoir, comme nous l’avons vu, donné toute raison à Ernauton,il avait fait signe au duc de prendre place dans son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à laportière : un seul piqueur courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de lamassive machine, et le roi, avec tous ses chiens, s’installa sur lecoussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait unpréféré : c’était celui que nous lui avons vu à la main danssa loge de l’Hôtel-de-Ville, et qui avait un coussin particuliersur lequel il sommeillait doucement.

À la droite du roi était une table dont lespieds étaient pris dans le plancher du carrosse : cette tableétait couverte de dessins enluminés que Sa Majesté découpait avecune adresse merveilleuse, malgré les cahots de la voiture.

C’étaient, pour la plupart, des sujets desainteté. Toutefois, comme à cette époque il se faisait, àl’endroit de la religion, un mélange assez tolérant des idéespaïennes, la mythologie n’était pas mal représentée dans lesdessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique,avait fait un choix parmi tous ces dessins, et s’occupait àdécouper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque,et l’imagination du peintre avait encore ajouté aux dispositionsnaturelles du sujet : on y voyait Madeleine, belle, jeune etfêtée ; les bains somptueux, les bals et les plaisirs de tousgenres figuraient dans la collection.

L’artiste avait eu l’ingénieuse idée, commeCallot devait le faire plus tard à propos de sa Tentation de saintAntoine, l’artiste, disons-nous, avait eu l’ingénieuse idée decouvrir les caprices de son burin du manteau légitime de l’autoritéecclésiastique : ainsi chaque dessin, avec le titre courantdes sept péchés capitaux, était expliqué par une légendeparticulière :

« Madeleine succombe au péché de lacolère.

Madeleine succombe au péché de lagourmandise.

Madeleine succombe au péché de l’orgueil.

Madeleine succombe au péché de laluxure. »

Et ainsi de suite jusqu’au septième et dernierpéché capital.

L’image que le roi était occupé de découper,quand on passa la porte Saint-Antoine, représentait Madeleinesuccombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur descoussins, et sans autre voile que ces magnifiques cheveux dorésavec lesquels elle devait plus tard essuyer les pieds parfumés duChrist ; la belle pécheresse, disons-nous, faisait jeter àdroite, dans un vivier rempli de lamproies dont on voyait les têtesavides sortir de l’eau comme autant de museaux de serpents, unesclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu’à gauche ellefaisait fouetter une femme encore moins vêtue qu’elle, attenduqu’elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffantsa maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dontla profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une fautede cette espèce.

Le fond du tableau représentait des chiensbattus pour avoir laissé passer impunément de pauvres mendiantscherchant une aumône, et des coqs égorgés pour avoir chanté tropclair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avaitdécoupé toutes les figures de cette image, et se disposait à passerà celle intitulée :

« Madeleine succombant au péché de lagourmandise. »

Celle-ci représentait la belle pécheressecouchée sur un de ces lits de pourpre et d’or où les anciensprenaient leurs repas : tout ce que les gastronomes romainsconnaissaient de plus recherché en viandes, en poissons et enfruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au falerne,jusqu’aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile, ornaitcette table. À terre, des chiens se disputaient un faisan, tandisque l’air était obscurci d’oiseaux aux mille couleurs quiemportaient de cette table bénie des figues, des fraises et descerises, qu’ils laissaient tomber parfois sur une population desouris qui, le nez en l’air, attendaient cette manne qui leurtombait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d’uneliqueur blonde comme la topaze, un de ces verres à forme singulièrecomme Pétrone en a décrit dans le festin de Trimalcion.

Tout préoccupé de cette œuvre importante, leroi s’était contenté de lever les yeux en passant devant le prieurédes Jacobins, dont la cloche sonnait vêpres à toute volée.

Aussi toutes les portes et toutes les fenêtresdu susdit prieuré étaient-elles fermées si bien, qu’on eût pu lecroire inhabité, si l’on n’eût entendu retentir dans l’intérieur dumonument les vibrations de la cloche.

Ce coup d’œil donné, le roi se remitactivement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateurattentif lui eût vu jeter un coup d’œil plus curieux que le premiersur une maison de belle apparence qui bordait la route à gauche, etqui, bâtie au milieu d’un charmant jardin, ouvrait sa grille de feraux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommaitBel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins,Bel-Esbat avait toutes ses fenêtres ouvertes, à l’exception d’uneseule devant laquelle retombait une jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousieéprouva un imperceptible frémissement.

Le roi échangea un coup d’œil et un sourireavec d’Épernon, puis se remit à attaquer un autre péchécapital.

Celui-là, c’était le péché de la luxure.

L’artiste l’avait représenté avec de sieffrayantes couleurs, il avait stigmatisé le péché avec tant decourage et de ténacité, que nous n’en pourrons citer qu’untrait ; encore ce trait est-il tout épisodique.

L’ange gardien de Madeleine s’envolait touteffrayé au ciel, en cachant ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails,absorbait tellement l’attention du roi, qu’il continuait d’allersans remarquer certaine vanité qui se prélassait à la portièregauche de son carrosse.

C’était grand dommage, car Sainte-Maline étaitbien heureux et bien fier sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, àportée d’entendre Sa Majesté le roi très chrétien, lorsqu’il disaità son chien :

– Tout beau ! master Love, vousm’obsédez.

Ou à M. le duc d’Épernon, colonel général del’infanterie du royaume :

– Duc, voilà, ce me semble, des chevauxqui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour fairetomber son orgueil, Sainte-Maline regardait à l’autre portièreLoignac, que l’habitude des honneurs rendait indifférent à ceshonneurs mêmes, et alors trouvant que ce gentilhomme était plusbeau avec sa mine calme et son maintien militairement modeste,qu’il ne pouvait l’être, lui, avec tous ses airs de capitan,Sainte-Maline essayait de se modérer ; mais bientôt certainespensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

– On me voit, on me regarde, disait-il,et l’on se demande : Quel est cet heureux gentilhomme quiaccompagne le roi ?

Au train dont on allait et qui ne justifiaitguère les appréhensions du roi, le bonheur de Sainte-Maline devaitdurer longtemps, car les chevaux d’Élisabeth, chargés de pesantsharnais tout ouvrés d’argent et de passementerie, emprisonnés dansdes traits pareils à ceux de l’arche de David, n’avançaient pasrapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s’enorgueillissait trop, quelquechose comme un avertissement d’en haut vint tempérer sa joie,quelque chose de triste par-dessus tout pour lui : il entenditle roi prononcer le nom d’Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes,le roi prononça ce nom.

Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Malinese pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablementintéressantes, l’énigme demeurait interrompue par un incident oupar un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui luiétait arrachée par le chagrin d’avoir donné a certain endroit deson image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonctionde se taire, adressée avec toute la tendresse possible à masterLove, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, defaire autant de bruit qu’un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nomd’Ernauton fut prononcé au moins six fois par le roi, et au moinsquatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre àquel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer,qu’il ne s’agissait de la part du roi que de demander la cause dela disparition du jeune homme, et de la part de d’Épernon que deraconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l’on arrive à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés àdécouper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cettegrave occupation, Sa Majesté, à peine descendue de voiture,s’enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide dumonde : aussi, Sainte-Maline commençait-il à s’accommoder dansune grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en seréchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l’épaule.

– Vous êtes de corvée aujourd’hui, luidit-il de cette voix brève qui n’appartient qu’à l’homme qui, ayantbeaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir ; vous dormirezdonc un autre soir : ainsi debout, monsieur deSainte-Maline.

– Je veillerai quinze jours de suite,s’il le faut, monsieur, répondit celui-ci.

– Je suis fâché de n’avoir personne sousla main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour delui.

– Monsieur, interrompit Sainte-Maline, ilest inutile que vous vous adressiez à un autre ; s’il le faut,je ne dormirai pas d’un mois.

– Oh ! nous ne serons pas siexigeants que cela ; tranquillisez-vous.

– Que faut il faire, monsieur ?

– Remonter à cheval et retourner àParis.

– Je suis prêt ; j’ai mis mon chevaltout sellé au râtelier.

– C’est bien. Vous irez droit au logisdes quarante-cinq.

– Oui, monsieur.

– Là, vous réveillerez tout le monde,mais de telle façon, qu’excepté les trois chefs que je vais vousdésigner, nul ne sache où l’on va ni ce que l’on va faire.

– J’obéirai ponctuellement à cespremières instructions.

– Voici les autres :

Vous laisserez quatorze de ces messieurs à laporte Saint-Antoine ;

Quinze autres à moitié chemin ;

Et vous ramènerez ici les quatorze autres.

– Regardez cela comme fait, monsieur deLoignac ; mais à quelle heure faudra-t-il sortir deParis ?

– À la nuit tombante.

– À cheval ou à pied ?

– À cheval.

– Quelles armes ?

– Toutes : dague, épée etpistolets.

– Cuirassés ?

– Cuirassés.

– Le reste de la consigne,monsieur ?

– Voici trois lettres : une pour M.de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabrecommandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous latroisième.

– Bien, monsieur.

– On n’ouvrira ces lettres que sur leterrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira lasienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous àla porte du donjon.

– Faudra-t-il venir vite ?

– De toute la vitesse de vos chevaux,sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Poursortir de Paris, chacun prendra une porte différente : M. deChalabre, la porte Bourdelle ; M. de Biran, la porte duTemple ; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vousprendrez la route directe, c’est-à-dire la porte Saint-Antoine.

– Bien, monsieur.

– Le surplus des instructions est dansces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement poursortir.

– À propos, reprit Loignac, d’ici à laCroix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez ; mais de laCroix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deuxheures avant qu’il ne fasse nuit ; c’est plus de temps qu’ilne vous en faut.

– À merveille, monsieur.

– Avez-vous bien compris, et voulez-vousque je vous répète l’ordre ?

– C’est inutile, monsieur.

– Bon voyage, monsieur deSainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dansles appartements.

– Quatorze dans la première troupe,quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évidentqu’on ne compte pas sur Ernauton, et qu’il ne fait plus partie desquarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d’orgueil, fit sacommission en homme important, mais exact. Une demi-heure après sondépart de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suiviesà la lettre, il franchissait la barrière.

Un quart d’heure après, il était au logis desquarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjàdans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisinesrespectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avaitpréparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices,c’est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de soncôté, Militor donnait quelques soins, c’est-à-dire quelques coupsd’une fourchette de fer à l’aide de laquelle il expérimentait ledegré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l’aide dece singulier domestique qu’il ne tutoyait pas et qui le tutoyait,Pertinax de Montcrabeau, disons-nous, exerçait, pour une escouade àfrais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondéepar cet habile administrateur réunissait huit associés quimettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamaisostensiblement : on eût cru à un être mythologique placé parsa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine,c’était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper sescompagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, maisqui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche lesmoustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu’on luioffrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il,les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n’étaient jamaismoins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés decoqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilementarrosé à profusion de vins d’Espagne et de l’Archipel des meilleurscrûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposaità sa guise de l’argent de Sa Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractère dechacun d’après l’aspect de son petit logement. Les uns aimaient lesfleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre,quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante ;d’autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir sonhabileté à les découper ; d’autres enfin, en véritableschanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou lanièce.

M. d’Épernon avait dit tout bas à Loignac queles quarante-cinq n’habitant pas l’intérieur du Louvre, il pouvaitfermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné,tout ce monde devenait soldat et esclave d’une disciplinerigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.

À huit heures on se couchait l’hiver, à dixheures l’été ; mais quinze seulement dormaient, quinze autresne dormaient que d’un œil, et les autres ne dormaient pas dutout.

Comme il n’était que cinq heures et demie dusoir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans lesdispositions les plus gastronomiques de la terre.

Mais d’un seul mot il renversa toutes lesécuelles.

– À cheval, messieurs ! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à laconfusion de cette manœuvre, il expliqua l’ordre à messieurs deBiran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons eten agrafant leurs cuirasses, entassèrent quelques larges bouchéeshumectées par un grand coup de vin ; les autres, dont lesouper était moins avancé, s’armèrent avec résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturonde son épée d’un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d’uneheure.

On fit l’appel.

Quarante-quatre seulement, y comprisSainte-Maline, répondirent.

– M. Ernauton de Carmainges manque, ditM. de Chalabre, dont c’était le tour d’exercer les fonctions defourrier.

Une joie profonde emplit le cœur deSainte-Maline et reflua jusqu’à ses lèvres qui grimacèrent unsourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre etenvieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernautonse perdait immanquablement par cette absence, sans raison, aumoment d’une expédition de cette importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt lesquarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui luiétait indiquée, c’est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes,par la porte Bourdelle ;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte duTemple ;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres,par la porte Saint-Antoine.

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