Les Quarante-cinq – Tome II

XLVIII – Composition en version

Éloigner ce témoin que Marguerite supposaitplus fort en latin qu’il ne voulait l’avouer, était déjà untriomphe, ou du moins un gage de sécurité pour elle ; car,nous l’avons dit, Marguerite ne croyait pas Chicot si peu lettréqu’il le voulait paraître, tandis qu’avec son mari tout seul, ellepouvait donner à chaque mot latin plus d’extension ou decommentaires que tous les scoliastes en us n’en donnèrentjamais à Plaute ou à Perse, ces deux énigmes en grands vers dumonde latin.

Henri et sa femme eurent donc la satisfactiondu tête à tête.

Le roi n’avait sur le visage aucune apparenced’inquiétude, ni aucun soupçon de menace. Décidément le roi nesavait pas le latin.

– Monsieur, dit Marguerite, j’attends quevous m’interrogiez.

– Cette lettre vous préoccupe fort, mamie, dit-il ; ne vous alarmez donc pas ainsi.

– Sire, c’est que cette lettre est, oudevrait être un événement ; un roi n’envoie pas ainsi unmessager à un autre roi, sans des raisons de la plus hauteimportance.

– Eh bien, alors, dit Henri, laissons làmessage et messager, ma mie ; n’avez-vous point quelque chosecomme un bal ce soir ?

– En projet, oui, sire, dit Margueriteétonnée, mais il n’y a rien là d’extraordinaire, vous savez quepresque tous les soirs nous dansons.

– Moi, j’ai une grande chasse pourdemain, une grande chasse.

– Ah !

– Oui, une battue aux loups.

– Chacun notre plaisir, sire : vousaimez la chasse, moi le bal, vous chassez, moi je danse.

– Oui, ma mie, dit Henri en soupirant, eten vérité, il n’y a pas de mal à cela.

– Certainement, mais Votre Majesté ditcela en soupirant.

– Écoutez-moi, madame.

Marguerite devint tout oreilles.

– J’ai des inquiétudes.

– À quel sujet, sire ?

– Au sujet d’un bruit qui court.

– D’un bruit ? Votre Majestés’inquiète d’un bruit ?

– Quoi de plus simple, ma mie, quand cebruit peut vous causer de la peine ?

– À moi ?

– Oui, à vous.

– Sire, je ne vous comprends pas.

– N’avez-vous rien ouï dire ? fitHenri du même ton.

Marguerite se mit à trembler sérieusement quece ne fût une façon d’attaquer de son mari.

– Je suis la femme du monde la moinscurieuse, sire, dit-elle, et je n’entends jamais que ce qu’on vientcorner à mes oreilles. D’ailleurs, j’estime si pauvrement ce quevous appelez ces bruits, que je les entendrais à peine lesécoutant ; à plus forte raison me bouchant les oreilles quandils passent.

– C’est votre avis, alors, madame, qu’ilfaut mépriser tous ces bruits ?

– Absolument, sire, et surtout nousautres rois.

– Pourquoi nous surtout,madame ?

– Parce que nous autres rois, étant danstous les discours, nous aurions vraiment trop à faire, si nous nouspréoccupions.

– Eh bien, je crois que vous avez raison,ma mie, et je vais vous fournir une excellente occasion d’appliquervotre philosophie.

Marguerite crut le moment décisifarrivé : elle rappela tout son courage, et d’un ton assezferme :

– Soit, sire, de grand cœur,dit-elle.

Henri commença du ton d’un pénitent qui aquelque gros péché à avouer :

– Vous connaissez le grand intérêt que jeporte à ma fille Fosseuse ?

– Ah ! ah ! s’écria Marguerite,voyant qu’il ne s’agissait pas d’elle, et prenant un air detriomphe. Oui, oui, à la petite Fosseuse, votre amie.

– Oui, madame, répondit Henri, toujoursdu même ton, oui, à la petite Fosseuse.

– Ma dame d’honneur ?

– Votre dame d’honneur.

– Votre folie, votre amour.

– Ah ! vous parlez là, ma mie, commeun de ces bruits que vous accusiez tout à l’heure.

– C’est vrai, sire, dit en souriantMarguerite, et je vous en demande bien humblement pardon.

– Ma mie, vous avez raison, bruit publicment souvent, et nous avons, nous autres rois surtout, grand besoind’établir ce théorème en axiome ; ventre saint-gris !madame, je crois que je parle grec.

Et Henri éclata de rire.

Marguerite lut une ironie dans ce rire sibruyant et surtout dans le regard si fin qui l’accompagnait.

Un peu d’inquiétude la reprit.

– Donc, Fosseuse ? dit-elle.

– Fosseuse est malade, ma mie ; etles médecins ne comprennent rien à sa maladie.

– C’est étrange, sire. Fosseuse, d’aprèsle dire de Votre Majesté, est toujours restée sage. Fosseuse qui, àvous entendre, aurait résisté à un roi, si un roi lui eût parléd’amour ; Fosseuse, cette fleur de pureté, ce cristal limpide,doit laisser l’œil de la science pénétrer jusqu’au fond de sesjoies et de ses douleurs !

– Hélas ! il n’en est point ainsi,dit tristement Henri.

– Quoi ! s’écria la reine avec cetteimpétueuse méchanceté que la femme la plus supérieure ne manquejamais de lancer comme un dard sur une autre femme ; quoi,Fosseuse n’est pas une fleur de pureté ?

– Je ne dis pas cela, répondit sèchementHenri, Dieu me garde d’accuser personne. Je dis que ma filleFosseuse est atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à dissimuler auxmédecins.

– Soit aux médecins, mais envers vous,son confident, son père… cela me paraît bien singulier.

– Je n’en sais pas plus long, ma mie,répondit Henri en reprenant son gracieux sourire, ou si j’en saisplus long, je juge à propos de m’arrêter là.

– Alors, sire, dit Marguerite, quicroyait deviner à la tournure de l’entretien, qu’elle avaitl’avantage et que c’était à elle d’accorder un pardon quand ellecroyait avoir au contraire à en solliciter un, alors, sire, je nesais plus ce que désire Votre Majesté et j’attends qu’elles’explique.

– Eh bien, puisque vous attendez, ma mie,je vais tout vous conter.

Marguerite fit un mouvement indiquant qu’elleétait prête à tout entendre.

– Il faudrait… continua Henri, mais c’estbeaucoup exiger de vous, ma mie…

– Dites toujours, sire.

– Il faudrait que vous eussiezl’obligeance de vous transporter auprès de ma fille Fosseuse.

– Moi, rendre une visite à cette filleque l’on dit avoir l’honneur d’être votre maîtresse, honneur quevous ne déclinez pas ?

– Allons, allons, doucement, ma mie, ditle roi. Sur ma parole, vous feriez scandale avec ces exclamations,et je ne sais vraiment point si le scandale que vous feriez neréjouirait point la cour de France, car, dans cette lettre du roimon beau-frère que Chicot m’a récitée, il y avait :Quotidiè scandalum, c’est-à-dire, pour un triste humanistecomme moi, quotidiennement scandale.

Marguerite fit un mouvement.

– On n’a pas besoin de savoir le latinpour cela, continua Henri, c’est presque du français.

– Mais sire, à qui s’appliqueraient cesparoles ? demanda Marguerite.

– Ah ! voilà ce que je n’ai pucomprendre. Mais vous qui savez le latin, vous m’aiderez quand nousen serons là, ma mie.

Marguerite rougit jusqu’aux oreilles, tandisque, la tête baissée, la main en l’air, Henri avait l’air dechercher naïvement à quelle personne de sa cour le quotidièscandalum pouvait s’appliquer.

– C’est bien, monsieur, dit la reine,vous voulez, au nom de la concorde, me pousser à une démarchehumiliante ; au nom de la concorde, j’obéirai.

– Merci, ma mie, dit Henri, merci.

– Mais cette visite, monsieur, quel serason but ?

– Il est tout simple, madame.

– Encore, faut-il qu’on me le dise,puisque je suis assez naïve pour ne point le deviner.

– Eh bien, vous trouverez Fosseuse aumilieu des filles d’honneur, couchant dans leur chambre. Ces sortesde femelles, vous le savez, sont si curieuses et si indiscrètes,qu’on ne sait à quelle extrémité Fosseuse va être réduite.

– Mais elle craint donc quelquechose ! s’écria Marguerite, avec un redoublement de colère etde haine ; elle veut donc se cacher !

– Je ne sais, dit Henri. Ce que je sais,c’est qu’elle a besoin de quitter la chambre des fillesd’honneur.

– Si elle veut se cacher, qu’elle necompte pas sur moi. Je puis fermer les yeux sur certaines choses,mais jamais je n’en serai complice.

Et Marguerite attendit l’effet de sonultimatum.

Mais Henri semblait n’avoir rienentendu ; il avait laissé retomber sa tête et avait repriscette attitude pensive qui avait frappé Marguerite un instantauparavant.

– Margota, murmura-t-il,Margota cum Turennio. Voilà ces deux noms que jecherchais, madame. Margota cum Turennio.

Marguerite, cette fois, devint cramoisie.

– Des calomnies ! sire,s’écria-t-elle, allez-vous me répéter des calomnies !

– Quelles calomnies ? fit Henri leplus naturellement du monde ; est-ce que vous comprenez là descalomnies, madame ? C’est un passage de la lettre de mon frèrequi me revient : Margota cum Turennio conveniunt incastello nomme Loignac. Décidément il faudra que je me fassetraduire cette lettre par un clerc.

– Voyons, cessons ce jeu, sire, repritMarguerite toute frissonnante, et dites-moi nettement ce que vousattendez de moi.

– Eh bien, je désirerais, ma mie, quevous séparassiez Fosseuse d’avec les filles, et que l’ayant misedans une chambre seule, vous ne lui envoyassiez qu’un seul médecin,un médecin discret, le vôtre par exemple.

– Oh ! je vois ce que c’est !s’écria la reine. Fosseuse qui prônait sa vertu, Fosseuse quiétalait une menteuse virginité, Fosseuse est grosse et prêted’accoucher.

– Je ne dis pas cela, ma mie, fit Henri,je ne dis pas cela : c’est vous qui l’affirmez.

– C’est cela, monsieur, c’est cela !s’écria Marguerite ; votre ton insinuant, votre faussehumilité me le prouvent. Mais il est de ces sacrifices, fût-on roi,qu’on ne demande point à sa femme. Défaites vous-même les torts demademoiselle de Fosseuse, sire ; vous êtes son complice, celavous regarde : au coupable la peine, et non à l’innocent.

– Au coupable, bon ! voilà que vousme rappelez encore les termes de cette affreuse lettre.

– Et comment cela ?

– Oui, coupable se dit nocens,n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, nocens.

– Eh bien ! il y a dans lalettre : Margota cum Turennio, ambo nocentes, conveniuntin castello nomine Loignac. Mon Dieu ! que je regrette dene pas avoir l’esprit aussi orné que j’ai la mémoiresûre !

– Ambo nocentes, répéta tout basMarguerite, plus pâle que son col de dentelles gauderonnées ;il a compris, il a compris.

– Margota cum Turennio, ambonocentes. Que diable a voulu dire mon frère parambo ? poursuivit impitoyablement Henri de Navarre.Ventre saint-gris ! ma mie, c’est bien étonnant que, sachantle latin comme vous le savez, vous ne m’ayez point encore donnél’explication de cette phrase qui me préoccupe.

– Sire, j’ai eu l’honneur de vous diredéjà…

– Eh ! pardieu ! interrompit leroi, voici justement Turennius qui se promène sous vosfenêtres et qui regarde en l’air, comme s’il vous attendait, lepauvre garçon. Je vais lui faire signe de monter ! il est fortsavant, lui, il me dira ce que je veux savoir.

– Sire, sire ! s’écria Marguerite ense soulevant sur son fauteuil et en joignant les deux mains, sire,soyez plus grand que tous les brouillons et tous les calomniateursde France.

– Eh ! ma mie, on n’est pas plusindulgent en Navarre qu’en France, ce me semble, et tout à l’heure,vous-même… étiez fort sévère à l’égard de cette pauvreFosseuse.

– Sévère, moi ! s’écriaMarguerite.

– Dame ! j’en appelle à vossouvenirs ; ici, cependant, nous devrions être indulgents,madame ; nous menons si douce vie, vous dans les bals que vousaimez, moi dans les chasses que j’aime.

– Oui, oui, sire, dit Marguerite, vousavez raison, soyons indulgents.

– Oh ! j’étais bien sûr de votrecœur, ma mie.

– C’est que vous me connaissez, sire.

– Oui. Vous allez donc voir Fosseuse,n’est-ce pas ?

– Oui, sire.

– La séparer des autres filles ?

– Oui, sire.

– Lui donner votre médecin àvous ?

– Oui, sire.

– Et pas de garde. Les médecins sontdiscrets par état, les gardes sont bavardes par habitude.

– C’est vrai, sire.

– Et si par malheur ce qu’on dit étaitvrai, et que réellement la pauvre fille eût été faible et eûtsuccombé…

Henri leva les yeux au ciel.

– Ce qui est possible, continua-t-il. Lafemme est chose fragile, res fragilis mulier, comme ditl’Évangile.

– Eh bien ! sire, je suis femme, etsais l’indulgence que je dois avoir pour les autres femmes.

– Ah ! vous savez toutes choses, mamie ; vous êtes, en vérité, un modèle de perfection et…

– Et ?

– Et je vous baise les mains.

– Mais croyez bien, sire, repritMarguerite, que c’est pour l’amour de vous seul que je fais unpareil sacrifice.

– Oh ! oh ! dit Henri, je vousconnais bien, madame, et mon frère de France aussi, lui qui dittant de bien de vous dans cette lettre, et qui ajoute :Fiat sanum exemplum statim, atque res certior eveniet. Cebon exemple, sans doute, ma mie, c’est celui que vous donnez.

Et Henri baisa la main à moitié glacée deMarguerite.

– Puis s’arrêtant sur le seuil de laporte :

– Mille tendresses de ma part à Fosseuse,madame, dit-il ; occupez-vous d’elle comme vous m’avez promisde le faire, moi je pars pour la chasse ; peut-être ne vousreverrai-je qu’au retour, peut-être même jamais… ces loups sont demauvaises bêtes ; venez, que je vous embrasse, ma mie.

Il embrassa presque affectueusementMarguerite, et sortit, la laissant stupéfaite de tout ce qu’ellevenait d’entendre.

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