Les Quarante-cinq – Tome II

XXXIV – Chicot latiniste

Après le départ des jeunes gens, on serappelle que Chicot avait marché d’un pas rapide.

Mais aussi, dès qu’ils eurent disparu dans levallon que forme la côte du pont de Juvisy sur l’Orge, Chicot quisemblait, comme Argus, avoir le privilège de voir par derrière etqui ne voyait plus ni Ernauton ni Sainte-Maline, Chicot s’arrêta aupoint culminant de la butte, interrogea l’horizon, les fossés, laplaine, les buissons, la rivière, tout enfin, jusqu’aux nuagespommelés qui glissaient obliquement derrière les grands ormes duchemin, et sûr de n’avoir aperçu personne qui le gênât oul’espionnât, il s’assit au revers d’un fossé, le dos appuyé contreun arbre et commença ce qu’il appelait son examen deconscience.

Il avait deux bourses d’argent, car il s’étaitaperçu que le sachet remis par Sainte-Maline, outre la lettreroyale, contenait certains objets arrondis et roulants quiressemblaient fort à de l’or ou à de l’argent monnayé.

Le sachet était une véritable bourse royale,chiffrée de deux H, un brodé dessus, l’autre brodé dessous.

– C’est joli, dit Chicot en considérantla bourse, c’est charmant de la part du roi ! Son nom, sesarmes ! on n’est pas plus généreux et plus stupide !

Décidément, jamais je ne ferai rien delui.

Ma parole d’honneur, continua Chicot, si unechose m’étonne, c’est que ce bon et excellent roi n’ait pas du mêmecoup fait broder sur la même bourse la lettre qu’il m’envoie porterà son beau-frère, et mon reçu. Pourquoi nous gêner ? Tout lemonde politique est au grand air aujourd’hui : politiquonscomme tout le monde. Bah ! quand on assassinerait un peu cepauvre Chicot, comme on a déjà fait du courrier que ce même Henrienvoyait à Rome à M. de Joyeuse, ce serait un ami de moins, voilàtout ; et les amis sont si communs par le temps qui court,qu’on peut en être prodigue.

Que Dieu choisit mal quand ilchoisit !

Maintenant, voyons d’abord ce qu’il y ad’argent dans la bourse, nous examinerons la lettre après :cent écus ! juste la même somme que j’ai empruntée àGorenflot. Ah ! pardon, ne calomnions pas : voilà unpetit paquet… de l’or d’Espagne, cinq quadruples. Allons !allons ! c’est délicat ; il est bien gentil,Henriquet ! eh ! en vérité, n’étaient les chiffres et lesfleurs de lis, qui me paraissent superflus, je lui enverrais ungros baiser.

Maintenant cette bourse-là me gêne ; ilme semble que les oiseaux, en passant au-dessus de ma tête, meprennent pour un émissaire royal et vont se moquer de moi, ou, cequi serait bien pis, me dénoncer aux passants.

Chicot vida sa bourse dans le creux de samain, tira de sa poche le simple sac de toile de Gorenflot, y fitpasser l’argent et l’or, en disant aux écus :

– Vous pouvez demeurer tranquillementensemble, mes enfants, car vous venez du même pays.

Puis, tirant à son tour la lettre du sachet,il y mit en sa place un caillou qu’il ramassa, referma les cordonsde la bourse sur le caillou et le lança, comme un frondeur faitd’une pierre, dans l’Orge qui serpentait au-dessous du pont.

L’eau jaillit, deux ou trois cercles endiaprèrent la calme surface, et allèrent, en s’élargissant, sebriser contre ses bords.

– Voilà pour moi, dit Chicot ;maintenant travaillons pour Henri.

Et il prit la lettre qu’il avait posée à terrepour lancer la bourse plus facilement dans la rivière.

Mais il venait par le chemin un âne chargé debois.

Deux femmes conduisaient cet âne qui marchaitd’un pas aussi fier que si, au lieu de bois, il eût porté desreliques.

Chicot cacha la lettre sous sa large main,appuyée sur le sol, et les laissa passer.

Une fois seul, il reprit la lettre, en déchiral’enveloppe et en brisa le sceau avec la plus imperturbabletranquillité, et comme s’il se fût agi d’une simple lettre deprocureur.

Puis il reprit l’enveloppe qu’il roula entreses deux mains, le sceau qu’il broya entre deux pierres, et envoyale tout rejoindre le sachet.

– Maintenant, dit Chicot, voyons lestyle.

Et il déploya la lettre et lut :

« Notre très cher frère, cet amourprofond que vous portait notre très cher frère et roi défunt,Charles IX, habite encore sous les voûtes du Louvre et me tient aucœur opiniâtrement. »

Chicot salua.

« Aussi me répugne-t-il d’avoir à vousentretenir d’objets tristes et fâcheux ; mais vous êtes fortdans la fortune contraire ; aussi je n’hésite plus à vouscommuniquer de ces choses qu’on ne dit qu’à des amis vaillants etéprouvés. »

Chicot interrompit et salua de nouveau.

« D’ailleurs, continua-t-il, j’ai unintérêt royal à vous persuader cet intérêt : c’est l’honneurde mon nom et du vôtre, mon frère.

Nous nous ressemblons en ce point, que noussommes tous deux entourés d’ennemis. Chicot vousl’expliquera. »

– Chicotus explicabit ! ditChicot, ou plutôt evolvet, ce qui est infiniment plusélégant.

« Votre serviteur, M. le vicomte deTurenne, fournit des sujets quotidiens de scandale à votre cour. ÀDieu ne plaise que je regarde en vos affaires, sinon pour votrebien et honneur ! mais votre femme, qu’à mon grand regret jenomme ma sœur, devrait avoir ce souci pour vous en mon lieu etplace… ce qu’elle ne fait. »

– Oh ! oh ! dit Chicotcontinuant ses traductions latines : Quaeque omittitfacere. C’est dur.

« Je vous engage donc à veiller, monfrère, à ce que les intelligences de Margot avec le vicomte deTurenne, étrangement lié avec nos amis communs, n’apportent honteet dommage à la maison de Bourbon. Faites un bon exemple aussitôtque vous serez sûr du fait, et assurez-vous du fait aussitôt quevous aurez ouï Chicot expliquant ma lettre. »

– Statim atque audiveris Chicotumlitteras explicantem.

Poursuivons, dit Chicot.

« Il serait fâcheux que le moindresoupçon planât sur la légitimité de votre héritage, mon frère,point précieux auquel Dieu m’interdit de songer ; car,hélas ! moi, je suis condamné d’avance à ne pas revivre dansma postérité.

Les deux complices que, comme frère et commeroi, je vous dénonce, s’assemblent la plupart du temps en un petitchâteau qu’on appelle Loignac. Ils choisissent le prétexte d’unechasse ; ce château est en outre un foyer d’intriguesauxquelles les messieurs de Guise ne sont point étrangers ;car vous savez, à n’en pas douter, mon cher Henri, de quel étrangeamour ma sœur a poursuivi Henri de Guise et mon propre frère, M.d’Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu’ils’appelait, lui, duc d’Alençon. »

– Quo et quam irregulari amore sitprosecuta et Henricum Guisium et germanum meum, etc.

« Je vous embrasse et vous recommande mesavis, tout prêt d’ailleurs à vous aider en tout et pour tout. Enattendant, aidez-vous des avis de Chicot, que je vousenvoie. »

– Age, auctore Chicoto.Bon ! me voilà conseiller du royaume de Navarre.

« Votre affectionné, etc.,etc. »

Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre sesdeux mains.

– Oh ! fit-il, voilà, ce me semble,une assez mauvaise commission, et qui me prouve qu’en fuyant unmal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans un pire.

En vérité, j’aime mieux Mayenne.

Et cependant, à part son diable de sachetbroché que je ne lui pardonne pas, la lettre est d’un habile homme.En effet, en supposant Henriot pétri de la pâte qui sertd’ordinaire à faire les maris, cette lettre le brouille du mêmecoup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et même avec l’Espagne.En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informé, au Louvre,de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il faut qu’il aitquelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.

D’un autre côté, cette lettre va m’attirerforce désagréments si je rencontre un Espagnol, un Lorrain, unBéarnais ou un Flamand, assez curieux pour chercher à savoir ce quel’on m’envoie faire en Béarn.

Or, je serais bien imprévoyant si je nem’attendais point à la rencontre de quelqu’un de cescurieux-là.

Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort,doit me réserver quelque chose.

Deuxième point.

Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu’ila demandé une mission près du roi Henri ?

La tranquillité était son but.

Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avecsa femme.

Ce n’est point l’affaire de Chicot, attenduque Chicot, en brouillant entre eux de si puissants personnages, vase faire des ennemis mortels qui l’empêcheront d’atteindre l’âgeheureux de quatre-vingts ans.

Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre quetant qu’on est jeune.

Mais autant valait alors attendre le coup decouteau de M. de Mayenne.

Non, car il faut réciprocité en toutechose ; c’est la devise de Chicot.

Chicot poursuivra donc son voyage.

Mais Chicot est homme d’esprit, et Chicotprendra ses précautions. En conséquence, il n’aura sur lui que del’argent, afin que si l’on tue Chicot, on ne fasse tort qu’àlui.

Chicot va donc mettre la dernière main à cequ’il a commencé, c’est-à-dire qu’il va traduire d’un bout àl’autre cette belle épître en latin, et se l’incruster dans lamémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers ; puis ilachètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il fautmettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.

Mais avant toutes choses, Chicot déchirera lalettre de son ami Henri de Valois en un nombre infini de petitsmorceaux, et il aura soin surtout que ces petits morceaux s’enaillent, réduits à l’état d’atomes, les uns dans l’Orge, les autresdans l’air, et que le reste enfin soit confié à la terre, notremère commune, dans le sein de laquelle tout retourne, même lessottises des rois.

Quand Chicot aura fini ce qu’il commence…

Et Chicot s’interrompit pour exécuter sonprojet de division. Le tiers de la lettre s’en alla donc par eau,l’autre tiers par l’air, et le troisième tiers disparut dans untrou creusé à cet effet avec un instrument qui n’était ni une dagueni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer l’un etl’autre, et que Chicot portait à sa ceinture.

Lorsqu’il eut fini cette opération ilcontinua :

– Chicot se remettra en route avec lesprécautions les plus minutieuses, et il dînera en la bonne ville deCorbeil, comme un honnête estomac qu’il est.

En attendant, occupons-nous, continua Chicot,du thème latin que nous avons décidé de faire ; je crois quenous allons composer un assez joli morceau.

Tout à coup Chicot s’arrêta ; il venaitde s’apercevoir qu’il ne pouvait traduire en latin le motLouvre ; cela le contrariait fort.

Il était également forcé de macaroniser le motMargot en Margota, comme il avait déjà fait de Chicot en Chicotus,attendu que, pour bien dire, il eût fallu traduire Chicot parChicôt, et Margot par Margôt, ce qui n’était plus latin, maisgrec.

Quant à Margarita, il n’y pensait point ;la traduction, à son avis, n’eût point été exacte.

Tout ce latin, avec la recherche du purisme etla tournure cicéronienne, conduisit Chicot jusqu’à Corbeil, villeagréable, où le hardi messager regarda un peu les merveilles deSaint-Spire et beaucoup celles d’un rôtisseur-traiteur-aubergistequi parfumait de ses vapeurs appétissantes les alentours de lacathédrale.

Nous ne décrirons point le festin qu’ilfit ; nous n’essaierons point de peindre le cheval qu’ilacheta dans l’écurie de l’hôtelier ; ce serait nous imposerune tâche trop rigoureuse ; disons seulement que le repas futassez long et le cheval assez défectueux pour nous fournir, sinotre conscience était moins grande, la matière de près d’unvolume.

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