Les Quarante-cinq – Tome II

XXVI – Comment Chicot continua son voyageet ce qui lui arriva

Chicot passa toute sa matinée à s’applaudird’avoir eu le sang-froid et la patience que nous avons dits pendantcette nuit d’épreuves.

– Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deuxfois un vieux loup au même piège ; il est donc à peu prèscertain qu’on va inventer aujourd’hui une diablerie nouvelle à monendroit : tenons-nous donc sur nos gardes.

Le résultat de ce raisonnement, plein deprudence, fut que Chicot fit pendant toute la journée une marcheque Xénophon n’eût pas trouvée indigne d’immortaliser dans saretraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toutemuraille lui servaient de point d’observation ou de fortificationnaturelle.

Il avait même conclu, chemin faisant, desalliances, sinon offensives, du moins défensives.

En effet, quatre gros marchands épiciers deParis, qui s’en allaient commander à Orléans leurs confitures decotignac, et à Limoges leurs fruits secs, daignèrent agréer lasociété de Chicot, lequel s’annonça pour un chaussetier deBordeaux, retournant chez lui après ses affaires faites. Or, commeChicot, Gascon d’origine, n’avait perdu son accent que lorsquel’absence de cet accent lui était particulièrement nécessaire, iln’inspira aucune défiance à ses compagnons de voyage.

Cette armée se composait donc de cinq maîtreset de quatre commis épiciers : elle n’était pas plusméprisable quant à l’esprit que quant au nombre, attendu leshabitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue dans les mœursde l’épicerie parisienne.

Nous n’affirmerons pas que Chicot professaitun grand respect pour la bravoure de ses compagnons ; mais,alors certainement, le proverbe dit vrai qui assure que troispoltrons ensemble ont moins peur qu’un brave tout seul.

Chicot n’eut plus peur du tout, du moment oùil se trouva avec quatre poltrons ; il dédaigna même de seretourner dès lors, comme il faisait auparavant, pour voir ceux quipouvaient le suivre.

Il résulta de là qu’on atteignit sansencombre, en politiquant beaucoup, et en faisant force bravades, laville désignée pour le souper et le coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sachambre.

Chicot n’avait épargné, pendant ce festin, nisa verve railleuse qui divertissait ses compagnons, ni les coups demuscat et de bourgogne qui entretenaient sa verve : on avaitfait bon marché entre commerçants, c’est-à-dire entre gens libres,de Sa Majesté le roi de France et de toutes les autres majestés,fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou d’autreslieux.

Or, Chicot s’alla coucher après avoir donné,pour le lendemain, rendez-vous à ses quatre épiciers, qui l’avaientpour ainsi dire triomphalement conduit à sa chambre.

Maître Chicot se trouvait donc gardé comme unprince, dans son corridor, par les quatre voyageurs dont les quatrecellules précédaient la sienne, sise au bout du couloir, et parconséquent inexpugnable, grâce aux alliances intermédiaires.

En effet, comme à cette époque les routesétaient peu sûres, même pour ceux qui n’étaient chargés que deleurs propres affaires, chacun s’était assuré de l’appui du voisin,en cas de malencontre. Chicot, qui n’avait pas raconté sesmésaventures de la nuit précédente, avait poussé, on le comprend, àla rédaction de cet article du traité qui avait au reste été adoptéà l’unanimité.

Chicot pouvait donc, sans manquer à saprudence accoutumée, se coucher et s’endormir. Il pouvait d’autantmieux le faire qu’il avait, par renfort de prudence, visitéminutieusement la chambre, poussé les verrous de sa porte et ferméles volets de sa fenêtre, la seule qu’il y eût dansl’appartement ; il va sans dire qu’il avait sondé la murailledu poing, et que partout la muraille avait rendu un sonsatisfaisant. Mais il arriva, pendant son premier sommeil, unévénement que le sphinx lui-même, ce devin par excellence, n’auraitjamais pu prévoir : c’est que le diable était en train de semêler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin quetous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappétimidement à la porte des commis épiciers logés tous quatreensemble, dans une sorte de galetas, au-dessus du corridor desmarchands, leurs patrons. L’un d’eux ouvrit d’assez mauvaisehumeur, et se trouva nez à nez avec l’hôte.

– Messieurs, leur dit ce dernier, je voisavec bien de la joie que vous vous êtes couchés touthabillés ; je veux vous rendre un grand service. Vos maîtresse sont fort échauffés à table en parlant politique. Il paraîtqu’un échevin de la ville les a entendus et a rapporté leurs proposau maire ; or, notre ville se pique d’être fidèle ; lemaire vient d’envoyer le guet qui a saisi vos patrons et les aconduits à l’Hôtel-de-Ville pour s’expliquer. La prison est bienprès de l’Hôtel-de-Ville, mes garçons, gagnez au pied ; vosmules vous attendent, vos patrons vous rejoindront toujoursbien.

Les quatre commis bondirent comme deschevreaux, se faufilèrent dans l’escalier, sautèrent touttremblants sur leurs mules et reprirent le chemin de Paris, aprèsavoir chargé l’hôte d’avertir leurs maîtres de leur départ et de ladirection adoptée, s’il arrivait que leurs maîtres revinssent àl’hôtellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaître les quatregarçons au coin de la rue, l’hôte s’en alla heurter, avec la mêmeprécaution, à la première porte du corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand luicria d’une voix de Stentor :

– Qui va là ?

– Silence, malheureux ! réponditl’hôte : venez auprès de la porte, et marchez sur la pointedes pieds.

Le marchand obéit ; mais comme c’était unhomme prudent, tout en collant son oreille à la porte, il n’ouvritpas et demanda :

– Qui êtes-vous ?

– Ne reconnaissez-vous pas la voix devotre hôte ?

– C’est vrai ; eh ! mon Dieu,qu’y a-t-il ?

– Il y a que vous avez à table un peulibrement parlé du roi, et que le maire en a été informé parquelque espion, en sorte que le guet est venu. Heureusement quej’ai eu l’idée d’indiquer la chambre de vos commis, de sorte qu’ilest occupé à arrêter là-haut vos commis au lieu de vous arrêtervous-mêmes ici.

– Oh ! oh ! quem’apprenez-vous ? fit le marchand.

– La simple et pure vérité !Hâtez-vous de vous sauver, tandis que l’escalier est encorelibre…

– Mais, mes compagnons ?

– Oh ! vous n’aurez pas le temps deles prévenir.

– Pauvres gens !

– Et le marchand s’habilla en toutehâte.

Pendant ce temps l’hôte, comme frappé d’uneinspiration subite, cogna du doigt la cloison qui séparait lepremier marchand du second.

Le second, réveillé par les mêmes paroles etla même fable, ouvrit doucement sa porte ; le troisième,réveillé comme le second, appela le quatrième ; et tous quatrealors, légers comme une volée d’hirondelles, disparurent en levantles bras au ciel et en marchant sur la pointe des orteils.

– Ce pauvre chaussetier, disaient-ils,c’est sur lui que tout va tomber ; il est vrai que c’est luiqui en a dit le plus. Ma foi, gare à lui, car l’hôte n’a pas eu letemps de le prévenir comme nous !

En effet, maître Chicot, comme on le comprend,n’avait été prévenu de rien.

Au moment même où les marchands s’enfuyaienten le recommandant à Dieu, il dormait du plus profond sommeil.

L’hôte s’en assura en écoutant à laporte ; puis il descendit dans la salle basse dont la portesoigneusement fermée s’ouvrit à son signal.

Il ôta son bonnet et entra.

La salle était occupée par six hommes armésdont l’un paraissait avoir le droit de commander aux autres.

– Eh bien ? dit ce dernier.

– Eh bien, monsieur l’officier, j’ai obéien tout point.

– Votre auberge est déserte ?

– Absolument.

– La personne que nous vous avonsdésignée n’a pas été prévenue ni réveillée ?

– Ni prévenue, ni réveillée.

– Monsieur l’hôtelier, vous savez au nomde qui nous agissons ; vous savez quelle cause nous servons,car vous êtes vous-même défenseur de cette cause ?

– Oui, certes, monsieur l’officier ;aussi voyez-vous que j’ai sacrifié, pour obéir à mon serment,l’argent que mes hôtes eussent dépensé chez moi ; mais il estdit dans ce serment : Je sacrifierai mes biens à la défense dela sainte religion catholique.

– Et ma vie !… vous oubliez ce mot,dit l’officier d’une voix altière.

– Mon Dieu ! s’écria l’hôte enjoignant les mains, est-ce qu’on me demande ma vie ? j’aifemme et enfants !

– On ne vous la demandera que si vousn’obéissez point aveuglément à ce qui vous sera recommandé.

– Oh ! j’obéirai, soyeztranquille.

– En ce cas, allez vous coucher ;fermez les portes, et, quoi que vous entendiez ou voyiez, ne sortezpas, dût votre maison brûler et s’écrouler sur votre tête. Vousvoyez que votre rôle n’est pas difficile.

– Hélas ! hélas ! je suisruiné, murmura l’hôte.

– On m’a chargé de vous indemniser, dîtl’officier ; prenez ces trente écus que voici.

– Ma maison estimée trente écus !fit piteusement l’aubergiste.

– Eh ! vive Dieu ! l’on ne vouscassera pas seulement une vitre, pleureur que vous êtes… Fi !les vilains champions de la sainte Ligue que nous avonslà !

L’hôte partit et s’enferma comme unparlementaire prévenu du sac de la ville.

Alors l’officier commanda aux deux hommes lesmieux armés de se placer sous la fenêtre de Chicot.

Lui-même, avec les trois autres, monta aulogis de ce pauvre chaussetier, comme l’appelaient ses compagnonsde voyage, déjà loin de la ville.

– Vous savez l’ordre ? ditl’officier. S’il ouvre, s’il se laisse fouiller, si nous trouvonssur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera pas le moindremal ; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague,entendez-vous bien ? pas de pistolet, pas d’arquebuse.D’ailleurs, c’est inutile, étant quatre contre un.

On était arrivé à la porte.

L’officier heurta.

– Qui va là ? dit Chicot, réveilléen sursaut.

– Pardieu ! dit l’officier, soyonsrusé.

Vos amis les épiciers, lesquels ont quelquechose d’important à vous communiquer, dit-il.

– Oh ! oh ! fit Chicot, le vind’hier vous a bien grossi la voix, mes épiciers.

L’officier adoucit sa voix, et dans lediapason le plus insinuant :

– Mais ouvrez donc, cher compagnon etconfrère.

– Ventre de biche ! comme votreépicerie sent la ferraille ! dit Chicot

– Ah ! tu ne veux pas ouvrir !cria l’officier impatienté ; alors sus ! enfoncez laporte !

Chicot courut à la fenêtre, la tira à lui, etvit en bas les deux épées nues.

– Je suis pris ! s’écria-t-il.

– Ah ! ah ! compère, ditl’officier, qui avait entendu le bruit de la fenêtre qui s’ouvrait,tu crains le saut périlleux : tu as raison. Allons,ouvre-nous, ouvre !

– Ma foi, non, dit Chicot ; la porteest solide, et il me viendra du renfort quand vous ferez dubruit.

L’officier éclata de rire et ordonna auxsoldats de desceller les gonds.

Chicot se mît à hurler pour appeler lesmarchands.

– Imbécile ! dit l’officier,crois-tu que nous t’avons laissé du secours ! Détrompe-toi, tues bien seul, et par conséquent bien perdu ! Allons, faiscontre mauvaise fortune bon cœur… Marchez, vous autres !

Et Chicot entendît frapper trois crosses demousquet contre la porte avec la force et la régularité de troisbéliers.

– Il y a là, dit-il, trois mousquets etun officier ; en bas, deux épées seulement : quinze piedsà sauter, c’est une misère. J’aime mieux les épées que lesmousquets.

Et nouant son sac à sa ceinture, il monta sanshésiter sur le rebord de la fenêtre, tenant son épée à la main.

Les deux hommes demeurés en bas tenaient leurlame en l’air.

Mais Chicot avait deviné juste. Jamais unhomme, fût-il Goliath, n’attendra la chute d’un homme, fût-il unpygmée, lorsque cet homme peut le tuer en se tuant.

Les soldats changèrent de tactique et sereculèrent, décidés à frapper Chicot lorsqu’il serait tombé.

C’est là que le Gascon les attendait. Ilsauta, en homme habile, sur les pointes et resta accroupi. Au mêmeinstant, un des hommes lui détacha un coup de pointe voire qui eûtpercé une muraille.

Mais Chicot ne se donna même pas la peine deparer. Il reçut le coup en plein thorax ; mais, grâce à lacotte de mailles de Gorenflot, la lame de son ennemi se brisa commeverre.

– Il est cuirassé ! dit lesoldat.

– Pardieu ! répliqua Chicot, quid’un revers lui avait déjà fendu la tête.

L’autre se mit à crier, ne songeant plus qu’àparer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n’était pas même de laforce de Jacques Clément. Chicot l’étendit, à la seconde passe, àcôté de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncée, l’officier nevit plus, en regardant par la fenêtre, que ses deux sentinellesbaignant dans leur sang.

À cinquante pas des moribonds, Chicots’enfuyait assez tranquillement.

– C’est un démon ! cria l’officier,il est à l’épreuve du fer.

– Oui, mais pas du plomb, fit un soldaten le couchant en joue.

– Malheureux ! s’écria l’officier enrelevant le mousquet, du bruit ! tu réveillerais toute laville : nous le trouverons demain.

– Ah ! voilà, dit philosophiquementun des soldats ; c’est quatre hommes qu’il eût fallu mettre enbas, et deux en haut seulement.

– Vous êtes un sot ! réponditl’officier.

– Nous verrons ce que M. le duc lui diraqu’il est, à lui ! grommela ce soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet àterre.

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