LXXXIII – Le mari et l’amant
Ce ne fut pas sans une puissante émotion queChicot revit la rue des Augustins si calme et si déserte, l’angleformé par le pâté de maisons qui précédaient la sienne, enfin sachère maison elle-même avec son toit triangulaire, son balconvermoulu et ses gouttières ornées de gargouilles.
Il avait eu tellement peur de ne trouver qu’unvide à la place de cette maison ; il avait si fort redouté devoir la rue bronzée par la fumée d’un incendie, que rue et maisonlui parurent des prodiges de netteté, de grâce et de splendeur.
Chicot avait caché dans le creux d’une pierreservant de base à une des colonnes de son balcon, la clef de samaison chérie. En ce temps-là une clef quelconque de coffre ou demeuble égalait en pesanteur et en volume les plus grosses clefs denos maisons d’aujourd’hui ; les clefs des maisons étaientdonc, d’après les proportions naturelles, égales à des clefs devilles modernes.
Aussi Chicot avait-il calculé la difficultéqu’aurait sa poche à contenir la bienheureuse clef, et avait-ilpris le parti de la cacher où nous avons dit.
Chicot éprouvait donc, il faut l’avouer, unléger frisson en plongeant les doigts dans la pierre ; cefrisson fut suivi d’une joie sans pareille lorsqu’il sentit lefroid du fer.
La clef était bien réellement à la place oùChicot l’avait laissée.
Il en était de même des meubles de la premièrechambre, de la planchette clouée sur la poutre et enfin des milleécus sommeillant toujours dans leur cachette de chêne.
Chicot n’était point un avare : tout aucontraire ; souvent même il avait jeté l’or à pleines mains,sacrifiant ainsi le matériel au triomphe de l’idée, ce qui est laphilosophie de tout homme d’une certaine valeur ; mais quandl’idée avait cessé momentanément de commander à la matière,c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas besoin d’argent, de sacrifice,lorsqu’en un mot l’intermittence sensuelle régnait dans l’âme deChicot, et que cette âme permettait au corps de vivre et de jouir,l’or, cette première, cette incessante, cette éternelle source desjouissances animales, reprenait sa valeur aux yeux de notrephilosophe, et nul mieux que lui ne savait en combien de parcellessavoureuses se subdivise cet inestimable entier que l’on appelle unécu.
– Ventre de biche ! murmurait Chicotaccroupi au milieu de sa chambre, sa dalle ouverte, sa planchette àcôté de lui et son trésor sous ses yeux ; ventre debiche ! j’ai là un bienheureux voisin, digne jeune homme, quia fait respecter et a respecté lui-même mon argent ; en véritéc’est une action qui n’a pas de prix par le temps qui court.Mordieu ! je dois un remercîment à ce galant homme, et ce soiril l’aura.
Et là-dessus Chicot replaça sa planchette surla poutre, sa dalle sur la planchette, s’approcha de la fenêtre, etregarda en face.
La maison avait toujours cette teinte grise etsombre que l’imagination prête comme une couleur de teintenaturelle aux édifices dont elle connaît le caractère.
– Il ne doit pas encore être l’heure dedormir, dit Chicot, et d’ailleurs ces gens-là, j’en suis certain,ne sont pas de bien enragés dormeurs ; voyons.
Il descendit et alla, préparant toutes lesgracieusetés de sa mine riante, frapper à la porte du voisin.
Il remarqua le bruit de l’escalier, lecraquement d’un pas actif, et attendit cependant assez longtempspour se croire obligé de frapper de nouveau.
À ce nouvel appel, la porte s’ouvrit, et unhomme parut dans l’ombre.
– Merci et bonsoir, dit Chicot enétendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mesgrâces, mon cher voisin.
– Plaît-il ? fit une voixdésappointée et dont l’accent surprit fort Chicot.
En même temps l’homme qui était venu ouvrir laporte faisait un pas en arrière.
– Tiens ! je me trompe, dit Chicot,ce n’est pas vous qui étiez mon voisin au moment de mon départ, etcependant, Dieu me pardonne, je vous connais.
– Et moi aussi, dit le jeune homme.
– Vous êtes monsieur le vicomte Ernautonde Carmainges.
– Et vous, vous êtes l’Ombre.
– En vérité, dit Chicot, je tombe desnues.
– Enfin, que désirez-vous,monsieur ? demanda le jeune homme avec un peu d’aigreur.
– Pardon, je vous dérange peut-être, moncher monsieur ?
– Non, seulement vous me permettrez devous demander, n’est-ce pas, ce qu’il y a pour votre service.
– Rien, sinon que je voulais parler aumaître de la maison.
– Parlez alors.
– Comment cela ?
– Sans doute ; le maître de lamaison, c’est moi.
– Vous ? et depuis quand je vousprie ?
– Dame ! depuis trois jours.
– Bon ! la maison était donc àvendre ?
– Il paraît, puisque je l’ai achetée.
– Mais l’ancien propriétaire ?
– Ne l’habite plus, comme vous voyez.
– Où est-il ?
– Je n’en sais rien.
– Voyons, entendons-nous bien, ditChicot.
– Je ne demande pas mieux, réponditErnauton avec une impatience visible ; seulemententendons-nous vite.
– L’ancien propriétaire était un homme devingt-cinq à trente ans, qui en paraissait quarante ?
– Non ; c’était un homme desoixante-cinq à soixante-six ans, qui paraissait son âge.
– Chauve ?
– Non, au contraire, avec une forêt decheveux blancs.
– Il a une cicatrice énorme au côtégauche de la tête, n’est-ce pas ?
– Je n’ai pas vu la cicatrice, mais bonnombre de rides.
– Je n’y comprends plus rien, fitChicot.
– Enfin, reprit Ernauton, après uninstant de silence, que vouliez-vous à cet homme, mon cher monsieurl’Ombre ?
Chicot allait avouer ce qu’il venaitfaire ; tout à coup le mystère de la surprise d’Ernauton luirappela certain proverbe cher aux gens discrets.
– Je voulais lui rendre une petite visitecomme cela se fait entre voisins, dit-il, voilà tout.
De cette façon, Chicot ne mentait pas et nedisait rien.
– Mon cher monsieur, dit Ernauton avecpolitesse, mais en diminuant considérablement l’ouverture de laporte qu’il tenait entrebâillée, mon cher monsieur, je regrette dene pouvoir vous donner des renseignements plus précis.
– Merci, monsieur, dit Chicot, jechercherai ailleurs.
– Mais, continua Ernauton, en continuantde repousser la porte, cela ne m’empêche point de m’applaudir duhasard qui me remet en contact avec vous.
– Tu voudrais me voir au diable, n’est-cepas ? murmura Chicot, en rendant salut pour salut.
Cependant comme, malgré cette réponse mentale,Chicot, dans sa préoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton,enfermant son visage entre la porte et le chambranle, luidit :
– Bien au revoir, monsieur.
– Un instant encore, monsieur deCarmainges, fit Chicot.
– Monsieur, c’est à mon grand regret,répondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j’attends quelqu’unqui doit venir frapper à cette porte même, et ce quelqu’un m’envoudrait de ne pas mettre toute la discrétion possible à lerecevoir.
– Il suffit, monsieur, je comprends, ditChicot ; pardon de vous avoir importuné, et je me retire.
– Adieu, cher monsieur l’Ombre.
– Adieu, digne monsieur Ernauton.
Et Chicot, en faisant un pas en arrière, sevit doucement fermer la porte au nez.
Il écouta pour voir si le jeune homme défiantguettait son départ, mais le pas d’Ernauton remontal’escalier ; Chicot put donc regagner sans inquiétude samaison, dans laquelle il s’enferma, bien résolu à ne pas troublerles habitudes de son nouveau voisin ; mais, selon son habitudeà lui, à ne pas trop le perdre de vue.
En effet, Chicot n’était pas homme às’endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance,sans avoir palpé, retourné, disséqué ce fait avec la patience d’unanatomiste distingué ; malgré lui, et c’était un privilège ouun défaut de son organisation, malgré lui toute forme incrustée enson cerveau se présentait à l’analyse par ses côtés saillants, defaçon que les parois cérébrales du pauvre Chicot en étaientblessées, gercées et sollicitées à un examen immédiat.
Chicot, qui jusque-là avait été préoccupé decette phrase de la lettre du duc de Guise :
« J’approuve entièrement votre plan àl’égard des Quarante-Cinq, » abandonna donc cette phrase dontil se promit de reprendre plus tard l’examen, pour couler à fond,séance tenante, la préoccupation nouvelle qui venait de prendre laplace de l’ancienne préoccupation.
Chicot réfléchit qu’il était on ne peut plusétrange de voir Ernauton s’installer en maître dans cette maisonmystérieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout àcoup.
D’autant plus, qu’à ces habitants primitifspouvait bien se rattacher pour Chicot une phrase de la lettre duduc de Guise relative au duc d’Anjou.
C’était là un hasard digne de remarque, etChicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels.
Il développait même à cet égard, lorsqu’onl’en sollicitait, des théories fort ingénieuses.
La base de ces théories était une idée qui, ànotre avis, en valait bien une autre.
– Cette idée, la voici.
Le hasard est la réserve de Dieu.
Le Tout-Puissant ne fait donner sa réservequ’en des circonstances graves, surtout depuis qu’il a vu leshommes assez sagaces pour étudier et prévoir les chances d’après lanature et les éléments régulièrement organisés.
Or, Dieu aime ou doit aimer à déjouer lescombinaisons de ces orgueilleux, dont il a déjà puni l’orgueilpassé en les noyant, et dont il doit punir l’orgueil à venir en lesbrûlant.
Dieu donc, disons-nous, ou plutôt disaitChicot, Dieu aime à déjouer les combinaisons de ces orgueilleuxavec les éléments qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuventprévoir l’intervention.
Cette théorie, comme on le voit, renferme despécieux arguments, et peut fournir de brillantes thèses ;mais sans doute le lecteur, pressé comme Chicot de savoir ce quevenait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gré d’enarrêter le développement.
Donc Chicot réfléchit qu’il était étrange devoir Ernauton dans cette maison où il avait vu Remy.
Il réfléchit que cela était étrange par deuxraisons : la première, à cause de là parfaite ignorance où lesdeux hommes vivaient l’un de l’autre, ce qui faisait supposer qu’ildevait y avoir eu entre eux un intermédiaire inconnu à Chicot.
La seconde, que la maison avait dû être vendueà Ernauton, qui n’avait pas d’argent pour l’acheter.
– Il est vrai, se dit Chicot ens’installant le plus commodément qu’il put sur sa gouttière, sonobservatoire ordinaire, il est vrai que le jeune homme prétendqu’une visite va lui venir, et que cette visite est celle d’unefemme ; aujourd’hui, les femmes sont riches, et se permettentdes fantaisies. Ernauton est beau, jeune et élégant : Ernautona plus, on lui a donné rendez-vous, on lui a dit d’acheter cettemaison ; il a acheté la maison, et accepté le rendez-vous.
Ernauton, continua Chicot, vit à lacour ; ce doit donc être quelque femme de la cour à qui il aitaffaire. Pauvre garçon, l’aimera-t-il ? Dieu l’enpréserve ! il va tomber dans ce gouffre de perdition.Bon ! ne vais-je pas lui faire de la morale, moi ?
De la morale doublement inutile et décuplementstupide.
Inutile, parce qu’il ne l’entend point, et quel’entendit-il, il ne voudrait pas l’écouter.
Stupide, parce que je ferais mieux de m’allercoucher et de penser un peu à ce pauvre Borromée.
À ce propos, continua Chicot devenu sombre, jem’aperçois d’une chose : c’est que le remords n’existe pas, etn’est qu’un sentiment relatif ; le fait est que je n’ai pas deremords d’avoir tué Borromée, puisque la préoccupation où me met lasituation de M. de Carmainges me fait oublier que je l’aitué ; et lui de son côté, s’il m’eût cloué sur la table commeje l’ai cloué contre la cloison, lui, n’aurait certes pas à cetteheure plus de remords que je n’en ai moi-même.
Chicot en était là de ses raisonnements, deses inductions et de sa philosophie, qui lui avaient bien pris uneheure et demie en tout, lorsqu’il fut tiré de sa préoccupation parl’arrivée d’une litière venant du côté de l’hôtellerie duFier-Chevalier.
Cette litière s’arrêta au seuil de la maisonmystérieuse.
Une femme voilée en descendit, et disparut parla porte qu’Ernauton tenait entr’ouverte.
– Pauvre garçon ! murmura Chicot, jene m’étais pas trompé, et c’était bien une femme qu’il attendait,et là-dessus je m’en vais dormir.
Et là-dessus Chicot se leva, mais restantimmobile quoique debout.
– Je me trompe, dit-il, je ne dormiraipas ; mais je maintiens mon dire : si je ne dors pas, cene sera point le remords qui m’empêchera de dormir, ce sera lacuriosité, et c’est si vrai ce que je dis là, que, si je demeure àmon observatoire, je ne serai préoccupé que d’une chose, c’est àsavoir laquelle de nos nobles dames honore le bel Ernauton de sonamour.
Mieux vaut donc que je reste à monobservatoire, puisque si j’allais me coucher, je ne me relèveraiscertainement pas pour y revenir.
Et là-dessus, Chicot se rassit.
Une heure s’était écoulée à peu près, sans quenous puissions dire si Chicot pensait à la dame inconnue ou àBorromée, s’il était préoccupé par la curiosité ou bourrelé par leremords, lorsqu’il crut entendre au bout de la rue le galop d’uncheval.
En effet, bientôt un cavalier apparutenveloppé dans son manteau.
Le cavalier s’arrêta au milieu de la rue etsembla chercher à se reconnaître.
Alors le cavalier aperçut le groupe queformaient la litière et les porteurs.
Le cavalier poussa son cheval sur eux ;il était armé, car on entendait son épée battre sur seséperons.
Les porteurs voulurent s’opposer à sonpassage ; mais il leur adressa quelques mots à voix basse, etnon seulement ils s’écartèrent respectueusement, mais encore l’und’eux, comme il eut mis pied à terre, reçut de ses mains les bridesde son cheval.
L’inconnu s’avança vers la porte, et y heurtarudement.
– Tudieu ! se dit Chicot, que j’aibien fait de rester ! mes pressentiments, qui m’annonçaientqu’il allait se passer quelque chose, ne m’avaient point trompé.Voilà le mari, pauvre Ernauton ! nous allons assister tout àl’heure à quelque égorgement.
Cependant, si c’est le mari, il est bien bond’annoncer son retour en frappant si rudement.
Toutefois, malgré la façon magistrale dontavait frappé l’inconnu, on paraissait hésiter à ouvrir.
– Ouvrez ! cria celui quiheurtait.
– Ouvrez, ouvrez ! répétèrent lesporteurs.
– Décidément, reprit Chicot, c’est lemari ; il a menacé les porteurs de les faire fouetter oupendre, et les porteurs sont pour lui.
Pauvre Ernauton ! il va être écorchévif.
Oh ! oh ! si je le souffre,cependant, ajouta Chicot.
Car enfin, reprit-il, il m’a secouru, et parconséquent, le cas échéant, je dois le secourir.
Or, il me semble que le cas est échu oun’échoira jamais.
Chicot était résolu et généreux ;curieux, en outre ; il détacha sa longue épée, la mit sous sonbras, et descendit précipitamment son escalier.
Chicot savait ouvrir sa porte sans la fairecrier, ce qui est une science indispensable à quiconque veutécouter avec profit.
Chicot se glissa sous le balcon, derrière unpilier et attendit.
À peine était-il installé que la portes’ouvrit en face, sur un mot que l’inconnu souffla par laserrure ; cependant il demeura sur la porte.
Un instant après, la dame apparut surl’encadrement de cette porte.
La dame prit le bras du cavalier qui lareconduisit à la litière, en ferma la porte et monta à cheval.
– Plus de doute, c’était le mari, ditChicot, bonne pâte de mari après tout, puisqu’il ne cherche pas unpeu dans la maison pour faire éventrer mon ami de Carmainges.
La litière se mit en route, le cavaliermarchant à la portière.
– Pardieu ! se dit Chicot, il fautque je suive ces gens-là ; que je sache ce qu’ils sont et oùils vont ; je tirerai certainement de ma découverte quelquesolide conseil pour mon ami de Carmainges.
Chicot suivit en effet le cortège, enobservant cette précaution de demeurer dans l’ombre des murs etd’éteindre son pas dans le bruit du pas des hommes et deschevaux.
La surprise de Chicot ne fut pas médiocre,lorsqu’il vit la litière s’arrêter devant l’auberge duFier-Chevalier.
Presque aussitôt, comme si quelqu’un eûtveillé, la porte s’ouvrit.
La dame, toujours voilée, descendit, entra etmonta à la tourelle, dont la fenêtre du premier étage étaitéclairée.
Le mari monta derrière elle.
Le tout était respectueusement précédé de dameFournichon, laquelle tenait à la main un flambeau.
– Décidément, dit Chicot en se croisantles bras, je n’y comprends plus rien !…