L’Esclave amoureuse

Chapitre 3

 

Après la mort de sa femme,M. de Saint-Elme était demeuré pendant trois mois plongédans une noire mélancolie. Maintenant, il ne s’occupait plus querarement et, pour ainsi dire, par accident de l’administration deson domaine ; il passait presque toutes ses journées à laNouvelle-Orléans où il avait loué une petite maison dans lequartier neuf ; il fallait que quelque vente importante desucre ou de coton nécessitât absolument sa présence à l’habitationpour qu’il se dérangeât.

En son absence, le commandeur Vulcainrégissait l’exploitation avec une probité scrupuleuse.

Les noirs de « l’Homme rouge »aimaient tellement leur maître qu’ils déploraient son absence,qu’ils en souffraient et qu’ils accusaient mêmeM. de Saint-Elme d’ingratitude et de méchanceté à causede ses longues escapades.

Le château de « l’Homme rouge »ainsi nommé du voisinage de la cascade, était devenu odieux à sonpropriétaire. Celui-ci cherchait dans la débauche et dans l’ivresseune consolation à ses chagrins, mais, timide et redoutant lesrailleries, il fuyait les endroits à la mode, l’Opéra, où lesquarteronnes étalent leurs bijoux et leurs épaules succulentes etdorées comme de beaux fruits, le restaurant Meissonnier oùcrépitent les détonations du champagne, où le claret et leburgondie coulent à flots. Ses plaisirs étaient nocturnes etsilencieux ; il se plaisait à errer dans les quartiers malfamés, y trouvant des maîtresses qu’il gardait quelques jours etqu’il renvoyait brutalement, dès leur premier mensonge, dès leurpremière tromperie, si puérils et si innocents qu’ils fussent.

On le voyait fréquenter les auberges où l’onparque les émigrants allemands et faire son choix parmi desfillettes aux cheveux de filasse, aux yeux bleus étonnés et bêtes,dont les mains couvertes d’engelures étaient gercées par lescorvées du labour ou de l’usine.

Il guettait à la sortie des bals des filles decouleur, les petites inexpérimentées dont les mères besogneusescherchaient à troquer les prémices pour des bijoux, des robes desoie ou des liqueurs.

Il était l’habitué d’une foule de bouges et lagénérosité avec laquelle il offrait à boire l’avait rendupopulaire.

Un soir, dans le quartier irlandais, ildéambulait à moitié ivre, soutenu par deux filles qui le suivaientdepuis le matin.

C’étaient deux filles du comté de Galway auprofil noble et doux, à la bouche hautaine et fine. On eût cru àpremière vue deux grandes dames. Leurs clairs yeux vertsparaissaient radieux d’innocence, une royale toison de cheveux rouxpresque blonds, tombait en nattes pesantes sur leurs épaules etleur teint était d’une pureté et d’une blancheur liliales.

Mais leur voix rauque, le tremblement quiagitait leurs longues mains pâles, leurs pommettes amaigries que lafièvre fardait de rose décelaient la tuberculose et l’alcoolismeinvétéré. Elles toussaient avec coquetterie et réclamaient sanscesse de nouveaux grogs.

De quel antre mystérieux étaient sorties cespitoyables larves, pourtant si belles dans leur maigreurélégante ? De quel bill de la Chambre des Lords, de quellepage de la Danse macabre ou de quel lupanarsortaient-elles ?

Toutes petites, sans doute, après lesévictions et la mauvaise récolte des pommes de terre, elles avaientdû sucer l’alcool dès le biberon ; elles ne se connaissaientpas de parents, leur mère était sans doute la Faim et leur père ledelirium tremens.

Pourtant, derrière elles, une vieille enhaillons qui se disait leur tante, marchait à une dizaine de pas,déjà ivre de l’alcool que Polly et Jemmy laissaient au fond deleurs verres à son intention.

M. de Saint-Elme avait vainementessayé de congédier cette harpie.

– Il faut que je veille sur mes enfants,avait-elle bégayé entre deux hoquets… Vous avez l’air d’un honnêtegentleman, vous, payez-leur bien à boire.

– Du grog bien chaud et bien épicé, fitJemmy !

– Oui, Milord, ajouta Polly en faisant larévérence, voyez comme ma sœur tousse.

– C’est une bonne affaire pour cegentleman, ricana la vieille, les poitrinaires sont bien plusamoureuses. Il n’aura pas à regretter sa dépense.

M. de Saint-Elme épouvanté à la foiset charmé croyait revivre un des contes d’Edgar Allan Poe, leromancier de Baltimore, dont la fin tragique et la gloire étaientalors connues de tous les Américains tant soit peu lettrés.

Le créole et ses étranges compagnes étaiententrés dans une sorte d’hôtel-restaurant près du port. Là, nehantaient guère que des matelots et des mulâtres. L’établissementdemeurait généralement ouvert toute la nuit.

Le patron était un vieux noir affranchi devenuriche par ses accointances avec les filles de couleur et avec lesreceleurs chez lesquels les noirs marrons des forêts écoulaient leproduit de leurs pillages. On l’appelait M. Bonbon et il seprétendait noble.

Son père, un des amis de Toussaint-Louverture,avait faillit être capturé en même temps que lui. Traqué par lestroupes françaises dans la province du Dondon, le général avaitréussi à gagner la Louisiane, où ses économies lui avaient permisde s’installer comme cabaretier d’abord, puis comme hôtelier.

Son fils conservait encore pieusement un habità larges revers, des épaulettes à graines d’épinard et des bottes àl’écuyère – souvenirs historiques qu’il exhibait aux occasionssolennelles, à l’admiration des intimes.

En apercevant les nouveaux venus,M. Bonbon s’assit à son comptoir, entre un bol de tafia et unehistoire des révolutions de Saint-Domingue qu’il paraissait étudieravec une profonde attention. Mais, comme par malheur il ne savaitpas lire, il avait placé le volume la tête en bas. Il roulait desyeux et remuait activement les babines, ainsi qu’il avait vu faireaux prêtres catholiques de sa race en lisant leur bréviaire.

– Bonjour Messie ! et bellesMadames, s’écria-t-il en fermant bruyamment l’histoire desrévolutions comme un homme excédé de fatigue et qui succombe sousle poids de la pensée.

M. Bonbon portait fièrement une redingotebleu d’azur et un gilet bouton d’or. Une cravate rouge et un coldémesuré encadraient une figure pleine de bonhomie à laquelle descheveux blancs contrastant avec l’ébène profond de la peau, l’émailétincelant des yeux et des dents, donnaient quelque chose devénérable à la fois et de grotesque.

M. de Saint-Elme ne put s’empêcherde sourire, il connaissait la vanité du noir.

– Monsieur Bonbon, dit-il gravement, jesuis heureux de saluer en vous un personnage historique ;voulez-vous avoir la bonté de me faire préparer la chambre dupremier et de m’y faire servir quelque chose à manger.

– Ah ! quée malheu ! s’écriaM. Bonbon avec un geste tragique, la chambre est héténue parMossié Améïcain !

– Oui, sale nègre, rugit une voix au fondde la salle, j’ai retenu ta chambre et je te l’ai même payéed’avance. Ne t’avise pas de me manquer de parole, ou je te caressele derrière à coups de botte.

M. de Saint-Elme se retourna, prêt àgifler le malotru, mais il se trouva tout étonné en apercevant sonancienne connaissance M. Growlson fort occupé à boire duclaret en compagnie de deux jolies mulâtresses assez malvêtues.

Le Yankee était aux trois quarts ivre, etmâchonnait un bout de cigare éteint. Dans sa face osseuse oùl’épiderme tanné, marbré de plaques rouges semblait tiré comme parles fils de fer d’une armature intérieure, les yeux étrangementbleus et limpides flambaient d’une lueur de folie…

Tout en sirotant le breuvage dont il serinçait la bouche crapuleusement avant de l’avaler, il tailladaitméthodiquement le bois de la table, qu’il réduisait en copeauxaussi fins que possible, suivant alors une mode alors universelleaux États-Unis. Il était rare alors de ne pas rencontrer un Yankeeoccupé à taillader des copeaux.

Cette manie était poussée si loin que lespatrons de bar achetaient pour leurs clients des peupliers entierset que les garçons de bureau du Capitole de Washington nemanquaient jamais de déposer chaque matin sur les bureaux desreprésentants une provision de bois tendre.

Des paris énormes étaient engagés et celui quiréussissait le copeau le plus mince empochait les enjeux. On citele cas d’un navire, le Majesticdont le mât de beaupré setrouva entièrement abattu par le bowie-knife des passagers au coursd’une traversée.

De temps à autre, M. Growlsons’interrompait de cette agréable occupation pour passer la maindans la chevelure frisée de ses petites compagnes ou pour leurtirer amicalement les oreilles.

Cette récréation voluptueuse était coupée delongs bâillements que les deux mulâtresses, par ennui naturel oupar habile flatterie, répétaient avec un ensemble admirable.

Le fils du général Bonbon qui s’attendaitpresque à une bataille à coups de bouteilles et d’escabeaux dontson matériel eût beaucoup souffert, fut agréablement surpris envoyant Growlson se dresser avec une roideur automatique et serrerénergiquement les mains de M. de Saint-Elme.

Les deux mulâtresses firent une révérencecérémonieuse aux deux Irlandaises et tout le monde s’installa. Lasociété ne tarda pas à être au grand complet, car la tante de Pollyet de Jemmy, infatigable dans sa surveillance, parut bientôt à laporte de l’établissement.

Pour qu’elle se tînt tranquille on lui fitservir du gin que M. Bonbon scandalisé par les haillons de lavieille apporta d’un air dégoûté et déposa sur un coin de la tableavec la mine supérieure d’un homme du monde obligé à de fâcheusespromiscuités. La dame ne s’en émut guère et tirant de sa poche unepipe fort courte, elle se mit à fumer avec une impassibilitéphilosophique.

Cependant, M. Growlson s’était levé etdans l’intention d’éblouir son hôte par une hospitalité fastueuse,il s’était dirigé en titubant vers M. Bonbon, auquel ilparlait à l’oreille avec des allures mystérieuses.

– Et tu sais, sale nègre, ajouta-t-ild’une voix de tonnerre, tout ce que tu as de meilleur !… Cegentleman est un de mes amis.

– Mais c’est Lina, s’écriaM. de Saint-Elme qui, depuis quelque temps, considéraiten silence la plus jeune des mulâtresses.

– Oui, Monsieur, et bienmalheureuse !

Polly s’était levée, le poing sur la hanche,prête à s’élancer sur Lina.

– Mêle-toi de ce qui te regarde, luicria-t-elle, espèce de peau crasseuse !

– Crois-tu, ajouta Jemmy avec un affreuxregard, que nous allons laisser un vilain museau de pain d’épicecomme toi, nous enlever notre Monsieur ? Tâche de restertranquille dans ton coin ou je te casse les dents à coups debouteille.

À ce moment M. Growlson, majestueusementivre, revenait s’asseoir à sa place.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-ilavec un regard soupçonneux.

M. de Saint-Elme intervint.

– Rien du tout, fit-il, ces demoisellesont un peu bu ; elles se figurent que je fais la cour à lapetite Lina, qui est une de mes anciennes esclaves.

Growlson eut un sourire indulgent.

– Ça m’est égal, bégaya-t-il d’un tonsupérieur, je vous la prêterai si vous voulez, mais nous sommes icidans une réunion d’amis, il est contraire à la respectabilité de sedisputer… C’est bien simple… La première qui criera trop fortrecevra un coup de poing sur le nez…

M. Growlson qui avait débuté dansl’existence en qualité de garçon d’abattoir, montra avec orgueil unpoing démesuré, aussi dur et aussi velu que le couvercle d’unevieille malle. D’ailleurs ses doigts boudinés et rouges étaientornés de plusieurs bagues dont les pierres jetaient des feuxétincelants.

– Vous avez une main superbe, ditM. de Saint-Elme.

– Oui, ajouta Polly avec un gracieuxsourire, on dirait une cuisse de mouton.

Growlson eut une petite moueapprobative ; il était intérieurement flatté.

La joie et la concorde se rétablirentdéfinitivement lorsque M. Bonbon apparut portant, avec lagravité du personnage historique qu’il croyait être, un plateauchargé de bouteilles de champagne, de glace pilée et de whisky.

– Je ne vous parlerai pas de votreaventure et du malheur qui vous est arrivé, commença Growlson…

– Vous me ferez plaisir, répliquasèchement M. de Saint-Elme.

– Non, je ne vous en dirai pas un mot, jevous en donne ma parole !… Je suis trop discret, trop bienappris pour cela. D’ailleurs, l’aventure est tout à votre honneur.Les journaux en ont parlé… Et nous ne manquons pas d’autres sujetsde conversation…

– C’est ce que je pensais ; vous meferiez plaisir en parlant d’autre chose.

– Comme il vous plaira, je serais désoléde vous faire de la peine, mais, vraiment entre nous, vous avezbien tort de vous chagriner pour si peu. Vous avez été victime dusort commun. Savez-vous qu’avec… Je sais vivre, je ne vous diraipas combien de dollars, on pouvait…

– Vous êtes une brute, un malotru, jevous préviens que je vais quitter la place !

M. de Saint-Elme s’était levé ;Growlson le força à se rasseoir et lui serra la main avecattendrissement.

– Voyons, ne vous fâchez pas, j’aiseulement voulu vous dire qu’en y mettant le prix, on pouvait avoirtoutes les dames de « la société ». Après tout, qu’est-ceque cela peut vous faire ? S’il s’agissait d’une questionsérieuse, je ne dis pas…

Tout en parlant, Growlson avait rempli lesverres. M. de Saint-Elme trinqua et but d’un air morne,puis il éclata de rire.

– Mon vieux Growlson, dit-il, vous êtesune brute ! Une incorrigible brute !

– Oh ! oui, firent d’une même voixles quatre femmes.

Growlson serra ses redoutables poings et lesvoix aigrelettes et rauques se turent. M. de Saint-Elmecontinua d’un ton plein d’affabilité.

– Oui, mon vieux, vous êtes une brute,mais vous avez raison. Vous parlez comme on doit parler… Et vous,pourquoi donc avez-vous renoncé aux dames de « lasociété » ?

– Parce que je suis un homme pratique.Pour le même prix on a deux douzaines de quarteronnes oud’émigrantes. Cela coûte moins cher, puis elles sont moins rancesque vos créoles. Quand on n’en veut plus, on a toujours lasatisfaction de pouvoir les battre ou leur tirer les cheveux, cequ’on ne peut pas faire aux dames de « la société ».

– Je vous admire…

– Il y a encore autre chose. Votreaventure m’a instruit ; je ne tiens pas à me faire casser latête par un mari jaloux.

Ici Growlson se pencha confidentiellement versson interlocuteur :

– Je puis vous le dire, murmura-t-il, lesdames créoles m’ont coûté bien des milliers de dollars. Je possèdeencore mille livres en bank-notes, mais c’est tout ce qui reste demon argent… Il y a encore de quoi s’amuser.

Malgré le ton confidentiel qu’il avait pris,M. Growlson avait parlé très haut et, d’un même mouvement,Irlandaises et mulâtresses avaient levé le nez de dessus leursverres où la mousse du vin s’évaporait en petites bulles d’or pâleet s’étaient regardées d’un œil de convoitise et de complicité.

Mille livres ! Cinq mille dollars !Cocotte, la compagne de Lina fronça les sourcils avec étonnement.Comment pouvait-on avoir une pareille somme ?

Comme elle avait l’esprit mathématique, ellecalculait qu’en agréant pour amants, à raison d’un demi-dollar partête et par mois les soldats de la milice, il lui faudrait centquatre-vingt-dix-sept ans pour acquérir un capital aussifabuleux.

Les Irlandaises réfléchissaient à un moyenplus expéditif de gagner la somme.

Lina regardait M. de Saint-Elme avecun sourire ému. Les conversations de sa jeune maîtresse,Mme Eléonore, lui revenaient en mémoire ;mille livres, mais ce n’était pas le quart du revenu de son ancienmaître. C’était à lui qu’il aurait fallu plaire, et son sourire sefaisait plus câlin et plus naïf. Elle baissait les yeux ; toutdoucement elle avait détaché son bras de la taille de Growlson etsa pantoufle évoluait avec une sage lenteur vers les bottes de cuirfauve de M. de Saint-Elme.

Celui-ci pérorait avec éloquence.

– Mais, M. Growlson, il faut que jevous parle en ami. Comment, vous vous donnez comme un hommepratique, et vous continuez à vivre en prodigue, alors qu’il nevous reste plus que mille livres ? C’est de la folie,pardonnez-moi le mot, mais je vous regarde comme un brave et loyalYankee. Mon cher, il faut travailler, faire des affaires, ne pasvous enliser dans des orgies bêtes avec ces filles.

D’un geste circulaire, il désignaitl’assistance anxieuse et souriante.

– Vous vous y enlisez bien, vous, fitfroidement Growlson en buvant à même une bouteille dontMlle Cocotte reçut sans murmurer le surplus sur sarobe de nankin.

– Pardon, répliquaM. de Saint-Elme, moi, j’ai cinq mille acres de forêts etde plantations, cinq à six cents noirs, je ne sais plus au juste,et…

– Oui, je sais, des fonds d’États, desvaleurs anglaises et françaises… comme tous vos pareils !

– Plaît-il ?

– Oui, le sang du Vieux Monde voustravaille. Vous n’êtes pas un homme nouveau comme moi, un« self-made man » ; avez-vous augmenté la fortune devotre père ?

– Non, Dieu me garde !

– Vos fils seront des cireurs de souliersou, pis, encore, vos filles… des… comme ces dames !

M. de Saint-Elme sourit, les femmeslancèrent au Yankee un regard chargé de haine.

– Oui ! continua Growlson avecenthousiasme, ma race mangera la vôtre. Vous tirez votre revenu ducapital des morts ; si vos grands-pères n’avaient pas conquissur les sauvages la propriété de « l’Homme rouge », vouscrèveriez de faim. Moi, quand j’ai mille livres, je les dépense etj’en gagne d’autres avec mon énergie. Vous, vous vivez en parasitede l’énergie de vos ancêtres. Vous avez de la chance qu’ils enaient eue à votre place.

– Vous avez vraiment l’esprit lourd, moncher Growlson, vos ancêtres vous ont légué des muscles et del’énergie, les miens un peu d’argent et de philosophie. Celarevient au même et cela égalise les chances.

Growlson haussa les épaules avec dédain.

– Moi, s’écria Cocotte, qui avait lappésilencieusement le contenu d’une bouteille entière, ma mère ne m’alégué que de belles cuisses !

– Cette petite n’a reçu aucune éducation,cela est visible, dit Lina, avec un sourire pincé.

Les deux Irlandaises s’étaient partagé unflacon de whisky. Les lignes pures de leur visage prenaient uneexpression ignoble.

– Moi, déclara Polly, en s’interrompantde nettoyer d’une langue pointue et rose les verres de sesvoisines, je suis poitrinaire et ivrognesse comme masœur !

– Cela te fait deux chances de bonheur,hurla la vieille accroupie au fond de la salle.

Growlson et M. de Saint-Elmeécoutaient avec un sourire un peu stupide. Mais leurs regardsétaient chargés de rancune.

– Je gagnerais des millions de dollarsavec la fortune de ce paresseux qui ne sait même pas la dépenser,songeait Growlson.

Et M. de Saint-Elme sedisait :

– Si j’avais autant de volonté que cettebrute, je serais heureux.

Les choses auraient peut-être mal tourné, siM. Bonbon, impassible et serein dans son bel habit bleu,n’était venu annoncer à ses « chés Messieus », que lesouper était servi dans la salle d’en haut.

Tout le monde se précipita dans l’escalier enculbutant les bouteilles vides. La pièce, de médiocre grandeur,était bariolée de couleurs criardes, des feuillages de papier dorédécoraient une grande glace où des aventuriers de toutes lesnations et des filles de toutes les couleurs avaient écrit oudessiné des choses obscènes de la pointe de leur couteau ou duchaton de leurs bagues.

La société eut un regard d’admiration pour leportrait en pied du général Bonbon, le fameux Richelieu Bonbon,dont les exploits appartiennent à l’histoire. La piété de son filsavait mis la dernière touche à ce chef-d’œuvre, exécuté par unfameux peintre d’enseignes, en collant aux bons endroits de vraisgalons, de vrais rubans et même de vrais boutons d’uniforme degénéral, venus à grands frais de Saint-Domingue.

Growlson qui tenait à se montrer grandseigneur, s’aperçut que ces dames avaient les mains sales.

– Allons, sale nègre, commanda-t-il,apporte au plus vite à ces misses une cruche d’eau fraîche, unecuvette, du savon et il ajouta d’un ton majestueux etnégligent :

– Vous ferez en sorte de leur procureraussi un flacon de véritable eau de Cologne ou tout au moins duvinaigre de Bully.

M. de Saint-Elme commençait às’amuser.

– Il n’y a vraiment, dit Lina, que desYankees, pour savoir dépenser leur argent.

En attendant l’ablution promise, les damesserraient les poings pour cacher leurs ongles en deuil et en mêmetemps pour mettre leurs bagues en évidence.

Bientôt le petit Napoléon qui gardait toute lafierté de sa race, quoiqu’il n’eût alors que dix ans, déposa dansun coin tous les objets réclamés par Growlson. Seulement, sonvénérable père n’ayant pas sous la main d’eau de Cologne, avaitjugé bon de remplir avec du gin une vieille bouteille à l’étiquettedu célèbre Farina. Personne ne jugea à propos de se plaindre decette substitution. Mais Polly ayant flairé la mixture en but unegorgée et passa la bouteille à sa sœur. Les Irlandaises et lesmulâtresses se rafraîchirent alternativement.

À une exception près, tout se passacorrectement. Seule, la petite Cocotte qui se sentait probablementle besoin d’un bain plus complet, excita des murmures lorsqu’elleretira ses bas et déclara qu’elle allait se laver les pieds.

M. Growlson eut un regard foudroyant.

– Cette jeune fille n’a jamais eul’honneur de fréquenter des gentlemen, dit-il.

La petite Cocotte qui s’était déjà déchausséeet avait retroussé sa jupe de toile à grandes fleurs avec un gested’indifférence philosophique, comprit qu’elle avait fait un impair.Toute honteuse elle alla dans un coin remettre ses bas.

– Les femmes ne savent plus vivre,murmura Growlson, avec un geste dégoûté.

Il se regarda dans la glace. Mécontent de satenue, il tira de sa poche un petit peigne et remarqua avec douleurque la fumée des cigares avait noirci sa joue gauche. Il eutrecours à la fallacieuse eau de Cologne de M. Bonbon, etreprit avec la netteté de son teint tout son aplomb.

Il regarda ses ongles bordés de noir comme unelettre funèbre, au moment où Napoléon et son père mettaient lecouvert sur une table ronde. Il s’empara d’une fourchette et secura les ongles, avec la satisfaction d’un gentleman qui attachebeaucoup d’importance aux soins corporels.

– Je me baigne souvent, dit-il, avecnégligence… presque tous les jours.

– J’en suis ravie, fit Lina, avec unregard langoureux, et elle rapprocha sa chaise de celle duYankee.

M. Growlson eut un éclair d’orgueil dansle regard et il ajouta :

– Je n’aime pas à me vanter, moi !Mais je donne trente dollars à mon coiffeur.

Personne ne répondit. M. Bonbon venaitd’apporter une excellente soupe au gombo-filé, dont le parfumréveilla l’appétit de tous. Chacun se mit à manger en silence.D’abord un ragoût de crabes de terre accommodé au safran et aupoivre de Cayenne, puis un quartier de bœuf rôti avec des patatesfrites et une sauce dite « sauce à papa », et composée dejus de citron et de petits piments très forts.

Le festin fut interrompu dans son plus belendroit par la vieille Irlandaise qui avait doucement montél’escalier à la suite de ses nièces et qui les tirait par leur robeafin d’avoir sa part de toutes les bonnes choses qui se trouvaientsur la table.

Growlson, écœuré par les haillons de lavieille, la gratifia d’un coup de pied qui sonna sur ses côtessaillantes comme des cercles de barrique.

Jemmy et Polly rirent aux éclats des grimacesde leur tante et de ses grognements de mauvaise humeur.

M. de Saint-Elme intervint etordonna à M. Bonbon d’emmener la vieille femme en bas et delui donner largement à boire et à manger, avec autant de whiskyqu’elle en voudrait. Le mot « whisky » eut un effetmagique : la vieille se précipita dans l’escalier, non sansavoir fait à la compagnie une belle révérence.

Le repas, jusque-là, avait été assez morne.Growlson mangeait et buvait comme un ogre. C’était entre lui et lesIrlandaises, atteintes d’une boulimie séculaire, un véritable matchde voracité.

M. de Saint-Elme mangeait peu et necessait de regarder Lina qui, de son côté, ne le quittait pas desyeux. La petite Cocotte, après avoir étourdi tout le monde ronflaitle nez dans son assiette, et le visage barbouillé de sauce.

Growlson, après avoir copieusement bu, essayad’entamer une discussion sur la supériorité des gens d’action etdes Yankees, mais sa langue devenait pâteuse ; il ne tarda paslui-même à s’endormir, et ses terribles ronflements firent vibrerles cloisons et réveillèrent Cocotte, qui se leva épouvantée.

M. de Saint-Elme était profondémentennuyé et dégoûté, il paya M. Bonbon, jeta sur la table unepoignée de dollars que les femmes se partagèrent, puis il sortit,laissant Lina tout attristée de son départ. Il s’éloigna lentement,envahi par des pensées de suicide. Il ne savait où aller :tout l’ennuyait. Plein de faiblesse, il erra quelque temps auhasard, et la fatigue physique s’ajouta à la douleur morale. Ilressentait, avec une âpreté extraordinaire, un besoin de tendressecâline et de baisers caressants dont il était sevré depuislongtemps.

Il se promena quelque temps sur les levéesplantées de grands arbres qui défendent la ville contre lesinondations du fleuve. Stupidement, il s’arrêta devant la façadeilluminée d’un music-hall de dernier ordre ; des noirs et desMexicaines grattaient du banjo, en buvant du whisky au goût degrain moisi.

Il s’assit, accablé sur une banquette derotin, et demanda une citronnade ; bientôt les chants et lesrires l’énervèrent, et les monotones ronrons du banjo le plongèrentdans une somnolence fiévreuse ; il dormait pour ainsi dire lesyeux ouverts ; il repassait méthodiquement son existence, silamentable et si vide et qu’il eût pu faire si heureuse. Il sentaitun invincible sommeil le gagner dans cette atmosphère empestéed’alcool et d’âcre sueur où la fumée des cigares s’amoncelait ennuages opaques, où les profils gesticulants et frénétiques desnoirs s’agitaient comme en un cauchemar.

Tout à coup il se sentit tirer par la manche.Il se réveilla en souriant d’un air hébété.

Lina était devant ses yeux.

– Allons, mossié, fit-elle, venez avecmoi bien vite ! Bien vite !

– Laisse-moi tranquille.

M. de Saint-Elme s’aperçut que sarobe tachée de vin et de sauce était déchirée par endroits ;ses cheveux étaient en désordre, ses mains et son visage portaientdes marques d’égratignures.

– Il faut venir, répéta-t-elle, enessuyant du revers de sa manche le sang et les larmes qui luibarbouillaient le visage.

– Mais pourquoi ? petite sotte,demanda d’un ton bourru M. de Saint-Elme qui sortaitpéniblement de sa torpeur.

– Après votre départ les Irlandaises etleur tante ont dévalisé Growlson ; comme nous avons voulu nousy opposer, M. Bonbon et moi, il y a eu une bagarre, Growlsonest tellement ivre qu’il a été impossible de le réveiller. Venezvite, ils doivent être en train de se battre.

– Je te suis, mais comment as-tu pu meretrouver ?

– Ce n’est pas difficile, il n’y a pasbeaucoup de cafés ouverts à cette heure-ci. J’ai regardé partout oùil y avait de la lumière.

En arrivant, ils trouvèrent M. Bonbon,dont la glorieuse redingote avait reçu quelques atouts, installécomme de coutume à son comptoir avec un sourire triomphal ; unagent de police mulâtre enregistrait sa déposition sur un calepincrasseux.

– Eh bien ? demanda Lina avecangoisse, que s’est-il passé ?

M. Bonbon se gratta le front d’un airsupérieur.

– Eh ! c’est bien simple, messiés,j’ai employé un stratagème, comme mon illustre père, le généralBonbon ; j’ai réussi à enfermer ces voleuses d’Irlandaisesdans un petit cabinet où je serre mon whisky, elles sont à l’heurequ’il est soûles comme des grives.

– Et Growlson ?

– Il ne vaut guère mieux ; je l’aitrempé dans un baquet d’eau pour le réveiller, il a faillim’assommer. Je l’ai enfermé avec mes prisonnières. Je suis uncitoyen libre, Messiés, je vais déposer une plainte contre ceYankee ; il m’a insulté et il a donné un coup de poing dans leportrait du général, une œuvre d’art magnifique, une peinturehistorique que je ne donnerais pas pour dix mille dollars.

M. de Saint-Elme eut grand-peine àarranger les choses ; il dut sacrifier une dizaine de dollarspour payer les dégâts commis par les Irlandaises, calmer lesscrupules de l’agent de police, et mettre une pièce à la fameusetoile.

Malgré tout ce qu’on put lui dire, on ne putjamais faire croire à Growlson qu’il avait été volé ; les yeuxbouffis, les jambes titubantes, il alla cuver son vin dans une deschambres d’en haut, suivi des Irlandaises et de leur tante quiavaient juré de se montrer à l’avenir pleines de probité. Cocottedormait encore sur sa chaise ; l’agent de police, après luiavoir adressé quelques compliments, n’eut aucune peine à en fairela conquête et à l’emmener avec lui.

Les appels mélancoliques des bateaux à vapeurcommençaient à retentir sur le fleuve ; le ciel pâlissait ducôté de l’orient, et le jour croissait de minute en minute, aveccette rapidité presque brutale, particulière au climat destropiques, où on ne connaît pas les longs crépuscules qui font lecharme des pays tempérés.

M. de Saint-Elme, dont Lina avaitpris le bras, se dirigea vers les quais où s’alignaient des naviresde toutes les nations du monde ; là, une escouade de noirsd’une taille herculéenne, embarquaient un chargement de cotondestiné aux filatures anglaises ; plus loin, des agents depolice surveillaient un convoi d’émigrants ahuris et blêmes dontles yeux s’ouvraient avec étonnement sur ces visages inconnus.

M. de Saint-Elme regarda sa compagnedont la beauté à peine développée portait les traces d’uneexistence de fatigue et de misère. Ses grands yeux noirs étaientsoulignés par le bistre des insomnies : dans le frissonmatinal, les lèvres étaient violacées ; le teint si éclatantaux lumières paraissait grisâtre et la raie blanche d’une cicatricepartait du coin de la bouche et allait rejoindre l’oreille gauche.On eût dit que Lina allait lever le masque de mélancolie appliquésur ses traits et révéler tout à coup une face inconnue etnouvelle.

Lina emmenait son ancien maître hébété delassitude et à peine conscient de la route qu’il suivait dans ladirection du faubourg, vers la maisonnette qu’elle n’avait pascessé d’habiter en compagnie de sa mère, la vieille Vénus.

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