L’Esclave amoureuse

Chapitre 2

 

M. de Saint-Elme avait conclu uneexcellente affaire. Son vendeur, un Américain du Nord, l’avaitrégalé d’un magnifique déjeuner dans les salons de Muraty’sHôtel ; justement à la suite d’une de ces épidémies de fièvrejaune, si communes à la Nouvelle-Orléans, l’hôtel avait étévendu ; le personnel entièrement renouvelé, et les salonsremis à neuf avec un luxe inouï. M. de Saint-Elme nerencontrait plus parmi les waiters noirs ou mulâtres, qui, vêtus deblanc, circulaient affairés dans les couloirs de l’immensebâtiment, aucune figure de connaissance.

M. Growlson, le vendeur, un Yankee à laface osseuse, au menton anguleux, terminé par un pinceau de poilsrudes et rouges, avait fait servir le café dans une petite vérandaattenant au bar, et qui donnait sur les jardins de l’hôtel.

Mis en verve par une copieuse absorption deRyebourbon, le Yankee plaisantait lourdement son hôte, sur lesproverbiales débauches des habitants de la ville, qui passe danstous les États de l’Union, pour la capitale de la galanterie et dela fête.

– Cher monsieur, disait-il, je crois quela renommée publique exagère en parlant des mœurs faciles de vosconcitoyens.

– Hum ! fitM. de Saint-Elme en souriant ; j’ai bien peur quevous vous trompiez.

– Vous plaisantez : voici déjà troisjours que je suis arrivé et je n’ai pas été l’objet d’aucunetentative.

– Disons… aimable !

– De la part d’aucune de ces quarteronnesou de ces créoles dont on célèbre, jusqu’à New York, lesvolcaniques amours et les faciles galanteries.

– Je suis heureux que vous ayez si bonneopinion de nous et de notre ville.

Le mulâtre qui venait d’apporter une bouteillede whisky et une autre de vieux schiedam eut un sourire mystérieuxet passablement ironique à l’adresse de M. Growlson.

– Pourquoi ris-tu ? demanda celui-cilégèrement vexé.

– Il me semble que tu écoutes ce que nousdisons, ajouta M. de Saint-Elme.

– Je vous assure que j’écoutais sans levouloir.

– Mais enfin pourquoi riais-tu ?

– Parce que, Sir, répondit-il en setournant vers M. Growlson, rien ne vous serait plus facile qued’entrer en relation avec les plus célèbres beautés de cetteville.

– Bah ! Et comment cela ?

– Mais en vous adressant à moi.

– Je ne comprends pas.

Le mulâtre eut une grimace d’hésitation. Sesyeux allaient interrogativement de l’un à l’autre de sesinterlocuteurs.

– Allons ! explique-toi, ditM. Growlson, d’un ton péremptoire, et il mit un dollar dans lamain du mulâtre.

Celui-ci l’empocha, en saluant, et sedirigeant avec empressement vers la porte :

– Je reviens dans deux minutes,dit-il.

Les deux convives attendirent son retour avecune certaine curiosité.

Quand il revint, il dissimulait sous sa vesteblanche un volume cartonné d’un assez grand format.

– Je comprends, ditM. de Saint-Elme, ce sont les daguerréotypes.

– Précisément.

Et l’album fut étalé tout grand ouvert devantles regards ébahis de M. Growlson ; c’étaient tous plusou moins flattés, des portraits de mulâtresses aux yeux langoureuxet aux attitudes coquettes ; dans un angle de chaquephotographie, un chiffre presque imperceptible était crayonné.

– Votre Honneur n’a qu’à faire son choix,dit le mulâtre triomphant.

– Tu fais là un joli métier, s’écriaM. de Saint-Elme avec dégoût.

Le mulâtre haussa les épaules, et, seretournant vers M. Growlson qui paraissait hésiter, il ajoutaen baissant la voix :

– Votre Honneur a peut-être des préjugéscontre les filles de couleur ? Mais regardez les dernièrespages ; vous verrez là de vraies dames de la société ;des femmes de négociants, de planteurs, de magistrats. Et elles nesont pas plus farouches que les autres !

– Vous ne regardez pas ? ditGrowlson à son hôte.

– Non, si ridicule que cela doive vousparaître, j’aime ma femme. Je lui suis exactement fidèle et jetrouve de telles mœurs profondément répugnantes.

– Tant pis pour vous, mon cher, fitGrowlson avec un gros rire ! Mais moi je suiscélibataire ; je n’ai pas les mêmes raisons que vous d’êtreraisonnable.

Tout à coup, le Yankee poussa un cri dejoie.

– Regardez, dit-il, triomphalement, sicette image n’est point trompeuse. Jamais je ne vis beauté plussplendide.

M. de Saint-Elme était devenu pâlecomme un mort… La photographie qui excitait si fort l’enthousiasmede Growlson n’était autre que celle deMme de Saint-Elme.

Le malheureux époux faillit s’évanouir ;mais par un effort surhumain, il se contint. Tout s’écroulaitautour de lui ; il n’eut que la force d’avaler une granderasade de whisky.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?s’écria Growlson, surpris de sa pâleur et de son silence.

– Ce n’est rien, balbutia le créole… Unsimple étourdissement.

– Eh bien ! dit naïvementM. Growlson, j’aurais cru que c’était la vue de ce portraitqui vous avait émotionné.

M. de Saint-Elme avait eu le tempsde reconquérir sa présence d’esprit.

– Nullement, dit-il, d’un ton froid,voilà en effet, une très belle personne.

– Par exemple, interrompit le mulâtre, leplaisir de faire sa connaissance vous coûtera mille piastres. C’estla femme d’un riche planteur…

– Et elle se nomme ? demandaM. de Saint-Elme, d’une voix rauque.

– Nous ne disons jamais les noms, dit lemulâtre, soudain défiant.

M. de Saint-Elme se sentit une envieféroce de l’étrangler.

– M. Growlson, cria-t-il : aurevoir ! Je vous quitte… je viens précisément de me souvenird’un rendez-vous urgent.

Sans répondre aux protestations du Yankee quicherchait à le retenir, il s’élança comme un fou hors de la salle,traversa le bar encombré de consommateurs, courut aux écuries etsauta sur son cheval. Un quart d’heure après, il était sur la routede la plantation.

À quelques kilomètres de la Nouvelle-Orléans,la route profondément encaissée se trouvait barrée par un camionchargé de bois, dont l’essieu s’était rompu. Excitant Zémir de lavoix et du geste, il franchit l’obstacle d’un bond formidable,cheval et cavalier filaient rapides comme le vent ; on eût ditque la vengeance leur mettait des ailes aux talons.

Plus loin, il renversa une négresse quiportait sur sa tête un panier de bananes ; il ne la vit mêmepas tomber. Tout entier à son idée, il eut bientôt laissé derrièrelui la pauvre femme qui avait une jambe brisée et poussait des crisà fendre l’âme.

Il n’y avait pas deux heures qu’il était partide la Nouvelle-Orléans, et déjà, au-dessus des cimes vertes,pointaient les girouettes dorées et les hauts toits d’ardoisesviolettes de l’habitation.

En arrivant à la barrière de bois qui fermaitl’avenue, M. de Saint-Elme s’arrêta haletant. Le chocbrutal qui renversait d’un coup son bonheur avait été si violentqu’il en demeurait stupide.

Il porta la main à son front avec égarement,les résolutions les plus contraires se succédaient dans sonesprit.

– Pourquoi donc suis-je revenu ici,s’écria-t-il, en serrant les poings. Pour me venger ? à quoibon ?

Il fut sur le point de remonter en selle, etde tourner bride. Il ne savait littéralement plus ce qu’ilfaisait ; un moment il eut peur de devenir fou.

Une petite source, au-dessus de laquelledansait un vol d’insectes, filtrait au bas d’un rocher, ils’agenouilla et but à longues gorgées cette eau qui parutdélicieuse à sa fièvre.

Maintenant, chez lui, le doute et l’abattementfaisaient place à la colère.

– Ce n’est peut-être pas vrai, se prit-ilà songer, mais le fait était là indéniable.

– Si seulement je pouvais luipardonner !

Il eut honte de sa faiblesse, sa colèrereprenait le dessus.

– Lui pardonner, pensa-t-il avecamertume, me venger, mais il faudrait pardonner à toute laville ! me venger d’une foule d’amants donc chacun aurait ledroit de me dire :

– Mais, Monsieur, quelle mouche vouspique ? j’ai payé pour posséder votre femme ; tous lesgens qui comme moi ont pu y mettre le prix l’ont eue !… On nese bat pas pour une catin…

Il était devenu pâle, son front s’emperlaitd’une sueur de honte.

– Oui ? s’écria-t-il avec rage,Mme de Saint-Elme est à vendre, elle qui estmillionnaire, à qui je n’ai jamais rien refusé…

Et le malheureux se roula en sanglotant sur legazon.

À ces cris de colère, dans les branchages dela forêt, sous la pénombre éternelle et bleue des clairières, lecri de l’oiseau moqueur, le jacassement des aras et des perruchesrépondaient.

Son cheval Zémir, avec une intelligencepresque humaine, avait suivi son maître jusqu’à la source, avaitbu, comme lui, quelques gorgées et, comme s’il avait deviné sapeine, le caressait de ses naseaux humides et le regardait de songrand œil pensif.

M. de Saint-Elme fut profondémenttouché de cette muette sympathie ; il caressa le cheval.

– Toi, au moins, tu ne trahiras pas tonmaître.

Il remonta en selle plus calme, comme si lemalheur qui l’accablait était déjà éloigné.M. de Saint-Elme, faible et indécis de caractère, avaitl’imagination vive et énergique par saccades.

– Bah ! s’écria-t-il tout àcoup ! Je la chasserai ou je m’en irai… Je suis assez jeunepour recommencer le bonheur.

Une réflexion cruelle l’arrêta.

– Et mon fils ?… si seulement ceméchant petit drôle est mon fils ?…

Brusquement, il voyait clair, le petit Jacquesne lui ressemblait en rien avec son front bas, ses cheveux d’unjaune sale et cette mâchoire énorme dont les muscles puissantsindiquaient un besoin d’assouvissement bestial et ce nez écrasé auxtrous ronds et ces oreilles larges et détachées du crâne, rien decela ne rappelait le profil noble et délicat de la race.

M. de Saint-Elme était arrivé auxcases des nègres, gardées seulement par quelques vieillardsimpotents, lorsqu’un affreux spectacle frappa ses yeux : lapetite mulâtresse, Lina, était attachée avec de grosses cordes autronc d’un cyprès ; de son corsage arraché, ses seinsjaillissaient dorés comme des bananes très mûres et le petitJacques s’amusait à y enfoncer de grosses épines de youcca.

– Ah ! tu ne veux pas me dire avecqui est ma mère et ce qu’elle va faire à la ville toutes lessemaines, il faudra bien que tu parles… Si on ne me dit pas tout,j’irai prendre du pétrole dans une case, je t’en arroserai leventre et les cuisses et j’y mettrai le feu… cela te rôtira labarbiche…

Lina se tordit comme un serpent, ses yeuxélargis par l’épouvante versaient de grosses larmes et ellegémissait longuement et sourdement comme un chien que l’on frappe,ses seins étaient couverts de gouttelettes de sang et ses lèvrestordues par la douleur, blanches de peur.

Elle ne pouvait répondre aux questionspuisqu’elle était à moitié bâillonnée par un mouchoir decoton ; dans sa rage, Jacques ne songeait même pas à délivrersa victime, afin qu’elle pût parler.

M. de Saint-Elme avait sauté à basde son cheval et, la cravache haute, s’était précipité. Jacquessurpris et rudement cinglé, se cacha, hurlant, derrière un troncd’arbre, pendant que son père arrachait délicatement une à une lesépines, coupait les liens et courant à l’une des cases en revenaitavec une bouteille de tafia dont il faisait boire à Lina quelquesgorgées.

À l’ouest du village des noirs, se trouvait unvaste étang. M. de Saint-Elme – son père et songrand-père avaient jadis conquis ce domaine sur les Peaux-Rouges,on nommait encore la cascade qui naissait du lac, la cascade del’Homme-Rouge, en mémoire d’un chef qui y avait été tué – avaitsoigneusement veillé à ce qu’aucun des arbres qui bordaient la rivene fût abattu ; des cèdres, des lauriers, des chênes, despeupliers de Virginie, plusieurs fois centenaires, hauts comme descathédrales, rejoignaient leur épais feuillage au-dessus des eauxnoires et silencieuses, des roseaux gigantesques et des lianes oùse balançaient tout un monde d’oiseaux, d’écureuils et de singes,donnaient à ce coin du domaine, la majesté vierge d’unesolitude.

L’eau de cet étang, où se jouaient despoissons blancs et des saumons, était glaciale ; plusieursnoirs en voulant s’y baigner, s’étaient noyés.

– Allons ! ditM. de Saint-Elme à la mulâtresse, va laver tes blessuresdans l’eau froide, puis tu t’y feras appliquer une compressed’herbe et je te donnerai un beau dollar d’or pour te consoler.

– Oui, moussié, fit-elle, avec un longsoupir et des yeux reconnaissants.

Elle voulut marcher, mais ses pieds gonfléspar les liens trop serrés la trahirent, elle chancela et duts’appuyer contre un tronc d’arbre.

M. de Saint-Elme, qui avait déjàrepris le chemin de l’habitation, revint sur ses pas, il venaitd’avoir l’idée, qu’en interrogeant Lina, confidente de samaîtresse, qui la comblait de caresses et de friandises, ilconnaîtrait peut-être la vérité.

– Attends, dit-il, appuie-toi sur monbras et je te conduirai jusqu’à l’étang.

L’esclave, toute fière de la pitié du maître,ne se le fit pas dire deux fois. Clopin-clopant, soupirant à chaquepas, elle se laissa guider par un sentier tapissé de lichens griset de longues mousses, entre lesquels poussaient çà et là, de groschampignons pourpre et or.

M. de Saint-Elme, à qui toutespionnage répugnait, ne savait de quelle façon commencer soninterrogatoire. Le maître et l’esclave cheminaient entre lesbuissons et, petit à petit, le parfum apaisant et frais de laforêt, le bruit des sources et la fraîcheur profonde de la terrecalmaient ses sens. Sa fureur se changeait en mélancolie. Puis, àcôté de cette enfant qu’il avait méprisée jusqu’alors, il éprouvaitune sensation étrange.

Lina, dont les cheveux étaient parfumés avecdes flacons pris sur la table de toilette de sa maîtresse, donttout le corps svelte et brun comme un cigare de la Havane, étaitencore frissonnant de peur, le regardait avec des yeux noirs etbrillants où la reconnaissance étincelait à travers les larmes.

Il ne pouvait détacher ses regards de sespetits seins couleur de bronze clair, tout couverts de gouttelettesde sang. La toison épaisse des cheveux à grosses boucles noires,cachait le front. La bouche, contractée par un sourire encoredouloureux, paraissait rouge et gonflée comme un fruit.M. de Saint-Elme, sans le vouloir, frôla des hanchesdures et nerveuses.

Lina avait l’instinct de l’amour. Elle sependit plus lourdement au bras qui la soutenait, boita plus bas,poussa de plus profonds soupirs et à un endroit où la mousse étaitplus douce et plus verte, elle fit mine de buter contre une racined’arbre et tomba de son long.

M. de Saint-Elme se précipita pourla relever. Ses mains rencontrèrent les seins dont les pointes seraidissaient. Il trébucha à son tour.

Lina, se retournant comme une couleuvre, luiavait passé ses bras autour du cou et appuyait sur ses lèvres, seslèvres appétissantes et poivrées comme deux piments rouges.

– Ah ! merci, maître,soupira-t-elle, de façon, en cas d’insuccès ou de rebuffade, àlaisser croire qu’elle ne se donnait ainsi que parreconnaissance.

– Bah ! songea-t-il, puisque je suistrompé par ma femme, qu’importe !… C’est déjà une premièrevengeance.

Il se rua à l’assaut de ce jeune corps vibrantdans une furie qui détendit ses nerfs irrités.

Lina souriait, heureuse. L’eau calme del’étang lui avait servi de miroir pour rajuster ses cheveux etlaver ses blessures. Elle voyait son image, brisée par les cerclesélargis des gouttes d’eau tombées de ses cheveux, y répéter lesourire orgueilleux de ses dents blanches.

Elle avait agrafé tant bien que mal soncorsage. Maintenant elle ne boitait plus.

L’exercice violent, auquel elle venait de selivrer avait fait circuler le sang congestionné. Elle marchaitfièrement derrière M. de Saint-Elme, un peu honteux.

Tout à coup, une ombre se dressa devant lui.Il tressaillit en reconnaissant Zémir, dont les grands yeux leregardaient et qui, doucement, presque discrètement, avait suivison maître par le sentier.

Cette présence fut pour lui comme un muetreproche. Il se rappela sa vengeance, le projet qu’il avait eud’interroger Lina et ce qui en avait résulté.

– Écoute, dit-il à la petitemulâtresse : ta maîtresse me trompe. Elle a des hommes, desamants…

– Vous aussi, moussié, répondit-elle avecun sourire de complicité effronté, vous trompez bonnemaîtresse.

– Alors ! c’est vrai qu’elle metrompe ?

– Je l’ai pas dit.

– Si, tu l’as dit.

– Non, moussié.

– Je te ferai fouetter, petitesorcière.

Lina joignit les mains d’un air suppliant etse jeta aux pieds de son maître. Mais elle ne paraissait pasdécidée à parler.

M. de Saint-Elme dont toute lafureur était revenue peut-être parce qu’il était mécontent delui-même, prit l’enfant par les poignets et la serra rudement.

– Si tu ne me dis pas tout, chiennemaudite, je te jette dans l’étang…

Ivre de colère et malgré la résistance de Linail la saisit dans ses bras et courut vers la pièce d’eau. Mais,après quelques pas, il s’arrêta stupéfait. Un éclat de rireretentissant lui fit lever la tête. Il aperçut dans les branchesd’un gros laurier, pris comme dans un filet, sous un lacis delianes aux fleurs roses, son fils Jacques qui le narguait.

– Comment, ricanait-il, tu bats tesesclaves après les avoir caressées ! Ce n’est pas beau ;ta réputation de bon maître en souffrira.

– Tu me paieras cela, petitecanaille.

Égaré par la fureur,M. de Saint-Elme avait pris son revolver.

– Descends au plus vite, s’écria-t-il, ouje tire…

Jacques, sans beaucoup d’épouvante, se laissaglisser le long du tronc et tout en frottant son dos encoreendolori des coups de cravache :

– Ma mère a un amoureux qui est plus beauet moins méchant que toi. Mais tu ne les pinceras pas, car je vaisles avertir de ta venue.

Tout en parlant, il avait fait un bond ets’étant jeté de côté, il disparut bientôt sous le couvert desarbres.

M. de Saint-Elme s’était précipité àsa poursuite sans plus s’occuper de Lina qui s’était enfuie toutdoucement du côté opposé.

Jacques jouait pour ainsi dire à cache-cacheavec son père, le forçant à tourner autour des buissons, tout enl’accablant d’insultantes moqueries.

M. de Saint-Elme avait désarmé sonrevolver, une dernière lueur de raison lui avait fait comprendrequ’il serait capable de tuer ce bâtard qui n’avait rien de communavec lui.

Jacques se laissait approcher, puisbrusquement se dérobait confiant dans son agilité. Mais en faisantun pied de nez, ses jambes s’entortillèrent dans des lianes et ils’étala rudement. M. de Saint-Elme le saisit et sans lelâcher lui administra une dure correction.

– Maintenant, dit-il, un peu soulagé, jene te lâche plus.

– Malheureusement, dit Jacques avec unegrimace, vous avez oublié de courir après Lina. Les oiseaux sontenvolés ; c’est bien fait.

M. de Saint-Elme ne répondit pas unmot ; mais traînant Jacques par l’oreille, il le menajusqu’aux cases des noirs et l’enferma dans une sorte de cave quiavait servi autrefois de cachot aux esclaves récalcitrants. Ilcourut vers sa demeure et arriva à la porte de l’escalier dérobéavant Lina qui avait perdu du temps à faire des détours pour n’êtrepas vue.

L’esclave et le maître se trouvèrent presqueface à face.

– Va-t’en, dit M. de Saint-Elmed’une voix rude. Rien ne peut maintenant sauver ta maîtresse.

Et il la jeta de côté d’une bourrade etfranchit la porte.

Lina ne sachant que faire poussa un criperçant.

À ce moment,Mme de Saint-Elme se fiant à la surveillanceque devait exercer Vénus, sûre que Lina avait trouvé moyen dedétourner l’attention de Jacques, se livrait sans contrainte àtoute l’ardeur de son amour pour Pascalino.

Tous deux, dans la furie de leursembrassements, avaient rejeté leurs vêtements. La table étaitcouverte de bouteilles vides, de verres renversés et de fruits queles amants avaient mordus ensemble.

Mme de Saint-Elme, àcroupetons sur le lit dans la pose d’une bête heureuse et rassasiéecomptait les mille piastres réclamées par Pascalino.

On ne voyait d’elle que la coupole rose de sacroupe énorme et la moisson dénouée de sa lourde chevelure blondeéparse et comme fauchée d’où sortait sa main remplie de piècesd’argent.

Étendu à côté de sa maîtresse, Pascalino avaitnoué ses jambes sèches et poilues comme celles d’un satyre antiqueaux cuisses et aux jambes grasses et roses de sa maîtresse. Sesyeux, allumés par la fièvre de la cupidité, étincelaient d’une bilecouleur d’or.

L’odeur âcre et mêlée des chairs, des fruitset des vins, était rafraîchie par la brise parfumée des forêts quiapportait avec elle la lointaine harmonie des eaux courantes et desfeuillages.

Mme de Saint-Elme, lesyeux mi-clos, les reins encore secoués d’un frisson d’amour,jouissait délicieusement de sa lassitude voluptueuse et du plaisirde compter de l’argent à l’homme qu’elle aimait.

La vieille Vénus qui avait bu le fond desbouteilles de champagne, ronflait d’un sommeil délicieux sur lepalier où sa maîtresse l’avait mise en sentinelle.

M. de Saint-Elme la réveilla d’uncoup de pied au moment même où les deux amants épouvantés du crid’alarme jeté par Lina, se dressaient effarés parmi les piècesd’argent dont le lit était couvert et cherchaient leurs habits,pour se couvrir, au milieu du désordre de la chambre.

M. de Saint-Elme ne leur en donnapas le temps. Silencieux et irrité, il s’avança le revolver aupoing.

Pascalino épouvanté courait autour de lachambre comme une bête fauve, cherchant une issue.

Mme de Saint-Elme, agilecomme une chatte, s’était tapie derrière le lit. Son mari avec unsang-froid terrible avait fait quelques pas vers Pascalino qui, sevoyant pris, se demandait avec désespoir où il avait déposé soncouteau.

– Tuer un homme sans défense,s’écria-t-il, est contraire à la loi des frontières.

– Oui, rugitMme de Saint-Elme, en se dressant furieuse etnue. Un homme sans armes…

– Eh ! qu’importe, ditM. de Saint-Elme en ajustant soigneusement.

– C’est moi la seule coupable !…C’est moi qui l’ai attiré ici. Je le jure.

Et elle se traînait aux pieds de son mari, luienserrant les genoux de ses beaux bras, le noyant du flot de sescheveux.

M. de Saint-Elme comprit que s’il laregardait, que s’il l’écoutait, il était vaincu. Il connaissaittrop le prestige de cette beauté encore toute-puissante sur soncœur. Mais comme beaucoup d’hommes faibles, il connaissait aussi safaiblesse et il en souffrait. Aussi, ce fut avec une rage brutalequ’il se débarrassa de sa femme et qu’il lâcha son premier coup derevolver.

La grande glace de la psyché vola enéclats.

– Signe de mort ! ricanaPascalino.

Pendant le répit que lui avait procuré leslarmes de sa maîtresse, il avait retrouvé son couteau, roulé sonmanteau autour de son bras et, habitué à ces luttes, il s’étaitrapidement baissé. Et maintenant, il se tenait à l’autre bout de lachambre dans une attitude d’arrogant défi…

Un second coup de feu retentit, mais cettefois Mme de Saint-Elme qui s’était jetéeau-devant de Pascalino pour le protéger fut atteinte derrière latête. L’artère carotide était coupée. Des flots de sang se mêlèrentà la merveilleuse chevelure.

Une flaque rouge et fumante s’élargit autourdu cadavre encore rose et crispé, sur le tapis semé de piècesd’argent.

La vue du sang produisit surM. de Saint-Elme un effet terrible. Au hasard, il tiraencore un coup de son arme, puis la jeta sans plus s’occuper dePascalino.

Il se précipita en larmes sur le corps de lamorte, et collant son oreille sur ce beau sein qui déjàs’affaissait.

– À moi ! au secours !criait-il.

Avec un sang-froid extraordinaire, Pascalinomit à profit la douleur de son ennemi. Raflant le sac de piastres,à moitié plein sur le lit, il bondit vers la porte, le poignard auxdents.

Une fois sur le palier du petit escalier, ileut la précaution de fermer derrière lui la porte au verrou. Guidépar Vénus et sa fille qu’il trouva demi-mortes d’inquiétude au basde la poterne, il réussit à regagner le torrent de l’Homme-Rouge,où son cheval l’attendait. Il se dirigea, à toute bride, vers lafrontière.

Quinze jours après, Pascalino, dont les dés etles filles avaient eu vite fait d’épuiser les finances et quisupposait son aventure assez oubliée, se décida à entrer, le soleilcouché, à la Nouvelle-Orléans.

Il s’était coupé les moustaches, avait rabattuson feutre sur ses yeux et renvoyé le pan de son manteau jusque surson épaule.

Il était impossible de lui apercevoir même lebout de son nez.

Ainsi accoutré, il errait comme une âme enpeine, cherchant de tout côté s’il n’apercevait pas quelqu’une desjolies mulâtresses qui lui voulaient du bien, pour sa belle mine etdont la bourse lui demeurerait toujours ouverte.

Il rôda quelque temps autour de la boutiqued’un marchand d’esclaves, nommé Sam Porter qui l’avait quelquefoisemployé dans ses chasses aux noirs marrons.

Pascalino, quand les événements l’ycontraignaient, ne dédaignait pas le métier de chasseurd’esclaves.

Mais il était tard, Sam Porter étaitparti.

Deux noirs grands et robustes, comme Milon leCrotoniate, après avoir figuré en montre toute la journée,fermaient la devanture en sifflotant et se préparaient à allerdormir sans se préoccuper outre mesure d’une vente publiqueannoncée pour le lendemain et où ils devaient figurer en bonneplace.

Pascalino était furieux. Depuis son arrivée iln’avait trouvé personne à qui se renseigner. Il n’avait pas mangédepuis le matin et n’avait pas en poche un seul cent pour payer ladépense de son cheval à l’auberge des faubourgs où il l’avaitremisé en arrivant.

Il ne savait que résoudre, et tout entourmentant, machinalement, comme si le poignet lui eût démangé, lemanche de son couteau, il avait quitté les quartiers luxueux etbien éclairés du centre. Il allait en reniflant l’air, comme unlimier qui prend la piste, le long d’une ruelle puante, bordée dejardins aux clôtures en ruine et de maisonnettes de bois et debriques.

Il dévisageait avec attention tous lespassants.

Malheur à celui qui lui eût semblé riche et debonne mine ! Pascalino l’eût certainement dévalisé. Mais dansla pénombre où luisaient çà et là de fumeux réverbères au pétrole,il ne distinguait que des noirs ou des mulâtres en haillons, quiparaissaient avoir aussi grand besoin d’argent que lui.

Tout à coup, il pressa le pas. Il venait dereconnaître à ne point s’y méprendre, la silhouette obèse etgrotesque de la vieille Vénus.

– Au moins, grommela-t-il, en repassant,mais sans le fermer, son couteau dans la ceinture de son pantalon,je vais avoir des nouvelles.

Si la Léonore est morte du coup, c’est unefortune perdue pour moi. Mais il y a peut-être de l’espoir. Cettevieille peau noire a dû venir ici en ambassade pour s’informer demoi. Cela va bien.

Tout en monologuant, Pascalino avait rejointla vieille qui, d’abord effrayée, se rassura en voyant sourirePascalino.

– Ah ! mon pauvre monsieur,s’écria-t-elle.

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit-ilavidement.

– Vous n’êtes donc pas au courant ?grogna la vieille devenue défiante. Tout le monde ici, même dansles journaux, s’occupe de votre aventure.

– Allons ! dépêche-toi. Raconte…

– Bonne maîtresse est morte… sanglotaVénus, accordant une même larme à la perte de sa fortune et autrépas tragique de Mme de Saint-Elme.

– Tu m’expliqueras cela et je lavengerai.

Pascalino et Vénus étaient arrivés en faced’une grande cabane construite avec de vieux bois de navires, desbriques et de la terre, et recouverte de feuilles de cartongoudronné et de morceaux de tôle.

– Entrons chez moi, fit-elle. Nouspourrons causer sans contrainte.

La maison de Vénus, composée de deux pièces,d’une cuisine et d’autres menues dépendances, était admirablementtenue.

Ce fut une surprise pour Pascalino.

Le sol, carrelé de briques, était couvert denattes fraîches. Trois fauteuils, des guéridons de mahony, unbuffet chargé de cruches et de verres de cristal donnaient à lapremière pièce un air confortable.

Vénus, dans son intérieur, avait singé le luxede Mme de Saint-Elme. Des vases de terrecommune étaient remplis de roses, de mimosas et de magnolias.

Vénus eut un sourire d’orgueil pour son salonet sa bonne humeur entrouvrit une gueule comparable à celle d’unebaleine.

– Mais, reprit-elle, avec une noblecondescendance, grisée par son rôle de maîtresse de maison, vousaccepterez bien quelques rafraîchissements.

– Je n’ai rien pris aujourd’hui, grognaPascalino, avec colère. Te moques-tu de moi, avec tes pots decristal pleins de limonade et de glace ?

– Pardon ? J’ai des saucisses, unpeu de mouton, des bananes et d’autres fruits. Je gardais tout celapour ma fille qui va revenir bien fatiguée du concert… si ellerentre… Je désire qu’elle fasse ce soir la connaissance d’un hommeaimant et riche… Nous n’avons plus d’argent…

– Va d’abord veiller les saucisses,grommela Pascalino. Après, tu parleras de ce que tu voudras.

Resté seul, il avisa une dame-jeanne de tafiatressée de paille, la souleva par les oreilles et se versa unelarge rasade.

Quoique un peu ennuyé de la mort deMme de Saint-Elme, il reprenait courage à labonne odeur des saucisses.

– Bah ! murmura-t-il. Une maîtresseperdue, dix de retrouvées !

Pascalino passait à ses propres yeux pour unvéritable gentilhomme. Il se piquait donc de parler très purementle français et en tant qu’Espagnol il avait retenu avec un soinparticulier tous les proverbes qui couraient dans les tripots etles bars où il fréquentait.

Bientôt le couvert fut mis par Vénus sur unenappe de coton bien blanche.

Toute fière d’avoir un hôte, la vieille avaitfait grandement les choses. Il y avait un carafon de madère, unegrande corbeille d’ananas, de goyaves et de bananes et de petitsgâteaux secs à la vanille, venus d’Angleterre.

Pascalino fit honneur à son hôtesse endévorant comme un jaguar affamé. Il torcha les plats, mit à sec lesflacons, engloutit les fruits et, finalement, si repu que sonestomac faisait bosse sur sa maigre carcasse, il tira de sa pocheun péricarde de buffle plein de tabac de Virginie, un rouleau depaille de maïs et se fit des cigarettes.

La dame-jeanne avait été largement mise àcontribution. Un bol avait été rempli de tafia, d’eau chaude, decassonade et de tranches de citron. Pascalino dégustait à petitscoups son odorante boisson.

Modestement, Vénus tenait tête à son hôte avecune tasse ébréchée et petite mais remplie de tafia pur.

– Maintenant, dit Pascalino, en serenversant voluptueusement sur le dossier de son fauteuil de rotin,nous pouvons causer.

– Vous n’avez pas honte d’être sitranquille, s’écria Vénus avec indignation ! Ah ! ilssont tous les mêmes ! des égoïstes, des cœurs de bois…

– Voyons, fit le bandit, avec un sourirecomplaisant et repu. Que veux-tu que j’y fasse ? La femme quej’aimais est morte. – Ici un air grave avec une inclinaison de têtesolennelle. – Je la pleurerai toute ma vie. – Seconde inclinaison.– Ne l’ai-je pas défendue jusqu’au bout ? Je suis gentilhommeavant tout. Sur cet article, ma conscience est pure et sansreproches.

Pascalino avait mis la main sur son cœur avecun geste digne d’un Casa-Réal ou d’un Medina-Cœli.

Vénus rinça sa vaste mâchoire d’une gorgée detafia, ses yeux demeurés noirs et vifs sous les sourcils blancs,s’humectèrent de larmes.

– Ah ! je sais que vous l’aimiezbien, soupira-t-elle ! La pauvre maîtresse ne vous refusaitjamais d’argent. Elle a gagné bien des piastres pour vous avec lesYankees qui ne lui plaisaient guère…

– Bah ! de simples prêts ! Jelui aurais rendu tout cela si elle n’était pas morte.

– C’est possible…

– C’est certain…

– Oui ! mais dans tout ceci, c’estmoi la victime ; moi et ma fille !… Au lendemain del’enterrement… (Ah ! si vous saviez comme j’ai pleuré) !M. de Saint-Elme nous a vendues sans nulle pitié à SamPorter, le marchand d’esclaves. Cela m’a bien étonnée, car Lina estla seule femme avec qui le maître eût fait des infidélités à saLéonore chérie…

Et Vénus se dressa avec orgueil.

– Bah ! dit Pascalino toutpensif.

– C’est comme je vous le dis.Heureusement que j’avais rendu quelques services à Sam Porter qui atoujours des cargaisons de jolies filles difficiles à placer. Ilm’a permis de me racheter ainsi que ma fille, avec des piastreséconomisées par moi, du vivant de bonne maîtresse.

– Léonore était généreuse, fit gravementPascalino.

– Hélas ! soupira Vénus. Enfin noussommes libres maintenant, ma fille et moi.

J’ai préparé ici, une belle chambre où Linareçoit ses amis. Nous ne serions pas trop malheureuses si elle nedépensait pas tout en toilettes et en brimborions venus de France…des pots de pommade, des peignes, des bijoux…

– Une ruine… Il faudrait à Lina un amantsérieux qui l’empêchât de faire des bêtises.

La vieille Vénus tressaillit et ne réponditrien à cette avance directe. Elle eut l’air de ne pas comprendre,et pour changer la conversation :

– Vous savez que le petit Jacques, cetenfant qui avait tant d’esprit, a été envoyé en France par sonpère. Beaucoup de noirs de la plantation ont été vendus.M. de Saint-Elme est devenu aussi méchant qu’il étaitbon.

– Il a de la chance que je ne lerencontre pas…

– C’est plutôt vous qui avez de lachance.

– Et pourquoi ?

– Dame ! votre signalement est dansles journaux ; M. de Saint-Elme est l’ami de tousles juges ; il y a une prime de cinq cents piastres pour quivous livrera… M. de Saint-Elme est tellement populairedans la Louisiane que, si vous étiez pris quelque part, la loi dubonhomme Lynch serait appliquée à votre noble personne.

Pascalino, épouvanté, se leva en proie auxaffres de la peur. Mais il se rassit bientôt, ses idées venant deprendre un autre cours.

– Alors, dit-il, simulant de son mieux lacolère, c’est parce que tu comptes toucher la prime en me livrantque tu prodigues ton tafia !… Et moi qui croyais dormir icicomme sous un toit ami !…

– Vous avez tort de m’insulter, bégayaVénus toute tremblante…

– Eh ! les noirs sont toujourspareils… des traîtres. Tu en as trop dit, vieille gaupe !

– Je te vaux bien, malgré tes airsfanfarons. Tout le monde sait que tu as du sang de Peau-Rouge dansles veines. Maîtresse était folle de prêter son beau corps blanc àun vieux maquereau métis comme toi. Elle t’aurait vite chassé deson lit et de sa maison si je lui avais appris que tu n’étais autrequ’un fils d’esclave…

Pascalino à cette injure devint blême. Aprèsavoir cherché un prétexte de querelle vague, il se trouvaitsérieusement insulté. D’un coup de pied, il renversa la table etmarcha vers la vieille en brandissant un couteau. Mais Vénus avaitfortement saisi son stylet à manche noir.

– Il est empoisonné, cria-t-elle. Tu nevivras pas deux heures après que je t’aurai piqué…

– Je me moque de toi et de tonstylet.

Pascalino avait pris une lourde chaised’acajou et frappait à tour de bras sur Vénus, abritée sous unguéridon comme une tortue sous sa carapace.

De cet asile, elle pointait son stylet aigu etbrillant comme le dard d’un scorpion.

Mais Pascalino qui supposait à la vieille deséconomies, tapait de toutes ses forces. Les hurlements d’effroi etles cris d’appel de Vénus ne trouvaient aucun écho.

Dans ce quartier de mulâtres et de nègresaffranchis, de pareilles bagarres étaient fréquentes.

Pascalino, atteint de plusieurs coups destylet, était fou furieux. Le guéridon qui servait de bouclier àVénus avait volé en éclats ; le pied de la chaise d’acajouavait fracassé l’épaule de la vieille et Pascalino qui lui broyaitla main sous le talon de ses bottes, allait sans doute l’achever,lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

Lina en chapeau à plumes, en robe de soiejaune à crinoline, se précipita au secours de sa mère, suivie dedeux ou trois noirs qui habitaient les cases voisines.

Ivre et furieux, Pascalino se retourna versles assaillants. Lina qui criait désespérément au secours ! aufeu ! à l’assassin ! eut le nez broyé d’un coup dechaise.

– On défigure ma fille ! beuglaVénus. Comment, maintenant, soutiendra-t-elle sa mère, sa pauvremère, si elle devient laide ! Aucun monsieur blanc ne voudraplus d’elle !

La vieille, exaspérée, mordit la jambe dePascalino, si cruellement qu’il lâcha la chaise dont les noirss’emparèrent immédiatement.

Il écumait de rage. Il avait tiré son couteauet frappait au hasard devant lui cherchant à gagner la porte.

Dans la bagarre, Lina eut la joue coupée d’uneestafilade qui partait de l’oreille pour rejoindre le coin de labouche. Son visage n’était plus qu’un large rire sanglant.

– Elle sera jolie ta Lina, ricanaPascalino. Les portefaix noirs des quais ne voudront même pasd’elle pour les sales travaux de la débauche !… Pourtant ilsne pourront se plaindre de ce que sa bouche soit trop petite.Ah ! je la lui ai bien agrandie…

Au même moment, le bâton d’un des noirs fitvoler le couteau et Pascalino, la cuisse traversée d’un coup destylet, glissa dans le sang et tomba.

Les noirs se jetèrent sur lui, le bourrant decoups de poing, le serrant à la gorge jusqu’à l’étouffer.

La vieille Vénus essuya son stylet pour luicrever les yeux. Déjà il râlait, les yeux blancs de souffrance etde peur presque jaillis des orbites. Lina intervint.

Sa poitrine et son visage étaient rouges desang. Le sang ruisselait en gouttelettes et en filets qui formaientsur la belle toilette de soie jaune d’imprévues broderiesécarlates.

Ses mains brunes et nerveuses comme cellesd’une guenon retinrent le bras de sa mère prête à frapper.

– Mama, supplia-t-elle ! Il ne fautpas le tuer. Souviens-toi que c’était l’homme qu’aimait pauvremaîtresse.

– Je veux tuer ce chien de métis,vociféra la vieille. Il mourra !…

– Oui, crièrent les noirs. Il faut letuer.

Et le poing de l’un d’eux s’abattit sur lapoitrine de Pascalino qui résonna sourdement pendant qu’un filet desang lui empourprait le coin des lèvres.

Mais Lina s’était avancée résolument.

– Allons, dit-elle avec autorité auxnoirs, voulez-vous donc vous mettre une affaire sur les bras ?Laissez-le aller. Cette bonne correction suffit… Il s’ensouviendra.

– Grâce ! grâce ! soupiraPascalino.

Les noirs indécis le lâchèrent un instant.Profitant de cette hésitation, Pascalino s’élança vers la porte ets’enfuit en boitant, tel un taureau mal assommé, échappé au mailletsanglant du boucher, beuglant et titubant s’enfuit desabattoirs.

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