L’Esclave amoureuse

Chapitre 4

 

Tom Dixon avait à peine dix-neuf ans, mais sonvisage osseux et allongé, au front très haut, à la mâchoirefortement proéminente ne permettait pas de lui assigner un âgequelconque. Encore imberbe il avait déjà des rides et quelquescheveux gris. Ses yeux mornes, d’un bleu de glace, annonçaient unepersévérance et une force de volonté effrayantes.

Toujours vêtu d’une redingote noire râpée, siétroite qu’elle accusait nettement le dessin squelettique desépaules, le jeu des clavicules et la cage des côtes, il parlaitrarement. Presque toute la journée, installé dans le meilleurfauteuil de Vénus, il lisait des livres de mathématiques et dechimie, les lèvres amincies et les sourcils froncés parl’attention. Tom était un enfant trouvé. Tour à tour garçon de bar,employé dans une entreprise de vidange, teneur de livres d’unmarchand d’esclaves et domestique d’un gamblerou joueur deprofession, il n’avait jamais cessé, au cours de ses avatars, demener la conduite la plus exemplaire, économisant sans cesse demenues sommes avec lesquelles il s’achetait des livres. Suivant lescours gratuits, il avait commencé par entasser dans son esprit unefoule de connaissances disparates. Puis le désir s’était précisé enlui de devenir un grand savant et il tendait à son but avec lapatiente lenteur d’un homme sûr de l’atteindre. D’ailleurs, iln’était gêné par aucun préjugé dans sa marche têtue vers letriomphe.

Sans la plus légère hésitation il était devenul’amant de la hideuse Vénus. À la suite d’un marché minutieusementdébattu, il devait passer, chaque soir, un certain temps aux côtésde l’antique sorcière étalée au milieu de son lit comme un paquetd’entrailles sur un fumier ; il s’acquittait de cette fonctionavec le même zèle ponctuel qu’un employé met à se rendre à sonbureau.

En revanche, Vénus, grâce aux gains de safille, le nourrissait et lui remettait chaque jour une petite sommepour son entretien et pour ses livres. Dans ses jours degaillardise, la vieille pouvait obtenir un supplément de caresses,moyennant des primes convenues d’avance et proportionnées au labeurfourni.

M. Tom, comme l’appelaientrespectueusement les noirs du voisinage, était d’ailleurs des plusfaciles à vivre ; ne riant jamais, ne se fâchant jamais, ilrésolvait toutes les questions par un oui ou par un non – ou par unchiffre. Voulait-on lui parler, essayait-on d’insister, il tiraitsa montre, mettait son chapeau et s’en allait. L’insulte et laflatterie le trouvaient également indifférent ; l’une etl’autre lui faisaient perdre du temps, et voilà tout.

Vénus le regardait comme un homme terrible etl’adorait de toute sa vieille âme d’esclave et de femelle.

Dans les rues, le soir, M. Tom nes’approchait jamais des rassemblements. S’il y avait quelquebataille, il s’éloignait tranquillement sans même hausser lesépaules. Il était d’une force herculéenne ; lui barrait-on lepassage, il donnait des coups de poing – plus rarement des coups decouteau, et passait.

C’était dans la maison de la vieille négresseune puissance silencieuse et terrible, d’une loyauté affreuse,d’une impassibilité fatale. Il ne buvait que de l’eau, mangeait cequ’on lui servait et n’avait pas d’autre maîtresse que Vénus.

Lina avait une véritable terreur de cet hommetoujours penché sur ses livres et qui disparaissait polimentlorsqu’elle ramenait quelque galant au logis.

– Ma mère, dit-elle un jour, j’ai peur deM. Tom ; on lit dans son regard qu’il nous vendraittoutes les deux s’il le pouvait, sans même y attacherd’importance.

– Je t’assure qu’il est très bon… Il m’adonné sa parole, une fois, de me prendre pour sa cuisine, ou salingerie, quand il sera milliardaire – il est siintelligent !

– Il me fait peur ; il a le regardfascinateur du serpent.

– Tais-toi ; il faut une femme quiconnaisse la vie aussi bien que moi pour le comprendre. Il est sihonnête ! Croirais-tu ? – et Vénus devint rouge (ouplutôt grise) de plaisir – qu’il marque sur un livre toutes lespetites sommes que je lui donne ? Il m’a promis de me lesrendre, avec intérêts composés, à dix du cent, sitôt qu’il n’enaura plus besoin pour lui-même. Cela me fera quelques économiespour quand je serai vieille.

– Tu as toujours été une vieille coureuseet une vieille folle !

– Petite catin, tu pourrais au moinsrespecter ta mère ! Rappelle-toi ce que te disaitM. l’aumônier de l’« Homme-Rouge » :

Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement.

Lina ne trouvait rien à répondre, et se jetaitdans les bras de Vénus qui, tout attendrie, la récompensait de sonrespect filial en lui faisant boire un verre de tafia de la grappeblanche, liqueur parfumée, du vrai sucre d’or, vieux de vingt ans,et dont elle gardait jalousement quelques bouteilles.

La brusque arrivée deM. de Saint-Elme jeta le désarroi dans ce paisibleintérieur. Aux attentions et au respect que lui témoigna toutd’abord Vénus, M. Tom éprouva un étonnement qui étaitpeut-être déjà de la jalousie. Le créole s’était plaint, dès sonarrivée, de violents maux de tête ; il frissonnait, son visages’injectait de sang, ses yeux larmoyaient, et il réclamaitcontinuellement à boire.

Toute la journée, dans sa chambre parée decoquillages, de bouquets de plumes et de vases en verre colorié,Lina le soignait. Il se plaignait de grandes douleurs dansl’estomac, et ne répondait plus qu’avec lenteur.

Vénus aidait sa fille, apportant sans cessedes citronnades et de la glace.

Ce jour-là, les repas de M. Tom ne furentpas servis à l’heure ; il fut négligé, et aux instants prévusde leurs ébats accoutumés, Vénus n’honora ses efforts que decaresses distraites.

Trois jours s’écoulèrent. M. Tom n’avaitpas ouvert la bouche et n’avait fait aucune question.

Le quatrième jour, l’état du malade s’étaitaggravé ; ses vomissements étaient noirs et fréquents, sonvisage devenait jaune. Lina sortit et revint avec un médecin.

Le Dr Jérémy Balfrog, dit aussi Joli-Bois,s’appelait de son vrai nom Joseph Lebidois ; autrefois clercde notaire à Lyon, il avait volé à son patron une somme de quinzecents francs qui lui avait été tout juste nécessaire pour passer enAmérique, où la misère lui avait fait amèrement regretter sonindélicatesse. Après quelques années de dèche noire et demendicité, il s’était heureusement ressaisi. Son talentcalligraphique, estimé jadis de tous les saute-ruisseau de laCroix-Rousse, lui avait permis de se décerner à lui-même, surparchemin, une série de diplômes médicaux, chirurgicaux etpharmaceutiques, qui tous portaient le timbre des plus fameusesuniversités de France – grâce à des bouchons de champagnesoigneusement découpés.

Un vieil habit noir, une canne à pomme d’or etle Manuel de Raspail avaient décidé de son succès ; une tantequ’il possédait aux environs de Mâcon et qui lui expédiait chaqueannée quelques barriques d’un petit bourgogne assez agréable, mitle sceau à sa réputation.

Joseph Lebidois comprit bien vite l’avantagequ’il y avait à s’appeler Jérémy Balfrog pour les Yankees, etJoli-Bois pour les créoles français ; à ceux qui s’étonnaient,il expliquait qu’il était d’origine canadienne, né d’un pèrefrançais et d’une mère anglaise, et tout le monde était content –même les malades qu’il guérissait plus souvent qu’un autre.

Pour cela, il avait trouvé un secretmerveilleux. Quelle que fût la maladie, il administrait toujours decopieuses doses de laudanum, qui réduisaient au sommeil et ausilence les plus récalcitrants ; il ne sortait jamais sans unflacon de ce précieux produit, qu’il regardait comme une panacéeuniverselle. Il était aussi fort partisan du camphre – véritablebienfait de la Providence, disait-il, et que Dieu avait dû sansdoute créer tout exprès pour calmer les sens surexcités des noirset des mulâtres.

Au début de sa carrière, le docteur avaitéprouvé quelques déconvenues dans le recouvrement de seshonoraires ; mais il avait bien vite pris son parti en hommepratique : il s’était habitué à se faire payer d’avance ;pourtant il était charitable, il ne refusait jamais le secours desa science aux noirs les plus misérables, surtout quand ilspouvaient se recommander de M. Bonbon.

Ce personnage historique, un peu receleur àses moments perdus, était l’ami intime des foules degamblers, de rôdeurs de frontières, de dévaliseurs, et ilavait souvent à proposer au docteur des affaires avantageuses quecelui-ci, charmé de la législation libérale des États de l’Union,s’empressait d’accepter, non sans songer, avec un frisson devolupté narquoise, aux nombreuses condamnations qu’il eût encouruesdans les pays arriérés de la vieille Europe.

En arrivant chez Vénus, le docteur se fitdonner deux piastres, et après avoir jeté un regard sur le maladesans l’approcher, il partit très vite en recommandant simplement delui faire prendre quinze gouttes de laudanum, et des boissonsrafraîchissantes.

– Je reviendrai demain, déclara-t-ilgravement, le salut du malade est entre les mains de la nature.

Le docteur était coiffé d’un chapeau noir àlarges bords. Avec sa face entièrement rasée, ses cheveuxflottants, un peu bouclés, et son nez enluminé par le bourgogne, ilne ressemblait pas mal à un chansonnier du Caveau. Ses succès luiavaient donné un certain air de sincérité qui lui allait bien, etil avait adopté l’habitude de le prendre de très haut avec toutessortes de personnes.

Aussi éprouva-t-il une certaine surpriselorsqu’en redescendant il se trouva face à face avec M. Tomqui lui barrait le passage d’un air tranquille.

– Qu’est-ce qu’il a, le créole d’enhaut ? demanda-t-il impérieusement.

Le docteur ne répondit pas. Alors M. Tomfit mine de le prendre à la gorge. Joli-Bois sortit doucement de sapoche un revolver de calibre, qui servait sans doute de contrepoidsà la fiole de laudanum.

– Laissez-moi donc passer,imbécile ! dit-il avec un sourire bienveillant, d’où l’ironien’était pas exempte. Mon honorable client, « le créole d’enhaut », comme vous l’appelez, a la fièvre jaune : etselon toute vraisemblance, vous l’aurez vous-même d’ici peu dejours.

Et il ajouta, tandis que M. Tom leregardait en fronçant les sourcils, avec une attentionsuraiguë :

– Cette affection est en ce moment àl’état endémique dans toute la ville. Les premières chaleursdonnent une grande extension au fléau.

– Mais vous ?

– D’abord je suis médecin ; ledevoir professionnel avant tout ! Puis j’ai déjà eu laditefièvre jaune et comme vous l’avez peut-être entendu dire, je suisindemne !…

– Mais moi, je ne l’ai jamaiseue !

– Alors, mon cher ami, vous l’aurez. Onn’y échappe guère, dans une ville construite d’une façon aussicontraire aux lois de la véritable hygiène.

Tout en parlant, le docteur s’était glissédehors, laissant M. Tom de très méchante humeur, interpellerVénus et Lina, qui avaient laissé le malade un peu plus calme, etdescendaient pour dîner.

– Vous savez… votre créole a la fièvrejaune ; il faut qu’il s’en aille, et tout de suite… ou bienc’est moi qui m’en irai ! dit-il avec une glacialebrutalité.

– Non ! je t’en supplie ! fitVénus en sanglotant.

– Moi, j’ai déjà eu la maladie !s’écria joyeusement Lina.

Les deux femmes poussaient des cris, et Vénusembrassait, en pleurant, les mains de M. Tom.

– Arrière ! fit-il, vieillesorcière ! tu es peut-être déjà infectée !… Ce créolea-t-il de l’argent ?

– Oui, dit étourdiment Vénus. J’ai trouvésur lui trois billets de cent dollars, cinq ou six aigles d’or etune poignée de piastres.

– Tout cela devrait nous revenir, dedroit, pour notre peine de l’avoir soigné. Mais laissons-lui centdollars avec la menue monnaie ; cette somme sera employée àindemniser l’économat de l’hôpital, où il va être portéimmédiatement ; – et il ajouta, sur un ton decommandement : prends deux piastres, Lina, et va chercher desinfirmiers et un brancard !

– Dépêche-toi ! cria la mère… Moi jen’ai pas eu la fièvre jaune ; je n’ai pas envie del’avoir.

– C’est bon ! répliqua Lina, j’yvais ; mais puisque tu as assez peu de cœur pour laissermourir ton ancien maître à l’hôpital, j’irai l’y soigner. Nousverrons comment vous vivrez sans l’argent de mesmessieurs !

– Petite rouleuse ! cria Vénus d’unton aigre. Voilà bien l’ingratitude des enfants ! Ehbien ! tu peux t’en aller, espèce d’égoïste !

– C’est ce que je vais faire.

– Ça m’est égal. Il y a la petite Cocottequi n’a ni robe ni domicile ; je l’adopterai à ta place. Elleest plus fraîche que toi, et n’a pas de cicatrices sur la figure.C’est une bonne petite fille ; je parie qu’avec mes conseils,elle gagnera de l’or.

– Très probable… grommela M. Tom,qui avait repris toute sa froideur.

Vénus, qui ne voulait pas pousser les choses àl’extrême, s’avança vers sa fille, les bras ouverts. Sous sa bellerobe jaune, sa croupe frissonnait, volumineuse et vague, comme deuxvessies de suif. Un sourire maternel faisait rayonner ses traitssafranés, telle une illumination chez un marchand de paind’épice.

– Allons ! embrasse ta pauvre mama,et va vite chercher des brancardiers à l’hôpital, mon trésorchéri !

Lina embrassa distraitement sa mère, et sortiten claquant la porte d’un air farouche, non sans avoir jeté unregard plein de haine à M. Tom. La vieille sourit de ce départun peu rageur ; elle croyait avoir suffisamment effrayé safille, en la menaçant d’adopter à sa place la petite Cocotte.M. Tom s’était remis péniblement à sa lecture et traduisait,en suant sang et eau, un livre français signé Charles Cros, danslequel il devait puiser plus tard ses meilleures inspirations.

Au bout d’une demi-heure, quatre noirs quipassaient, à moitié ivres, malgré l’heure matinale, se présentèrentbruyamment, porteurs d’une sorte de civière, et réclamèrent àgrands cris M. de Saint-Elme. Ils montèrent en sifflantjusqu’à la chambre du moribond, qu’ils empoignèrent, roulèrent dansune couverture, et descendirent en bas, malgré ses faiblescris.

La peau jaune, déjà marbrée de taches, lesyeux vitreux et vagues, la bouche douloureusement crispée, lemalheureux faisait peine à voir. Il tremblotait et jetait autour delui des regards éperdus et suppliants.

– Allons ! répétaient les noirs, àqui Vénus avait versé une rasade de tafia, en leur recommandant sonancien maître. N’aie pas peu… fiève jaune… fiève jaune… nous menertoi à l’hôpital, où toi que vas mouri bien tranquille… Vite,mousié ! n’aie pas peu !…

M. de Saint-Elme, en proie auxaffres de la mort, écoutait et regardait avec horreur. Lessensations de la vie extérieure devenaient pour lui lointaines etsourdes, comme à travers un mauvais songe ; puis tout à coupil percevait certains détails, avec une acuité aiguë.

D’abord le pas cadencé des noirs quil’emportaient en sifflotant le berça douloureusement, à travers leslongues ruelles, bordées de palissades, de masures et dejardins.

– Fièvre jaune !… criaient, deminute en minute, les porteurs, qui rasaient les murs, suivant lamince ligne d’ombre qui leur donnait un peu d’abri contre lachaleur.

À ces cris terribles, les portes se fermaient,les mères faisaient rentrer leurs enfants ; les gens sesauvaient effarés, et les noirs souriaient silencieusement, un peufiers d’inspirer tant de crainte, et sûrs de n’avoir rien eux-mêmesà redouter, puisque tous avaient été atteints et guéris du terriblemal. L’hôpital et les pompes funèbres n’employaient que des gensdéjà vaccinés. C’est une profession que d’avoir déjà eu la fièvrejaune.

Avec la lucidité intermittente des malades,M. de Saint-Elme, couché sur le dos et en apparenceinerte, voyait le ciel comme recouvert d’une taie blanchâtre ;plus loin, il lui apparaissait jaune et fumeux comme les vapeurssulfureuses qui s’échappent des hauts fourneaux. La ville, lefleuve et les rives marécageuses semblaient fuir et se rissoler,comme sous la gueule ardente d’un brasier ; des vapeursmontaient du bord de l’eau, comme si le feu du centre de la terreeût fait bouillir les vases épaissies de la pourriture des animauxet des plantes.

Il fit un effort pour se tourner du côtédroit, baissa les yeux et regarda la terre. Les pavés semblaientfumer ; les rues désertes ne montraient que des portes voiléesde crêpe ou quelques cadavres, figés par la mort dans une posegrotesque, la face barbouillée de taches noirâtres. Plus loin, ilvit des noirs, embarquer dans un fourgon le cadavre d’une mère etde ses trois enfants, tous vêtus d’une simple chemise. Le cocher duchar funèbre, dont la figure était invisible sous un chapeau depaille à larges bords, s’arrêtait presque à toutes les portes, etdes bouffées d’une affreuse pestilence accompagnaient le cortège,dont une cloche, sonnée à tour de bras par un gros mulâtre jovial,signalait à tous la présence.

À quelques pas de là,M. de Saint-Elme se trouva brusquement déposé sur lachaussée. Ses porteurs s’étaient rués vers un énorme Yankee quigigotait sur le sol, en proie aux premières atteintes du mal, etl’avaient prestement dépouillé de sa montre et de son argent depoche.

M. de Saint-Elme reconnut son amiGrowlson ; il eût bien voulu lui porter secours, mais il étaitsi faible que sa voix s’arrêtait dans sa gorge et qu’il luisemblait impossible de remuer un membre sans une douleur aiguë. Ildut se résigner à voir le Yankee dévalisé et rudement secoué parles noirs.

Tout à coup, la scène changea d’aspect. Lavieille Irlandaise que soutenait par-dessous les bras ses deuxnièces Polly et Jemmy, apparut au détour d’une ruelle ;M. Bonbon les suivait de près en les traitant devoleuses : il n’avait pas eu la part convenue dans lesdépouilles de Growlson et se montrait furieux ; les quatrenoirs prirent fait et cause pour M. Bonbon, qu’ilsconnaissaient de longue date. Il s’ensuivit une scène atroced’imprécations. M. de Saint-Elme se sentait mourir,abandonné sous les rayons d’un soleil dévorant ; la vieilleIrlandaise, laissée par ses nièces, la dernière dans le ruisseau,dans la chaleur de la discussion hoquetait et grelottait defièvre.

Tout finit par s’arranger. Jemmy et Pollyrestituèrent à M. Bonbon une partie des fonds de Growlson, quifut déposé à l’ombre, tout près de la tante. Les noirs, alléchéspar les promesses de M. Bonbon, promirent de revenir chercherles deux moribonds, sitôt que M. de Saint-Elme seraitdéposé en lieu sûr.

Le cortège reprit sa marche, augmenté deM. Bonbon, qui donnait les bras aux deux Irlandaises.

M. de Saint-Elme s’était assoupi.Quand il s’éveilla, il se trouva couché sur une paillasse defeuilles de maïs, dans un immense hangar où cinq à six centsmoribonds râlaient, mouraient ou somnolaient.

Un grand noir, nommé William, promu au graded’infirmier en chef, et fier de ses connaissances en médecine,assommait à coups de poing ou étouffait sous leurs oreillers lesmalades incurables ou mal vêtus. De cette manière, il renouvelaittous les jours d’une façon régulière, le total de ses pourboires,encore augmenté des dépouilles des morts.

– Il faut agir humainement, disait-il.Ceux que le docteur condamne, je les finis pour faire place àd’autres qui peuvent guérir. Ça me fait de la peinequelquefois ; mais il faut être un homme avant tout. C’estdans leur intérêt : pourquoi faire souffrir les gensinutilement ?

Les théories de William étaient empreintes detant de logique et de sensibilité, que ses deux aides, un mulâtreet un Irlandais, en exagéraient à plaisir la réalisation rapide. Lepersonnel de la salle se trouvait quelquefois renouvelé deux foispar jour.

Quand M. de Saint-Elme ouvrit lesyeux, William pesait de tout son poids sur l’oreiller dont il avaitcouvert la face d’une vieille dame irrémédiablementcondamnée ; la victime s’agitait avec l’énergie du désespoir.La couverture de laine et les draps s’étaient envolés, laissantvoir deux jambes maigres et velues, qui se débattaient avec uneforce incroyable.

Le spectacle épouvanta tellementM. de Saint-Elme qu’il trouva la force de se retourner del’autre côté. Il sourit : au chevet de son lit se trouvaitLina, en grande conversation avec M. Joli-Bois. Le rusédocteur, officiellement engagé à l’hôpital depuis l’épidémie,connaissait M. de Saint-Elme de nom et de réputation. Ilavait tout de suite flairé une bonne affaire.

Il posa une foule de questions à Lina, et à lasuite de leur entretien, il fut décidé que la petite mulâtressedemeurerait à l’hôpital en qualité d’infirmière, qu’elle veilleraitd’une façon toute spéciale son ancien maître, que le docteurconservait un vague espoir de sauver. William reçut l’ordre formelde n’approcher du malade sous aucun prétexte.

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