L’Esclave amoureuse

Chapitre 6

 

Un luxueux déjeuner servi à la françaiseattendait M. de Saint-Elme dans un retrait ombreux desjardins du célèbre restaurant Messonnier.

Un saumon accommodé aux groseilles, destranches de venaison, un jambon d’ours, des fruits de toute beautéet d’excellents vins dans des seaux remplis de glace égayaient unenappe étincelante de blancheur et reluisante de cristaux etd’argenterie.

M. de Saint-Elme, que ses emplettesavaient occupé toute la matinée, n’avait pas oublié d’acheter pourLina une belle chaîne d’or. Dans sa joie, il avait complété laparure de bracelets, de boucles d’oreilles et d’un grand peigne deperles, qu’il jugeait devoir être d’un effet merveilleux parmi lescheveux bleus de sa petite amie.

Midi sonna, Lina n’arrivait pas.M. de Saint-Elme, qui était venu content et sûr de lui,devint triste et nerveux. Il n’avait plus faim. Sous l’ardeur dugrand soleil, la glace avait fondu autour des bouteilles intactes.Des essaims de moucherons tourbillonnaient autour des viandes.

– Cette petite vipère m’a déjà lâché,s’écria-t-il. Moi qui voulais la rendre si heureuse !Bah ! J’achèterai une autre ou deux ou trois autresmulâtresses. Il ne faut prendre de ces animaux-là que le plaisir deleur peau et de leurs nerfs frétillants.

Qu’elle aille au diable ! Elle auraretrouvé quelque mulâtre aux pieds plats et à la poignebrutale !

Il ne pensait pas un mot de ces grossièretés.Comme un véritable enfant, il se jouait à lui-même la comédie del’indifférence. Il commença à manger et à boire d’un airdétaché.

Mais les morceaux s’arrêtaient dans sa gorgeet les crus les plus fameux lui paraissaient éventés.

Il but beaucoup pour prendre patience et ilétait deux heures qu’il murmurait encore en mâchonnant soncigare.

– Quelle petite sotte !… Je vaisl’attendre encore un peu… Elle ne se rend pas compte de l’heure…J’aurais dû lui acheter une montre…

À deux heures et demie il n’y put plus tenir.Sans se soucier de Vulcain et du cocher noir qui attendaient enface du restaurant avec un superbe landau, protégé par une tente desoie et attelé de deux chevaux anglais.

Sans savoir où il allait, il se lança àtravers les rues. Il erra le long du port, sur les levées, puis,tout à coup, il eut l’idée que Lina serait peut-être retournée àl’hôpital pour quelques raisons qu’il ne s’expliquait pas. Il sedirigeait donc de ce côté, lorsqu’il eut la chance de rencontrer ledocteur Joli-Bois qui revenait de faire sa visite et regagnaitmajestueusement son domicile à l’ombre d’un grand parasol vert, lesourire sur les lèvres et, comme dit Sterne, le nez à l’Ouest.

Le docteur fut frappé de l’air consterné deson client.

– Eh bien ! Quoi donc ? luidit-il amicalement. Faciès congestionné… mouvements fébriles.Mauvais symptômes  Voyons ! qu’y a-t-il ?

Vous alliez sans doute, à l’hôpital pour mevoir ? Puis quelle imprudence ! Sortir sans parasol, parun tel soleil ! Au moins mettez-vous à l’abri avec moi.

M. de Saint-Elme, tout aise derencontrer un confident, s’appuya sur le bras du docteur.

– Savez-vous ce qu’est devenue la petiteLina ? demanda-t-il sans préambule.

– Je vois où le bât vous blesse. Vousêtes amoureux…

– Moi ! pas du tout, la simplereconnaissance…

– J’y suis. Vous n’avez pour lamulâtresse qu’un pur et platonique sentiment, mais qui pourra,peut-être, se changer en une ardeur plus vive. Eh bien !rassurez-vous. Je me charge de la retrouver.

« Allez m’attendre tranquillement aurestaurant Messonnier et d’ici une heure je vous laramène. »

Le temps parut long àM. de Saint-Elme. Pourtant l’absence du docteur ne duraguère plus d’une demi-heure. Quand il revint, il paraissaitembarrassé et mécontent.

– En voilà bien d’une autre,s’écria-t-il. Vous ne devinerez jamais ce qui s’estproduit !

– Mon Dieu ! Je pressens bienquelque malheur.

– Rassurez-vous et soyez un peu pluspatient. En vous quittant, j’ai pris une voiture et suis allé toutdroit chez M. Bonbon le nègre, dont l’établissement est unvrai bureau de renseignements. Je ne sais comment il s’y prend,mais il est au courant de tout ce qui se passe. D’ailleurs,l’histoire de Lina a fait beaucoup de bruit en ville et leshistoires du même genre sont fréquentes depuis la fin del’épidémie.

– Au fait, docteur, au fait ! Vousvoyez bien que je bous d’impatience.

– Lina était à peine sortie de l’hôpitalce matin, qu’elle a été appréhendée par un drôle, nommé Dixon, undangereux coquin qui est au service de Sam Porter, marchandd’esclaves. La petite a poussé de hauts cris et a appelé la policeà son aide. Sam Porter a alors exhibé un acte de vente parfaitementen règle, par lequel vous lui cédiez vous-même Lina et sa mèreVénus.

– Mais c’est une infamie monstrueuse.Lina et sa mère se sont rachetées avec leurs économies.

– Parfaitement, mais ce que vous ne savezpas, c’est qu’à la faveur de l’épidémie, plusieurs bandits, entreautres un métis nommé Pascalino, ont réussi à rentrer au service del’administration et ont détruit ou brûlé quantité d’actesd’affranchissements. Beaucoup de pauvres noirs, croyant êtredevenus libres, ont été saisis par Sam Porter et son âme damnée, leYankee Dixon. Ce drôle a même eu le cynisme de conduire chez lemarchand d’esclaves la vieille Vénus dont il était l’amant. On neparle que de cela en ville. Beaucoup de gens disent que l’ondevrait poursuivre Sam Porter ; mais beaucoup d’autres nevoient là qu’une peccadille et trouvent le marchand d’ébène un forthabile homme. On dit que sa combinaison lui a rapporté plus de centmille piastres.

– Quelle honte pour l’Amérique que depareilles mœurs !

– Que comptez-vous faire ?

– Parbleu ! racheter Lina, etensuite…

M. de Saint-Elme avait fait le gestede prendre son revolver.

– Diable ! Pas d’imprudence, s’écriavivement le docteur. N’allez pas tuer Sam Porter, cela vouscauserait une foule de désagréments. Il est riche etinfluent ; il est même question de lui pour les prochainesélections.

– Je n’en veux pas à Sam Porter, c’est unvil coquin que je connais de longue date, mais je considère commeun vrai devoir pour moi d’abattre Pascalino, comme on abat unanimal venimeux.

– Pour cela, je n’y vois pas grandinconvénient ; seulement, il doit être loin d’ici en cemoment, peut-être au Mexique ou en Floride.

– Ne venez-vous pas de me dire qu’ilvenait d’entrer dans l’administration ?

– Oui, mais ce que je ne vous ai pas dit,c’est qu’il a disparu depuis trois jours, en volant cinq centsdollars au marchand d’esclaves et en lui enlevant une de ses plusjolies quarteronnes, une fille de seize ans, qu’il avait payéecher.

– Comment Sam Porter ne l’a-t-il pas faitpoursuivre ?

– Il s’en est bien gardé ; ladisparition du principal coupable, dans l’affaire de faux enécritures, le met fort à l’aise. Il jure ses grands dieux que sabonne foi a été surprise et comme il a eu soin de faire vendre dansle Nord les noirs qu’il s’était procurés sans bourse délier,personne ne réclame. Il est probable que l’affaire seraétouffée.

Pendant que le docteur donnait cesexplications, M. de Saint-Elme et lui avaient pris placedans le landau, à côté de Vulcain, endimanché et solennel, etbientôt ils mirent pied à terre en face de la boutique de SamPorter.

C’était une longue pièce puante et sale. En yentrant, M. de Saint-Elme eut un haut-le-cœur ;l’odeur fade des transpirations le prit à la gorge. Assis sur desbancs, ou étalés sur le plancher, une trentaine de noirs de toutâge et de tout sexe achevaient de vider gloutonnement les gamellesde maïs cuit à l’eau et de bananes dont les pelures couleur d’orjonchaient le seuil de terre battue.

Au milieu des esclaves, dont beaucoupchantonnaient silencieusement, Tom Dixon, glacial et correct,lisait un traité de chimie. À côté de lui, une canne de nerf debœuf était appuyée contre le mur. Dans le coin le plus sombre, Linapleurait à chaudes larmes. À côté d’elle, la vieille Vénus, plushideuse que jamais, lui murmurait à voix basse, sans crainte dunerf de bœuf, toutes les injures imaginables.

– Oui, c’est de ta faute, si nous sommeslà, coureuse, traînée, catin !

À l’arrivée de M. de Saint-Elme, TomDixon ferma son livre et s’avança.

– Je m’attendais à votre visite, dit-ilfroidement à M. de Saint-Elme. Il y a là une petitemulâtresse qui a assuré que vous la feriez racheter – et il ajoutapoliment :

– J’allais vous prévenir et, du doigt, ildésignait Lina qui regardait son maître avec des yeuxsuppliants.

– C’est bon, répliquaM. de Saint-Elme avec dégoût, dites votre prix etfinissons.

– L’honorable Sam Porter est absent et jesuis autorisé par lui à vous dire qu’il en veut dix millepiastres.

– Mais c’est un vol manifeste,interrompit le docteur ; cette mulâtresse ne vaut pas plus demille piastres.

– C’est possible, répliqua froidementDixon ; ce gentleman est tout à fait libre de ne pas conclurele marché.

M. de Saint-Elme haussa les épauleset sans prendre la peine de discuter :

– Signez-moi un reçu de dix millepiastres, dit-il, j’emmène Lina ; le docteur voudra biens’occuper des autres formalités.

L’affaire fut conclue en quelques instants etLina, sans plus se préoccuper de la vieille Vénus, furieuse etdécontenancée, alla s’asseoir dans le landau, qui partit à fond detrain dans la direction de la propriété de « l’HommeRouge ».

Personne ne fut surpris d’apprendre, peu detemps après, que Lina était devenue la maîtresse deM. de Saint-Elme et qu’elle le rendait parfaitementheureux.

Le Dr Joli-Bois reçut les douze bouteilles devieux rhum qu’il avait demandées, mais autour du goulot de chacuned’elles, une bank-note de mille dollars était entortillée.

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