L’Idiot -Tome II

Chapitre 3

 

L’esclandre provoqué par le général eût étésans conséquence en tout autre temps. Il avait déjà été le hérosd’incidents extravagants et imprévus du même ordre, quoique assezrarement, car c’était, au demeurant, un homme fort paisible et dontles penchants étaient plutôt bons. Cent fois peut-être il avaitessayé de lutter contre les habitudes de dérèglement contractéespar lui au cours des dernières années. Il se rappelait tout à coupqu’il était « père de famille », se réconciliait avec safemme et versait des larmes sincères. Il avait pour NinaAlexandrovna un respect qui allait jusqu’à l’adoration parcequ’elle lui pardonnait tant de choses sans dire un mot et luigardait sa tendresse en dépit de l’avilissement et du ridicule danslesquels il était tombé. Mais cette lutte magnanime contre ledésordre de sa vie ne durait généralement pas longtemps ; ilétait lui aussi, dans son genre, un homme trop« fougueux » pour supporter l’existence de pénitence etd’oisiveté qu’il menait au sein de sa famille, et il finissait parse révolter. Alors il avait des accès de fureur qu’il se reprochaitpeut-être à l’instant même où il s’y abandonnait, mais qu’iln’avait pas la force de surmonter ; il cherchait noise auxsiens, se mettait à discourir avec une emphase qui prétendait àl’éloquence et exigeait qu’on lui témoignât un respect démesuré,inimaginable, puis en fin de compte s’éclipsait et restait mêmeparfois longtemps sans reparaître chez lui. Depuis deux ans iln’avait plus qu’une idée assez vague de ce qui se passait à lamaison ou n’en était informé que par ouï-dire ; il avait cesséd’entrer dans ces détails qui n’offraient plus le moindre intérêtpour lui.

Mais cette fois le scandale revêtait une formeinaccoutumée. C’était à croire qu’il s’était passé un événement quetout le monde connaissait, mais dont personne n’osait parler. Legénéral n’était revenu « officiellement » que depuistrois jours au sein de la famille, c’est-à-dire auprès de NinaAlexandrovna ; mais, au lieu de témoigner de l’humilité et durepentir comme lors de ses précédentes « réapparitions »,il donnait au contraire les signes d’une extraordinaireirritabilité. Il était loquace, agité ; il adressait à toutvenant des discours enflammés, avec l’air de foncer sur sesinterlocuteurs ; mais il parlait de questions si variées et siinattendues qu’il était impossible de découvrir l’objet véritablede sa présente inquiétude. À part des moments de gaîté, il était leplus souvent absorbé, sans savoir au juste lui-même par quoi. Ilcommençait une histoire sur les Epantchine, sur le prince, surLébédev, et soudain s’interrompait, restait court et répondait parun sourire obtus et prolongé à ceux qui l’interrogeaient sur lasuite de l’histoire ; il n’avait pas même l’air de remarquerqu’on le questionnait. Il avait passé la dernière nuit à soupireret à geindre, harassant Nina Alexandrovna qui, par acquit deconscience, lui avait sans répit fait chauffer des cataplasmes.Vers le matin il s’était brusquement assoupi ; mais quatreheures plus tard son réveil avait donné lieu à l’accès violent etdésordonné d’hypocondrie, qui avait abouti à la dispute avecHippolyte et à la « malédiction de cette maison ».

On avait également remarqué au cours de cestrois jours qu’il était tombé dans un excès continuel de vanité,qui se traduisait par une susceptibilité anormale. Kolia affirmaità sa mère avec insistance que cette humeur chagrine était imputableà la privation de boisson, peut-être aussi à l’absence de Lébédevavec lequel le général s’était intimement lié ces derniers temps.Une brouille inopinée s’était élevée entre eux, trois joursauparavant, ce qui avait jeté le général dans une grandecolère ; il avait même eu une sorte de scène avec le prince.Kolia avait prié ce dernier de lui en expliquer le motif et ilavait fini par deviner que, lui aussi, lui cachait quelque chose.On pouvait supposer, comme l’avait fait Gania avec beaucoup devraisemblance, qu’une conversation particulière avait eu lieu entreHippolyte et Nina Alexandrovna ; mais il semblait alorsétrange que ce méchant personnage, traité ouvertement de cancanierpar Gania, ne se fût pas donné le plaisir de mettre aussi Kolia aucourant. Il se pouvait fort bien qu’Hippolyte ne fût pas le mauvais« garnement » que Gania avait dépeint en parlant à sasœur, et que sa méchanceté fût d’un tout autre genre. Si d’ailleursil avait fait savoir quelque chose à Nina Alexandrovna, ce n’étaitprobablement pas dans la seule intention de lui « déchirer lecœur ». N’oublions pas que les mobiles des actions humainessont habituellement beaucoup plus complexes et plus variés qu’on nese le figure après coup ; il est rare qu’ils se dessinent avecnetteté. Le mieux est parfois, pour le narrateur, de se borner ausimple exposé des événements. C’est ce que nous ferons dans noséclaircissements ultérieurs sur la catastrophe qui vient debouleverser la vie du général, puisque nous voici dans l’obligationabsolue d’accorder malgré nous à ce personnage de second plan plusd’intérêt et de place que nous ne lui en avions réservé jusqu’icidans notre récit.

Les événements s’étaient succédé dans l’ordresuivant :

Après sa course à Pétersbourg pour retrouverFerdistchenko, Lébédev était rentré le même jour à Pavlovsk avec legénéral, il n’avait rien fait savoir de particulier au prince. Sice dernier n’avait pas été alors aussi distrait et absorbé pard’autres préoccupations importantes pour lui, il n’aurait pas tardéà s’apercevoir que Lébédev, non seulement ne lui avait donné aucuneexplication dans les deux jours qui avaient suivi, mais encoreavait eu l’air d’éviter sa rencontre. Quand il en eut enfin fait laremarque, il se rappela avec étonnement que, durant ces deux jours,dans ses rencontres accidentelles avec Lébédev, il avait vucelui-ci rayonnant de bonne humeur et presque toujours en compagniedu général. Les deux amis ne se quittaient pas un instant. Leprince entendait parfois, au-dessus de lui, des conversationsbruyantes et animées, des discussions enjouées, entrecoupéesd’éclats de rire. Une fois même, à une heure très avancée de lasoirée, les échos inattendus d’un refrain militaire à boireparvinrent jusqu’à lui. Il reconnut la voix de basse enrouée dugénéral. Mais la chanson s’interrompit net et un silences’ensuivit. Puis une conversation s’engagea sur un ton aviné et sepoursuivit avec une vive animation pendant près d’une heure. On putbientôt deviner que là-haut les deux amis en goguettes’embrassaient et que finalement l’un d’eux avait fini par semettre à pleurer. Tout à coup une violente querelle éclata, quis’apaisa très peu d’instants après.

Pendant tout ce temps Kolia était dans un étatd’esprit particulièrement soucieux. Le prince n’était presquejamais chez lui le jour et ne rentrait parfois que fort tard ;on lui rapportait alors que toute la journée Kolia l’avait cherchéet demandé. Mais lorsqu’il le rencontrait, le jeune homme n’avaitrien de spécial à lui communiquer, si ce n’est qu’il étaitfranchement « mécontent » du général et de sa conduiteactuelle. « Ils battent le pavé, disait-il ; ilss’enivrent dans un cabaret du voisinage ; en pleine rue ilss’embrassent et se chamaillent tour à tour ; ils s’excitentl’un l’autre et ne peuvent se séparer. » Le prince lui ayantfait observer que ce n’était là que la répétition de ce qui sepassait auparavant presque chaque jour, Kolia ne sut positivementque répondre et fut incapable de définir l’objet de sa présenteinquiétude.

Le lendemain du jour où il avait entendu lachanson à boire et la dispute, le prince se disposait à sortir versles onze heures lorsque le général surgit brusquement devant lui.Il était en proie à une vive émotion et tremblait presque.

– Il y a longtemps que je cherchel’honneur et l’occasion de vous rencontrer, très honoré LéonNicolaïévitch. Oui, il y a longtemps, très longtemps, marmonna-t-ilen serrant la main du prince presque au point de lui faire mal, –très, très longtemps !

Le prince l’invita à s’asseoir.

– Non, je ne m’assiérai pas, et puis jevous retiens, ce sera pour une autre fois. Je crois que je puisvous féliciter de… l’accomplissement… des vœux de votre cœur.

– Quels vœux de mon cœur ?

Le prince se troubla. Il lui sembla, comme àla plupart des gens placés dans son cas, que personne ne voyait, nedevinait et ne comprenait rien.

– Tranquillisez-vous ! Je ne vousfroisserai pas dans vos sentiments les plus délicats. J’ai passépar là et je sais qu’un nez étranger… pour m’exprimer ainsi… selonle proverbe… ne doit pas se fourrer là où il n’a que faire. C’estune vérité que j’expérimente tous les matins. Je viens pour uneautre affaire, une affaire importante, très importante, prince.

L’ayant de nouveau prié de s’asseoir, leprince lui donna l’exemple.

– Soit ! pour un instant… Je suispassé vous demander un conseil. Assurément mon existence manque debuts positifs, mais, par respect pour moi-même… et, d’une manièregénérale, par souci de cet esprit pratique dont le Russe est sidépourvu… je désire me créer une situation, pour moi, ma femme etmes enfants… Bref, prince, je cherche un conseil.

Le prince applaudit chaleureusement à cetteintention.

– Mais tout cela est sans importance,s’empressa d’ajouter le général. – Je suis venu pour une questionautrement grave. Je me suis décidé à vous ouvrir mon cœur, LéonNicolaïévitch, comme à un homme dans la sincérité et la générositéduquel j’ai autant de confiance que… que… Mes paroles ne voussurprennent pas, prince ?

S’il n’était pas autrement surpris, le princen’en observait pas moins son hôte avec beaucoup d’attention et decuriosité. Le vieillard était un peu pâle, un léger frémissementpassait par instants sur ses lèvres, ses mains remuaient sansrépit. Assis depuis quelques minutes il s’était déjà levébrusquement à deux reprises, puis s’était rassis aussitôt, sansparaître se rendre compte de son agitation. Il y avait des livressur la table ; tout en continuant à parler il en prit un,l’ouvrit, y jeta un coup d’œil, le referma sur-le-champ et le remiten place. Puis il en saisit un autre qu’il n’ouvrit pas mais gardatout le reste du temps dans sa main droite en le brandissant sanscesse.

– Suffit ! s’écria-t-il soudain, jevois que je vous ai beaucoup dérangé.

– Mais pas du tout, je vous en prie,faites donc ; je vous écoute au contraire avec intérêt etj’essaie de deviner…

– Prince ! je désire avoir uneposition qui force le respect… Je veux avoir l’estime de moi-même…et de mes droits.

– Un homme qui a un pareil désir est déjàdigne de tout respect.

Le prince avait prononcé cette phraseempruntée à un manuel avec la ferme conviction qu’elle serait duplus heureux effet. Il sentait d’instinct qu’en plaçant à proposune phrase de ce genre, à la fois creuse et agréable, on pouvaitsubjuguer subitement et calmer l’âme d’un homme comme le général,surtout dans la situation où se trouvait celui-ci. En tout cas ilfallait ne prendre congé d’un tel visiteur qu’après lui avoirsoulagé le cœur ; là était le problème.

La phrase plut beaucoup au général qui latrouva flatteuse et touchante. Il s’attendrit, changeainstantanément de ton et se lança dans de longues et enthousiastesexplications. Mais, en dépit des efforts et de l’attention qu’ildéploya, le prince n’y comprit goutte. Le général discourut pendantprès de dix minutes, s’exprimant avec chaleur et volubilité, commeun homme qui n’arrive pas à libérer à son gré la foule d’idées dontil est assailli. Les larmes finirent même par lui venir aux yeux.Cependant il ne proférait que des phrases sans queue ni tête, desparoles inattendues, des pensées décousues qui se pressaient et sebousculaient les unes les autres dans l’incohérence de sondébit.

– En voilà assez ! Vous m’avezcompris et je me sens tranquille, conclut-il brusquement en selevant. – Un cœur comme le vôtre ne peut pas ne pas comprendre unhomme qui souffre. Prince, vous avez la noblesse de l’idéal. Quesont les autres auprès de vous ? Mais vous êtes jeune et jevous bénis. Au bout du compte je suis venu vous prier de me fixerune heure pour un entretien important : c’est dans cetentretien que réside mon principal espoir. Je ne cherche qu’uneamitié et un cœur, prince ; jamais je n’ai pu dominer lesexigences du mien.

– Mais pourquoi pas maintenant ? Jesuis prêt à vous écouter…

– Non, prince, non ! interrompitavec fougue le général ; pas maintenant ! Maintenant estun rêve ! L’affaire est trop, beaucoup trop importante !Cette heure d’entretien décidera de mon sort. Cette heure seraà moi et je ne voudrais pas que, dans un instant aussisacré, nous puissions être interrompus par n’importe qui, par lepremier insolent venu. – Il se pencha vers le prince et luichuchota avec une étrange expression de mystère, presqued’effroi : – un impudent qui ne vaut pas le talon… le talon devotre pied ! prince bien aimé ! Or, je ne dis pas de monpied. Remarquez bien que ce n’est pas de mon pied qu’il s’agit, carje me respecte trop pour en parler sans détours ! Mais vousseul êtes capable de comprendre qu’en m’abstenant, dans un pareilcas, de parler de mon talon, je fais peut-être preuve d’une fiertéet d’une dignité extraordinaires. Hormis vous, personne necomprendra cela, et lui moins que tout autre. Ilne comprend rien, prince ; il est dans une incapacité absoluede comprendre ! Il faut avoir du cœur pour comprendre.

Le prince finissait par éprouver un malaisevoisin de la frayeur. Il fixa rendez-vous au général pour lelendemain à la même heure. Celui-ci sortit ragaillardi, réconfortéet presque apaisé. Le soir, entre six et sept heures, le princeenvoya prier Lébédev de venir un instant chez lui.

Lébédev accourut avec le plus grandempressement : c’était pour lui « un honneur de déférer àcette invitation », dit-il en entrant ; il avait l’air dene plus se souvenir qu’il s’était caché du prince pendant troisjours et avait ostensiblement esquivé sa rencontre. Il s’assit aubord d’une chaise en faisant des grimaces et des sourires ;ses yeux fureteurs prirent une expression riante ; il sefrotta les mains et se donna la contenance d’un homme tout à faitnaïf qui se dispose à entendre une nouvelle capitale attenduedepuis longtemps, mais pressentie par tout le monde. Cette attitudeeut le don de crisper le prince ; il lui devenait clair quetout l’entourage s’était soudain pris à espérer quelque chose delui et le regardait avec l’intention de le féliciter pour uncertain événement auquel se rapportaient les allusions, lessourires et les clignements d’yeux. Keller était déjà passé troisfois à la hâte, lui aussi, avec le visible désir de lecongratuler ; il s’était lancé chaque fois dans une tiradepompeuse et obscure, mais s’était éclipsé sans l’achever. (Depuisces derniers jours il buvait de plus belle et on l’entendait fairedu vacarme dans quelque salle de billard.) Kolia lui-même, malgrésa tristesse, s’était à deux ou trois reprises livré à desallusions énigmatiques en parlant avec le prince.

Celui-ci demanda carrément et non sansirritation à Lébédev ce qu’il pensait de l’état présent du généralet d’où provenait l’inquiétude que ce dernier manifestait. Il luirapporta en quelques mots la scène précédente.

– Chacun a ses soucis, prince… surtoutdans un siècle aussi étranger et aussi tourmenté que lenôtre ; voilà ! répondit Lébédev d’un ton assez sec. Etil se tut avec l’air offensé d’un homme dont on a cruellement déçul’attente.

– Quelle philosophie ! fit le princeen souriant.

– La philosophie serait nécessaire, trèsnécessaire à notre siècle, au point de vue pratique, mais on lanéglige, c’est un fait ! Pour ce qui est de moi, très honoréprince, vous m’avez accordé votre confiance dans un cas que vousconnaissez, mais en la limitant à un certain degré et aux faitsconnexes à ce cas… Je le comprends et ne m’en plains nullement.

– On dirait, Lébédev, que quelque chosevous a fâché ?

– Du tout, pas le moins du monde, montrès honoré et très resplendissant prince ! s’écria Lébédevavec exaltation et en portant la main à son cœur. – Au contraire,j’ai immédiatement compris que je ne méritais d’être honoré devotre haute confiance, à laquelle j’aspire, ni par ma position dansle monde, ni par mon développement intellectuel et moral, ni par mafortune, ni par mon passé, ni par mes connaissances. Et si je puisvous servir, ce sera seulement comme un esclave ou un mercenaire,pas autrement… Je ne suis pas fâché, je suis attristé.

– Allons donc, LoukianeTimoféïévitch !

– Pas autrement ! Il en va de mêmemaintenant, dans le cas présent. Comme mon cœur et ma pensée voussuivent, je me suis dit en vous rencontrant : « je suisindigne d’un épanchement amical, mais peut-être qu’en qualité demaître de la maison je pourrai recevoir, au moment opportun et àdate prévue, pour ainsi dire, un ordre ou du moins un avis en vuede certains changements imminents et attendus »…

En prononçant ces mots Lébédev dardait sespetits yeux perçants sur le prince qui le considérait avecsurprise. Il n’avait pas perdu l’espoir d’assouvir sacuriosité.

– Je n’y comprends décidément rien,s’exclama le prince, presque sur un ton de colère ; et… vousêtes le plus terrible des intrigants ! conclut-il dans unfranc et brusque éclat de rire.

Lébédev s’empressa de rire avec lui. À sonregard radieux on devinait que ses espérances s’étaient rassérénéeset même accrues.

– Savez-vous ce que je vais vous dire,Loukiane Timoféïévitch ? Ne vous fâchez pas : je m’étonnede votre naïveté et de celle de quelques autres personnesencore ! Vous vous attendez avec tant de candeur à unerévélation de ma part, en ce moment précis, à cette minute, quej’éprouve du scrupule et de la confusion à n’avoir rien à dire pourvous satisfaire. Cependant je vous jure que je n’ai absolumentaucune confidence à vous faire. Vous pouvez vous mettre cela dansla tête !

Et le prince recommença à rire.

Lébédev prit un air digne. Certes sa curiositéle faisait parfois pécher par excès de naïveté et par indiscrétion,mais ce n’en était pas moins un homme assez rusé, tortueux, etmême, dans certains cas, capable de garder un silence pleind’astuce. Par ses rebuffades continuelles, le prince s’en étaitpresque fait un ennemi. Cependant, si ce dernier l’éconduisait, cen’était pas par mépris mais parce que la curiosité de Lébédev seportait sur un sujet délicat. Peu de jours auparavant le princeregardait encore certain de ses rêves comme un crime, alors queLoukiane Timoféïévitch, ne voyant dans son refus de parler qu’unemarque d’aversion personnelle et de défiance à son égard, s’enallait le cœur ulcéré et jalousait à cause de lui non seulementKolia et Keller, mais encore sa propre fille, Véra Loukianovna. Encet instant même, il avait peut-être le sincère désir decommuniquer au prince une nouvelle qui l’eût intéressé au plus hautdegré, mais il se renferma dans un sombre mutisme et garda sesconfidences pour lui.

– En quoi puis-je donc vous être utile,très honoré prince, puisque enfin c’est vous qui venez de… me faireappeler ? dit-il après un silence.

Le prince resta, lui aussi, songeur pendant uninstant.

– Voilà : je voulais parler dugénéral et de… ce vol dont vous m’avez entretenu…

– Quel vol ?

– Allons, on dirait maintenant que vousne me comprenez plus ! Mon Dieu, Loukiane Timoféïévitch,quelle comédie jouez-vous toujours ? Je parle de l’argent,l’argent, les quatre cents roubles que vous avez perdus l’autrejour avec votre portefeuille et dont vous êtes venu me parler ici,le matin, avant de vous rendre à Pétersbourg. M’avez-vous compris,à la fin ?

Lébédev prit une voix traînante comme s’ilvenait seulement de se rendre compte de ce qu’on lui demandait.

– Ah ! vous voulez parler de cesquatre cents roubles ! Je vous remercie, prince, du sincèreintérêt que vous me portez ; il est excessivement flatteurpour moi, mais… je les ai retrouvés il y a déjà longtemps.

– Vous les avez retrouvés ?Ah ! loué soit Dieu !

– Cette exclamation part d’un noble cœur,car quatre cents roubles ne sont pas une petite affaire pour unmisérable qui a gagné péniblement sa vie et celle de ses nombreuxorphelins…

– Ce n’est pas de cela que je vousparle ! Assurément je suis enchanté que vous ayez retrouvé cetargent, rectifia aussitôt le prince, mais… comment l’avez-vousretrouvé ?

– De la manière la plus simple :sous la chaise à laquelle était accrochée ma redingote ;évidemment le portefeuille aura glissé de la poche.

– Comment ! sous la chaise ?C’est impossible, puisque vous m’avez dit avoir cherché dans tousles coins. Comment ne l’auriez-vous pas vu à l’endroit où il étaitle plus en évidence ?

– C’est que justement j’y airegardé ! Je me rappelle fort bien y avoir regardé. Je me suismis à quatre pattes sur le parquet, et sans me fier à mes propresyeux, j’ai écarté la chaise et tâté à cet endroit avec mes mains.Je n’ai vu qu’une place aussi nette que la paume de ma main, etcependant j’ai continué à tâter. Ces hésitations s’emparenttoujours de l’esprit d’un homme qui veut absolument retrouverquelque chose… lorsque l’objet perdu est important ou que sadisparition lui cause du chagrin : il voit bien qu’il n’y arien à la place où il cherche, et cependant il y regardera unequinzaine de fois.

– Admettons ; mais comment celaa-t-il pu se faire ?… Je ne comprends toujours pas, murmura leprince interloqué. – Vous avez commencé par dire qu’il n’y avaitrien en cet endroit, et tout à coup c’est là qu’il s’estretrouvé ?

– Oui, c’est là qu’il s’est retrouvé toutà coup.

Le prince fixa sur Lébédev un regardétrange.

– Et le général ? demanda-t-ilsoudain.

– Le général ? Que voulez-vousdire ? fit Lébédev en affectant de nouveau l’air de ne pascomprendre.

– Bon Dieu, je vous demande ce qu’a ditle général lorsque vous avez retrouvé votre portefeuille sous lachaise. N’aviez-vous pas fait précédemment les recherchesensemble ?

– Oui, auparavant. Mais cette foisj’avoue que je ne lui ai rien dit ; j’ai préféré lui laisserignorer que j’avais retrouvé tout seul mon portefeuille.

– Mais… pourquoi cela ?… Et l’argentétait au complet ?

– J’ai vérifié le contenu duportefeuille ; tout y était, il n’y manquait pas unrouble.

– Vous auriez pu au moins m’en fairepart, remarqua le prince d’un air songeur.

– Je craignais de vous déranger, prince,en raison de vos préoccupations personnelles qui, peut-être,étaient extraordinaires, si j’ose m’exprimer ainsi. J’ai du restefait moi-même semblant de n’avoir rien trouvé. Après avoir ouvertle portefeuille et vérifié son contenu, je l’ai refermé et replacésous la chaise.

– Pourquoi ?

– Une idée comme cela ; j’étaiscurieux de voir ce qui se passerait ensuite, fit Lébédev enricanant brusquement et en se frottant les mains.

– Alors il est sous la chaise depuis deuxjours ?

– Oh ! non ! il n’y est restéque vingt-quatre heures. Mon désir, voyez-vous, était que legénéral le retrouvât aussi. Je me disais en effet : si j’aifini par le découvrir, il n’y a pas de raison pour que le généralne remarque pas, lui aussi, un objet placé en évidence sous unechaise et qui crève en quelque sorte les yeux. J’ai enlevé etdéplacé cette chaise à diverses reprises, si bien que leportefeuille forçait l’attention, mais le général ne s’est aperçude rien. Cela a duré vingt-quatre heures. Il faut croire qu’il estmaintenant fort distrait ; c’est à n’y rien comprendre :il parle, il raconte des histoires, il rit, il s’esclaffe, et toutd’un coup le voilà qui entre dans une violente colère contre moi,j’ignore pour quelle raison. Finalement nous sommes sortis de lachambre ; mais j’ai laissé exprès la porte ouverte ; il ahésité un moment et paru vouloir dire quelque chose ; sansdoute était-il effrayé à l’idée de laisser là un portefeuillecontenant une pareille somme, mais, au lieu d’y faire allusion, ils’est subitement fâché tout rouge. Dans la rue il m’a planté là aubout de deux pas et s’en est allé dans une autre direction. Nous nenous sommes retrouvés que le soir à l’auberge.

– Mais enfin avez-vous retiré leportefeuille de dessous la chaise ?

– Pas du tout ; il a disparu de cetendroit pendant la nuit.

– Et où est-il maintenant ?

– Mais le voici, fit soudain Lébédev ense relevant de toute sa taille et en regardant le prince avecenjouement. – Il s’est tout à coup retrouvé ici, dans le pan de maredingote. Tenez, si vous voulez vous en assurer vous-même, tâtezlà.

En effet, dans le pan gauche de sa redingote,tout à fait par devant, un renflement attirait la vue ; en lepalpant on pouvait aussitôt deviner la présence d’un portefeuilleen cuir qui, par une poche trouée, avait glissé sous ladoublure.

– Je l’ai sorti de là pour l’examiner.Tout l’argent y est. Je l’ai refourré au même endroit et c’estainsi que je le porte depuis hier matin dans une de mesbasques ; même il me bat les jambes.

– Et vous feignez de ne pas leremarquer ?

– Je ne remarque rien, hé !hé ! Et figurez-vous, très honoré prince, bien que ce sujetsoit indigne de retenir autant votre attention, que mes poches sonttoujours en bon état. Il a suffi d’une nuit pour qu’un pareil trous’y ouvre ! J’ai examiné ce trou avec curiosité ; c’estcomme si on avait, déchiré l’étoffe avec un canif ; c’est à nepas y croire, n’est-ce pas ?

– Et… le général ?

– Il n’a décoléré ni hier niaujourd’hui ; son mécontentement est terrible. Par instantcependant l’allégresse et le vin le rendent obséquieux ; puisil devient sentimental jusqu’aux larmes, et soudain alors ils’emporte au point de me faire peur, ma parole ! Car enfin,prince, je ne suis pas un homme de guerre. Hier, pendant que nousétions ensemble à l’auberge, le pan de mon habit s’est mis commepar hasard sous ses yeux ; il dessinait une bosse tout à faitapparente. Le général le lorgnait du coin de l’œil et la colèrel’envahissait. Depuis longtemps déjà il ne me regarde plus en face,sauf quand il est gris ou sentimental ; mais hier, il m’a fixéà deux reprises avec de tels yeux que j’en ai eu un frisson dans ledos. Au reste, j’ai l’intention de retrouver demain leportefeuille ; mais d’ici là je compte m’amuser encore unesoirée avec lui.

– Pourquoi le tourmentez-vousainsi ? s’exclama le prince.

– Je ne le tourmente pas, prince !non ! repartit avec feu Lébédev ; je l’aime sincèrementet… je le respecte. Croyez-le ou ne le croyez pas, il m’estmaintenant devenu encore plus cher ; je l’estimedavantage.

Lébédev proféra ces paroles d’un air sisérieux et si sincère que le prince en fut indigné.

– Vous l’aimez et vous le tourmentezainsi ! Voyons : rien qu’en replaçant l’objet perdu enévidence, d’abord sous la chaise, ensuite dans votre redingote, ilvous a donné la preuve qu’il ne voulait pas ruser avec vous etqu’il vous demandait naïvement pardon. Vous entendez : il vousdemande pardon ! C’est dire qu’il compte sur la délicatesse devos sentiments et qu’il a foi dans votre amitié à son égard. Etvous humiliez pareillement un si… honnête homme !

– Oh ! très honnête, prince, trèshonnête ! reprit Lébédev dont les yeux étincelaient. Vousseul, très noble prince, étiez capable de prononcer un mot aussijuste ! C’est pourquoi je, vous suis dévoué jusqu’àl’adoration, tout pourri de vices que je sois ! Ma décisionest prise. Je vais découvrir le portefeuille maintenant, àl’instant même, sans attendre à demain. Là : je le sors sousvos yeux ; le voici : voici tout l’argent au complet,tenez, prenez-le, très noble prince, et gardez-le jusqu’à demain.Demain ou après-demain je le reprendrai. Mais savez-vous bien,prince, que cet argent a dû passer la première nuit quelque partsous une pierre de mon petit jardin ? qu’enpensez-vous ?

– Gardez-vous de lui dire d’emblée quevous avez retrouvé le portefeuille. Laissez-le s’apercevoir toutbonnement qu’il n’y a plus rien dans la basque de votrevêtement ; il comprendra.

– Est-ce une bonne idée ? Ne vaut-ilpas mieux lui dire que je l’ai trouvé et faire semblant de nem’être aperçu de rien jusqu’ici ?

– Je ne crois pas, dit le prince d’un airpensif. – Non, maintenant il est trop tard ; ce serait plusdangereux ; vraiment vous feriez mieux de ne rien dire !Soyez doux avec lui, mais… n’ayez pas trop l’air de jouer un rôleappris et… et… vous savez…

– Je sais, prince, je sais ; je veuxdire que je prévois que je n’en ferai sans doute rien, car, pouragir ainsi, il faudrait avoir un cœur comme le vôtre. D’ailleurslui-même est irritable et a pris de mauvaises manières ; il meregarde parfois maintenant de haut en bas ; tantôt il sangloteet m’embrasse, tantôt il m’humilie brusquement et me traite avecmépris ; à un de ces moments-là je lui étalerai à dessein lepan de mon habit sous le nez, hé ! hé ! Au revoir,prince, je vois bien que je vous retiens et que je trouble vossentiments les plus intéressants, si je puis dire…

– Mais, pour l’amour de Dieu, gardez lesecret, comme par le passé !

– À pas de loup, à pas de loup !

L’affaire avait beau être terminée, le princerestait soucieux, plus soucieux peut-être qu’auparavant. Ilattendait impatiemment l’entrevue qu’il devait avoir le lendemainavec le général.

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