L’Idiot -Tome II

Chapitre 9

 

Arrivée à la maison, Elisabeth Prokofievnas’arrêta dans la première pièce ; n’ayant pas la force d’allerplus loin, elle se laissa tomber, à bout de résistance, sur unecouchette et oublia même d’inviter le prince à s’asseoir. C’étaitune assez grande salle avec une table ronde au milieu et unecheminée ; des fleurs s’amoncelaient sur des étagères au basde la fenêtre ; au fond, une porte vitrée donnait sur lejardin. Aussitôt survinrent Adélaïde et Alexandra, dont les regardsétonnés parurent questionner le prince et leur mère.

À la campagne, les demoiselles avaientl’habitude de se lever vers neuf heures ; seule Aglaé selevait depuis deux ou trois jours un peu plus tôt et allait sepromener dans le jardin, non pas du reste à sept heures, mais àhuit ou même plus tard. Elisabeth Prokofievna, en proie à sesdivers soucis, n’avait en effet pas fermé l’œil de la nuit ;elle était sur pied depuis huit heures dans le dessein d’aller aujardin retrouver Aglaé, qu’elle croyait déjà levée ; mais ellene la trouva ni dans le jardin ni dans sa chambre à coucher.Vivement alarmée elle réveilla ses deux autres filles. Ladomestique déclara qu’Aglaé Ivanovna était partie pour le parcavant sept heures. Ses sœurs rirent malicieusement en apprenantcette nouvelle fantaisie de leur extravagante cadette et firentobserver à leur mère qu’Aglaé serait encore bien capable de sefâcher si on allait à sa recherche dans le parc ; à leur avis,elle était assise, un livre à la main, sur le banc vert dont elleavait parlé trois jours avant et au sujet duquel elle avait faillise quereller avec le prince Stch… ; celui-ci avait en effetdéclaré ne rien trouver de remarquable au site devant lequel cebanc était placé. Tombant en plein rendez-vous et surprenant lesétranges paroles de sa fille, Elisabeth Prokofievna avait éprouvéune frayeur intense qui se justifiait par bien des raisons. Mais,après avoir entraîné le prince avec elle, elle redouta lesconséquences de son initiative, « car Aglaé ne pouvait-ellepas avoir rencontré le prince dans le parc et engagé laconversation avec lui, sans parler de la possibilité qu’ils sefussent donné rendez-vous au préalable » ?

– N’allez pas croire, mon cher prince,dit-elle en s’efforçant de se dominer, que je vous aie amené icipour vous faire subir un interrogatoire… Mon bon ami, après ce quis’est passé hier soir, j’aurais peut-être préféré ne pas te revoirde longtemps…

Elle allait s’arrêter court.

– Mais je présume que vous voudriez biensavoir comment Aglaé Ivanovna et moi nous sommes rencontrésaujourd’hui ? acheva le prince.

– Eh ! bien sûr que je voudrais lesavoir ! répartit Elisabeth Prokofievna avec emportement. – Jen’ai pas peur qu’on me parle en face ; je n’offense personne,je n’ai voulu offenser, personne…

– Mais naturellement : il n’y a riend’offensant à vouloir, savoir cela ; vous êtes mère. Nous noussommes rencontrés aujourd’hui, Aglaé Ivanovna et moi, auprès dubanc vert, juste à sept heures du matin, à la suite d’un avisqu’elle m’a donné hier. Elle m’a remis hier soir une lettre où elleme disait qu’il fallait qu’elle me vît et m’entretînt d’une affaireimportante. Nous avons donc eu une entrevue et nous avons parlépendant une heure de questions qui la concernaient exclusivement.Voilà tout.

– C’est évidemment tout, mon ami ;aucun doute que ce ne soit tout ! proféra d’un ton digneElisabeth Prokofievna.

– Très bien, prince ! dit Aglaé enentrant brusquement dans la pièce ; je vous remercie de toutcœur de m’avoir jugée incapable de m’abaisser ici à un mensonge.Êtes-vous satisfaite, maman, ou avez-vous l’intention de pousserplus loin l’interrogatoire ?

– Tu sais bien qu’il ne m’est jamaisarrivé jusqu’ici d’avoir à rougir devant toi… quoique, peut-être,tu y eusses pris plaisir, répliqua Elisabeth Prokofievna, du ton dequelqu’un qui donne une leçon. – Adieu, prince ! Excusez-moide vous avoir dérangé. J’espère que vous resterez convaincu de moninvariable estime à votre égard.

Le prince fit aussitôt un salut à la mère et àla fille, puis se retira sans dire mot. Alexandra et Adélaïdeesquissèrent un sourire et se mirent à chuchoter entre elles.Elisabeth Prokofievna leur décocha un regard sévère.

– Ce qui nous met en gaîté, fit en riantAdélaïde, c’est de voir le prince saluer d’un air aussimajestueux ; il a généralement l’air d’un sac et tout d’uncoup le voilà qui vous prend des manières… des manières à la EugènePavlovitch.

– La délicatesse et la dignité sont desqualités qui émanent du cœur et que n’enseignent pas les maîtres dedanse, conclut sentencieusement Elisabeth Prokofievna.

Et elle monta dans sa chambre sans même jeterles yeux sur Aglaé.

Quand le prince rentra chez lui, vers les neufheures, il trouva sur la terrasse Véra Loukianovna et une servante.Elles venaient de ranger et de balayer après la soirée tumultueusede la veille.

– Dieu merci, nous avons pu terminer leménage avant votre retour ! dit gaiement Véra.

– Bonjour. J’ai un peu de migraine ;j’ai mal dormi ; je ferais volontiers un somme.

– Voulez-vous vous reposer ici, sur laterrasse, comme hier ? C’est bien. Je dirai à tout le monde dene pas vous réveiller. Papa est sorti.

La servante se retira ; Véra fit mine dela suivre, mais elle se ravisa et s’approcha du prince avec un airsoucieux.

– Prince, ayez pitié de ce… malheureux.Ne le chassez pas aujourd’hui.

– Je ne le chasserai pour rien au monde.Il fera ce qui lui plaira.

– Il ne fera rien pour le moment… Nesoyez pas sévère avec lui.

– Certes non ; pourquoi leserais-je ?

– Et puis… ne riez pas de lui ;c’est l’essentiel.

– Assurément non.

– Je suis ridicule de dire cela à unhomme comme vous, fit Véra en rougissant. – Quoique vous soyezfatigué, ajouta-t-elle en riant et déjà à demi tournée vers laporte, vous avez en ce moment des yeux si bons… si heureux.

– Sont-ils vraiment si heureux ?demanda le prince avec vivacité.

Et il partit d’un franc éclat de rire.

Mais Véra, qui avait la simplicité et lesans-façon d’un garçon, devint soudain toute confuse et encore plusrouge ; elle fit, sans cesser de rire, une brusque sortie.

« Quelle… charmante jeune fille… »pensa le prince, et il l’oublia aussitôt. Il se retira dans le coinde la terrasse où était la couchette, en face d’une petite table,s’assit, se couvrit la figure de ses mains et resta dans cetteposture une dizaine de minutes. Brusquement, il plongea avecinquiétude la main dans sa poche de côté et en sortit troislettres.

Mais de nouveau la porte s’ouvrit et Koliaapparut. Le prince se sentit presque joyeux de cette occasion derempocher les lettres et d’en différer la lecture.

Kolia s’assit sur la couchette.

– En voilà un événement ! dit-il enentrant d’emblée dans son sujet, avec la rondeur habituelle à sespareils ; quelle opinion avez-vous maintenantd’Hippolyte ? A-t-il perdu votre estime ?

– Pourquoi donc ?… Mais, Kolia, jesuis fatigué… En outre, ce serait trop pénible de revenirlà-dessus… Comment va-t-il, cependant ?

– Il dort et ne se réveillera sans doutepas avant deux heures. Je comprends ; vous n’avez pas couché àla maison ; vous êtes allé au parc… naturellement, vous étiezému… On le serait à moins !

– Comment savez-vous que je suis allé auparc et n’ai pas dormi à la maison ?

– Véra vient de me le dire. Elle m’arecommandé de ne pas entrer ; mais je n’ai pu y tenir, jevoulais vous voir, ne fût-ce qu’une minute. J’ai passé ces deuxheures au chevet du malade ; maintenant, c’est au tour deKostia Lébédev. Bourdovski est reparti. Enfin, couchez-vous,prince, bonne… non, bon jour ! Mais, vous savez, je suisstupéfait !

– Évidemment… tout cela…

– Non, prince, non ; ce qui mestupéfie, c’est la « confession ». Et surtout le passageoù il parle de la Providence et de la vie future. Il y a là unepensée gi-gan-tesque !

Le prince regarda affectueusement Kolia quiétait, sans aucun doute, venu pour l’entretenir de la penséegigantesque.

– Mais l’essentiel, l’essentiel, ce n’estpas tant cette pensée que les circonstances au milieu desquelleselle a germé. Si elle avait été formulée par Voltaire, Rousseau,Proudhon, je l’aurais lue, remarquée, toutefois elle ne m’auraitpas frappé au même degré. Mais qu’un homme qui est sûr de n’avoirplus que dix minutes à vivre s’exprime ainsi, c’est un rude exemplede fierté ! C’est la plus haute manifestation d’indépendancede la dignité humaine ; cela équivaut à braver ouvertement…Non, cela dénote une force d’âme gigantesque ! Et venirsoutenir après cela qu’il a fait exprès d’oublier la capsule, c’estde la bassesse, c’est un non-sens ! Mais vous savez, hier, ilnous a trompés ; c’est un malin ; je n’ai pas du toutfait son sac avec lui et je n’ai jamais vu son pistolet, c’estlui-même qui a tout emballé ; si bien qu’il m’a interloqué enracontant cette histoire. Véra dit que vous le laisserez ici ;je vous jure qu’il n’y aura aucun danger, d’autant que nousexerçons tous sur lui une surveillance de chaque instant.

– Et qui de vous l’a veillé cettenuit ?

– Kostia Lébédev, Bourdovski et moi.Keller est venu un moment, mais n’a pas tardé à aller dormir chezLébédev, parce qu’il n’avait pas où coucher dans notre chambre.C’est aussi là que Ferdistchenko a passé la nuit ; il estsorti à sept heures. Le général est toujours chez Lébédev ;maintenant, lui aussi est sorti… Je crois bien que Lébédev al’intention de venir vous trouver dans un moment ; il vous acherché, je ne sais pourquoi, et a demandé à deux reprises où vousétiez. Faut-il le laisser entrer ou le faire attendre, si vous vousreposez ? Je vais moi-même dormir. Ah ! oui, que jen’oublie pas cela : j’ai été témoin tout à l’heure d’uneexcentricité du général. Bourdovski m’a réveillé un peu après sixheures, ou plutôt juste à six heures, pour que je prenne mon tourau chevet du malade ; je suis sorti une minute et j’ai eu lasurprise de rencontrer le général qui était gris au point de ne pasme reconnaître ; il est resté planté devant moi comme unpoteau, puis s’est ressaisi et m’a assailli de questions :« Eh ! bien, que devient le malade ? Je venaisprendre de ses nouvelles… » Je l’ai mis au courant.« Tout cela est bel et bon, ajouta-t-il, mais je me suis levéet suis venu surtout pour te prévenir ; j’ai des raisons decroire qu’on ne peut pas tout dire en présence deM. Ferdistchenko et… qu’il faut se tenir sur ses gardes aveclui. » Comprenez-vous, prince ?

– Est-ce possible ? D’ailleurs… pournous c’est indifférent.

– Oui, sans doute, c’estindifférent ; nous ne sommes pas des francs-maçons ! J’aimême été surpris de voir que le général voulait venir me réveillercette nuit exprès pour cela.

– Ferdistchenko est sorti,dites-vous ?

– À sept heures ; il m’a rejoint auchevet du malade et m’a dit qu’il allait finir la nuit chez Vilkine– un fameux ivrogne, ce Vilkine ! – Allons, je m’envais ! Mais voilà Loukiane Timoféïévitch… Le prince veutdormir, Loukiane Timoféïévitch, retournez d’où vousvenez !

– Rien qu’une minute, très honoréprince ! Il s’agit d’une affaire qui a pour moi del’importance, proféra Lébédev avec un salut cérémonieux.

Il s’exprimait à mi-voix sur un ton gourmé,mais pénétré de la gravité de ce qu’il avait à dire. Il venait derentrer et, n’ayant même pas eu le temps d’aller chez lui, tenaitencore son chapeau à la main. Son visage était soucieux, avec uneexpression exceptionnelle de gravité. Le prince le pria des’asseoir.

– Vous m’avez demandé deux fois. Vousêtes peut-être toujours inquiet à propos des incidents d’hiersoir ?…

– Vous voulez parler de ce jeune hommed’hier soir, prince ? Oh ! non : hier mes idéesétaient en désordre… mais aujourd’hui je n’ai pas l’intention decontrecarrer vos intentions en quoi que ce soit.

– Contreca… comment avez-vousdit ?

– J’ai dit : contrecarrer ;c’est un mot français comme tant d’autres qui ont passé dans lalangue russe ; mais je n’y tiens pas particulièrement.

– Qu’avez-vous aujourd’hui, Lébédev, pourêtre si grave et si solennel ? Vous avez l’air de scander vosmots, fit le prince avec un léger sourire.

– Nicolas Ardalionovitch ! ditLébédev en s’adressant à Kolia sur un ton presque attendri, – jedois communiquer, au prince une affaire qui concerne plusspécialement…

– Bon, c’est compris ; elle ne meregarde pas ! Au revoir, prince ! fit Kolia, qui seretira sur-le-champ.

– J’aime bien ce garçon parce qu’il al’intelligence éveillée, dit Lébédev en le suivant des yeux. Bienqu’un peu crampon, il est dégourdi. Un grand malheur m’est arrivé,très honoré prince, hier soir ou ce matin au point du jour… je nepuis encore préciser le moment exact.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Quatre cents roubles ont disparu de lapoche intérieure de mon vêtement. Très honoré prince, j’ai étérefait ! ajouta Lébédev avec un sourire amer.

– Vous avez perdu quatre centsroubles ? C’est dommage.

– Surtout pour un pauvre homme qui vitnoblement de son travail.

– Sans doute, sans doute. Comment lachose est-elle arrivée ?

– La faute en est au vin. Je m’adresse àvous comme à la providence, très honoré prince. Cette somme dequatre cents roubles m’a été remise hier soir à cinq heures par undébiteur. Je suis rentré ici par le train. Mon portefeuille étaitdans ma poche. En ôtant mon uniforme pour passer ma redingote, j’aiplacé mon argent dans celle-ci, avec l’intention de le garder surmoi. Je comptais le remettre dans la soirée à quelqu’un qui mel’avait demandé… J’attendais l’homme d’affaires.

– À propos, Loukiane Timoféïévitch,est-il exact que vous ayez fait annoncer dans les journaux que vousprêtiez sur les objets d’or et d’argent ?

– Cette annonce a été passée parl’entremise d’un homme d’affaires ; elle ne porte ni mon nomni mon adresse. Comme je n’ai qu’un tout petit capital et que mafamille s’est accrue, vous conviendrez qu’un honnête intérêt…

– Mais oui, mais oui ! il ne s’agitque d’un renseignement ; excusez-moi de vous avoirinterrompu.

– L’homme d’affaires n’est pas venu.Là-dessus on a amené ici ce malheureux. Après le dîner j’étais déjàpas mal en train. Puis sont venus nos visiteurs ; on a bu… duthé et… pour mon malheur je suis tombé dans un excès de gaieté.Quand Keller est arrivé, tard dans la soirée, il nous a annoncé quec’était votre anniversaire et qu’il fallait servir duchampagne ; alors, mon cher et très honoré prince, moi qui aiun cœur (vous l’avez sans doute déjà remarqué, car je le mérite) jene dirai pas sentimental mais reconnaissant, ce dont jem’enorgueillis, j’ai cru devoir enlever mes vieilles frusques etremettre mon uniforme pour attendre le moment de vous féliciter enpersonne et vous fêter d’une manière plus solennelle. Ainsi ai-jefait, prince, et vous avez bien dû remarquer que je suis resté enuniforme toute la soirée. Mais en changeant de vêtement j’ai oubliéle portefeuille dans ma redingote…. On a raison de dire que,lorsque Dieu veut punir quelqu’un, il commence par lui ôter laraison. Ce matin, à sept heures et demie, en me réveillant, j’aisauté comme un fou pour aller prendre ma redingote. La poche étaitvide ! Pas trace de portefeuille.

– Ah ! c’est désagréable !

– Voilà le mot : c’est désagréable.Avec le tact qui vous caractérise, vous avez tout de suite trouvél’expression appropriée, ajouta Lébédev non sans malice.

– Mais pourtant, comment… fit après uninstant de réflexion le prince inquiet, – cela estsérieux ?

– C’est le mot : sérieux ;encore une expression heureuse, prince, pour caractériser…

– Voyons, Loukiane Timoféïévitch, à quoibon éplucher, les mots ? Ce ne sont pas les mots quiimportent… Admettez-vous qu’étant en état d’ivresse, vous ayez pulaisser tomber le portefeuille de votre poche ?

– C’est possible. Tout est possible dansl’état d’ivresse, pour employer l’expression dont vous vous êtesservi avec tant de franchise, très honoré prince. Mais jugez-envous-même ; si j’ai fait tomber mon portefeuille de ma pocheen ôtant ma redingote, l’objet aurait dû se retrouver sur leparquet. Où est-il donc ?

– Ne l’auriez-vous pas serré dans letiroir de quelque table ?

– J’ai tout fouillé, tout exploré.D’ailleurs je ne l’ai mis nulle part et n’ai ouvert aucuntiroir ; je m’en souviens parfaitement.

– Avez-vous regardé dans la petitearmoire ?

– C’est la première chose que j’ai faiteet j’y ai même regardé plusieurs fois ce matin… Et puis, pourquoiaurais-je été le fourrer dans la petite armoire, très honoréprince ?

– J’avoue, Lébédev, que cela me tracasse.Quelqu’un l’aurait donc trouvé par terre ?

– Ou bien tiré de ma poche ! Il n’ya pas d’autre explication.

– Cela m’inquiète vivement, car qui abien pu faire cela ?… Voilà la question !

– À n’en pas douter, c’est la questionessentielle. Vous tombez avec une étonnante justesse, illustreprince, sur les mots, les idées et les définitions qui peignent lasituation.

– Ah ! Loukiane Timoféïévitch, trêvede moquerie ! ici…

– Des moqueries ! s’écria Lébédev enlevant les bras.

– Allons, allons ! c’est bon, je neme fâche pas. Ma préoccupation est tout autre… Je crains de voiraccuser les gens. Qui soupçonnez-vous ?

– La question est très délicate et… fortcompliquée ! Je ne puis soupçonner la servante ; elle estrestée tout le temps dans sa cuisine. Mes enfants sont, eux aussi,hors de soupçon…

– Cela va sans dire.

– Par conséquent, ce ne peut être qu’undes visiteurs.

– Mais est-ce possible ?

– C’est de la plus absolue et de la pluscomplète impossibilité. Cependant la chose n’a pu se passerautrement. Je veux bien admettre toutefois et je suis mêmeconvaincu que le vol, si vol il y a eu, a été commis, non pas dansla soirée, lorsque tout le monde était réuni, mais plutôt la nuitou même vers le matin, par une des personnes qui ont passé la nuitici.

– Ah ! mon Dieu !

– Je mets naturellement hors de causeBourdovski et Nicolas Ardalionovitch, qui ne sont d’ailleurs pasmême entrés chez moi.

– Cela irait de soi, même s’ils y étaiententrés ! Qui a passé la nuit chez vous ?

– En me comptant, nous sommes quatre àavoir passé la nuit dans deux chambres contiguës : le général,Keller, M. Ferdistchenko et moi. C’est donc l’un de nousquatre qui a fait le coup.

– Vous voulez dire l’un des trois ;mais lequel ?

– Je me suis compté pour être juste etfaire les choses régulièrement ; mais vous conviendrez,prince, que je n’ai pu me voler moi-même, bien qu’on ait déjà vudes cas de ce genre dans le monde…

– Ah ! Lébédev, que votre bavardageest ennuyeux ! s’écria le prince impatienté ; allez doncau fait ; pourquoi lanternez-vous ainsi ?…

– Restent donc trois personnes.Commençons par M. Keller, homme versatile, adonné à la boissonet dans certains cas suspect de libéralisme, tout au moins en cequi concerne la poche d’autrui ; au demeurant il a plutôt lecaractère d’un chevalier d’autrefois que celui d’un libéral. Il apassé la première partie de la nuit dans la chambre du malade et cen’est qu’à une heure assez avancée qu’il s’est rendu auprès de noussous, prétexte qu’il ne pouvait pas dormir sur le plancher.

– Vous le soupçonnez ?

– Je l’ai soupçonné. Lorsqu’après septheures du matin j’ai bondi comme un fou et me suis frappé le front,je suis allé réveiller sur-le-champ le général qui dormait dusommeil de l’innocence. Prenant en considération l’étrangedisparition de Ferdistchenko, circonstance qui était déjà de natureà faire naître nos soupçons, nous décidâmes tous deux de fouillerKeller qui était étendu comme… comme… presque comme un clou. Nousexplorâmes consciencieusement ses poches sans y trouver uncentime ; il n’y en avait pas même une qui ne fût percée. Unmouchoir en coton bleu à carreaux à ne pas prendre avec despincettes ; un billet doux écrit par quelque femme de chambrequi réclamait de l’argent et formulait des menaces ; enfin despages détachées du feuilleton que vous savez ; voilà tout ceque nous découvrîmes. Le général décida que Keller, était innocent.Pour mieux tirer la chose au clair, nous le réveillâmes, non sansdifficulté ; c’est à peine s’il comprit de quoi ils’agissait ; il était là, la bouche grande ouverte, avec saface d’ivrogne, son air bête et innocent, même stupide ; cen’était pas lui !

– Ah ! que je suis content !s’écria le prince avec un joyeux soupir de soulagement. Jecraignais pour lui !

– Vous craigniez pour lui ? Doncvous aviez des raisons pour cela ? insinua Lébédev en plissantles paupières.

– Oh ! non, j’ai dit cela sansréfléchir, reprit le prince. Je me suis très sottement exprimé endisant que je craignais. Je vous prie, Lébédev, de ne répéter àpersonne…

– Prince, prince ! Vos parolesresteront dans mon cœur… dans le fond de mon cœur. Elles y sontdans un tombeau ! proféra Lébédev avec solennité en pressantson chapeau contre sa poitrine.

– C’est bon, c’est bon… Donc c’estFerdistchenko ? Je veux dire que vous soupçonnezFerdistchenko ?

– Qui pourrais-je soupçonner en dehors delui ? fit Lébédev en baissant la voix et en regardant fixementle prince.

– Oui, cela va de soi… quel autresoupçonner ? Néanmoins, où sont les preuves ?

– Les preuves existent. D’abord, sadisparition à sept heures ou même avant sept heures du matin.

– Je sais : Kolia m’a raconté queFerdistchenko était entré chez lui pour lui annoncer qu’il allaitfinir la nuit chez… j’ai oublié le nom, enfin un de ses amis.

– Vilkine. Ainsi Nicolas Ardalionovitchvous avait déjà parlé de cela ?

– Il ne m’a rien dit du vol.

– Il ne le connaît pas parce que, pourl’instant, je tiens la chose secrète. Donc Ferdistchenko se rendchez Vilkine ; il n’y a rien de surprenant, semble-t-il, à cequ’un ivrogne aille chez un autre ivrogne, même au point du jour etsans motif plausible, n’est-ce pas ? Mais ici une piste sedessine ; en partant il indique où il va… Maintenant, prince,suivez-moi bien : pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoientre-t-il exprès chez Nicolas Ardalionovitch, en faisant undétour, pour lui annoncer qu’il « va finir la nuit chezVilkine » ? Qui peut avoir intérêt à savoir qu’il sortet, plus précisément, qu’il va chez Vilkine ? À quoi bon fairepart de cela ? Non, c’est une finauderie, une finauderie devoleur ! Cela veut dire : « Voyez, je m’applique àne pas dissimuler ma trace ; comment pourrais-je après celaêtre suspecté de vol ? Est-ce qu’un voleur indique l’endroitoù il va ? » C’est un excès de précaution pour détournerles soupçons et effacer, pour ainsi dire, ses pas sur le sable…M’avez-vous compris, très honoré prince ?

– J’ai compris, fort bien compris. Maisc’est une preuve bien mince.

– En voici une seconde : la piste serévèle fausse et l’adresse donnée inexacte. Une heure après,c’est-à-dire à huit heures, je suis allé frapper chezVilkine ; il demeure par ici, dans la Cinquième rue ;d’ailleurs je le connais. Pas de Ferdistchenko. J’ai réussi, il estvrai, à savoir d’une servante sourde comme un pot qu’une heureauparavant quelqu’un avait en effet fait de violents efforts pourentrer et même arraché la sonnette. Mais la domestique n’avait pasouvert, soit qu’elle ne voulût pas éveiller M. Vilkine, soitpeut-être qu’elle n’eût guère envie de sortir du lit. Cela sevoit.

– Et ce sont là toutes vos preuves ?C’est peu.

– Prince, sur qui donc porter messoupçons ? Réfléchissez, conclut Lébédev sur un ton delarmoyante obséquiosité, mais avec un sourire légèrementinsidieux.

– Vous devriez effectuer une nouvellerecherche dans les chambres et les tiroirs, articula le prince d’unair préoccupé après un instant de réflexion.

– C’est déjà fait ! soupira Lébédevavec une expression encore plus attendrissante.

– Hum !… Mais pourquoi, pourquoiavoir ôté votre redingote ? s’écria le prince en frappant aveccolère sur la table.

– On entend cette question-là dans unevieille comédie. Mais, excellent prince, vous prenez mon infortunetrop à cœur ! Je n’en mérite pas tant. Je veux dire qu’à moiseul, je ne mérite pas cela. Toutefois, vous vous faites aussi dumauvais sang pour le coupable… pour l’être insignifiant qu’estM. Ferdistchenko ?

– Eh ! oui, en effet ! vousm’avez rendu soucieux, interrompit le prince d’un air distrait etmécontent. – En somme, que comptez-vous faire… si vous êtes aussiconvaincu de la culpabilité de Ferdistchenko ?

– Prince, très honoré prince, quel autreaccuser ? dit Lébédev en faisant des contorsions et en prenantun ton toujours plus pathétique. – On ne peut pas penser à unautre, et l’impossibilité absolue de soupçonner personne hormisM. Ferdistchenko constitue, pour ainsi dire, une charge deplus contre celui-ci ; c’est la troisième preuve ! Car,encore une fois, quel autre accuser ? Je ne peux pourtant passoupçonner M. Bourdovski, hé, hé ?

– Allons, quelle absurdité !

– Pas davantage le général, hé,hé ?

– Quelle sottise est-ce là ! dit leprince presque d’un ton de colère, en se retournant avec impatiencesur sa couchette.

– Bien sûr que c’est une sottise !Hé ! hé ! hé ! Quel original que ce général, etcomme il m’a fait rire ! Nous sommes allés tout à l’heureensemble en quête de Ferdistchenko chez Vilkine… Il faut vous direqu’il a été encore plus surpris que moi quand je suis allé leréveiller, aussitôt ma perte constatée. C’est au point qu’il achangé de figure, rougi, pâli, et qu’enfin il a été saisi d’un sinoble accès d’indignation que je n’en revenais pas. C’est un bienbeau caractère ! Il ment continuellement, par faiblesse, maisc’est un homme de sentiments très élevés ; avec cela il est siingénu que son innocence même inspire la plus entière confiance. Jevous ai déjà dit, très honoré prince, que j’ai pour lui nonseulement un faible, mais même de l’affection. Il s’est arrêtébrusquement en pleine rue, il a entr’ouvert son vêtement et montrésa poitrine. « Fouille-moi ! me dit-il ; tu asfouillé Keller, pourquoi ne me fouilles-tu pas ? La justicel’exige ! » Ses bras et ses jambes tremblaient, sonvisage était tout pâle et faisait même peur à voir. Je me mis àrire et lui dis : « Écoute, général, si un autre m’avaitdit cela de toi, je me serais sur-le-champ tranché la tête de mespropres mains, je l’aurais mise sur un grand plat et je l’auraismoi-même présentée à tous ceux qui t’auraient soupçonné :« Voyez-vous cette tête, leur aurais-je dit : je réponds« sur elle de sa probité. Et non seulement je donne ma tête engage, mais même je me mettrais au feu pour lui. » Voilà,ajoutai-je, comment je répondrais de toi ! » Alors ils’est jeté dans mes bras, toujours au milieu de la rue, il a verséquelques larmes et, en tremblant, il m’a serré si fort sur sapoitrine que j’ai failli étouffer d’une quinte de toux. « Tues, m’a-t-il dit, l’unique ami qui me reste dans moninfortune ! » C’est un homme si sensible !Naturellement il en a profité pour me raconter, chemin faisant, uneanecdote de circonstance : on l’avait aussi une foissoupçonné, dans sa jeunesse, d’avoir volé cinq cent milleroubles ; mais, le lendemain même, il s’était jeté dans unemaison en flammes et avait sauvé le comte qui l’avait soupçonné, enmême temps que Nina Alexandrovna, alors jeune fille. Le comtel’avait embrassé, et c’est à la suite de cet événement qu’il avaitépousé Nina Alexandrovna. Le jour suivant on avait découvert dansles décombres la cassette de fer qui contenait l’argent disparu. Defabrication anglaise, avec une fermeture à secret, cette cassettes’était glissée, on ne sait comment, sous le plancher, en sorte quejusqu’à l’incendie personne ne l’avait retrouvée. Cette histoireest inventée de toutes pièces, mais il ne s’en est pas moins mis àlarmoyer en parlant de Nina Alexandrovna. C’est une bien dignefemme que Nina Alexandrovna, encore qu’elle ait une dent contremoi !

– Vous n’avez pas de relations avecelle ?

– Presque pas, mais je désirerais de toutcœur en avoir, ne serait-ce que pour me justifier à ses yeux. NinaAlexandrovna m’en veut parce qu’elle croit que je pousse maintenantson mari à l’ivrognerie. Or, je ne le débauche pas, je le réfrèneplutôt ; je lui évite peut-être des fréquentations plusdangereuses. En outre, c’est pour moi un ami et je vous avoue queje ne l’abandonnerai plus désormais ; c’est au point que, làoù il ira, j’irai, car on ne peut agir sur lui que par lesentiment. Il a maintenant cessé tout à fait de fréquenter sa« capitaine », bien qu’il brûle en secret d’aller la voiret parfois même soupire après elle, surtout le matin, quand il selève et passe ses bottes ; je ne saurais dire pourquoi cela leprend juste à ce moment-là ; le malheur est qu’il n’a pas lesou et il ne peut se montrer chez elle sans argent. Ne vous a-t-ilpas demandé de l’argent, très honoré prince ?

– Non, il ne m’a rien demandé.

– Il est gêné. Il voulait vous endemander ; il m’a même avoué son intention de vous importunerà ce sujet, mais il n’a pas osé, car vous lui avez prêté récemmentet il a pensé que vous lui refuseriez. Il m’a confié cela enami.

– Et vous-même, ne lui donnez-vous pas del’argent ?

– Prince ! très honoré prince !Ce n’est pas seulement de l’argent, c’est pour ainsi dire ma vieque je donnerais pour cet homme… Quand je dis ma vie,j’exagère ; sans donner ma vie je serais prêt à endurer lafièvre, ou un abcès, ou un rhume, dans le cas d’absolue nécessitébien entendu ; car je le tiens pour un grand homme, maisdéclassé. Voilà. À plus forte raison s’il s’agit d’argent…

– Donc vous lui en donnez !

– Pour cela non ; je ne lui ai pasdonné d’argent et il sait lui-même que je ne lui en donneraipas ; mais c’est uniquement afin de le modérer et de lecorriger. Maintenant, son idée fixe est de se rendre avec moi àPétersbourg, où je vais aller suivre la piste deM. Ferdistchenko, car je suis sûr qu’il y est. Le générai esttout feu tout flamme, mais je prévois qu’aussitôt arrivé àPétersbourg il me lâchera pour aller retrouver sa capitaine.J’avoue que je le laisserai partir à dessein et que nous sommesconvenus de nous séparer dès l’arrivée pour mieux réussir, par desvoies différentes, à pincer M. Ferdistchenko. Je le laisseraidonc filer, puis tout à coup tomberai sur lui à l’improviste et lesurprendrai chez la capitaine ; mon intention est surtout delui faire honte en lui rappelant ses devoirs de père de famille etsa dignité d’homme en général.

– Seulement ne faites pas de bruit,Lébédev ; pour l’amour de Dieu, pas de bruit ! dit àdemi-voix le prince, en proie à une vive inquiétude.

– Oh ! non ; tout juste pour leconfondre et voir la tête qu’il fera, car la physionomie peutrévéler bien des choses, très honoré prince, notamment chez unhomme comme lui ! Ah ! prince, si grand que soit monmalheur, je ne puis, même en ce moment, m’empêcher de penser à luiet à son amendement. J’ai une très grande prière à vous adresser,très honoré prince ; c’est même, je l’avoue, l’objetparticulier de ma démarche. Vous connaissez la famille du généralet vous en avez même été l’hôte ; si vous acceptiez, excellentprince, de me faciliter la tâche, dans le seul intérêt du généralet pour son bonheur…

Lébédev joignit les mains dans une attitudeimplorante.

– De quoi s’agit-il ? En quoipuis-je vous aider ? Soyez convaincu que je désire vivementsaisir toute votre pensée, Lébédev.

– C’est cette seule conviction qui m’aamené auprès de vous ! On pourrait agir par l’entremise deNina Alexandrovna afin d’instituer une surveillance et, en quelquesorte, une filature de tous les instants auprès de Son Excellencedans le sein même de sa famille. Je ne suis malheureusement pas enrelation… En outre Nicolas Ardalionovitch, qui vous adore, pourainsi dire, de toute l’ardeur de sa jeune âme, pourrait sans douteaider également…

– Ah ! non !… Mêler NinaAlexandrovna à cette affaire… Dieu nous en préserve ! Et Koliapas davantage… Peut-être d’ailleurs que je ne pénètre pas encorevotre pensée, Lébédev.

– Mais il n’y a rien à pénétrer !s’écria Lébédev en faisant un bond sur sa chaise ; – riend’autre qu’un sentiment de délicatesse et de sollicitude à sonégard ! C’est tout le remède qu’il faut à notre malade. Vousme permettez, prince, de le considérer comme un malade ?

– Cela prouve même votre bon cœur etvotre esprit.

– Je vais m’expliquer à l’aide d’unexemple, tiré de la pratique pour plus de clarté. Vous voyez à quelhomme nous avons affaire : son seul faible est pour le momentcette capitaine à laquelle il lui est interdit de se présenter sansargent et chez qui je compte le surprendre aujourd’hui, pour sonbien. Admettons même qu’il ne s’agisse plus seulement de cettefaiblesse, mais d’un véritable crime ou de quelque acte contraire àl’honneur (encore qu’il en soit tout à fait incapable) : mêmedans ce cas, je dis que l’on arriverait à tout avec lui par cequ’on pourrait appeler un noble sentiment de tendresse, car c’estun homme d’une extrême sensibilité. Croyez bien qu’avant cinq joursil n’y tiendrait plus, se mettrait à parler et avouerait tout aumilieu des larmes ; surtout si l’on agit avec autantd’habileté que de noblesse et si sa famille et vous exercez unesurveillance, en quelque sorte, sur tous ses pas… Oh !excellent prince ! fit Lébédev en sursautant comme sous lecoup d’une inspiration, je n’affirme certes pas qu’il soit sansaucun doute… Je reste, pour ainsi dire, prêt à verser sur-le-champtout mon sang pour lui ; mais convenez que l’inconduite,l’ivresse, la capitaine, tout cela réuni peut mener fort loin.

– Assurément je suis toujours disposé àvous aider en cette affaire, dit le prince en se soulevant. Mais jevous avoue, Lébédev, que j’ai une terrible appréhension.Voyons : vous avez toujours l’idée… en un mot vous-même ditesque vous soupçonnez M. Ferdistchenko ?

– Mais qui soupçonner, si ce n’estlui ? Qui, très sincère prince ? reprit Lébédev ensouriant et en joignant de nouveau les mains avec un air decomponction.

Le prince se rembrunit et se leva.

– Voyez-vous, Loukiane Timoféïévitch, enpareil cas c’est une chose terrible que de se tromper. CeFerdistchenko… je ne voudrais pas dire du mal de lui… mais ceFerdistchenko… ma foi, qui sait ? c’est peut-être bienlui !… Je veux dire qu’il serait en effet peut-être pluscapable… qu’un autre de faire cela. Lébédev ouvrit tout grands lesyeux et les oreilles. Le prince, de plus en plus sombre, arpentaitla pièce de long en large et s’efforçait de ne pas regarder soninterlocuteur.

– Voyez-vous, fit-il en s’embrouillantdavantage, on m’a fait savoir… on m’a dit de M. Ferdistchenkoqu’en plus de cela, ce serait un homme devant lequel il faut setenir sur ses gardes et ne rien dire… de trop, vous mecomprenez ? Je vous le répète parce que peut-être il est, eneffet, plus capable qu’un autre de… enfin pour éviter une erreur,car c’est là le principal, Vous comprenez ?

– Mais qui vous a fait part de cetteremarque sur M. Ferdistchenko ? demanda Lébédev avecvivacité.

– On me l’a chuchotée comme cela ;du reste je n’en crois rien moi-même… je suis très contrarié dem’être trouvé dans l’obligation de vous rapporter ce propos ;je vous assure que je ne lui accorde aucune créance… c’est quelqueon-dit absurde… Oh ! que j’ai été sot de le répéter !

– C’est que ce détail est important,prince, dit Lébédev tout tremblant d’émotion ; – trèsimportant en ce moment, non pas en ce qui toucheM. Ferdistchenko, mais quant à la source par laquelle il estvenu à votre connaissance. (Ce disant Lébédev courait autour duprince et s’efforçait de régler son pas sur le sien.) Voici,prince, ce que je dois aussi vous faire savoir maintenant : cematin, comme nous allions ensemble chez ce Vilkine, le général,après m’avoir raconté l’histoire de l’incendie, tout frémissantencore d’une indignation bien naturelle, s’est livré inopinément àdes insinuations sur le compte de M. Ferdistchenko. Mais ill’a fait avec tant d’incohérence et de maladresse que je n’ai pum’empêcher de lui poser quelques questions ; ses réponsesm’ont convaincu que toutes ces informations étaient du cru de SonExcellence… C’était un simple effet de son expansibilité ; cars’il ment, c’est uniquement faute de savoir contenir lesépanchements de son cœur. Maintenant jugez vous-même : s’il amenti, ce dont je suis persuadé, comment son mensonge a-t-il puarriver jusqu’à vos oreilles ? Comprenez, prince, que cepropos lui est venu sous l’inspiration du moment ; qui donc apu vous le faire connaître ? Ce point est important et… pourainsi dire…

– C’est Kolia qui vient de me répétercela ; la réflexion lui a été faite par son père qui l’avaitrencontré dans l’antichambre entre six et sept heures, au moment oùil sortait on ne sait pourquoi.

Et le prince de tout raconter en détail.

– Eh bien ! voilà ce qu’on peutappeler une piste ! dit Lébédev en se frottant les mains et enriant en sourdine. – C’est ce que je pensais ! Cela veut direque, vers les six heures du matin, Son Excellence a interrompuexprès son innocent sommeil pour aller éveiller son fils bien-aiméet l’aviser du danger extraordinaire qu’on court en la compagnie deM. Ferdistchenko ! Après cela, force est de reconnaîtreque M. Ferdistchenko est un homme dangereux et d’admirer lasollicitude paternelle de Son Excellence, hé, hé !

– Écoutez, Lébédev, dit le prince sur leton de la plus vive inquiétude, écoutez : il faut allerdoucement ! Ne faites pas de bruit ! Je vous en prie,Lébédev, je vous en supplie… À cette condition, je vous jure que jevous aiderai. Mais que personne ne sache rien, personne !

– Soyez convaincu, très bon, très sincèreet très généreux prince, s’écria Lébédev sous le coup d’uneinspiration décisive, – soyez convaincu que tout cela mourra dansmon noble cœur ! Marchons à pas de loup et la main dans lamain ! À pas de loup et la main dans la main ! Jedonnerais même tout mon sang… Très illustre prince, j’ai l’âmebasse, l’esprit bas. Mais demandez à un homme bas, mieuxencore : à n’importe quel gredin, s’il préfère avoir affaire àun gredin de son espèce ou à un être de la plus parfaite grandeurd’âme tel que vous, très sincère prince ? Il répondra qu’ilpréfère la grandeur d’âme ; c’est là que la vertutriomphe ! Au revoir, très honoré prince ! À pas de loup…à pas de loup et… la main dans la main !

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