L’Idiot -Tome II

Chapitre 6

 

La nouvelle donnée par Barbe Ardalionovna àson frère était parfaitement exacte : il devait y avoir unesoirée à la villa des Epantchine et on comptait y voir la princesseBiélokonski. Les invitations étaient justement pour ce soir-là.Mais elle en avait parlé avec plus d’humeur qu’il n’étaitnécessaire. Sans doute la soirée avait été décidée précipitammentet au milieu d’une agitation tout à fait superflue, mais la raisonen était que, dans cette famille, « rien ne se faisait commeailleurs ». Tout s’expliquait par l’impatience d’ElisabethProkofievna, qui « ne voulait plus rester dansl’incertitude », et par les palpitantes angoisses qu’inspiraitaux parents le bonheur de leur fille chérie.

En outre, la princesse Biélokonski étaitvraiment sur son départ ; or, comme sa protection avaitbeaucoup de poids dans le monde et qu’on espérait qu’elles’intéresserait au prince, les parents comptaient sur latoute-puissante recommandation de la « vieille dame »pour ouvrir au fiancé d’Aglaé les portes de la bonne société. Àsupposer donc qu’il y eût un côté insolite dans ce mariage, ilparaîtrait beaucoup moins sous le couvert d’une pareilleprotection. Le hic était que les parents n’étaient pas capables detrancher eux-mêmes cette question : « le mariage projetéoffre-t-il quelque chose d’insolite, et jusqu’à quel point ?ou n’a-t-il rien que de très naturel » ? L’opinionfranche et amicale de personnes ayant de l’autorité et de lacompétence aurait été fort opportune en ce moment où, par suite del’attitude d’Aglaé, rien de décisif n’avait encore été conclu.

En tout cas il était indispensabled’introduire tôt ou tard le prince dans le monde, dont il ne sefaisait pas la moindre idée. Autrement dit, on avait l’intention dele « montrer ». La soirée n’en devait pas moins garder uncaractère de simplicité et ne réunir que « des amis de lamaison », en tout petit comité. Outre la princesseBiélokonski, on comptait sur la femme d’un très grand personnage ethaut dignitaire. En fait de jeunes gens on n’attendait guèrequ’Eugène Pavlovitch qui devait, en venant, accompagner laprincesse Biélokonski.

Le prince avait appris trois jours à l’avanceque cette dame viendrait, mais il n’entendit parler de la soiréeque la veille du jour où elle devait avoir lieu. Il remarquanaturellement la mine soucieuse des membres de la famille, etquelques allusions embarrassées lui firent comprendre que l’onn’était pas très rassuré sur l’effet qu’il pouvait produire. Mais,d’instinct et du premier au dernier, les Epantchine leconsidéraient comme incapable, dans sa simplicité, de se rendrecompte des inquiétudes qu’il inspirait ; aussi leregardaient-ils tous avec un sentiment intérieur d’anxiété.

Il n’attachait d’ailleurs presque aucuneimportance à l’événement ; tout autre était sa préoccupation.Aglaé devenait d’heure en heure plus capricieuse et plussombre ; cela le tuait. Quand il apprit qu’on attendait aussiEugène Pavlovitch, il manifesta une vive joie et dit qu’il désiraitle voir depuis longtemps. Pour une raison qu’il ne discerna pas,ces paroles déplurent à tout le monde. Aglaé sortit de la pièceavec dépit ; tard seulement dans la soirée, passé onze heures,au moment où le prince allait se retirer, elle saisit en lereconduisant l’occasion de lui dire quelques mots seule à seul.

– Je désirerais que vous ne veniez paschez nous demain de toute la journée, et que vous n’y paraissiezque le soir, lorsque tous ces… invités seront déjà là. Vous savezque nous recevrons ?

Elle prononça ces paroles sur un tond’impatience et de dureté ; c’était la première fois qu’ellefaisait allusion à la « soirée ». À elle aussi l’idée decette réception était presque insupportable ; tout le mondel’avait remarqué. Peut-être avait-elle eu une furieuse envie dechercher querelle à ses parents à ce propos, mais un sentiment defierté et de pudeur l’avait retenue. Le prince comprit tout desuite qu’elle aussi avait des craintes sur son compte, mais nevoulait pas en avouer le motif. Il éprouva soudain lui-même unesensation de frayeur.

– Oui, je suis invité, répondit-il.

Elle ressentait une gêne visible à aller plusloin.

– Peut-on vous parler sérieusement, neserait-ce qu’une fois dans votre vie ? dit-elle en éclatant decolère sans savoir pourquoi, mais sans pouvoir se maîtriser.

– Vous le pouvez, je vous écoute ;j’en suis ravi, balbutia le prince.

Aglaé se tut un instant, puis se décida àparler, mais avec une répugnance manifeste.

– Je n’ai pas voulu discuter avec eux àce sujet ; il y a des cas où on ne peut leur faire entendreraison. J’ai toujours eu de l’aversion pour certaines règles deconduite mondaines auxquelles maman s’assujettit. Je ne parle pasde papa ; il n’y a rien à lui demander. Maman est assurémentune femme d’un noble caractère ; essayez de lui proposerquelque chose de bas et vous verrez ! N’empêche qu’elles’incline devant ce… vilain monde. Je ne parle pas de laBiélokonski : c’est une méchante vieille et une mauvaisenature, mais elle a de l’esprit et elle sait les tenir tous enmain ; elle a du moins cela pour elle. Oh ! quellebassesse ! Et c’est ridicule : nous avons toujoursappartenu à la classe moyenne, à la plus moyenne qui soit ;pourquoi vouloir nous pousser dans le grand monde ? Mes sœurstombent aussi dans ce travers ; c’est le prince Stch… qui leura tourné la tête. Pourquoi êtes-vous si content de savoir qu’EugènePavlovitch viendra ?

– Écoutez, Aglaé, dit le prince, j’ail’impression que vous avez grand peur que je sois recalé demain…dans cette société ?

– Peur pour vous ? dit Aglaé touterouge. Pourquoi aurais-je peur pour vous ? Que m’importe… quevous vous couvriez de honte ? Qu’est-ce que cela peut mefaire ? Et comment pouvez-vous employer de pareillesexpressions ? Que signifie ce mot « recalé » ?C’est un terme bas et trivial.

– C’est un… mot d’écolier.

– Voilà : c’est un motd’écolier ! un vilain mot. Vous avez apparemment l’intentiond’employer des termes de ce genre demain dans la conversation.Cherchez encore à la maison dans votre dictionnaire d’autres motsdu même goût : vous serez sûr de faire votre effet !C’est dommage que vous sachiez vous présenter convenablement dansun salon ; où avez-vous appris cela ? Saurez-vous aussiboire décemment une tasse de thé quand tout le monde regarderacomment vous vous y prenez ?

– Je crois que je le saurai.

– Tant pis : je perdrai une occasionde rire à vos dépens. Brisez au moins le vase de Chine qui est dansle salon. Il a de la valeur : faites-moi le plaisir de lebriser ; c’est un cadeau ; maman en perdra la tête et semettra à pleurer devant tout le monde, tellement elle ytient ! Faites un de ces gestes qui vous sontcoutumiers : donnez un coup dans ce vase et cassez-le.Asseyez-vous exprès à côté.

– Au contraire, je tâcherai de m’asseoiraussi loin que possible ; merci de m’avoir mis en garde.

– Ainsi, d’avance, vous avez peur de vosgesticulations ! Je parie que vous allez choisir un« thème » pour discourir, un sujet sérieux, savant,élevé ? Comme ce sera… de bon goût !

– Je pense que ce serait bête… si cela netombait pas à propos.

– Écoutez une fois pour toutes, dit-elleenfin en perdant patience : si vous entamez un sujet comme lapeine de mort, ou la situation économique de la Russie, ou lathéorie selon laquelle « la beauté sauvera le monde », ehbien !… j’en serai ravie et m’en amuserai beaucoup, mais… jevous préviens : ne reparaissez plus devant moi aprèscela ! Vous m’entendez : je parle sérieusement !Cette fois je parle sérieusement !

Elle proféra en effet cette menace sur un tonsérieux ;même il y avait dans ses paroles et dans sonregard une expression inaccoutumée que le prince n’y avait jamaisobservée jusque-là et qui, certes, ne ressemblait guère à une enviede plaisanter.

– Eh bien ! vous vous y êtes prisede telle sorte que j’aurai sûrement un accès de« loquacité » et même… peut-être… que je briserai levase. Il y a un moment je n’avais peur de rien, mais maintenant jecrains tout. Je suis certain de rater mon effet.

– Dans ce cas, taisez-vous. Asseyez-vouset restez coi.

– Ce sera impossible ; je suisconvaincu que la crainte me fera discourir et qu’elle me fera aussibriser le vase. Je m’étalerai peut-être au milieu du parquet oucommettrai quelque maladresse du même genre, car cela m’est déjàarrivé ; j’en rêverai toute cette nuit ; pourquoim’avez-vous parlé de cela ?

Aglaé le regarda d’un air sombre.

– Savez-vous quoi ? J’aime mieux nepas venir du tout demain ! Je me ferai porter malade et toutsera dit ! fit-il sur un ton décidé.

Aglaé frappa du pied et pâlit de colère.

– Mon Dieu ! a-t-on jamais vupareille chose ! Il ne viendra pas alors que c’estspécialement pour lui que… Oh ! Dieu ! quel plaisird’avoir affaire à un pareil… à un homme aussi déraisonnable quevous !

– C’est bien, je viendrai, jeviendrai ! interrompit vivement le prince, et je vous donne maparole d’honneur que je ne dirai pas un mot de toute la soirée.Ainsi ferai-je.

– Et ce sera très bien. Vous venez dedire : « Je me ferai porter malade » ; oùallez-vous chercher de pareilles expressions ? Est-ce exprèsque vous me parlez sur ce ton-là ? Vous cherchez à m’agacer,n’est-ce pas ?

– Pardon ; c’est aussi un motd’écolier ; je ne l’emploierai plus. Je comprends très bienque vous… ayez des craintes à mon sujet… (Voyons, ne vous fâchezpas !), et cela me fait un plaisir énorme. Vous ne pouvezcroire combien j’ai peur maintenant – et combien vos paroles mecomblent de joie. Mais toute cette crainte est puérile ; c’estune billevesée, je vous le jure. Dieu m’en est témoin, Aglaé !la joie seule restera. J’aime beaucoup vous voir si enfant, sibrave et si bonne enfant ! Ah ! Aglaé, comme vous pouvezêtre charmante !

Aglaé était sur le point de se fâcher, mais àcet instant un sentiment auquel elle-même ne s’attendait pasenvahit soudain toute son âme.

– Vous ne me reprocherez pas un jour…plus tard, les paroles grossières que je viens de vousadresser ? demanda-t-elle brusquement.

– Allons donc ! à quoipensez-vous ? Et pourquoi rougissez-vous de nouveau ?Voilà votre regard redevenu sombre ! Il est parfois tropsombre, Aglaé ; vous n’aviez pas ce regard-là autrefois. Jesais d’où vient…

– Taisez-vous, taisez-vous !

– Non, il vaut mieux le dire. Il y alongtemps que je voulais le dire ; j’en ai déjà parlé, mais…cela n’a pas suffi, car vous ne m’avez pas cru. Entre nous, il y aquand même un être…

– Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous,taisez-vous ! l’interrompit vivement Aglaé en lui saisissantle bras avec véhémence et en le regardant sous l’empire d’une sortede terreur.

À ce moment on l’appela. Enchantée de cettediversion, elle le laissa et s’enfuit précipitamment.

Le prince eut la fièvre pendant toute la nuit.Chose étrange, il avait la fièvre toutes les nuits depuis quelquetemps. Cette fois-ci, dans un état voisin du délire, une idée lehanta : si le lendemain devant tout le monde, il allait avoirune attaque ? N’avait-il pas déjà eu des attaques à l’état deveille ? Cette pensée le glaça ; toute la nuit il se vitdans une société étonnante, inouïe, au milieu de gens étranges. Lefait capital était qu’il s’était mis à« discourir » ; il savait qu’il devait se taire, etcependant il parlait tout le temps en s’efforçant de contraindreses auditeurs à quelque chose. Eugène Pavlovitch et Hippolyteétaient au nombre des invités et paraissaient en termes d’étroiteintimité.

Il se réveilla après huit heures avec un malde tête, des idées en désordre et de singulières impressions. Ilavait un désir impétueux, mais irraisonné de voir Rogojine et des’entretenir longuement avec lui ; à propos de quoi ? iln’en savait rien lui-même. Puis, sans plus de motif, il prit larésolution d’aller chez Hippolyte. Il avait dans le cœur quelquechose de si trouble que les incidents de cette matinée, tout enproduisant sur lui une impression intense, n’arrivèrent cependantpas à épuiser toute son attention. Au nombre de ces incidents futla visite de Lébédev.

Celui-ci vint le trouver d’assez bonne heure,un peu après neuf heures ; il était passablement gris. Bienque le prince eût été médiocre observateur dans les derniers temps,il n’en avait pas moins été frappé, comme d’une chose qui sautaitaux yeux, de la mauvaise tenue de Lébédev depuis que le généralIvolguine était parti de chez lui, c’est-à-dire depuis trois jours.Il était maintenant sale et couvert de taches, sa cravate étaitmise de travers, le col de sa redingote laissait voir desdéchirures. Il allait jusqu’à faire du vacarme chez lui et onl’entendait à travers la cour ; Véra était venue un jour touten larmes et avait raconté différentes choses.

Devant le prince, il se mit à parler sur unton tout à fait bizarre en se frappant la poitrine et en s’accusantd’on ne sait quel méfait…

– C’est fait… j’ai reçu la récompense dema traîtrise et de ma bassesse… J’ai reçu un soufflet !conclut-il enfin avec un accent tragique.

– Un soufflet ! Et de qui ?… Desi bonne heure ?

– De si bonne heure ? repartitLébédev avec un sourire sarcastique ; l’heure ne fait rien àl’affaire… même quand il s’agit d’un châtiment physique… mais c’estun châtiment moral… un soufflet moral, et non physique, que j’aireçu !…

Il s’assit brusquement sans plus de cérémonieet commença à raconter son affaire. Comme ce récit était fortdécousu, le prince fronça le sourcil et fit mine de s’en aller.Mais quelques mots soudain le frappèrent. Il resta comme pétrifiéde surprise… M. Lébédev racontait des choses étranges.

Il avait d’abord parlé, semblait-il, d’unecertaine lettre, à propos de laquelle il avait prononcé le nomd’Aglaé Ivanovna. Puis, inopinément, il s’était mis à accuser entermes amers le prince lui-même ; il laissait entendre qu’ilavait été offensé par lui. À l’en croire, celui-ci l’avait, audébut, honoré de sa confiance à propos d’affaires qui concernaientun certain « personnage » (c’était Nastasie Philippovna),puis il avait complètement rompu avec lui et l’avait écarté d’unemanière ignominieuse et même outrageante, au point que, la dernièrefois, il avait grossièrement éludé une « innocente questionsur l’éventualité d’un changement prochain dans la maison ».Avec des larmes d’ivrogne, Lébédev avoua qu’après cet affront, ilne pouvait plus tolérer la situation, d’autant qu’il savait… un tasde choses… par Rogojine, par Nastasie Philippovna et par une amiede celle-ci, par Barbe Ardalionovna… et même… et par… et par AglaéIvanovna elle-même : « Figurez-vous que cela s’est faitpar l’entremise de Véra, de ma bien-aimée Véra, ma fille unique…mais oui !…, du reste elle n’est pas unique, puisque j’en aitrois. Mais qui a écrit à Elisabeth Prokofievna pour la renseigner,et encore sous le sceau du plus profond secret ? hé !hé ! Qui a porté à sa connaissance tous les faits et gestes…de Nastasie Philippovna ? hé ! hé ! hé ! Quelest ce correspondant anonyme, je vous le demande unpeu ? »

– Se peut-il que ce soit vous ?s’écria le prince.

– Justement, répliqua avec dignitél’ivrogne. Et aujourd’hui même, à huit heures et demie, il y a unedemi-heure… non, il y a trois quarts d’heure, j’ai fait savoir àcette très noble mère que j’avais à lui communiquer une aventure…suggestive. Je le lui ai annoncé dans un billet que la servante estallée porter par l’entrée de service. Elle l’a reçu.

– Vous venez de voir ElisabethProkofievna ? demanda le prince qui n’en croyait pas sesoreilles.

– Je viens de la voir et j’ai reçu unsoufflet… moralement parlant. Elle m’a rendu la lettre, elle me l’amême jetée à la figure sans l’avoir décachetée… et elle m’a pris aucollet et flanqué à la porte… au moral, pas physiquement…,d’ailleurs il s’en est fallu de peu que ce ne fûtphysiquement !

– Qu’est-ce que cette lettre qu’elle vousa jetée à la figure sans l’avoir décachetée ?

– Mais est-ce que… hé ! hé !hé ! Comment ne vous l’ai-je pas encore dit ? Il mesemble vous en avoir déjà parlé… J’avais reçu une petite lettrepour la faire parvenir…

– Une lettre de qui ? Àqui ?

Certaines des « explications » deLébédev étaient extrêmement difficiles à comprendre et on avaitpeine à y démêler quoi que ce fût. Le prince put seulementdiscerner que la lettre avait été remise de très bonne heure parune servante à Véra Lébédev pour que celle-ci la fît parvenir à sadestination… « comme précédemment… comme précédemment, à uncertain personnage et de la part de la même personne… (à l’une jedonne la qualification de « personne », à l’autre cellede « personnage », pour marquer la bassesse de celle-ciet la grande différence qu’il y a entre la très noble et ingénuefille d’un général et… une camélia). Quoi qu’il en soit, la lettrea été écrite par une « personne » dont le nom commencepar la lettre A »…

– Est-ce possible ? Elle auraitécrit à Nastasie Philippovna ? C’est absurde, s’écria leprince.

– C’est ainsi : seulement leslettres ont été envoyées, sinon à Nastasie Philippovna, du moins àRogojine, ce qui est tout un… Il y a même eu une lettre de lapersonne dont le nom commence par un A à l’adresse deM. Térentiev, pour qu’il la fasse parvenir, ajouta Lébédevavec un clignement d’yeux et un sourire.

Comme il sautait à chaque instant d’un sujet àun autre et oubliait ce qu’il avait commencé à dire, le prince setut pour lui permettre de vider son sac. Mais un point restait trèsobscur : les lettres passaient-elles par ses mains ou parcelles de Véra ? En assurant qu’écrire à Rogojine ou écrire àNastasie Philippovna, c’était tout un, il laissait entendre que ceslettres, si elles existaient, ne passaient probablement pas parlui. Il restait difficile de comprendre par quel hasard celle-ciavait pu tomber entre ses mains ; le plus vraisemblable étaitqu’il l’avait soustraite d’une manière quelconque à Véra ;…s’en étant subrepticement emparé, il l’avait portée à ElisabethProkofievna avec une intention. Telle fut l’hypothèse à laquelle leprince finit par se ranger.

– Vous avez perdu l’esprit !s’écria-t-il en proie à un trouble extrême.

– Pas tellement, très honoré prince,repartit Lébédev non sans malignité. – À vrai dire ma première idéeétait de vous la remettre en mains propres pour vous rendreservice… mais j’ai réfléchi que ce service serait plus opportunlà-bas et qu’il était préférable de porter tout à la connaissancede la plus noble des mères… d’autant que je l’avais déjà prévenueune fois par une lettre anonyme. Et dans le billet que j’ai envoyétout à l’heure pour lui demander de me recevoir à huit heuresvingt, j’ai également signé : « votre correspondantsecret ». On m’a admis immédiatement et même avec un vifempressement, par l’escalier de service…, auprès de la très noblemère…

– Et puis ?…

– Vous le savez déjà : c’est toutjuste si elle ne m’a pas battu ; il s’en est même fallu de sipeu que je puis presque me regarder comme battu. Quant à la lettre,elle me l’a jetée au visage. Il est vrai qu’elle s’est demandé unmoment si elle n’allait pas la garder, mais j’ai vu, j’ai remarquéqu’elle changeait d’idée ; elle me l’a lancée en disant :« Puisque l’on a chargé un individu comme toi de latransmettre, eh bien ! transmets-la !… » Elle étaitmême offensée. Qu’elle n’ait pas eu honte de dire une chosepareille devant moi, cela prouve qu’elle était offensée. C’est unefemme emportée !

– Où se trouve maintenant lalettre ?

– Je l’ai toujours : la voici.

Et il remit au prince le billet d’Aglaé àGabriel Ardalionovitch. C’était ce billet que ce dernier devaitmontrer triomphalement à sa sœur deux heures plus tard.

– Cette lettre ne peut pas rester entrevos mains.

– Je vous la remets, je vous la remets,dit Lébédev avec feu. – Maintenant, je suis de nouveau à votredévotion, je suis tout vôtre, de tête et de cœur ; je rentre àvotre service après une trahison passagère ! Frappez au cœur,mais épargnez ma barbe, comme disait Thomas Morus[63]… en Angleterre, et en Grande-Bretagne.Mea culpa, mea culpa, comme dit le papa de Rome…c’est-à-dire le pape de Rome, mais moi je le nomme le « papade Rome ».

– Cette lettre doit être immédiatementexpédiée, insista le prince ; je m’en charge.

– Ne vaudrait-il pas mieux, prince trèsdélicat, ne serait-il pas préférable de faire… comme cela.

Ce disant, Lébédev esquissa une étrange etobséquieuse mimique. Il se mit à s’agiter sur place comme si onl’avait piqué avec une aiguille ; il clignait des yeux d’unair madré et indiquait quelque chose avec ses mains.

– Quoi ? demanda le prince d’un airmenaçant.

– Il aurait d’abord fallu ouvrir lalettre ! souffla Lébédev d’un ton insinuant et quasiconfidentiel.

Le prince bondit avec une telle expression decolère que Lébédev fut sur le point de prendre la fuite ; maisayant gagné la porte, il s’arrêta et attendit sa grâce.

– Ah ! Lébédev ! peut-on,peut-on en venir au degré de désordre et de bassesse où vous êtestombé ? s’écria le prince avec un accent de profondetristesse.

Les traits de Lébédev se rassérénèrent.

– Je suis bas ! je suis bas !fit-il en se rapprochant aussitôt ; il avait les larmes auxyeux et se frappait la poitrine.

– Mais ce sont des infamies !

– Précisément : des infamies. C’estle mot juste.

– Pourquoi cette habitude d’agir aussi…singulièrement ? Au fond vous n’êtes… qu’un espion !Pourquoi avoir écrit une lettre anonyme pour alarmer… une femmeaussi noble et aussi bonne ? Pourquoi enfin Aglaé Ivanovnan’aurait-elle pas le droit d’écrire à qui bon lui semble ?Est-ce pour vous plaindre que vous y êtes allé aujourd’hui ?Qu’attendiez-vous de cette démarche ? Qu’est-ce qui vous apoussé à cette dénonciation ?

– Je n’ai obéi qu’à une engageantecuriosité et… au désir d’obliger une âme noble, oui ! balbutiaLébédev. Mais maintenant je suis tout à vous, je suis de nouveautout à vous. Pendez-moi si vous voulez !

– Est-ce que vous vous êtes présenté danscet état-là chez Elisabeth Prokofievna ? demanda le princeavec une curiosité mêlée de dégoût.

– Oh ! non !… j’étais plusfrais… et même plus correct ; c’est après avoir reçu cettehumiliation que je me suis mis… dans l’état où vous me voyez.

– Allons, c’est bon !laissez-moi.

Cependant il dut réitérer plusieurs fois cetteprière avant que son hôte se décidât enfin à partir. Même aprèsavoir ouvert la porte, Lébédev revint sur la pointe des piedsjusqu’au milieu de la pièce et recommença sa mimique sur la manièred’ouvrir une lettre ; mais il n’osa pas joindre la parole augeste et sortit, un sourire paisible et affable sur les lèvres.

De tout son bavardage, fort pénible àentendre, un fait capital, extraordinaire, se dégageait :Aglaé traversait une violente crise d’inquiétude, deperplexité ; quelque chose la tourmentait vivement (« lajalousie », se chuchotait le prince). Une autre constatations’imposait, c’est qu’à coup sûr des gens mal intentionnésl’alarmaient et il était déjà fort étrange qu’elle mît tant deconfiance en eux. Sans aucun doute des desseins particuliers,peut-être néfastes… en tout cas qui ne ressemblaient à rien avaientmûri dans cette petite tête inexpérimentée, mais ardente etfière…

Ces déductions plongèrent le prince dans uneextrême frayeur et son trouble fut tel qu’il ne sut plus à quelparti s’arrêter. Il se sentait en face d’une éventualité qu’ilfallait empêcher à tout prix. Il regarda encore l’adresse de lalettre cachetée : oh ! pour ce qui était de lui, iln’avait ni doute, ni inquiétude, car sa foi l’en préservait ;l’angoisse que lui inspirait cette lettre était d’un autreordre : il n’avait pas confiance dans Gabriel Ardalionovitch.Et cependant il fut sur le point de lui remettre la lettre en mainspropres ; il sortit même de chez lui avec cette intention,mais, en cours de route, il se ravisa. Par une sorte de faitexprès, il était presque à la maison de Ptitsine lorsqu’ilrencontra Kolia ; il chargea celui-ci de remettre la lettreentre les mains de son frère comme si elle lui eût étépersonnellement confiée par Aglaé Ivanovna. Kolia ne posa aucunequestion et remit la lettre, en sorte que Gania ne se douta pointqu’elle avait passé par tant d’intermédiaires.

Rentré à la maison, le prince pria VéraLoukianovna de venir le voir et lui dit ce qu’il fallait pour lacalmer, car jusque-là elle avait cherché cette lettre en pleurant.Elle fut consternée d’apprendre qu’elle lui avait été prise par sonpère. (Par la suite elle lui confia s’être déjà plusieurs foisentremise en secret entre Rogojine et Aglaé Ivanovna ; iln’était pas venu à l’esprit de la jeune fille qu’il pût y avoir làquelque chose de contraire aux intérêts du prince…)

Ce dernier avait les idées en granddésarroi ; lorsqu’on accourut lui dire, de la part de Kolia,que le général était malade, ce fut à peine s’il comprit de quoi ils’agissait. Mais la forte diversion que cet événement provoqua dansson esprit lui fut salutaire. Il passa presque toute la journée,jusqu’au soir, chez Nina Alexandrovna (où naturellement on avaittransporté le malade). Il ne fut presque d’aucun secours, mais il ya des gens qu’on aime à avoir auprès de soi dans certains momentspénibles. Kolia était terriblement affecté et pleurait comme s’ilavait une crise de nerfs ; il n’en fut pas moins tout le tempsen courses : il se mit en quête d’un médecin et en trouvatrois, courut chez le pharmacien, chez le barbier. On ranima legénéral, mais il ne reprit pas connaissance ; les médecinsopinèrent qu’« en tout cas il était en danger ». Barbe etNina Alexandrovna ne quittaient pas le malade. Gania étaitbouleversé et abattu, mais ne voulait pas monter et craignait mêmede voir son père ; il se tordait les mains et, dans uneconversation décousue qu’il eut avec le prince, il trouva le moyende dire que « c’était un grand malheur qui, comme un faitexprès, survenait en un pareil moment » ! Le prince crutcomprendre l’allusion renfermée dans ces derniers mots.

Hippolyte n’était déjà plus chez les Ptitsine.Vers le soir Lébédev accourut ; depuisl’« explication » du matin jusqu’à ce moment il avaitdormi d’une seule traite. Il était maintenant à peu près dégrisé etversait des larmes sincères sur le sort du malade, comme s’il sefût agi de son propre frère. Il s’accusait à haute voix, sanspréciser de quelle faute, et il fatiguait Nina Alexandrovna en luirépétant à chaque instant qu’il était cause de tout, et nul autreque lui… qu’il n’avait agi que par une aimable curiosité… et que le« défunt » (on ne sait pourquoi il s’obstinait à désignerainsi le général qui vivait encore) était même un homme degénie ! Il insistait avec un sérieux particulier sur le géniedu général, comme si cette constatation eût été à ce moment d’uneénorme utilité. Voyant la sincérité de ses larmes, NinaAlexandrovna finit par lui dire sans aucun air de reproche et mêmesur un ton affable : « Allons ! que Dieu vous vienneen aide ! Ne pleurez pas, voyons ! le bon Dieu vouspardonnera ! » Ces paroles et l’accent sur lequel ellesavaient été proférées firent sur Lébédev une telle impression quede toute la soirée il ne quitta plus Nina Alexandrovna (et pendantles jours qui suivirent, jusqu’à la mort du général, il restapresque du matin au soir chez eux). Deux fois dans le courant de lajournée on vint chez Nina Alexandrovna demander des nouvelles duvieillard de la part d’Elisabeth Prokofievna.

Le soir, à neuf heures, quand le prince fitson apparition dans le salon des Epantchine, déjà rempli d’invités,Elisabeth Prokofievna se mit aussitôt à le questionner avec intérêtet en détails au sujet du malade ; elle répondit sur un tond’importance à la princesse Biélokonski qui avait demandé :« De quel malade s’agit-il et qui est NinaAlexandrovna ? » Ce trait plut beaucoup au prince.Lui-même, dans les explications qu’il donna à Elisabeth Prokofievnafut « très bien », comme s’exprimèrent plus tard lessœurs d’Aglaé : il avait parlé « avec modestie, calme etdignité, sans mots inutiles ni gesticulation ; il avait faitune entrée très réussie et sa mise était irréprochable ». Nonseulement il ne s’était pas « étalé au milieu duparquet », comme on le craignait la veille, mais il avait mêmeproduit sur tout le monde une bonne impression.

De son côté, après s’être assis et orienté, ilavait tout de suite remarqué que cette société n’avait rien decommun avec les fantômes dont Aglaé l’avait effrayé la veille, niavec ses cauchemars de la nuit précédente. C’était la première foisde sa vie qu’il découvrait un coin de ce que l’on appelle de ce nomeffrayant : « le monde ». Il y avait longtemps déjàque, eu égard à ses intentions, projets et inclinations, il brûlaitd’entrer dans ce cercle enchanté ; aussi était-il vivementintrigué par la première impression qu’il y éprouverait. Cettepremière impression fut charmante. Dès l’abord il lui sembla quetous ces gens étaient faits pour se trouver réunis ; que lesEpantchine ne donnaient pas une « soirée » et qu’iln’avait pas devant lui des invités, mais uniquement des« intimes » ; lui-même se sentait dans la situationd’un homme qui retrouve après une courte séparation des personnesdont il est l’ami dévoué et dont il partage les idées. Le charme etla distinction de leurs manières, leur simplicité et leur apparentesincérité produisaient un effet presque féerique. Il ne pouvaitmême pas lui venir à l’esprit que bonhomie, noblesse de manières,bel esprit, sentiment élevé de dignité, tout cela n’était peut-êtrequ’une mise en scène. Dans leur majorité les invités étaient même,en dépit de leur imposant extérieur, des gens passablementinsignifiants ; leur suffisance les empêchait d’ailleurs de serendre eux-mêmes compte que nombre de qualités, étant chez euxinconscientes, empruntées ou héritées, n’impliquaient aucun méritepersonnel. Dans l’enchantement de sa première impression, le princene fut même pas tenté de soupçonner cela. Il voyait par exemple cevieillard, important dignitaire, qui eût pu être son grand-père,s’interrompre pour écouter un jeune homme inexpérimenté comme lui.Et ce vieux monsieur non seulement l’écoutait, mais encore semblaitfaire cas de son avis, tant il se montrait affable avec lui, tantsa bienveillance était sincère, quoiqu’ils fussent étrangers l’un àl’autre et se vissent pour la première fois. Peut-être fût-ce cettepolitesse raffinée qui agit sur la nature ardente etimpressionnable du prince. Peut-être aussi était-il venu dans unétat d’âme qui le prédisposait à l’optimisme.

Or les liens qui attachaient toutes cespersonnes aux Epantchine, comme ceux qui les unissaient les unesaux autres, étaient au fond beaucoup plus lâches que ne l’avait crule prince dès qu’il leur avait été présenté et avait fait leurconnaissance. Il y avait là des gens qui n’auraient jamais et àaucun prix reconnu les Epantchine pour leurs égaux. Il y en avaitmême qui se détestaient foncièrement ; la vieille Biélokonskiavait toute sa vie « méprisé » la femme du « vieuxdignitaire » et tant s’en fallait que, de son côté, celle-ciaimât Elisabeth Prokofievna.

Le « dignitaire », qui avait été leprotecteur des Epantchine depuis leur jeunesse et qui ce soiroccupait chez eux la place d’honneur, revêtait aux yeux d’IvanFiodorovitch une importance si considérable qu’en sa présence legénéral eût été incapable d’éprouver aucun autre sentiment quecelui de la vénération et de la crainte ; il se serait mêmesincèrement méprisé lui-même s’il s’était cru un instant son égalet avait cessé de voir dans le personnage un Jupiter Olympien.

Il y avait aussi là des gens qui ne s’étaientpas rencontrés depuis des années et ne ressentaient les uns pourles autres que de l’indifférence, sinon de l’inimitié ; ils nes’en retrouvaient pas moins en ce moment comme s’ils s’étaient vusla veille dans la plus cordiale et la plus agréable descompagnies.

La réunion n’était d’ailleurs pas nombreuse.Hormis la princesse Biélokonski, le « vieux dignitaire »qui était en effet un gros personnage, et son épouse, on yremarquait encore un officier général, baron ou comte, qui portaitun nom allemand ; cet homme extraordinairement taciturne avaitla réputation d’entendre à merveille les affaires d’État et passaitmême pour une sorte de savant. C’était un de ces administrateursolympiens qui connaissent « tout, sauf la Russie » etémettent tous les cinq ans « une pensée dont la profondeurfait sensation » et dont l’expression, devenue proverbiale,arrive aux oreilles des plus hautes personnalités ; un de cesfonctionnaires qui, après une carrière d’une longueur interminable(voire prodigieuse), meurent généralement dans une très bellesituation et nantis d’émoluments considérables, bien qu’ils n’aientaucune action d’éclat à leur actif et même manifestent une certaineaversion pour les actions d’éclat. Ce général était, dansl’administration, le supérieur immédiat d’Ivan Fiodorovitch, qui,par élan d’un cœur reconnaissant et même par un amour-propreparticulier, se regardait aussi comme son obligé, encore quel’autre ne se considérât nullement comme le bienfaiteur d’IvanFiodorovitch et professât à son endroit une certaineindifférence ; tout en agréant volontiers ses divers services,il l’eût remplacé sur l’heure si des considérations quelconques,même d’un ordre secondaire, lui en avaient fait sentirl’opportunité.

Il y avait encore dans l’assistance unpersonnage important, d’un certain âge, qui passait pour parentd’Elisabeth Prokofievna, bien qu’il n’en fût rien. Il avait un ranget une situation enviables ; c’était un homme riche et bienné, de carrure solide et de santé florissante. Il était grandparleur et avait la réputation d’un mécontent (au sens le pluslicite du mot) et même d’un bilieux (trait qui, d’ailleurs, avaitchez lui son charme). Ses manières étaient celles d’un aristocrateanglais ; ses goûts étaient anglais (par exemple, il aimait lerosbif saignant, les attelages, le service des laquais, etc.). Ilétait intime avec le « dignitaire », qu’il s’évertuait àdistraire. Au demeurant Elisabeth Prokofievna caressait l’étrangeidée que ce barbon (de mœurs un peu légères et assez amateur debeau sexe) pourrait s’aviser un jour de vouloir faire le bonheurd’Alexandra en demandant sa main.

Au-dessous de ces invités de la qualité laplus relevée et la plus imposante, venait une catégorie de convivesbeaucoup plus jeunes, mais qui brillaient également par ladistinction. C’étaient, outre le prince Stch… et Eugène Pavlovitch,le charmant prince N., bien connu pour les succès féminins qu’ilavait remportés dans toute l’Europe. Âgé d’environ quarante-cinqans, il avait encore belle allure et possédait un surprenant talentde narrateur. Bien que son patrimoine fût passablement ébréché, ilavait gardé l’habitude de vivre de préférence à l’étranger.

Enfin une troisième catégorie groupait cesgens qui n’appartiennent pas au « cercle fermé » de lasociété, mais que l’on peut parfois y rencontrer, tels lesEpantchine eux-mêmes. Guidés par un certain tact qui leur servaitde ligne de conduite, les Epantchine aimaient à mêler, dans lesrares occasions où ils recevaient, la haute société avec les gensd’une couche moins élevée représentant l’élite de la « sociétémoyenne ». On leur faisait honneur de ce calcul et on disaitd’eux qu’ils s’entendaient à tenir leur rang et avaient dusavoir-vivre, jugement dont ils étaient fiers.

Un des représentants de cette société moyenneétait un ingénieur ayant rang de colonel, homme sérieux et très liéavec le prince Stch…, qui l’avait introduit chez lesEpantchine ; il était d’ailleurs sobre de paroles dans lemonde et portait ostensiblement à l’index de la main droite unegrosse bague, sans doute un cadeau impérial.

Il y avait enfin un poète et littérateurd’origine allemande, mais d’inspiration russe ; c’était unhomme d’environ trente-huit ans, d’allures parfaitementconvenables : on pouvait sans appréhension l’introduire dansla bonne société. Il avait un air avantageux, bien qu’il y eût enlui quelque chose d’un peu antipathique. Sa mise était impeccable.Il appartenait à une famille allemande des plus bourgeoises, maistrès considérée. Il savait profiter des circonstances pour seglisser sous la protection des hauts personnages et s’y mainteniren faveur. Il avait jadis traduit de l’allemand en vers russesl’œuvre d’un grand poète germanique et avait donné à cettetraduction une dédicace utile. Il avait l’art de faire valoir sesrelations d’amitié avec un célèbre poète russe aujourd’hui défunt(il y a toute une catégorie d’écrivains qui aiment ainsi à faireétalage de leur intimité avec un auteur illustre lorsque celui-ciest mort). Il avait été récemment introduit chez les Epantchine parla femme du « vieux dignitaire ». Cette dame passait pourla protectrice des hommes de lettres et des savants ; et, defait, elle avait procuré une pension à un ou deux écrivains parl’entremise de gens haut placés sur lesquels elle exerçait del’influence. Elle avait, en effet, dans son genre, un certainascendant. Âgée d’environ quarante-cinq ans (donc jeune par rapportà son mari qui était un vieillard), elle avait été belle et aimaitencore, par un travers commun à beaucoup de femmes de son âge, às’habiller avec affectation. Son intelligence était médiocre et sacompétence en littérature fort discutable. Mais c’était chez elleune manie de protéger les hommes de lettres comme de se vêtir avecrecherche. On lui dédiait beaucoup d’ouvrages et detraductions ; deux ou trois auteurs avaient, avec sonautorisation, publié des lettres qu’ils lui avaient adressées surdes sujets très importants…

Telle était la société que le prince prit pourla monnaie du meilleur aloi et pour un or sans alliage. Au restetous ces gens étaient ce soir-là, comme par un fait exprès, pleinsd’optimisme et enchantés d’eux-mêmes. Chacun était persuadé que savisite faisait grand honneur aux Epantchine. Mais hélas ! leprince ne se doutait même pas de ces subtilités. Il ne lui venaitpas à l’esprit, par exemple, que les Epantchine, ayant pris unedécision aussi grave que celle dont dépendait le sort de leurfille, n’auraient pas osé se dispenser de le présenter, lui, leprince Léon Nicolaïévitch, à ce vieux dignitaire, protecteurattitré de la famille. Et ce petit vieux, qui aurait appris avec lecalme le plus parfait qu’une catastrophe s’était abattue sur lesEpantchine, se serait sûrement regardé comme offensé si ceux-ciavaient marié leur fille sans le consulter et, pour ainsi dire,sans son agrément. Le prince N., ce charmant jeune homme,indiscutablement plein d’esprit et le cœur sur la main, avait laconviction absolue que son apparition cette nuit-là dans le salondes Epantchine était un événement comparable au lever du soleil. Illes mettait à cent pieds au-dessous de lui, et c’était justementdans cette candide et noble idée qu’il puisait son aimabledésinvolture et son affabilité envers eux. Il savait très bienqu’il aurait ce soir-là à raconter quelque chose pour charmer lasociété et il s’y disposait même avec un certain air d’inspiration.Le prince Léon Nicolaïévitch, en écoutant un peu plus tard sonrécit, eut l’impression qu’il n’avait jamais rien entendu decomparable à cette verve étincelante et à cet humour dontl’ingénuité avait quelque chose de touchant dans la bouche d’un DonJuan comme le prince N. Il ne se doutait pas combien était vieille,défraîchie, ressassée, cette histoire, qui pouvait passer chez lesnaïfs Epantchine pour une nouveauté, pour improvisation brillante,spontanée et sincère d’un charmant et spirituel causeur, mais qui,dans tout autre salon, eût été jugée souverainement ennuyeuse. Lerimeur allemand lui-même, bien qu’il affectât autant d’amabilitéque de modestie, n’en était pas moins enclin à croire que saprésence honorait la maison.

Mais le prince ne voyait ni l’envers ni lesdessous de la situation. Aglaé n’avait pas prévu ce mécompte.Elle-même avait brillé de toute sa beauté pendant cette soirée. Lestrois jeunes filles étaient en toilette, mais leur mise n’était pastrop recherchée et leur coiffure était même plutôt insolite. Assiseà côté d’Eugène Pavlovitch, Aglaé parlait et plaisantait avec luisur un ton d’extrême intimité. Il avait une contenance un peu plusgrave qu’à l’ordinaire, sans doute par égard pour l’importance desdignitaires présents. Au reste on le connaissait depuis longtempsdans les réunions mondaines ; bien que jeune homme, il y étaitregardé comme faisant partie de la société. Il était venu cesoir-là avec un crêpe à son chapeau, ce qui lui avait valu leséloges de la princesse Biélokonski ; dans des circonstancessemblables, un autre homme du monde n’en aurait peut-être pas faitautant pour la mort d’un pareil oncle. Elisabeth Prokofievna enmanifesta également de la satisfaction, mais elle paraissaitsurtout en proie à un excès de préoccupation.

Le prince remarqua qu’Aglaé l’avait regardéune ou deux fois avec attention et avait paru contente de lui. Peuà peu il sentit son cœur se dilater de bonheur. Les pensées« fantastiques » et les appréhensions qui l’avaientnaguère assailli (après son entretien avec Lébédev) luiapparaissaient maintenant, à travers de brusques mais fréquentesévocations, comme des rêves sans lien avec la réalité,invraisemblables et même ridicules ! (Déjà pendant toute lajournée son désir le plus cher, bien qu’inconscient, avait été dese démontrer qu’il n’y avait pas lieu de croire à ces songes.) Ilparlait peu et se bornait à répondre aux questions. À la fin ilgarda un silence complet et resta à écouter les autres avec l’aird’un homme qui est aux anges. Peu à peu une sorte d’inspirations’empara de lui, prête à déborder à la première occasion… Cependants’il reprit la parole, ce fut par hasard, pour répondre à unequestion et, selon toute apparence, sans aucune intentionpréméditée…

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