L’Idiot -Tome II

Chapitre 6

 

« Je ne veux pas mentir ; pendantces six mois la réalité m’a plus d’une fois ressaisi et entraîné aupoint de me faire oublier ma condamnation, ou plutôt de m’amener àn’y plus vouloir penser et à me mettre au travail. À ce propos jerappellerai les conditions dans lesquelles je vivais alors. Il y aenviron huit mois, quand mon mal empira, je rompis toutes mesrelations et cessai de voir mes anciens camarades. Comme j’avaistoujours été d’humeur assez chagrine, ceux-ci n’eurent pas de peineà m’oublier ; ils m’auraient d’ailleurs oublié même si j’avaisété autrement. Ma vie à la maison, c’est-à-dire « enfamille », était celle d’un solitaire. Il y a environ cinqmois, je m’enfermai une fois pour toutes et m’isolai complètementdes miens. On avait coutume de se plier à mes volontés et nul ne sepermettait d’entrer dans ma pièce, sauf aux heures fixées pourfaire le ménage et m’apporter mon dîner. Ma mère tremblait devantmes ordres et n’osait même pas larmoyer en ma présence quandparfois je me décidais à la laisser entrer. Elle battaitcontinuellement les enfants pour qu’ils ne fissent pas de bruit etne me dérangeassent point ; c’est vrai, je me plaignaissouvent de leurs cris ; je m’imagine comme ils doivent m’aimermaintenant ! Je crois avoir aussi pas mal tourmenté le« fidèle Kolia », pour lui garder le surnom que je lui aidonné. Dans ces derniers temps il m’a rendu la pareille : toutcela était dans l’ordre des choses, les hommes ayant été créés pourse faire souffrir les uns les autres. Toutefois j’ai remarqué qu’ilsupportait ma mauvaise humeur comme s’il s’était juré de ménager unmalade. Cela m’a naturellement irrité ; j’eus aussil’impression qu’il s’était mis en tête d’imiter l’« humilitéchrétienne » du prince, ce qui ne laissait pas d’être quelquepeu ridicule. Ce garçon a l’enthousiasme de la jeunesse ;aussi imite-t-il tout ce qu’il voit. Mais il m’a parfois semblé quele moment était venu de l’inviter à se faire une personnalité. Jel’aime beaucoup. J’ai aussi tourmenté Sourikov, qui demeureau-dessus de chez nous et qui fait, du matin au soir, Dieu saitquelles commissions ! J’ai passé mon temps à lui démontrer quesa misère n’était imputable qu’à lui, si bien qu’il a fini parprendre peur et n’a plus mis les pieds chez moi. C’est un hommetrès humble, excessivement humble. (N. B. – On prétend quel’humilité est une force terrible ; il faut demander au princedes explications là-dessus, car l’expression est de lui.) Maisquand je montai, au mois de mars, chez eux pour voir comment ilsavaient laissé « geler », comme ils disaient, leur petitgarçon, je souris involontairement devant le cadavre de l’enfant etrecommençai à expliquer à Sourikov que « c’était safaute ». Alors les lèvres de ce bonhomme rabougri se mirentsoudain à trembler ; il me posa une main sur l’épaule et, del’autre, me montra la porte : « Sortez,monsieur ! » me dit-il doucement, presque dans unchuchotement. Je sortis ; son geste me plut beaucoup, il meplut même au moment où je fus mis à la porte ; toutefois sesparoles me laissèrent longtemps après, quand je me les remémorais,une impression étrange et pénible, quelque chose comme un sentimentde méprisante commisération à son égard, sentiment que j’auraisbien voulu ne pas éprouver. Même sous le coup d’une pareilleoffense (car je sens bien que, sans en avoir eu l’intention, jel’avais offensé), cet homme n’avait pas été capable de sefâcher ! Si ses lèvres s’étaient mises à frissonner, cen’avait nullement été sous l’empire de la colère, je vous lejure ; il m’avait saisi le bras et lancé sa superbe apostrophe« Sortez, monsieur ! » sans le moindre courroux. Ilétait à ce moment-là plein de dignité, au point même que cettedignité contrastait avec sa mine (ce qui était en vérité d’un effetfort comique), mais il n’y avait en lui pas une ombre d’irritation.Peut-être s’était-il senti un soudain mépris à mon égard. Depuislors, je l’ai rencontré deux ou trois fois dans l’escalier ;il m’a salué aussitôt en levant son chapeau, ce qu’il n’avaitjamais fait auparavant. Mais il ne s’arrêtait plus commeautrefois ; il passait rapidement à côté de moi avec un airconfus. Même s’il me méprisait, c’était encore à sa manière :« avec humilité ». Peut-être me donnait-il ces coups dechapeau par simple crainte, parce que j’étais le fils de sacréancière : il doit toujours de l’argent à ma mère et il estdans l’incapacité absolue de s’acquitter. Cette supposition estmême la plus probable. J’ai eu l’idée de m’en expliquer aveclui ; je suis sûr qu’au bout de dix minutes il m’auraitdemandé pardon ; mais j’ai réfléchi qu’il valait mieux lelaisser tranquille.

« À cette époque, c’est-à-dire vers lami-mars, lorsque Sourikov laissa « geler » son enfant, jeme sentis subitement beaucoup mieux, et ce mieux dura près de deuxsemaines. Je me mis à sortir, le plus souvent à la tombée de lanuit. J’aimais les crépuscules de mars, lorsque le gel commence etqu’on allume le gaz ; j’allais parfois me promener assez loin.Un jour, dans la rue des Six-Boutiques, un quidam qui avait un airde gentilhomme, mais dont je ne distinguais pas les traits, passadevant moi dans l’obscurité ; il portait un paquet enveloppédans du papier et était vêtu d’un paletot misérable, fripé et tropléger pour la saison. Quand il fut à la hauteur d’un réverbère, àdix pas environ devant moi, je vis quelque chose tomber de sapoche. Je m’empressai de relever l’objet. Il était temps, car unindividu affublé d’un long caftan s’était déjà précipitédessus ; mais, le voyant en ma possession, il en prit sonparti, jeta un coup d’œil sur mes mains et passa son chemin. Cetobjet était un grand portefeuille en maroquin de formeancienne ; il était bourré de papiers à en craquer, mais, jene sais pourquoi, je devinai au premier coup d’œil qu’il devaitcontenir de tout, sauf de l’argent. Le passant qui l’avait égaréétait déjà à quarante pas devant moi ; il allait bientôt seperdre dans la foule. Je courus après lui et l’appelai ; mais,comme je ne pouvais crier autre chose que « eh ! »,il ne se retourna même pas. Soudain il s’engouffra à gauche sousune porte cochère. Quand j’arrivai sous cette porte, où régnait uneprofonde obscurité, il n’y avait plus personne. La maison était unede ces immenses bâtisses que construisent les spéculateurs pour yaménager une quantité de petits logements ; il y a de cesimmeubles qui en comptent jusqu’à une centaine En franchissant laporte cochère, je crus voir dans l’angle droit et au fond d’unevaste cour quelqu’un qui s’éloignait, mais les ténèbresm’empêchèrent d’en discerner davantage. Je courus jusqu’à ce coinet découvris l’entrée d’un escalier étroit, fort sale et sanséclairage. En entendant dans le haut les pas précipités d’un hommequi montait, je me lançai dans l’escalier, comptant rejoindre satrace avant qu’on lui eût ouvert la porte. C’est ce qui advint. Lespaliers étaient très rapprochés, mais le nombre m’en parut sans finet j’y perdis le souffle. Une porte s’ouvrit et se referma aucinquième étage. Je le devinai quand j’étais encore trois paliersplus bas. Il me fallut quelques minutes pour arriver au cinquième,reprendre haleine et chercher la sonnette. Enfin une femme quiétait en train d’attiser le feu d’un samovar dans une minusculecuisine vint m’ouvrir. Elle écouta mes questions en silence, n’ycomprit certainement rien et, toujours sans desserrer les dents, mefit entrer dans une pièce voisine. C’était une très petite chambre,tout à fait basse et dont le misérable ameublement se réduisait austrict nécessaire ; sur un immense lit à courtines étaitcouché un personnage que la femme appela « Térentitch »et qui me fit l’effet d’être gris. Un bout de chandelle brûlait surune table dans un bougeoir en fer, à côté d’un demi-stof[20] d’eau-de-vie presque vide. Sans selever Térentitch meugla quelques sons inarticulés à mon adresse etme montra de la main la porte suivante. La femme avait disparu, ensorte qu’il ne me restait qu’à pousser cette porte. C’est ce que jefis et je pénétrai dans la chambre à côté.

Celle-ci était encore moins large et plusexiguë que la première, au point que je ne savais même pas commentm’y retourner. Un lit étroit placé dans l’angle obstruait presquetoute la pièce ; le reste de l’ameublement se composait detrois chaises ordinaires, encombrées de toute sorte de haillons, etd’une grossière table de cuisine devant un vieux divan recouvert detoile cirée, le tout si rapproché qu’à peine pouvait-on se faufilerentre la table et le lit.

« Une chandelle de suif dans un bougeoiren fer, pareil à celui de l’autre chambre, était posée sur latable. Un bébé de trois semaines au plus vagissait, couché sur lelit ; une femme malade et pâle lui « changeait » ouplutôt lui rebandait ses langes. Elle paraissait jeune encore etétait négligemment vêtue ; on voyait qu’elle commençait àrelever de couches. Quant à l’enfant, il ne cessait de crier dansl’attente du maigre sein de sa mère. Sur le divan dormait un autreenfant, une fillette de trois ans sur laquelle on avait jeté unvêtement qui avait l’air d’un frac. Près de la table se tenait unhomme habillé d’une redingote très fripée (il avait déjà ôté sonpaletot qu’il avait posé sur la lit), en train de défaire un paquetenveloppé de papier bleu et renfermant deux livres de pain blanc etdeux petites saucisses. Il y avait encore sur la table une théièreremplie et des restes de pain noir. Sous le lit on pouvaitdistinguer une valise ouverte et deux paquets contenant deshardes.

« En un mot c’était un effroyablefouillis. Le monsieur et la dame me firent à première vue l’effetd’être des gens convenables, mais réduits par la misère à cet étatde dégradation où le désordre s’impose au point qu’on ne réagitplus contre lui, qu’on arrive à s’y habituer et qu’on finit même,non seulement par ne plus pouvoir s’en passer, mais encore partrouver ; dans son quotidien accroissement je ne sais quelamer plaisir de revanche.

« Lorsque j’entrai, le monsieur quivenait aussi d’arriver déballait ses provisions et s’entretenaitavec sa femme sur un ton d’extrême nervosité ; celle-cin’avait pas encore fini d’emmailloter le bébé et s’était déjà miseà pleurnicher ; il est probable que les nouvelles apportéespar son mari étaient mauvaises comme à l’ordinaire. Le visage dumonsieur me parut bienséant, voire agréable. C’était un hommed’environ vingt-huit ans, brun, sec, qui portait des favoris noirset avait le menton rasé de près. Il avait l’air morose et sonregard était morne, mais avec une nuance de fierté maladive,facilement irritable. Mon arrivée donna lieu à une scèneétrange.

« Il y a des gens qui puisent unejouissance extrême dans leur irascibilité, surtout lorsqu’elleatteint (ce qui arrive toujours très vite) son diapason le plusélevé ; à ce moment-là on dirait même qu’ils trouvent plus desatisfaction à être offensés qu’à ne pas l’être. En retour, cesgens irascibles éprouvent par la suite les douleurs du repentir,bien entendu s’ils sont intelligents et en état de comprendrequ’ils se sont emportés dix fois plus que de raison. Ce monsieurune regarda un moment avec stupéfaction, tandis que le visage de safemme exprimait la frayeur, comme si l’apparition d’un être humaindans leur chambre eût constitué un événement terrible. Maissoudain, avant que j’aie eu le temps de balbutier deux mots, il sejeta sur moi avec une sorte de rage. Il était profondément blesséde voir un homme bien vêtu se permettre d’entrer sans façon dansson bouge et de plonger ses regards sur le pitoyable intérieur dontlui-même avait honte. Certes il savourait en même temps une manièrede joie à l’idée de passer sur quelqu’un le dépit que lui causaientses insuccès. Je crus même un instant qu’il allait me battre ;il devint pâle comme une femme en proie à un accès d’hystérie, cequi épouvanta sa compagne.

– Comment avez-vous osé entrerainsi ! Sortez ! cria-t-il en tremblant au point depouvoir à peine articuler.

« Mais tout à coup il vit sonportefeuille dans mes mains.

– Je crois que vous avez laissé tomberceci, dis-je d’un ton aussi calme et aussi sec que possible(c’était d’ailleurs le ton qui convenait).

« Debout devant moi, frappé d’effroi,l’homme fut quelque temps comme sans rien comprendre. Puis, d’ungeste rapide, il tâta sa poche, ouvrit une bouche hébétée et sefrappa le front.

– Mon Dieu ! où l’avez-voustrouvé ? De quelle façon ?

« Je lui expliquai en peu de mots et d’unton encore plus sec comment j’avais ramassé le portefeuille,comment j’avais couru après lui en le hélant et enfin comment jel’avais suivi quatre à quatre dans l’escalier, en quelque sorte àl’aveuglette.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-ilen s’adressant à sa femme, ce sont tous mes papiers, mes derniersinstruments, enfin tout !… » Oh ! monsieur,savez-vous quel service vous venez de me rendre ? J’étais unhomme perdu !

« Entre temps j’avais saisi le bouton deporte pour sortir sans répondre, mais j’étouffai et fus secoué d’unbrusque accès de toux, si véhément qu’à peine pouvais-je resterdebout. Je vis le monsieur tourner en tous sens pour me trouver unechaise libre ; il prit enfin les haillons qui traînaient surun siège, les jeta par terre et me fit asseoir en toute hâte maisavec précaution. Ma quinte se prolongea encore pendant au moinstrois minutes. Quand je revins à moi, il était assis à mon côté surune autre chaise qu’il avait sans doute aussi débarrassée de seshardes et il me regardait fixement.

– Vous avez l’air de… souffrir ?fit-il du ton que prennent habituellement les médecins en abordantleurs malades… – Je suis moi-même… médecin (il n’employa pas le mot« docteur »). Et, ce disant, il montra d’un geste lachambre, comme pour protester contre sa situation actuelle.

– Je vois que vous…

– Je suis phtisique, articulai-jelaconiquement en me levant.

« Il se leva, lui aussi, d’un bond.

– Peut-être que vous exagérez… En voussoignant…

« Il était très troublé et n’arrivait pasà se ressaisir ; il tenait le portefeuille dans sa maingauche.

– Oh ! ne vous inquiétez pas !l’interrompis-je de nouveau en saisissant le bouton de laporte ; j’ai été examiné la semaine dernière par B…ne[21] (là encore, je citai le nom de B… ne)et mon affaire est claire. Excusez-moi !

« J’avais derechef l’intention d’ouvrirla porte et de laisser le docteur confus, reconnaissant et écraséde honte, mais ma maudite toux me reprit juste à ce moment. Mondocteur me fit alors rasseoir et insista pour que je merepose ; il se tourna vers sa femme qui, sans bouger de place,m’adressa quelques paroles affables de gratitude. Ce faisant ellese troubla tellement que ses joues sèches et décoloréess’empourprèrent. Je restai, mais pris l’air de quelqu’un qui désirelaisser paraître à tout moment une crainte extrême d’être importun(c’était l’air qui convenait). Je remarquai que le repentir avaitfini par torturer mon docteur.

– Si je…, commença-t-il en s’interrompantà chaque instant et en sautant d’une phrase à l’autre, je vous suissi reconnaissant et j’ai si mal agi avec vous… je… vous voyez – ilmontra de nouveau la chambre – en ce moment je me trouve dans unetelle situation…

– Oh ! dis-je, c’est tout vu ;le cas n’a rien de nouveau ; vous avez probablement perduvotre place et vous êtes venu dans la capitale pour vous expliqueret en chercher une autre ?

– D’où… l’avez-vous appris ?demanda-t-il étonné.

– Cela se voit au premier coup d’œil,répondis-je sur un ton d’involontaire ironie. – Beaucoup de gensarrivent ici de province avec des espérances ; ils font despas et des démarches et vivent ainsi au jour le jour.

« Il se mit à parler avec une chaleursoudaine ; ses lèvres tremblaient ; je dois dire que seslamentations et son récit me touchèrent ; je restai chez luiprès d’une heure. Il m’exposa son histoire qui, du reste, n’avaitrien d’extraordinaire. Médecin en province, au service de l’État,il avait été victime d’intrigues auxquelles avait même été mêlé lenom de sa femme. Sa fierté s’était révoltée et il avait perdupatience. Là-dessus, un mouvement dans le personnel administratifayant été favorable à ses ennemis, on avait travaillé en sous-maincontre lui et il avait été l’objet d’une plainte ; il avait dûabandonner sa place et aller avec ses dernières ressources àPétersbourg pour fournir des explications. Là, comme toujours, onle traîna en longueur avant de lui accorder audience ; puis onl’écouta, puis on l’éconduisit, puis on lui fit des promesses, puison l’admonesta sévèrement, puis on lui ordonna d’exposer sonaffaire par écrit, puis on refusa de recevoir son mémoire et onl’invita à présenter une requête. Bref, il avait couru pendant cinqmois et mangé tout ce qu’il avait ; les robes de sa femmeétaient engagées au mont-de-piété jusqu’à la dernière ; c’està ce moment qu’un enfant leur était né et… et… « aujourd’huion m’a signifié le rejet définitif de ma requête ; je n’aipour ainsi dire plus de pain, je n’ai plus rien et ma femme relèvede couches. Je, je… »

« Il se dressa brusquement et sedétourna. Sa femme pleurait dans un coin ; l’enfant recommençaà piailler. J’ouvris mon carnet et me mis à inscrire quelquesnotes. Lorsque j’eus fini et me levai, je le vis planté devant moiqui me regardait avec une curiosité craintive.

« J’ai noté votre nom, lui dis-je, ettout le reste : la localité où vous avez servi, le nom devotre gouverneur, les dates et les mois. J’ai un camarade d’écolenommé Bakhmoutov dont l’oncle, Pierre Matvéïévitch Bakhmoutov, estconseiller d’État actuel et directeur de département…

– Pierre Matvéïévitch Bakhmoutov !s’écria mon médecin dans une sorte de tremblement, mais c’est delui que presque toute cette affaire dépend !

« Et, de fait, dans l’histoire de monmédecin et dans son dénouement, auquel je contribuai d’une façon siinopinée, tout s’enchaîna et s’arrangea, selon les prévisions,comme dans un roman. J’engageai ces pauvres gens à ne fonder aucuneespérance sur moi, attendu que j’étais moi-même un pauvre collégien(j’exagérais à dessein l’humilité de ma situation, car il y avaitlongtemps que j’avais terminé mes études au collège). J’ajoutaiqu’ils n’avaient pas besoin de savoir mon nom, mais que j’irais dece pas au Vassili Ostrov[22] pourvoir mon camarade Bakhmoutov. J’étais sûr que son oncle, leconseiller d’État actuel, vieux garçon, sans enfants, adorait moncamarade jusqu’à la passion, voyant en lui le dernier rejeton de safamille. Peut-être, dis-je en terminant, que ce camarade pourrafaire quelque chose pour vous et, comme de raison, à cause de moi,auprès de son oncle. »

– Si on me laissait seulement m’expliquerdevant Son Excellence ! Si j’arrivais à pouvoir obtenirl’honneur de me justifier de vive voix ! s’écria-t-il enfrissonnant comme s’il avait la fièvre, tandis que ses yeuxétincelaient.

« C’est bien l’expression qu’ilemploya : « Si j’arrivais à pouvoir obtenirl’honneur… » Après avoir répété une fois de plus que l’affaireraterait sûrement et que tous nos efforts resteraient stériles,j’ajoutai que, si je ne venais pas chez eux le lendemain matin,cela voudrait dire que tout serait fini et qu’ils n’avaient plusrien à attendre. Ils me reconduisirent avec force saluts etsemblaient presque avoir perdu la tête. Jamais je n’oublierail’expression de leur visage. Je pris un fiacre et me rendissur-le-champ au Vassili Ostrov.

« Nous avions vécu dans une continuelleinimitié, ce Bakhmoutov et moi, pendant plusieurs années decollège. On le tenait chez nous pour un aristocrate ; c’étaitdu moins ainsi que je l’avais qualifié. Il était toujours très bienmis et arrivait dans son propre équipage. Il n’était pasfier ; c’était un excellent camarade, d’une perpétuelle bonnehumeur, parfois même très spirituel, sans être d’une grandeintelligence ; cependant il était toujours le premier de laclasse, et moi je n’ai jamais été premier en rien. Tous sescondisciples l’aimaient, sauf moi. Pendant ces quelques années ilm’avait à diverses reprises fait des avances, mais je m’étaischaque fois détourné de lui d’un air maussade et irrité. Il y avaitenviron un an que je ne l’avais revu ; il était àl’Université. Quand j’entrai chez lui, vers les neuf heures du soir(non sans formalités cérémonieuses, car des domestiquesm’annoncèrent), il me reçut d’abord avec étonnement et même d’unemanière assez peu affable. Mais il ne tarda pas à retrouver sagaîté et partit d’un brusque éclat de rire en meregardant :

– Quelle idée vous a pris de venir mevoir, Térentiev ? s’écria-t-il avec le cordial sans-façon quilui était familier ; son ton était parfois cavalier maisjamais offensant ; c’était un trait que j’aimais en lui et quipourtant était la cause de ma haine à son égard. – Mais quoidonc ? s’écria-t-il avec effroi, vous êtes simalade ?

« La toux m’avait repris ; jem’affaissai sur une chaise et pus à peine retrouver le souffle.

– Ne vous inquiétez pas, dis-je, je suisphtisique. J’ai une prière à vous adresser.

« Surpris, il s’assit, cependant que jelui racontais toute l’histoire du docteur, lui expliquant qu’ilpourrait peut-être faire quelque chose de son côté, étant donnél’influence considérable qu’il avait sur son oncle.

– Je le ferai, je le ferai sansfaute ; dès demain j’entreprendrai mon oncle ; je suismême très content, et vous avez si gentiment raconté tout cela….Mais comment l’idée vous est-elle venue, Térentiev, de vousadresser à moi malgré tout ?

– Tout dépend de votre oncle en cetteaffaire ; en outre, Bakhmoutov, nous avons toujours étéennemis et, comme vous êtes un noble caractère, j’ai pensé que vousn’opposeriez pas un refus à un ennemi, ajoutai-je avec une pointed’ironie.

– Tel Napoléon faisant appel àl’hospitalité de l’Angleterre ! s’écria-t-il dans un éclat derire. – Oui, je ferai le nécessaire, je le ferai ! J’irai mêmetout de suite, si c’est possible ! s’empressa-t-il d’ajouteren me voyant me lever d’un air grave et sévère.

« Effectivement, cette affaire s’arrangead’une manière tout à fait inattendue et à notre plus entièresatisfaction. Au bout de six semaines notre médecin obtint unenouvelle place dans une autre province ; on le défraya de sondéplacement et on lui alloua même un subside. Je soupçonneBakhmoutov d’avoir amené le docteur à accepter de lui une avance àtitre de prêt ; il allait le voir souvent (alors que moi-mêmeje cessai à dessein mes visites ; quand, par hasard, ledocteur venait chez moi, je le recevais presque sèchement) ;pendant ces six semaines je rencontrai Bakhmoutov une ou deux fois,et nous nous revîmes une troisième fois quand nous fêtâmes ledépart du docteur. Bakhmoutov donna chez lui un dîner d’adieu avecdu champagne ; la femme du docteur y assista aussi, mais ellenous quitta de bonne heure pour aller s’occuper du bébé. C’était audébut de mai, la soirée était belle et le globe énorme du soleildescendait dans le golfe[23].Bakhmoutov me reconduisit à la maison ; nous passâmes par lepont Nicolas et étions un tantinet éméchés tous les deux. Il meparla de sa vive satisfaction pour l’heureuse issue del’affaire ; il me remercia de je ne sais trop quoi, m’expliquale bien-être qu’il ressentait après avoir fait une bonne action etprétendît que tout le mérite m’en revenait. Il donna tort auxnombreuses personnes qui professent et prétendent aujourd’huiqu’une bonne œuvre individuelle n’a aucune signification.

« Une irrésistible envie de parlers’empara aussi de moi.

– Celui qui prend sur lui d’accomplir unacte individuel, de charité, commençai-je, attente à la nature del’Homme et fait fi de la dignité personnelle de son obligé. Parcontre, l’organisation de la « charité sociale » et laquestion de la liberté individuelle sont deux choses différentes,mais qui ne s’excluent point. La bonne action privée continue àexister parce qu’elle correspond à un besoin de l’homme : aubesoin vital d’exercer une influence directe sur son prochain. Il yavait à Moscou un vieux général, j’entends un « conseillerd’État, actuel[24] », porteur d’un nom allemand.Il avait passé sa vie à visiter les prisons et les criminels ;chaque groupe de condamnés dont on préparait l’envoi en Sibériesavait d’avance qu’il aurait la visite de ce petit vieux auMont-des-Moineaux[25].Celui-ci s’acquittait de sa tâche avec beaucoup de sérieux et depiété ; il arrivait, passait en revue tous les forçats rangésautour de lui, s’arrêtant devant chacun d’eux, s’informant de leursbesoins, ne leur faisant presque jamais de morale et les appelanttous « mes pauvres amis ». Il distribuait de l’argent,leur envoyait les effets indispensables, du linge pour envelopperles pieds, de la toile ; quelquefois il leur apportait depetits livres religieux qu’il donnait à ceux qui savaient lire,profondément convaincu qu’ils les feuilletteraient durant la routeet en feraient connaître le contenu à ceux qui ne savaient paslire… Il les interrogeait rarement sur leurs forfaits ; toutau plus écoutait-il ceux qui entraient d’eux-mêmes dans la voie desconfidences. Il ne faisait aucune différence entre les criminels,qu’il mettait tous sur le même pied. Il leur parlait comme à desfrères ; eux-mêmes finissaient par le considérer comme unpère. S’il remarquait dans un groupe une femme avec un enfant surles bras, il s’en approchait, caressait le petit et faisait claquerses doigts pour l’amuser. C’est ainsi qu’il, passa sa longue viejusqu’à sa mort ; en fin de compte il arriva à être connu danstoute la Russie et dans toute la Sibérie, du moins chez lescondamnés. Un homme qui avait été en Sibérie m’a raconté qu’ilavait été lui-même témoin de la façon dont les criminels les plusendurcis se souvenaient du général, quoique celui-ci, en visitantles escouades de déportés, eût rarement les moyens de donner plusde vingt kopeks à chacun d’eux. Il est vrai que ces gens neparlaient de lui ni en termes très chaleureux, ni même sur un tontrès sérieux. Parfois, l’un de ces « malheureux », quiavait peut-être massacré une douzaine de personnes ou assassiné sixenfants pour l’unique plaisir de tuer (on dit qu’il existait desscélérats de cette espèce), poussait un soupir ets’exclamait : « Que devient le vieux bonhomme degénéral ? Qui sait s’il est encore en vie ? » Cetteréflexion lui venait sans raison apparente et peut-être une seulefois au cours des vingt années de sa peine. Il l’accompagnait mêmed’un sourire, qui sait ? Et rien de plus. Mais qui vous ditqu’une semence n’avait pas été jetée pour toujours dans cette âmepar le « petit vieux » dont l’homme gardait encore lesouvenir après vingt années ? Pouvez-vous connaître,Bakhmoutov, l’influence de cette communion d’un être humain avec unautre sur la destinée de ce dernier ?… Il y a là toute unevie, une possibilité infinie de ramifications qui nous échappe. Lemeilleur et le plus sagace joueur d’échecs ne peut prévoir qu’unnombre restreint des coups de son adversaire ; on a parlécomme d’un prodige d’un joueur français qui pouvait calculer dixcoups à l’avance. Or, combien y a-t-il ici de coups et decombinaisons qui nous échappent ? En lançant la semence, enfaisant sous n’importe quelle forme votre « acte decharité », votre bonne action, vous donnez une partie de votrepersonnalité et vous recevez une partie de celle d’autrui ; ily a communion entre vos deux êtres ; un peu d’attention, etvous êtes déjà récompensé par le savoir, par les découvertes tout àfait inattendues. Vous finirez nécessairement par considérer votrebonne œuvre comme une science ; elle dominera toute votre vieet peut-être la remplira entièrement.

« D’autre part, toutes vos pensées,toutes les semences que vous avez jetées et peut-être déjà oubliéesprendront racine et croîtront. Celui qui les a reçues de vous lescommuniquera à un autre. Et qui sait quelle part vous reviendra àl’avenir dans la solution des problèmes dont dépend le destin del’humanité ? Et si votre savoir et toute une vie vouée à cegenre d’occupation vous élèvent enfin à des hauteurs d’où vouspuissiez semer en grand et léguer à l’univers une pensée immense,alors… Et cætera : je parlai encore longuement sur cethème.

– Et dire que la vie vous estrefusée ! s’écria Bakhmoutov avec l’air d’adresser un véhémentreproche à un tiers.

« À cet instant, nous étions accoudés auparapet du pont et nous regardions la Néva.

– Savez-vous la pensée qui m’est venue àl’esprit ? dis-je en me penchant davantage par-dessus labalustrade.

– Serait-ce de vous jeter à l’eau ?s’écria Bakhmoutov presque effrayé. (Peut-être avait-il lu cettepensée sur mon visage.)

– Non, pour le moment, je me borne auraisonnement suivant. Voici : il me reste maintenant deux outrois mois à vivre, peut-être quatre ; mais prenons, parexemple, le moment où il ne me restera que deux mois et supposonsqu’à ce moment-là, je veuille faire une bonne action qui exige uneffort, des courses, des tracas dans le genre de ceux que m’aoccasionnés l’affaire du docteur. Dans ce cas, il me faudraitrenoncer à cette bonne action, faute de temps, et en chercher, uneautre qui soit de moindre importance et rentre dans mes moyens (si,toutefois, la passion de faire de bonnes actions m’entraîne à cepoint). Convenez que c’est là une idée plaisante !

« Le pauvre Bakhmoutov était fort inquietsur mon compte ; il m’accompagna jusqu’à mon logis et eut ladélicatesse de ne pas se croire obligé de me consoler ; ilgarda presque tout le temps le silence. En prenant congé de moi, ilme serra chaleureusement la main et me demanda la permission derevenir me voir. Je lui répondis que, s’il voulait venir chez moi àtitre de « consolateur » (car, même silencieuse, savisite aurait un but de consolation ; et je lui expliquai), saprésence ne serait pour moi rien d’autre qu’un mementomori. Il haussa les épaules mais convint que j’avaisraison ; nous nous séparâmes assez courtoisement, contre monattente.

« C’est pendant cette soirée et au coursde la nuit suivante que je sentis germer en moi ma « dernièreconviction ». Je m’attachai avidement à cette nouvelle pensée,je l’analysai avec ferveur dans tous ses détours et sous tous sesaspects (je ne dormis pas de la nuit). Et plus jel’approfondissais, plus je m’en pénétrais, plus elle me remplissaitd’effroi. Une frayeur atroce finit par m’envahir ; elle ne mequitta plus les jours suivants. Parfois, sa seule évocationsuffisait à me faire passer par les transes d’une nouvelleépouvante. J’en conclus que ma « dernière conviction »s’était ancrée en moi avec trop de force pour ne pas amenerfatalement un dénouement. Mais, je n’avais pas assez d’audace pourme décider. Trois semaines plus tard, ces tergiversations cessèrentet l’audace me vint, grâce à une circonstance fort étrange.

« Je note ici, dans mon explication, tousces chiffres, toutes ces dates. Certes, cela me sera plus tardindifférent, mais maintenant(et peut-être seulement en cetinstant) je veux que ceux qui auront à juger mon action puissent sereprésenter clairement par quelle chaîne de déductions logiques jesuis arrivé à ma « dernière conviction ».

« Je viens d’écrire que j’acquis l’audacedécisive qui me faisait défaut pour mettre en pratique cette« dernière conviction » non point, à ce que je crois, parvoie de déduction logique, mais à la suite d’un choc imprévu, d’unévénement anormal qui pouvait n’avoir absolument aucun lien avec lacours de l’affaire.

« Il y a environ dix jours, Rogojine mefit une visite à propos d’une question qui le concernait et dont iln’y a pas lieu de parler ici. Je ne l’avais jamais vu auparavant,mais j’avais beaucoup entendu parler de lui. Je lui donnai tous lesrenseignements dont il avait besoin et il ne tarda pas à seretirer. Comme c’était l’unique objet de sa démarche, les chosesauraient bien pu en rester là entre nous. Mais il m’avait vivementintéressé et, pendant toute la journée, je fus en proie à de siétranges pensées que je me décidai à lui rendre sa visite lelendemain. Il ne cacha pas son mécontentement de me voir et melaissa même « délicatement » entendre que nous n’avionspas à prolonger nos relations. Je n’en passai pas moins chez luiune heure qui ne manqua pas d’intérêt pour moi ni, je pense, pourlui. Le contraste était si absolu entre nous que nous ne pûmes pasne pas nous en apercevoir, moi surtout. J’étais l’homme dont lesjours sont comptés ; lui, au contraire, était plein de vieimpulsive, tout entier à la passion du moment, sans souci des« dernières » déductions, des chiffres ou de quoi que cefût, sans égard à ce qui… à ce qui… disons : à ce qui n’étaitpas l’objet de sa folie. Que M. Rogojine me passe cetteexpression et la mette sur le compte de la maladresse d’un médiocreécrivain à exprimer sa pensée. En dépit de son peu d’amabilité, ilme donna l’impression d’un homme d’esprit, capable de comprendrebien des choses, bien qu’il ne s’intéressât guère à ce qui ne letouchait pas directement. Je ne lui fis aucune allusion à ma« dernière conviction », mais j’eus, à certains indices,le sentiment qu’il lui avait suffi de m’écouter pour la deviner. Ilgardait le silence ; cet homme est prodigieusement taciturne.Au moment de partir, je lui suggérai qu’en dépit des différences etdu contraste qui nous séparaient – les extrémités setouchent[26] – (je lui traduisis cela en russe),lui-même n’était peut-être pas aussi éloigné de cette« dernière conviction » qu’on pouvait le croire. À quoiil me répondit par une grimace hargneuse et pleine d’aigreur, puisil se leva et alla me chercher ma casquette en faisant mine decroire que je me disposais à partir ; sous couleur de mereconduire par politesse il me mit tout simplement hors de salugubre demeure. Celle-ci m’a frappé ; on dirait uncimetière ; cependant, je crois qu’elle lui plaît et cela seconçoit ; il vit d’une vie trop intense et trop directe pouréprouver le besoin d’une ambiance plus aimable.

« Cette visite à Rogojine m’avaitharassé. D’ailleurs, je m’étais trouvé indisposé dès lematin ; vers le soir, je ressentis une grande faiblesse etm’étendis sur mon lit ; par moments, une fièvre intensem’envahissait et me faisait même délirer. Kolia resta près de moijusqu’à 11 heures. Je me rappelle néanmoins tout ce qu’il me dit ettout ce dont nous parlâmes. Mais, lorsque, par intermittences, mesyeux se fermaient, je revoyais toujours Ivan Fomitch qui, dans monrêve, était devenu millionnaire. Il ne savait que faire de sesmillions, se creusait la tête pour leur trouver une place et,tremblant à l’idée d’être volé, finissait par se résoudre à lesenfouir. Je lui conseillais de fondre plutôt cette fortune, au lieude l’enterrer inutilement, et d’en confectionner un petit cercueild’or pour l’enfant qu’il avait laissé « geler », aprèsavoir préalablement exhumé le corps. Sourikov accueillait ceconseil ironique avec des larmes de gratitude et s’empressait de lemettre en pratique. Je faisais le geste de cracher parterre[27] et le plantais là. Quand j’eus repriscomplètement mes sens, Kolia m’assura que je n’avais pas dormi dutout et que, pendant tout ce temps, je n’avais cessé de lui parlerde Sourikov. J’avais des minutes d’angoisse et d’agitationextraordinaires ; aussi Kolia s’en alla-t-il avec un sentimentd’inquiétude. Je me levai pour fermer la porte à clé derrièrelui : à ce moment, je me rappelai brusquement un tableau quej’avais vu le matin chez Rogojine, dans une des salles les plussombres de sa maison, au-dessus d’une porte. Lui-même me l’avaitmontré en passant et j’étais resté, je crois, environ cinq minutesdevant ce tableau qui, bien que dénué de toute valeur artistique,m’avait jeté dans de singulières transes.

« Il représentait le Christ au moment dela descente de Croix. Si je ne me trompe, les peintres ontl’habitude de figurer le Christ soit sur la Croix, soit après ladescente de Croix, avec un reflet de surnaturelle beauté sur sonvisage. Ils s’appliquent à Lui conserver cette beauté même aumilieu des plus atroces tourments. Il n’y avait rien de cettebeauté dans le tableau de Rogojine ; c’était la reproductionachevée d’un cadavre humain portant l’empreinte des souffrancessans nombre endurées même avant le crucifiement ; on y voyaitles traces des blessures, des mauvais traitements et des coupsqu’il avait essuyés de ses gardes et de la populace quand Ilportait la croix et tombait sous son poids ; celles enfin ducrucifiement qu’il avait subi pendant six heures (du moins d’aprèsmon calcul). C’était, en vérité, le visage d’un homme que l’onvenait de descendre de croix ; il gardait beaucoup devie et de chaleur ; la rigidité n’avait pas encore fait sonœuvre en sorte que le visage du mort reflétait la souffrance commes’il n’avait pas cessé de la ressentir (ceci a été très bien saisipar l’artiste). Par surcroît, ce visage était d’une impitoyablevérité : tout y était naturel ; c’était bien celui den’importe quel homme après de pareilles tortures.

« Je sais que l’Église chrétienne aprofessé, dès les premiers siècles, que les souffrances du Christne furent pas symboliques, mais réelles, et que, sur la croix, soncorps fut soumis, sans aucune restriction, aux lois de la nature.Le tableau représentait donc un visage affreusement défiguré parles coups, tuméfié, couvert d’atroces et sanglantes ecchymoses, lesyeux ouverts et empreints de l’éclat vitreux de la mort, lesprunelles révulsées. Mais le plus étrange était la singulière etpassionnante question que suggérait la vue de ce cadavre desupplicié : si tous ses disciples, ses futurs apôtres, lesfemmes qui L’avaient suivi et s’étaient tenues au pied de la croix,ceux qui avaient foi en Lui et L’adoraient, si tous ses fidèles onteu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait êtrecertainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d’unepareille vision, que le martyr ressusciterait ? Malgré soi, onse dit : si la mort est une chose si terrible, si les lois dela nature sont si puissantes, comment peut-on en triompher ?Comment les surmonter quand elles n’ont pas fléchi alors devantCelui même qui avait, pendant sa vie, subjugué la nature, qui s’enétait fait obéir, qui avait dit « Talithacumil »[28] et lapetite fille s’était levée, « Lazare,sors ! »[29] et lemort était sorti du sépulcre ? Quand on contemple ce tableau,on se représente la nature sous l’aspect d’une bête énorme,implacable et muette. Ou plutôt, si inattendue que paraisse lacomparaison, il serait plus juste, beaucoup plus juste, del’assimiler à une énorme machine de construction moderne qui,sourde et insensible, aurait stupidement happé, broyé et engloutiun grand Être, un Être sans prix, valant à lui seul toute lanature, toutes les lois qui la régissent, toute la terre, laquellen’a peut-être même été créée que pour l’apparition de cetÊtre !

« Or, ce que ce tableau m’a sembléexprimer, c’est cette notion d’une force obscure, insolente etstupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vousdomine malgré vous. Les hommes qui entouraient le mort, bien que letableau n’en représentât aucun, durent ressentir une angoisse etune consternation affreuses dans cette soirée qui brisait d’un couptoutes leurs espérances et presque leur foi. Ils durent se sépareren proie à une terrible épouvante, bien que chacun d’eux emportâtau fond de lui une prodigieuse et indéracinable pensée. Et si leMaître avait pu voir sa propre image à la veille du supplice,aurait-il pu Lui-même marcher au crucifiement et à la mort comme Ille fit ? C’est encore une question qui vous vientinvolontairement à l’esprit quand vous regardez ce tableau.

« Pendant l’heure et demie qui suivit ledépart de Kolia, ces idées hantèrent mon esprit. Elles étaientdécousues et sans doute délirantes, mais empruntaient parfois aussiune apparence concrète. L’imagination peut-elle revêtir d’une formedéterminée ce qui, en réalité, n’en a point ? Il me semblait,par moments, voir cette force infinie, cet être sourd, ténébreux etmuet, se matérialiser d’une manière étrange et indescriptible. Jeme souviens d’avoir eu l’impression que quelqu’un qui tenait unebougie me prenait par la main et me montrait une tarentule énorme,repoussante, en m’assurant que c’était bien là ce même êtreténébreux, sourd et tout-puissant, et en riant de l’indignation queje manifestais.

« On allume toujours la nuit, dans machambre, une petite lampe devant l’icône ; quoique blafarde etvacillante, sa clarté permet de distinguer les objets et on peutmême lire en se plaçant sous le luminaire. Je pense qu’il était unpeu plus de minuit ; je ne dormais pas du tout et étais couchéles yeux ouverts ; soudain, la porte de ma chambres’entre-bâilla et Rogojine entra.

« Il entra, referma la porte, me regardasans dire mot et se dirigea doucement vers la chaise qui se trouvedans l’angle de la pièce, presque en dessous de la lampe. Je fusfort surpris et l’observai dans l’attente de ce qu’il allait faire.Il s’accouda à une petite table et me fixa en silence. Deux outrois minutes s’écoulèrent ainsi et son mutisme, je me le rappelle,m’offensa vivement et m’irrita. Pourquoi ne se décidait-il pas àparler ? Je trouvais, certes, étrange qu’il vînt à une heureaussi tardive, mais je ne me souviens pas que j’en fus autrementstupéfait. Au contraire : bien que je ne lui eusse pas, lematin, clairement exprimé ma pensée, je savais cependant qu’ill’avait comprise ; or, cette pensée était d’une nature tellequ’elle valait la peine que l’on vînt en reparler, même à une heuretrès avancée. Aussi pensai-je qu’il se présentait dans cetteintention. Nous nous étions quittés le matin en assez mauvaistermes et je me souviens même qu’il m’avait, à une ou deuxreprises, regardé d’un air très sarcastique. C’était cette mêmeexpression de sarcasme que je lisais maintenant dans son regard etdont je me sentais offensé. Quant à avoir réellement devant moiRogojine en personne et non une vision ou une hallucination dudélire, cela ne me parut d’abord pas faire le moindre doute. L’idéene m’en vint même pas à l’esprit.

« Cependant, il était toujours assis etcontinuait à me regarder avec son sourire moqueur. Je me retournaiavec colère sur mon lit, m’accoudai sur mon oreiller et pris leparti d’imiter son silence, dût ce silence se prolongerindéfiniment. Je ne sais pourquoi, je voulais absolument qu’ilparlât le premier. Je pense qu’une vingtaine de minutes passèrentainsi. Tout à coup, une idée me vint : qui sait ?peut-être n’est-ce pas Rogojine mais seulement uneapparition ?

« Je n’avais jamais eu la moindreapparition ni durant ma maladie ni auparavant. Et depuis monenfance jusqu’à ce moment, c’est-à-dire jusqu’à ces derniers temps,bien que je ne crusse nullement aux apparitions, il m’avaittoujours semblé que, si j’en voyais seulement une, je mourrais surplace. Pourtant, quand l’idée me vint que ce n’était pas Rogojinemais un fantôme, je me souviens que je n’en conçus aucune frayeur.Bien mieux, j’en fus même dépité. Chose étrange : la questionde savoir si j’avais devant moi un fantôme ou Rogojine en personnene me préoccupait ni ne me troublait, comme cela eût éténaturel ; il me paraît que j’avais alors l’esprit ailleurs.Par exemple, j’étais beaucoup plus en peine de savoir pourquoiRogojine, qui était dans la matinée en robe de chambre et enpantoufles, portait maintenant un frac, un gilet blanc et unecravate blanche. Je me dis : si c’est une apparition, je n’enai pas peur ; alors pourquoi ne pas me lever et m’en approcherpour m’assurer moi-même de ce qui en est ? Peut-être du resten’osais-je pas et avais-je peur. Mais à peine eus-je l’idée quej’avais peur que je me sentis soudain de la glace sur tout lecorps ; un frisson me courut dans le dos et mes genouxtremblèrent. À ce moment même, Rogojine, comme s’il avait deviné mafrayeur, retira le bras sur lequel il était accoudé, se redressa etélargit la bouche comme s’il allait se mettre à rire. Il me fixaitobstinément. Je me sentis envahi par une telle rage que l’envie meprit de me jeter sur lui ; mais, comme je m’étais juré de nepas rompre le silence le premier, je ne bougeai pas de monlit ; je n’étais d’ailleurs pas encore certain que ce fût unspectre et non Rogojine en personne.

« Je ne me rappelle plus combien de tempscette scène dura ; je ne saurai dire davantage si j’eus ou nondes intermittences d’assoupissement. Rogojine finit par se leveret, après m’avoir posément, attentivement considéré, commelorsqu’il était entré, mais cette fois sans ricaner, il se dirigeaà pas feutrés, presque sur la pointe des pieds, vers la porte,l’ouvrit et sortit en refermant derrière lui. Je ne me levaipas ; je ne me rappelle pas combien de temps je restai encoreallongé, les yeux ouverts et livré à mes pensées ; quellespensées ? Dieu le sait ; je ne me souviens pas davantagecomment je m’assoupis.

« Le lendemain, je me réveillai passéneuf heures, en entendant frapper à ma porte. Il est convenu chezmoi que, si je n’ouvre pas moi-même ma porte après neuf heures etn’appelle pas pour qu’on me serve le thé, Matriona doit venirfrapper. En lui ouvrant la porte, je me dis aussitôt : commenta-t-il pu entrer, puisque cette porte était fermée ? Jem’informai et acquis la certitude que le vrai Rogojine n’eût jamaispu pénétrer dans la chambre, toutes nos portes étant, la nuit,fermées à clé.

« C’est cet incident que je viens dedécrire avec tant de détails, qui m’a déterminé à arrêterdéfinitivement ma « résolution ». Celle-ci ne procèdedonc pas de la logique du raisonnement, mais d’un sentiment derépulsion. Je ne puis rester dans une existence qui revêt desformes aussi étranges et aussi blessantes pour moi. Ce fantôme m’alaissé sous le coup d’une humiliation. Je ne me sens pas le couragede me plier à une force qui emprunte les dehors d’une tarentule. Etce ne fut que lorsque je me vis enfin, au crépuscule, en face d’unerésolution entière et définitive, que j’éprouvai une impression desoulagement. Ce n’était toutefois qu’une première phase :j’allais traverser la seconde à Pavlovsk, mais, là-dessus, je mesuis déjà suffisamment expliqué. »

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