L’Isolée

Chapitre 1JUSTINE

L’âpre vent d’automne soufflait sur les glacisdes fortifications, et sur les champs de blé gelés, et sur laville, manufactures tassées contre des forts, maisons qui écoutentles sifflets des usines ou les sonneries de clairon. Le soirtombait, et il faisait sombre déjà à l’intérieur des maisons.Cependant quelques minutes plus tôt, au-dessus du lion sculpté dansle roc, une dernière lueur de couchant illuminait, du côté de laFrance, la citadelle de Belfort. Dans l’office d’un hôtel sansstyle et sans jardin, mais largement et solidement bâti, que louaitle commandant de Roinnet, un vieux domestique familial, – un legsdu père, – achevait de préparer l’argenterie que tout à l’heure ildisposerait sur la table. Par-dessus son habit noir, il avait nouéson tablier, et, tout en inspectant, d’un œil sévère, les cuillers,les fourchettes et les couteaux disposés sur une console, il sepenchait vers un petit groom en veste courte, tête blonde et rasée,qui l’écoutait avec tremblement. Dans un angle, une ordonnance, enmanches de chemise et gilet jaune, fier de sa taille fine et de sesmoustaches, dressait des fruits dans des compotiers, et riait, afinde vexer l’ancien, chaque fois que celui-ci donnait un conseil àl’apprenti valet de chambre.

– Tu comprends, disait le bonhomme,vingt-cinq personnes, c’est un grand dîner ; monsieur le baronreçoit ses supérieurs : il faudra mettre des gants, et ne pasles quitter.

– Oui, monsieur Francis.

– Aujourd’hui et d’ici longtemps tu nepasseras pas les plats, c’est entendu ; il faut unehabitude ; tu enlèveras les assiettes ; mais, pour plustard, regarde-moi faire.

– Oui, monsieur Francis.

– C’est qu’il est ferme, monsieur lebaron…

– Oh ! là là ! ferme,interrompait l’ordonnance ; ferme, le commandant ! Il apeur de tout !… Même de nous…

– Pas de moi, dit le vieuxtranquillement. Laisse-moi parler au petit… Tu n’es pas chargé delui.

La porte donnant sur le palier s’ouvrit.L’ordonnance se détourna.

– Tiens, voilà l’Allemande àprésent ! Ne laissez donc pas la porte ouverte ! Vous mefaites geler.

La femme qui entrait eut l’air de ne pasentendre ; elle soufflait, et dénouait le fichu dont elleavait enveloppé, par-dessus son chapeau noir, sa tête congestionnéepar le froid. Mais, derrière elle, un jeune homme extrêmement minceet extrêmement pâle était entré. La nervosité dont il souffrait setraduisit par une grimace de tous les muscles du visage. Ilrépondit avec violence :

– Taisez-vous, Moriot ! Nel’insultez pas ! Elle est dix fois plus Française quevous ! Jamais, je vous l’ordonne, jamais !… Ou bien jepréviens le commandant !

Le soldat s’était remis à tapoter une couchede mousse qui devait garnir le fond d’un compotier. Il setut ; mais un mouvement de sourcils et le sourire gouailleurqui ne quitta pas ses moustaches, montrèrent le peu de cas qu’ilfaisait des menaces du jeune homme. Celui-ci, saisi par ce qu’onappelait chez lui « une crise d’asthme », s’était jetésur le bras de la vieille femme, qu’il serrait violemment, et ayanttoussé trois ou quatre fois, d’une toux sèche, il demeura hagard,hypnotisé par l’appréhension d’un mal qu’il sentait imminent ethorrible, les paupières dilatées, la bouche ouverte et ne buvantplus l’air, la poitrine battant à vide. La vieille femme, habituée,lui soutint la tête, doucement, entre ses deux mains, disant :« Allons, mon petit Guy, ce n’est rien, cela va passer,calmez-vous ! » Et, en effet, cela passa. Un peu d’airentra en sifflant dans la poitrine ; la peur quitta lesyeux ; les paupières s’allongèrent ; les lèvres serapprochèrent, un pâle sourire remercia : « Je suismieux, c’est fini ; attendez encore ». En face, la portedu billard fut poussée au même moment, et, dans la demi-clarté delumières éloignées, la silhouette d’une femme s’encadra, élégante,penchée, jeune encore de ligne et de mouvements.

– C’est vous, madame Justine ? C’esttoi, Guy ? J’étais inquiète. Pourquoi si tard ? demandamadame de Roinnet.

Elle ne voulait pas dire que son inquiétudevenait d’autre chose que du retard ; qu’elle avait entendu latoux, qu’elle était accourue.

– Où avez-vous été vous promener ?reprit-elle.

– Sur le glacis du fort des Barres, commed’habitude, répondit la vieille femme. Il faisait presque chaud, ily avait du soleil, et puis, tout à coup, le vent d’est s’est levé,nous sommes revenus vite, peut-être trop vite.

Madame de Roinnet ne prêtait aucune attentionà la réponse. Question, réponse, attitude, tout faisait partie dela tragédie maternelle que chacun tâchait de jouer de son mieux.Elle vit que son fils se tenait seul à présent, au milieu del’office, entre la promeneuse et le maître d’hôtel ; qu’ilrespirait ; qu’il souffrait encore ; qu’il hésitait às’approcher d’elle, à cause de ce sifflement des bronches quipersistait.

– Tu feras bien de monter dans tachambre, Guy, et de te chauffer… Va, mon ami… Venez, vous, madameJustine, j’ai à vous parler.

Les deux femmes se retrouvèrent à l’extrémitéde la salle de billard, l’une en toilette décolletée, soie mauve etguipure, l’autre vêtue de noir, sans élégance et sans archaïsme,comme les vieilles dames de fortune modeste, qui ne sont jamais nitout près, ni très loin de la mode.

– Madame Justine, dit madame de Roinnet,penchant sur son épaule sa jolie tête de blonde grisonnante, –bandeaux ondulés, joues encore fermes et jeunesse des yeux bleus, –madame Justine, je n’ai pas fait mettre le couvert de Guy à lagrande table, ce soir.

Elle sous-entendait : « ni le vôtrenon plus ». Madame Justine comprit, et, faisant une mouetriste :

– Il en aura un peu de chagrin, le pauvreenfant ! Il me disait, tout à l’heure, qu’il se réjouissait…Pour moi, ça m’est parfaitement indifférent, madame. Même, jepréfère… Où dînerons-nous ?

– L’office est impossible. Dans lalingerie ?… Seulement, pour le service ?… Francis ne peutpas quitter la table, l’ordonnance non plus. Mathilde…

– Ce n’est que cela, madame ? Vousn’avez personne pour nous servir ?

– Mais… non.

– Je me servirai moi-même, et je serviraimonsieur Guy… Nous avions l’habitude, au couvent… Je dînais tousles jours avec notre cuisinière. Et je l’aimais bien. C’était sœurLéonide…

Madame de Roinnet releva la tête, et regardafixement les bougies d’une applique. On eût dit qu’elle voulaitsécher, à leur flamme, une larme qui était montée à ses paupières,et qui ne coula pas.

– Je vous remercie, dit-elle, de m’aidercomme vous faites… La vie est souvent si difficile !…

Et, reprenant sa tournée d’inspection,saisissant à pleine main la traîne de sa robe, redressant etcambrant sa taille de jeune fille, elle passa dans la salle àmanger. Madame Justine était déjà sortie par l’autre porte.

À la même heure, au café du cercle militaire,un officier de race évidente, nerveux, serré dans son dolman, etdont la tête ronde, aux cheveux soufflés sur les tempes, les yeuxgris, le nez courbé, les lèvres sèches, les joues sans un atome degraisse, rappelaient des masques de guerriers italiens, ciselés aupommeau d’une épée, se levait de la place où il venait de parcourirles journaux du soir, et traversait la salle. Arrivé à quelques pasde la porte, sur un signe, il tourna vivement à gauche, s’approchad’une table où un autre officier supérieur était assis, et,saluant :

– Mon colonel ?

Celui auquel il s’adressait continuad’enfoncer, avec une cuiller, la tranche de citron qui nageait à lasurface d’un verre de grog. C’était un homme de haute tailleégalement, aux traits plus droits et plus épais, aux yeux noirs quiregardaient fixement et appuyaient tous les mots qu’il disait, maisqui ne parlaient jamais seuls ni autrement que les lèvres : unautre type d’officier, brave certainement, plus fermé.

– Je serai enchanté de me retrouver toutà l’heure chez vous, monsieur.

– Mon colonel !

– Madame la baronne de Roinnet est enbonne santé, je suppose. Je l’ai aperçue cet après-midi. Et votrefils ?

Le commandant fit un geste évasif.

– Oh ! lui !

– À propos, je voulais vousdemander : est-ce que vous avez toujours, chez vous, cettepersonne,… cette…

– Promeneuse ? mon colonel. Elle estpromeneuse. Vous voulez parler de madame Justine ?

– Précisément. C’est une anciennereligieuse, m’a-t-on dit ?

Une petite secousse nerveuse agitant tout lecorps, un mouvement de la tête qui se rejette en arrière, commetouchée au fleuret, et le commandant répond :

– Oui, mon colonel.

– Une ancienne supérieure ?

– Laïcisée.

– Évidemment. Et elle instruit vosenfants ?

– Non, mon colonel ; j’ai eul’honneur de vous le dire, elle promène Guy, dont la santé laissebeaucoup à désirer ; madame de Roinnet lui confie quelquefoisla petite…

– Et elle l’instruit en la promenant,cela va de soi…

Le commandant avait rougi. Tous les muscles deson visage s’étaient raidis, et dessinaient plus étroitement lemasque légendaire des Roinnet.

– Si je savais qu’elle les instruisît,mon colonel…

Il s’arrêta. Il sentit qu’il était sur unepente ; qu’il allait désavouer sa femme, sa foi cachée, sonpropre exemple, sa race. Tous les Roinnet du passé lui soufflèrentà l’oreille : « Que vas-tu dire là ? »

Il se ressaisit, et dit :

– Si elle les instruisait, mon colonel,…je vous le dirais.

– C’est bien, monsieur. D’ailleurs, si jevous en parle, c’est dans votre intérêt. Vous êtes ambitieux, trèsjustement. Vous devez être averti de ce qui pourrait vousnuire.

Les deux officiers se saluèrent.

En rentrant chez lui, dix minutes plus tard,M. de Roinnet croisa sa femme qui traversait levestibule.

– Je voudrais vous demander une chose,Marie ?

– Quoi ? Je suis très pressée.

– J’espère que vous n’avez pas faitmettre, à la grande table, le couvert de madame Justine ? Il ya des différences d’éducation, de situation, de tenue, qui nepermettent guère…

Il déjeunait et dînait quotidiennement à lamême table que l’ancienne supérieure de l’école. Madame de Roinnetle laissa continuer :

– Elle-même se trouverait gênée, s’il enétait autrement.

Madame de Roinnet eut un sourire vague, quijugeait bien des choses.

– Je n’ai pas voulu imposer à Guy lafatigue d’un grand dîner, répondit-elle. Il ne paraîtra pas, nimadame Justine non plus. Tout est arrangé : ne craignezrien.

Madame Justine, dans la maison, n’était quetolérée, et elle ne l’ignorait pas. Des faits nombreux, des mots,des silences le lui avaient appris, dès les premières semaines deson arrivée, qui datait du milieu d’août. Après trois semaines,passées à Lyon, en sollicitations vaines, elle avait dû renoncer àdiriger une des écoles que les Catholiques cherchaient à releversur les ruines des écoles détruites. On la trouvait trop vieille.Les places, d’ailleurs, étaient bien moins nombreuses que nel’étaient les religieuses chassées des écoles ou des communautés,et cherchant à vivre. Des cinq femmes qui avaient habité ensemblela maison de la place Saint-Pontique, à Lyon, une seule étaitredevenue éducatrice : la tourière, sœur Léonide. Lasupérieure, ayant dépensé les quarante francs qui formaient toutesa retraite de sœur de Sainte-Hildegarde, avait accepté le poste de« gouvernante et dame de compagnie » chez madame deRoinnet. En réalité, elle était promeneuse et garde-malade. Sonrôle, – elle ne le jugeait ni indigne d’elle, ni tropassujettissant, – consistait à sortir, dès qu’il faisait beau, avecl’adolescent incurablement atteint par la phtisie, être douloureuxcorps et âme, qu’il fallait à la fois soigner et consoler. Causerpeu avec lui et cependant le distraire ; varier lespromenades ; éviter les rencontres qui obligent à parler etqui provoquent la toux ; savoir s’arrêter à temps et choisirle banc le moins exposé au vent ; pressentir la minute où ilfaudra repartir ; ne pas oublier le plaid, ni lescaoutchoucs ; ne jamais laisser voir l’inquiétude, ni même latrop vive pitié quand la crise éclatait ; ne pas craindre lacontagion ; faire croire au condamné qu’il verra le printemps,puis l’été, puis l’année suivante, et d’autres, et d’autres :le programme était trop chargé, semblait-il, pour qu’une autrequ’une mère pût le remplir. Madame de Roinnet avait essayé, maiselle avait une tendresse trop inquiète, elle était trop peumaîtresse de son chagrin, de ses larmes, de ses joies subites, ettrop prisonnière aussi de ses obligations mondaines : elle sedevait au monde, à la carrière, à l’avancement deM. de Roinnet, à sa fille que les médecins conseillaientde ne pas laisser constamment auprès de Guy. Après elle, dixdomestiques avaient renoncé, successivement, à cette tâchedifficile et épuisante, qui occupait non seulement le temps de lapromenade, mais tout le jour, et, souvent bien des heures deveille. On avait appelé madame Justine.

Elle résistait à la fatigue ; elle avaitla patience et l’autorité qu’il fallait ; elle réussissait àse faire aimer de cet enfant ombrageux et aigri, elle y réussissaitmême trop bien, car elle devenait l’irremplaçable, l’uniqueressource, et le malade s’inquiétait et s’exaspérait, dès qu’ilsavait que madame Justine était sortie, qu’elle ne répondrait pas àson appel, en cas de crise, et qu’il serait « seul »,comme il disait cruellement. Le chef, la femme de chambre, nemanquaient pas une occasion de faire sentir, à madame Justine, lasituation intermédiaire et fausse qu’avait, dans la maison, cettevieille femme, supérieure par l’esprit, moyenne par la culture,tout à fait du peuple par l’éducation première, et qui n’était pasune dame, et qu’on devait appeler madame, et qui disait simplement« monsieur » à celui qu’ils appelaient « monsieur lebaron ». L’ordonnance, soldat peu sûr, serviteur peuscrupuleux, et qui se défiait de la clairvoyance de la promeneuse,répandait le bruit absurde, mais qui rencontrait des crédulitésdans les casernes, que le commandant confiait ses enfants à uneespionne allemande. Madame de Roinnet la défendait sans doute, etplusieurs fois déjà elle avait dû s’opposer au renvoi de l’anciennereligieuse, depuis que l’on disait, dans le monde militaire deBelfort : « Vous savez, cette Justine qui est chez lesRoinnet : eh bien, c’est une sécularisée, une sœur deSainte-Hildegarde. » Mais elle luttait contre tant d’autreslâchetés ; elle était si profondément atteinte par la clairevue du mal qui ne lâcherait pas l’enfant, et par le perpétuel soucid’une fortune compromise, qu’elle n’eût pas été de force àprotéger, contre un renvoi, la garde-malade de son fils. Le seuldéfenseur véritable de madame Justine, c’était Guy. Presque chaquejour, dans les réunions de famille, au salon, ou à table, Guy selevait subitement. Il étouffait. Son visage s’angoissait, sapoitrine se levait, ses doigts s’écartaient au bout de ses brastendus. L’enfant était près de défaillir. Le père se détournait, nepouvant supporter ce spectacle, ou bien il sortait en faisantclaquer les portes, ou bien, saisi lui-même d’une espèce de crisenerveuse et d’une sorte de colère de désespoir, il criait de savoix de commandement : « Encore ! Tu sais bien queje ne veux pas ! Arrête-toi tout de suite ! Ouva-t’en ! » La mère accourait. L’enfant cherchait madameJustine, et, dès qu’elle paraissait, il se jetait vers elle, ilappuyait sa tête en sueur contre la robe noire, et la toux, qu’ilavait essayé de vaincre, le secouait, tandis qu’il s’éloignait,soutenu, guidé, fermant les yeux. M. de Roinnet, à mesureque les semaines s’écoulaient, comprenait mieux qu’il lui seraitimpossible de remplacer madame Justine, que la santé de Guypermettait de moins en moins d’y songer, que l’enfant nesupporterait pas cette séparation. Et cela encore l’irritait, commeun obstacle que sa propre raison et son amour paternel mettaient àson ambition.

Madame Justine eût vécu tranquille parmi cescontradictions, si les soucis ne lui fussent venus d’ailleurs. Dansles moments de loisir, incertains et courts, que lui laissait lemalade, retirée dans la petite chambre où elle habitait, elleécrivait à « ses filles », elle souffrait de leurstraverses et de leurs difficultés, et sa pensée, plusieurs fois parjour, visitait les quatre coins de France où vivaient, si loinl’une de l’autre, et dans des conditions différentes, celles quilui manquaient toutes : ma sœur Danielle, ma sœur Edwige, masœur Léonide, ma sœur Pascale. Cette dernière seule l’inquiétait.Aux premières lettres, en août et en septembre, Pascale avaitrépondu brièvement. Elle était bien accueillie à Nîmes ; on latraitait avec une affection dont elle était touchée et gênée,disait-elle, car on lui donnait peu de travail à faire à la maison,et trop souvent, la sachant souffrante, Jules Prayou, pour ladistraire, essayait de l’emmener dans les parties de promenade, auxcourses de taureaux, au théâtre même. Elle résistait, le plussouvent, ne voulant pas être une occasion de dépenses excessives,pour des parents qui n’étaient pas aussi riches qu’elle l’avaitcru, et qui dépensaient pour elle sans compter.« Croiriez-vous, notre mère, avait-elle écrit, qu’à la foirede Beaucaire, qui est le 22 juillet, Jules a déboursé, pour moi quin’ai pas un sou vaillant, plus de trente francs, voyages, cadeaux,plaisirs, et que je n’ai pu l’en empêcher ! Plus récemment, àArles, il a fait de même. Personne dans la ville ne sait ce quej’ai été autrefois. On croit que je me soigne, et je me soigne eneffet. Le grand chaud, et plus encore le repos, commencent à guérirma poitrine. Il paraît que la peau de mes joues a bruni, mais,malgré le soleil, mes cheveux repoussent aussi blonds qu’avant. Jesuis un peu regardée, à cause d’eux sans doute, et bien des idéesme reviennent, que je ne connaissais plus à l’école, où il n’yavait pas même un miroir pour nous cinq. Priez pour moi. Ce qui estle plus faible, ce n’est pas ma poitrine que je soigne, c’est lecœur qui est dedans, et que vous ne soignez plus. » SœurJustine avait recommandé la prudence, et même la défiance. Elles’était montrée plus affectueuse encore que de coutume dans sesréponses. Mais la dernière lettre de Pascale était de la fin deseptembre. Depuis lors, aucune nouvelle n’était venue de Nîmes. Onétait au 15 octobre : pas un mot de réponse. Madame Danielle,madame Edwige écrivaient : « Elle ne nous répond pas plusqu’à vous. »

Que devenait cette enfant si lointaine ?C’était là une angoisse qu’on ne pouvait dire. Elle assaillaitmadame Justine dans les longs silences des promenades sur le glacisou sur les routes. L’esprit de l’ancienne supérieure s’emplissaitde regrets et de projets. Ils ne lui laissaient pas plus de trêveque jadis les enfants et les pauvres du quartier lyonnais ;mais, comme eux, ils la rappelaient au sentiment de sa charge.Quelquefois, en effet, quand elle voyait, devant elle, cescampagnes nues, aux larges ondulations fuyant vers la frontière, lesouvenir du pays natal lui revenait, dans la marée du vent quipassait le détroit. « À quelques lieues d’ici, j’ai encore desparents. Ils me recevraient. Ils me l’ont écrit. J’ai ma sœur, lafemme du vigneron, qui a un clos fameux, près deSaint-Léonard ; j’ai mon frère qui habite dans son bien, auxportes de Colmar, où j’ai été élevée. Pour rentrer je n’auraisqu’une demande à faire au Kreisdirector ; ils me l’ont dit, etje n’aurais plus qu’à vieillir et à mourir en paix… » Ellen’achevait jamais cette pensée ; elle ne l’approuvait jamais.Une voix se levait contre, une voix sûre d’êtreécoutée : »Tu resteras dans l’épreuve de France, parcequ’elle est tienne, et que tes filles y sont restées. »

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