L’Isolée

&|160;

La matinée du mardi s’avançait. Dans le jourradieux, les enfants de l’école, prisonnières comme des guêpes dansune serre, commençaient à s’énerver&|160;: trente petites de six àhuit ans, qui écrivaient, le dos courbé et les yeux souvent levésvers la maîtresse. Pascale dictait&|160;: «&|160;Une voix s’estfait entendre dans Rama, des pleurs et des cris lamentables&|160;;c’est Rachel qui pleure ses enfants, et elle ne veut pas seconsoler, parce qu’ils ne sont plus.&|160;»

Pauvre voix, à laquelle les enfants étaienthabituées, sourde et faible.

–&|160;Vous avez compris&|160;? Relisez vosdictées. Je les corrigerai tout à l’heure. Mélie, viens metrouver&|160;?

Une enfant se leva, d’une seule détente de sesmuscles agiles, et vint près du bureau de la maîtresse. C’était uneroussotte, aux yeux bleus, durs et mobiles, aux lèvres larges, auxdents aiguës, – tête de petite louve, sortant d’une robe grise, detoute saison, – l’élève la plus vieille de la classe (dix ans), laplus dissipée. Elle monta sur la première marche du marchepied, etplanta son regard assuré dans les yeux las de sœur Pascale. Lamaîtresse était tournée vers la fenêtre, et l’enfant avait levisage dans l’ombre. Les autres élèves, presque toutes, essayaientd’entendre. Quelques-unes relisaient leur copie.

À voix basse, sœur Pascale demanda&|160;:

–&|160;Ma petite, j’ai encore une observationà te faire.

Mélie eut un mouvement d’épaules du plusparfait irrespect&|160;:

–&|160;Pourquoi donc&|160;? J’ai écrit commeles autres&|160;!

–&|160;Ce n’est pas cela que je veux dire.

–&|160;J’ai pas causé&|160;!

–&|160;C’est vrai.

–&|160;Quoi alors&|160;?

–&|160;Tu n’es pas venue à la messe,avant-hier&|160;?

L’enfant fronçait les sourcils, et regardaitdu côté de ses compagnes, qui levèrent le nez et se mirent à rire,en voyant que la sœur grondait encore Mélie, la paresseuse, ladésordonnée, la mauvaise tête.

Mélie, par-dessus ses compagnes, avec un airde révolte, regardait très loin, chez elle, dans le taudispaternel. Et elle se taisait.

Sœur Pascale se pencha, et, bienbas&|160;:

–&|160;Tu veux donc me faire de lapeine&|160;?

–&|160;Sur que non&|160;!

En un instant, la petite tête farouche setrouva nez à nez avec le visage de la maîtresse, et elle étaitsombre encore, et irritée, mais d’une autre chose, de se voirméconnue, de ce que cette sœur Pascale ne comprenait pas qu’onl’aimait, elle, qu’on lui sauterait au cou, en pleine classe, si onn’avait pas peur de se faire renvoyer… L’ardent reproche de ceregard n’échappa pas à Pascale, dont les lèvres s’allongèrent unpeu. Aussitôt l’enfant parla, résolue.

–&|160;Je vas vous le dire, mais rien qu’àvous&|160;; j’ai pas pu venir.

–&|160;Explique.

–&|160;Samedi soir, papa et maman sont rentréstous deux brindezingues&|160;: il a fallu que je les couche&|160;;ils ont fait le train toute la nuit&|160;: le matin, jedormais.

La main de sœur Pascale se posa, comme pourabsoudre, sur la tignasse rebelle de Mélie. L’enfant se haussa surla pointe des pieds, pour mieux rencontrer cette caresse, elle, labattue, la privée de mère, la rebutée.

–&|160;Va, dit sœur Pascale…

En disant cela, une idée de faubourienne luivint.

–&|160;Ils n’auront pas leur plumet tous lessamedis, il faut l’espérer&|160;?

Et alors tu viendras dimanche prochain, etpuis les autres…

Elle s’arrêta brusquement. Quedisait-elle&|160;? Dimanche prochain, les autres&|160;? Deux larmesrapides, dans ses yeux jeunes, apparurent au bord des cils.

Et Mélie descendit la marche endisant&|160;:

–&|160;Sœur Pascale a un chagrin&|160;: ellen’a pas pu rire.

Les élèves n’avaient rien entendu&|160;; maiselles avaient vu. «&|160;Que t’a-t-elle dit&|160;? Ellepleure&|160;? Tu as menti&|160;? – Non. – Pourquoipleure-t-elle&|160;? – Est-ce qu’on sait&|160;? – Elle a unchagrin, dis, Mélie&|160;? – Bien sûr. – Qu’est-ce quec’est&|160;?&|160;» Le soleil chauffait les arbres et les maisonsde la place&|160;; les petites filles s’agitaient&|160;; sœurPascale cherchait à reprendre sa voix de professeur&|160;:«&|160;Nous allons corriger la dictée…&|160;»

Elle fut libérée par la cloche qui sonna larécréation. Sœur Pascale croyait pouvoir enfin rejoindre lasupérieure, et connaître un peu plus du destin qui la menaçait,savoir ce qu’on allait faire, et à quelle résolution sœur Justines’arrêtait.

–&|160;Ma sœur Pascale, dit celle-ci, en larencontrant dans le couloir, vous surveillerez le déjeuner des«&|160;lointaines&|160;». Vous avez une mine de carême. Quel roseauvous êtes&|160;!

Sœur Pascale, pendant la récréation, essaya dejouer, essaya d’être gaie, et d’obéir comme elle le devait,amoureusement. Elle sentait en elle comme un poids de larmes quil’oppressait. Autour d’elle, les enfants couraient, glissaient,croisaient leurs routes, bruissaient comme des moucherons d’été.Mais la jeune maîtresse se faisait battre aux barres comme unevieille. De loin, elle apercevait, allant et venant, sœur Léonide,pressée comme à l’habitude, et trottant, et qui riait, de seslèvres sans dents, aux gamines qui l’appelaient, ou bien ellevoyait encore, sage, calme dans sa robe bleue, sœur Edwige qui,debout dans l’embrasure d’une fenêtre, corrigeait un cahier dedevoirs.

À quatre heures et demie, à «&|160;l’heure desparents&|160;», les quatre femmes se retrouvèrent, – la cuisinièreétait à la cuisine, – derrière la porte d’entrée qui venait de sefermer sur la dernière élève.

–&|160;Eh bien&|160;? dit anxieusement sœurPascale. Qu’avez-vous décidé, notre mère&|160;? Qu’allons-nousdevenir&|160;? Avez-vous une idée&|160;? Que faites-vous&|160;?

La vieille sœur Justine, qui jouissaitinfiniment d’être «&|160;en communauté&|160;», adressa d’abord unsigne amical de sa grosse tête crevassée de rides à sœur Danielle,à sœur Edwige, à sœur Pascale. «&|160;Bonjour, mes enfants&|160;!Les classes sont finies. Les poitrines se cicatrisent. Bonjour, mesgrandes filles&|160;!&|160;»

–&|160;Ce que j’ai fait&|160;? dit-elleensuite, j’ai commencé une lettre.

–&|160;Et après&|160;?

–&|160;Je la terminerai, et je la ferai mettreà la poste, ce soir, par sœur Léonide.

–&|160;C’est tout&|160;?

–&|160;Non, j’attendrai la réponse de notremère générale, qui répondra sans doute jeudi à notre supérieurmonsieur le chanoine Le Suet, ou à moi.

–&|160;Et d’ici là&|160;?

–&|160;Deux jours&|160;? Nous ferons la classeet nous prierons.

–&|160;Et si…

Sœur Pascale hésita un moment, mais, comme onlui pardonnait les hardiesses de parole qu’elle avait apportées dela Croix-Rousse, elle continua&|160;:

–&|160;… si personne ne nous ditrien&|160;?

Les yeux fermes de sœur Justine s’arrêtèrentsur la raisonneuse&|160;:

–&|160;Alors seulement, ma petite Pascale,nous agirons de nous-mêmes.

Le surlendemain, tout de suite après le dînerde midi, – préparé en vingt minutes et mangé en quinze, – sœurJustine, et celle qui, dans les jours d’exception, prenait le rôled’assistante, sœur Danielle, traversaient le quartier deSaint-Pontique, passaient sous la gare de Perrache, et, sur lecours du Midi, montaient dans un tramway, car elles étaientpressées, et elles allaient loin. Assises l’une à côté de l’autredans la voiture, elles échangeaient quelques mots, dans le bruitdes roues et des vitres dansantes.

–&|160;Monsieur le supérieur doit avoir desordres&|160;?

–&|160;Je le pense, puisque je n’ai rien reçude la mère générale.

–&|160;Il va nous dire de partir pourClermont-Ferrand. C’est sûr.

–&|160;C’est infiniment probable.

–&|160;Il faudra lui demander l’heure destrains&|160;?

Monsieur le supérieur voyage quelquefois, nousjamais.

–&|160;Voyons, sœur Danielle, notre sœurLéonide sait ces choses-là parfaitement… Les demander à monsieur lesupérieur&|160;? À quoi pensez-vous&|160;?

Pendant une partie du trajet, elles restèrentensuite silencieuses, chacune songeant à Clermont-Ferrand. Comme letramway débouchait en vue du pont de Tilsitt, sœur Danielle sepencha vers la supérieure&|160;:

–&|160;Je retrouverai, là-bas, plusieurs decelles avec lesquelles j’ai fait mon noviciat. Je ne pourrai pasm’empêcher d’en être heureuse… Mais qu’est-ce que nous ferons, sinombreuses, dans la maison, chassées de tant d’écoles, de tous lescoins de la France, et rassemblées là&|160;? Comment nous logertoutes&|160;? Comment vivre&|160;? S’il y avait seulement, pournotre congrégation, des missions au delà de la mer, dans un paysdangereux…

Elles avaient traversé la Saône. Elles étaientrendues. Vivement elles descendirent de la voiture, et longèrent,pendant quelques pas, le quai Fulchiron, jusqu’à la maison carrée,respectable et cossue, où habitait le chanoine Le Suet.

C’était un grand abbé qui, dans sa soutane,était de même largeur, en haut, en bas, et au milieu, de quelquecôté qu’on le regardât. Il n’était pas gros, il n’était pasmaigre&|160;; il avait de la dignité dans l’allure, de l’onction etmême de la nonchalance dans le débit, une grande tiédeur de zèle,une correction de vie parfaite, une confiance en soi non apparentemais sans limite. Tout le clergé de Lyon le connaissait. Il avaitmonté sur place. Prêtre concordataire s’il en fut, il ne comprenaitque l’accord, et le prix lui paraissait toujours abordable, parceque le besoin de la paix n’avait chez lui aucun rival&|160;: pasmême l’honneur de la religion en laquelle il croyait. L’œilprofond, les cheveux demi-longs et rares sur le sommet du crâne,les sourcils épais, la lèvre inférieure lourde et cotonneuse, lenez souvent pâli par une aspiration émue, l’abbé Le Suet était unconsultant sans remède, mais écouté. On venait à lui pour luiraconter ses ennuis. On le quittait sans autre provision de voyageque des paroles qu’on aurait pu lire dans les journaux&|160;:«&|160;Les temps sont pénibles. Avec de la bonne volonté, touts’arrangera, bonne volonté de part et d’autre. Les catholiques nesont pas exempts de fautes. Assurément, vous avez raison de vousplaindre, et je vous plains&|160;; mais il aurait fallu prévoir, etfaire ceci, et faire cela, en temps utile, vous comprenez bien,utile, etc.&|160;» Quant à savoir au juste ce qu’il avaitconseillé, ceux qui le connaissaient, de nouvelle ou d’anciennedate, n’auraient pas pu le dire&|160;: il avait toujours blâmé sesamis et craint quelque chose. Sa fonction avait été de tirer enarrière, sur ses troupes. Surtout, il ne conseillait rien pouraujourd’hui. Les opérations les plus nettes de son esprits’exerçaient sur les petites affaires locales et ecclésiastiques dupassé. Là-dessus, il ne tarissait pas. Il avait toutes lesmémoires. Il citait des vicaires qui avaient eu des mots malheureuxavant le concile, c’est-à-dire des mots trop ultramontains avant ladéfinition. On n’en citait aucun de lui, ni dans un sens, ni dansl’autre. Son aumône était normale. On le disait riche, ce qui esttoujours bien relatif quand il s’agit d’un prêtre français.Quelques confrères étaient éblouis par le confortable de sa salled’attente, meublée de chaises recouvertes de reps gros bleu, degravures anciennes représentant des scènes de l’histoire sainted’après quelque Poussin, de vases de fleurs artificielles, – don dela communauté, – sous verre, et d’une pendule coucou, rapportée dela Forêt-Noire. L’abbé Le Suet prêchait d’anciens sermons, de sesjeunes années, ravivés par des citations extrêmement modernes. Ilavait été nommé chanoine honoraire vers 1885. On avait parlé de sacandidature à l’épiscopat. On n’en parlait plus. Sa vanité l’y eûtpoussé, et la conviction qu’il eût été«&|160;administrateur&|160;». Sa bonne foi était entière. C’étaitun bon laïque tonsuré, orthodoxe, de caractère appauvri, d’espritmoyen, incapable de trahison, devenu incapable d’action etsouhaitant vainement la paix en pleine guerre, un traînard jouantde la flûte sur le derrière de l’armée.

Quand sœur Justine sonna chez l’abbé, labonne, cette vieille Zoé proprette, plate et froide, qui avaitl’œil d’un inspecteur de police, la reconnut, et ditsèchement&|160;:

–&|160;Je ne sais pas si monsieur le supérieurva pouvoir vous recevoir&|160;;… ça m’étonnerait&|160;: il part cesoir.

–&|160;Pour Paris, peut-être&|160;? demandasœur Justine.

–&|160;Non, pour les eaux de Vichy. Ellerevint, après cinq minutes.

–&|160;Entrez, mais ne restez paslongtemps.

Elle leur montra, de l’épaule soulevée, laporte, qu’elles avaient plus d’une fois franchie, de la salled’attente, et rentra dans sa cuisine.

L’abbé parut presque aussitôt, venant de sonsalon, ne s’excusa pas de recevoir les sœurs dans la salled’attente, s’assit dans le fauteuil Voltaire en tapisserieconventuelle, et dit&|160;:

–&|160;Je vous écoute.

Puis il ferma les yeux.

Elles avaient pris les deux seules chaises depaille de la pièce. L’abbé, dans le fauteuil, penché en avant, lescoudes appuyés sur les genoux, dodelinait la tête et grognait auxexplications de sœur Justine, pour faire voir qu’il ne dormaitpas.

–&|160;Que faire, monsieur le supérieur&|160;?demanda celle-ci en terminant. Nous sommes averties que notre écolesera fermée après-demain. Devons-nous résister&|160;?

–&|160;Assurément non&|160;! dit l’abbé enouvrant les yeux et la bouche en même temps, et en parlant d’un aird’autorité. Je m’y oppose&|160;! Et la maison mère&|160;? Vousvoulez donc faire fermer la maison mère&|160;?

–&|160;Non, monsieur le supérieur, maisaffirmer notre droit. Si on n’entend pas tomber les pierres du mur,qui se doutera que l’on démolit, qu’on fait des ruines, et que cen’est pas volontairement que nous quittons nos enfants&|160;?

L’abbé dit&|160;:

–&|160;Ne provoquons pas…

–&|160;Mais, monsieur le supérieur, on nousvole, on nous met à la porte, on nous arrache nos enfants, on nousinterdit la vie en commun…

–&|160;Permettez&|160;!

–&|160;… La vie en commun, à Lyon tout aumoins, monsieur le supérieur. Nous devons avoir quitté l’écoleaprès-demain, et nous retirer à la maison mère.

–&|160;Qui vous a dit cela&|160;?

–&|160;Mais, les gens de la police&|160;! Oùvoulez-vous que nous allions&|160;?

–&|160;Il n’est pas possible, fit l’abbé, enrajustant ses lunettes, et en regardant, l’une après l’autre, lesdeux religieuses, il n’est pas possible, vous entendez bien, à lamaison mère de vous recevoir… Elle est comble…

Les deux femmes avaient sursauté. Elles direntensemble&|160;:

–&|160;Comment&|160;! ne pas rejoindre nosmères&|160;?

–&|160;J’en suis avisé, reprit l’abbé, par unelettre de la supérieure générale, lettre désolée… et j’allais vousen écrire moi-même, avant mon départ&|160;: on n’a plus deplace.

–&|160;Mais alors&|160;?

Il leva les deux mains, pour dire&|160;:«&|160;Évidemment&|160;!&|160;»

–&|160;C’est la séparation&|160;?

Il inclina la tête.

–&|160;Se laïciser&|160;?

Il s’inclina de nouveau.

–&|160;Quitter sœur Danielle, sœur Edwige,sœur Léonide, sœur Pascale&|160;?

–&|160;Ma chère fille…

–&|160;Ne plus enseigner nos enfants, revenirau monde, tout perdre&|160;! Vous ne l’avez pas dit&|160;? Il nousest permis de télégraphier à la maison mère&|160;? Elle pourra…

–&|160;Je sais ce qu’elle pourra faire,interrompit l’abbé Le Suet, et c’est peu de chose.

Il ouvrit un tiroir, et prit, entre l’index etle pouce, quelques pièces de monnaie enveloppées dans un fragmentde journal.

–&|160;Très peu de chose… La maison mère esttrès pauvre&|160;; elle a trois mille religieuses à nourrirquotidiennement, et inutilement. Je suis chargé de vous remettre, àchacune, quarante francs. Ce sera la petite provision, le petitviatique… Une dame généreuse a préparé, je le sais aussi, descostumes pour laïcisées. Vous passerez chez elle, en quittantl’école, et vous recevrez un vêtement complet.

–&|160;Et nous irons&|160;?

L’abbé se leva, et, faisant une grimacetriste, à cause de l’embarras où cette conversation lemettait&|160;:

–&|160;Où vous pourrez, hélas&|160;!… Tout estplus fort que nous, mes pauvres filles… Je regrette d’avoir en vainprophétisé ce qui se passe… Sacrifiez-vous… Laissez passer latourmente…

Il souffrait, sincèrement, de voir, devantlui, les deux femmes qui s’étaient levées, pâles comme leur guimpe.Sœur Justine hésita un moment, puis elle se décida à ne pasinsister, et balbutia&|160;:

–&|160;Adieu, monsieur le supérieur, nousn’oublierons pas vos bontés… Nous nous recommandons à vosprières.

Elles s’inclinèrent avec déférence, etrepassèrent la porte.

Au tournant de la rue, sœur Danielle, sanss’arrêter, dit&|160;:

–&|160;Passio Domini nostri JesuChristi…

Sa parole était ferme, tremblante d’énergie etd’indignation. La religieuse regardait le quai, les maisons, laville, et en eux elle voyait le monde, auquel elle venait d’êtrerejetée et ramenée violemment, contre lequel elle protestait detoute la force de sa volonté, parce qu’il était le trouble,l’impureté, le blasphème, l’orgueil de la parure, le contraire dela paix. Elle sentait en elle la révolte de la vierge, de la femme,de la paysanne de race énergique, et elle dominait tout, saufl’émotion de ses nerfs qui chassaient le sang de sa belle figure demédaille romaine, et l’amassaient dans son cœur angoissé. SœurJustine pensait déjà aux mesures qu’elle devait prendre. Il y avaitlongtemps qu’elle avait jugé les hommes, et pardonné d’avance cequ’ils lui feraient subir d’injustices et d’affronts. Là, dans larue, dès le premier pas, elle avait pris une résolution, elle enméditait d’autres. Et le seul signe auquel on eût pu reconnaîtreson émotion, c’était la vigueur inusitée de son allure. La vieillereligieuse allait grand train, délibérément, les yeux à vingt pasen avant, comme un soldat.

–&|160;Où allons-nous&|160;? demanda sœurDanielle.

–&|160;Mais, chercher conseil&|160;! dit lasupérieure, avec cette sorte de rire bref qui enveloppait sonautorité et la rendait bon enfant. Ce n’est pas un conseil que nousavons reçu là&|160;!

–&|160;C’est la fin de l’Institut, murmurasœur Danielle.

–&|160;Il ne faut pas que cela soit la fin dessœurs, ma chère fille.

–&|160;Et qui peut donner un conseil, mamère&|160;?

–&|160;Les saints&|160;: il y en a toujours,et il n’y a qu’eux.

L’autre comprit tout de suite qu’ellesallaient trouver l’abbé Monechal. En effet, arrivée à l’extrémitéde la place Bellecour, sœur Justine tourna à gauche, et continua demarcher jusqu’au pied des hauteurs de la Croix-Rousse.

L’abbé Monechal habitait une de ces ruessur-habitées du quartier des Terreaux, qui renferment, derrière desfaçades plates, enfumées, léprosées par la pluie et par l’ombre,les magasins et les bureaux de nombreux marchands et fabricants desoie.

Entre deux de ces comptoirs, au-dessusdesquels logent des ménages de commis et d’ouvriers, dans unimmeuble banal, indéfiniment réparé, cloisonné et resali au coursdes temps, il avait fait choix d’un rez-de-chaussée qui eût convenuà une famille de miséreux. Le logement convenait au prêtre ami despauvres et tout dévoué à leur service. On montait troismarches&|160;; la porte n’avait pas de sonnette, et on entrait dansune pièce à peine meublée, aux murs revêtus de plâtre, qui ouvraitelle-même sur une seconde pièce, plus petite, sans porte, oùl’abbé, le soir, disposait lui-même un lit de camp, dissimulé dansun placard. Il recevait là, tous les matins et une partie del’après-midi, la clientèle énorme de la misère, de la faim, de laplainte, de la rouerie, du vice et souvent de la vertu qui s’ignoreet qu’on ne sait comment soulager. On attendait dans ce qu’ilappelait le salon, et, à son tour, chacun allait quêter le prêtre,ancien «&|160;soyeux&|160;» devenu missionnaire libre, et déjà auxtrois quarts ruiné par cette cause exceptionnelle et superbe deruine&|160;: la charité.

Sœur Justine et sœur Danielle n’eurent pasbesoin d’attendre&|160;: il n’y avait personne dans le«&|160;salon&|160;».

Quand elles furent dans la seconde pièce,elles virent, au-dessus de la table de bois blanc, l’échine ployée,courbée, affalée de l’abbé qui dormait. Sur les deux bras croiséset formant giron, le front était caché, et l’on n’apercevait, enarrivant, que deux manches de soutane, un occiput large, sanstonsure, aux cheveux drus, blancs, coupés ras, et un dos voûté quela respiration soulevait en mesure. Les deux religieuses, parrespect, s’arrêtèrent à trois pas de la table, sans rien dire.D’autres eussent fait un peu de bruit. Sans s’être consultées,elles remuèrent ensemble les lèvres, priant tout bas pour l’hommelas de ce lourd fardeau de la vie d’œuvres, plus lasqu’elles-mêmes, et tout seul. L’épreuve de la solitude leurparaissait déjà plus rude. Mais il y a de mystérieuses cloches,dans les âmes ardentes. La partie de l’âme qui ne dort jamais, leveilleur du navire à l’ancre, éveilla l’équipage. Le prêtre relevala tête, regarda devant lui, passa la main sur ses paupières, etdit, sans embarras&|160;:

–&|160;Pardon, mes sœurs, cela m’arrivequelquefois&|160;: je vieillis.

Sa mémoire ne lui rappelait pas encore quiétaient ses visiteuses.

Le nom lui revint. Une petite inclination dela tête en témoigna.

–&|160;Sœur Justine, je crois, et sœurDanielle&|160;?… Oui, asseyez-vous donc… Vous venez me recommanderquelqu’un, mes bonnes filles&|160;?

Elles demeurèrent debout, les mains rentréesdans leurs manches. Elles se ressemblaient presque, en ce moment,leurs deux visages étant pétris par la même idée souveraine etdouloureuse. On eût dit, à leur attitude, qu’elles comparaissaientdevant le tribunal de Dieu.

–&|160;Nous avons un grand malheur, dit sœurJustine, et nous venons à vous pour savoir que faire.

Elle commença de raconter les événements desderniers jours. L’abbé Monechal écoutait, les yeux demi-clos etattentifs, les mains posées à plat sur la table. Son frontdécouvert, bossue, ridé, son gros nez ferme du haut, souple au boutet dévié à gauche, sa mâchoire large et en relief, ses jouescreusées là où les dents manquaient, ses lèvres fanées, tombantesaux angles, marquées du pli de la pitié, disaient à la fois lavigueur et la fatigue de cet homme, qui n’était pas encore un vieilhomme, mais dont l’esprit, le cœur, les mains, les lèvres, avaientbeaucoup travaillé pour l’amour si rare des autres hommes.

En écoutant sœur Justine, l’abbépensait&|160;: «&|160;Encore les pauvres qui vont souffrir&|160;!Comme l’impiété les déteste, ces amis de Jésus-Christ&|160;! C’estcontre eux que tout se fait.&|160;»

Et comme c’étaient là des pensées habituellespour lui, ses traits ne changèrent pas.

Mais quand la supérieure en fut venue àdire&|160;: «&|160;Nous sortons de chez monsieur le chanoine LeSuet, il nous a dit que la maison mère ne pouvait plus nousrecevoir, et qu’il fallait quitter l’habit, et rentrer dans lemonde…&|160;»

–&|160;Rentrer dans le monde&|160;! s’écrial’abbé.

Ses yeux s’ouvrirent tout grands, et il yparut une force qui n’a pas d’âge, une lumière nette, bleu foncé,en faisceau droit, comme le regard des phares, qui va chercher auloin ceux qui se perdent.

–&|160;Rentrer dans le monde&|160;! Ah&|160;!mes pauvres, que j’en souffre avec vous&|160;! Votre communautéagonise, et vos ennemis s’en réjouissent, quand vos amis ne levoient pas encore&|160;! Des âmes parfaites&|160;! Dessaintes&|160;! Vous en aviez parmi vous&|160;! C’était l’œuvre d’unsiècle et de la grâce quotidienne. Combien faudra-t-il de tempspour qu’elle se reconstitue, la source des saints&|160;? Etcombien, pour que les saints s’affadissent&|160;? Car c’est vitedit&|160;: rentrez dans le monde&|160;! Mais vous n’y avez jamaisvécu, en somme&|160;! Vous n’êtes pas faites pour lui&|160;! Vousn’avez pas fait de noviciat pour cette vie-là&|160;! Vous n’êtespas appelées, vous n’êtes pas préparées&|160;! Ah&|160;! mesfilles, mes pauvres filles&|160;!…

Elles baissaient la tête.

–&|160;Oui, je crains pour plusieurs,continua-t-il. Les fleurs délicates sont les plus vite roussies. Ily aura des âmes ruinées. Et parmi celles qui résisteront, combienpeu ne seront pas abaissées&|160;!

Il vit que sœur Danielle pleurait, et il levases épaules lasses.

–&|160;Excusez-moi, ce n’est pas bien, à moi,de vous faire pleurer&|160;; ce n’est pas mon rôle. Ce que je viensde vous dire ne sera, j’espère, pas vrai pour vous.

–&|160;Que devons-nous faire&|160;? répétasœur Justine.

–&|160;Vous n’avez pas le choix. Vous serezrelevées de vos vœux d’obéissance et de pauvreté&|160;; vous vivrezdans la vie médiocre et par conséquent dangereuse… Tâchez, vous, lasupérieure, d’abriter vos filles le plus possible…

–&|160;J’en ai de jeunes.

–&|160;Je le sais&|160;; vous prierez deuxfois pour les jeunes et une fois pour les vieilles. Vous prierezdans la perpétuelle contrariété de la vie. C’est une prièrepuissante. Il faut qu’elle le soit, pour que la somme des méritesne diminue pas en France…

Il se leva, et marcha dans l’étroite cellule,le long de la table, la tête penchée.

–&|160;Faites attention encore, sœur Justine,que, si vous n’êtes plus supérieure, vous restez responsable.

–&|160;Oui, monsieur l’abbé.

–&|160;Vous me promettez de n’en abandonneraucune&|160;?

–&|160;Je les aime toutes. Et pour le présent,monsieur l’abbé&|160;?

–&|160;Pour le présent, je veux vous voirpartir dignement, comme on meurt.

–&|160;C’est bien cela&|160;! murmura sœurDanielle.

–&|160;D’abord, il faut faire une distributiondes prix.

–&|160;Dire adieu à nos petites, aux mères,aux anciennes de chez nous, n’est-ce pas&|160;? J’y pensais,interrompit sœur Justine. Ah&|160;! que je suis contente que voussoyez d’avis…

Et, les voyant déjà toutes, elle avait reprisson expression de joie robuste.

–&|160;Vous n’avez pas la force de résister,reprit l’abbé, mais il faut au moins que le droit meure bien, commeceux qui doivent ressusciter. Vous ne vous en irez pas devous-mêmes&|160;; vous céderez à la violence. Il n’est pasnécessaire qu’il y ait du bruit et des coups, mais il estnécessaire qu’il y ait des témoins pour dire un jour&|160;:«&|160;Elles ne nous ont pas quittés&|160;; on les achassées&|160;; elles voudront bien revenir&|160;:rappelons-les&|160;!&|160;»

Il se tourna brusquement du côté des deuxfemmes&|160;:

–&|160;Vous n’avez pas le sou&|160;?

–&|160;Pardon, monsieur l’abbé, quarantefrancs chacune, que monsieur l’abbé Le Suet nous a remis, de lapart de la communauté. Elle ne peut pas faire plus.

L’abbé les considéra un moment, sans dire cequ’il pensait. Puis il leva la main. Elles s’agenouillèrent toutesles deux, d’un même mouvement.

–&|160;Je vous bénis, dit le prêtre.

Elles se relevèrent, saluèrent, et, l’unederrière l’autre, quittèrent la maison et descendirent dans larue.

Dix minutes plus tard, l’abbé Monechal sortaità son tour, et, prenant son chapeau, qui avait de longs poilsébouriffés, sauf sur le bord tout usé, rasé et meurtri par lapression des doigts, – l’abbé saluait tant de petit monde&|160;! –il se dirigeait vers la Saône. Le vent chaud promenait dans lesrues de la poussière, et dans le ciel de gros nuages, violets etlourds comme des figues mûres. L’abbé suivit le quai Saint-Vincent,au pied de la colline de la Croix-Rousse, et, parvenu à l’endroitoù le fleuve est étroit entre deux rives abruptes, s’engagea dansle Cours des Chartreux, avenue qui monte en tournant, et qui sertitla hauteur.

Presque au sommet, dans une maison sévère,reste d’un vaste hôtel en partie détruit, M.&|160;Talier-Décapyhabitait depuis l’époque, déjà lointaine, où il avait perdu safemme. Il vivait seul. Il s’était retiré des affaires depuisquelques mois. Il en mourait. Avec lui allait s’éteindre un grandnom, une des gloires de l’industrie de la soie.

Laborieux, absorbé par le travail dès sajeunesse, méditant longuement une résolution, ce qui pouvait lefaire passer pour irrésolu, mais prodigieux de hardiesse et deténacité dans l’œuvre commencée, créateur de fabriques ou decomptoirs en Perse, aux Indes, au Japon et aux États-Unis, attentifau mouvement commercial dans le monde entier, très informé et trèssûr de lui-même dans ces questions qui, presque seules,l’intéressaient, il avait triplé, par son labeur, les capitauxconsidérables hérités de son père. Ayant vécu, en outre, pendantsoixante-dix ans, sur le revenu de son revenu, il avait ajouté unefortune d’épargne à ses gains d’industrie. Le goût de la dépenselui manquait, mais il n’était pas avare. Il avait même le sentimentde la responsabilité de la richesse. Et c’est une des deux raisonsqui lui avaient fait dire, un jour, cinq ans plutôt, à l’abbéMonechal&|160;: «&|160;Quand tu me verras sur le point de mourir,avertis-moi.&|160;» L’autre raison était d’ordre religieux.

L’abbé Monechal n’avait jamais douté del’affection, ni de l’énergie morale de M.&|160;Talier-Décapy. Ilmontait cependant la côte avec plus de lenteur et d’essoufflementque de coutume, pensant qu’il allait rendre à son ami un servicedifficile et cruel.

Quand il fut devant la porte, sans se donnerle temps de respirer, il sonna. Le valet de chambre dit tout desuite, avant la question&|160;:

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;Comment va-t-il&|160;?

–&|160;Mal, monsieur l’abbé. Il a le cœur quilui saute. Il se promène encore, mais il dort dans sonfauteuil…

–&|160;On n’y dort jamais longtemps,hélas&|160;! dit l’abbé, qui avait dû s’arrêter lui-même, le cougonflé de sang, au bas de l’escalier, car il était de ceux quel’émotion détruit peu à peu.

Au second étage, le valet de chambrel’introduisit dans une vaste chambre éclairée par quatre fenêtres,deux ouvertes à l’occident, et deux au sud.

–&|160;Tiens, c’est l’abbé&|160;! dit une voixencore ferme.

Un homme de petite taille, mince, autourduquel flottait une redingote, se leva en trois temps, en troisefforts prudents, du fauteuil placé devant une des fenêtres du sud.M.&|160;Talier-Décapy ressemblait à une ablette&|160;; il en avaitles joues plates, et l’œil vitreux&|160;; il en avait eu lavivacité, autrefois, car quelque chose à présent domptait sesmouvements.

–&|160;Eh bien&|160;! Monechal, dit-il aprèsavoir pris difficilement sa respiration, tu n’es pas venu me voirdepuis trois mois. Je suis cependant malade, va&|160;!

–&|160;J’ai trop de pauvres, mon ami, lesriches ont des aises.

–&|160;Pas moi&|160;! Je n’ai que la vue deLyon. Cela, oui, je le confesse, c’est une satisfaction pour unimpotent. Viens voir&|160;?

Il s’inclina, d’une façon cérémonieuse quicontrastait avec le tutoiement, laissa l’abbé s’approcher de lafenêtre et se mettre en pleine lumière, tandis que lui-même, un peuen retrait, il considérait avec attention les yeux de son ami quiregardait la Saône et la ville toute violette sous les nuéesd’orage.

L’abbé était debout. Son visage avait pris uneexpression recueillie et grave.

–&|160;Dans tes yeux je vois tout Lyon,l’abbé&|160;!

Le prêtre ne bougea pas.

–&|160;Je vois la Saône dans tes yeux, ellebrille. Tiens, il doit y avoir des chalands, remontés par leScorpion, vers Vaise&|160;; je vois la flèche deSaint-Paul, les flèches jumelles de Saint-Nizier, le dôme del’Hôtel-Dieu, les toits innombrables des Terreaux et de Bellecour…Comme tu es grave, l’abbé&|160;! Que cherches-tu&|160;?

–&|160;Je cherche à compter les églises, etles hosties qui veillent sur Lyon… Veux-tu te mettre à genoux avecmoi&|160;?

M.&|160;Talier-Décapy connaissait l’abbédepuis trop longtemps pour s’étonner&|160;; il s’agenouilla.

Pendant une minute, on n’entendit aucun bruitdans la chambre du Cours des Chartreux. L’abbé se releva lepremier, et, faisant asseoir M.&|160;Talier-Décapy, tandis que luimême il restait debout, dans la lumière, appuyé au chambranle de lafenêtre&|160;:

–&|160;Comme cela, dit-il, tu ne vas pasmieux&|160;?

–&|160;Le médecin voudrait me le fairedire&|160;; pour ne pas le contrarier, je le laisse m’expliquer lessignes du mieux&|160;; au fond, je me sens très malade.

–&|160;Tu as raison, dit l’abbé.

L’autre eut un éblouissement rapide, et ilferma les yeux, comme si une lumière trop forte l’avait offensé. Ilaccusa le coup, mais il n’eut pas un geste, pas un recul, pas unepâleur plus grande, pas un changement de voix. Seulement son regards’attacha passionnément aux yeux de l’abbé, qui ne se détournèrentpas, et n’essayèrent point d’atténuer les mots, mais qui setroublèrent, et, tout autour des paupières, devinrent brillants.Des deux hommes en présence, il semblait que le plus atteint fût leprêtre.

–&|160;Je t’ai promis de t’avertir, ditcelui-ci. Je le fais.

–&|160;Les autres m’auraient trompé jusqu’aubout, répondit l’industriel. Je te remercie. Crois-tu que ce soitlong&|160;?

–&|160;Fais comme si ça ne devait pasl’être.

Il y eut un temps de muettes communicationsentre les deux hommes. L’idée de la mort, celle de leur amitié, lesunissaient en ce moment, et remplissaient les secondes silencieusesqu’ils vivaient. Par la fenêtre, le murmure de l’immense villeentrait, et très loin, à l’horizon, un nuage, comme un sac degrain, laissait couler sa pluie.

M.&|160;Talier-Décapy redressa, avecbrusquerie, son buste appuyé au dossier du fauteuil, et, saisissantles mains de l’abbé, le fit asseoir à sa gauche.

–&|160;Mon ami, dit-il, que dois-je faire dela lourde fortune que je vais quitter&|160;?

Il ajouta, avec mélancolie&|160;:

–&|160;Elle m’a été difficile à acquérir et àdéfendre, j’aimerais la bien distribuer&|160;; je ne déshérite pasmes cousins, je veux qu’ils aient seulement le raisonnable. Il y atant de placements utiles, quand on en est où j’en suis&|160;!Veux-tu m’aider&|160;?

–&|160;Non, dit nettement l’abbé. Il me resteassez pour mes œuvres. Non, si j’ai un conseil à te donner, c’estde suivre, en cela, ton cœur de Lyonnais.

–&|160;Et encore&|160;?

–&|160;Va à travers les rues, mon ami,regarde, souviens-toi, laisse-toi toucher… Quand tu auras fait taprovision de légataires, ajoute une pauvre femme.

–&|160;Laquelle&|160;?

–&|160;Tu sais que les sœurs de la placeSaint-Pontique vont être chassées&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Dans quelques jours.

–&|160;Ah&|160;! Monechal, je suis content dequitter ce monde pour retrouver la justice&|160;!… Tu dis que jedois donner à l’une de ces femmes&|160;?

–&|160;Oui, ce serait bien&|160;; à lasupérieure&|160;; une petite somme&|160;; elles sont toutespauvres&|160;; il ne faut pas qu’elles soient riches&|160;; il fautque l’épreuve reste l’épreuve&|160;; mais pas trop rude, tout demême. Promets-moi de passer chez elles&|160;?

–&|160;Je te le promets… Tu reviendras mevoir&|160;?… Je dois avoir avec toi une conversation finale… Ilfaut un peu de préparation. Tu reviendras, n’est-ce pas&|160;?

L’abbé ne se sentit pas la force de répondre.Il se leva. Les deux amis se séparèrent sans effusion, gravement,pénétrés, l’un pour l’autre, d’une admiration qui ne parut pas. Et,à peine M.&|160;Monechal avait-il franchi la porte, queM.&|160;Talier-Décapy donna l’ordre de téléphoner pour avoir unfiacre à sa disposition.

Deux heures plus tard, épuisé de fatigue,ayant parcouru une partie de la ville, et dressé une longue listede légataires, – œuvres et hommes, – entre lesquels il partageaitsa fortune, l’industriel s’arrêtait devant la porte de l’école, surla place Saint-Pontique.

Il avait de la peine à se tenir aussi droitque de coutume.

Ce fut sœur Justine qui le reçut, dans lepetit parloir, à droite de l’entrée. Elle arriva, pressée, agile etsereine. M.&|160;Talier-Décapy ne la connaissait pas. Ils’attendait à voir une femme, inquiète ou en larmes. Et il ne puts’empêcher de le marquer.

–&|160;Est-ce que vous n’êtes pas chassée devotre école, ma sœur&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! si, monsieur…

–&|160;Sera-ce bientôt&|160;?

–&|160;Sûrement.

–&|160;C’est que je voudrais savoir quellesera votre adresse, après l’événement… J’aurai peut-être à vousparler,… ou à vous faire remettre un petit secours… Je suppose quevous en aurez besoin&|160;?

–&|160;Ma foi, monsieur, si vous pouviez medire où je logerai dans huit jours, vous me feriez plaisir&|160;!dit en riant sœur Justine… Pas une de nous ne sait ce qu’elledeviendra… Envoyez-moi, par la poste, ce que vous voudrez&|160;;cela me suivra…

–&|160;À moins qu’on n’arrête l’argent aupassage&|160;? Ma pauvre sœur, laissez-moi vous dire que vousn’êtes pas forte en affaires&|160;!

–&|160;En effet, monsieur, mais aussi, cen’est guère ma vocation de me défendre.

M.&|160;Talier-Décapy se borna à prendre parécrit le nom de famille de sœur Justine, et, rentré chez lui, ilajouta ces lignes à une longue suite d’autres legs&|160;:«&|160;Mes héritiers feront en sorte de retrouver madame MarieMathis, en religion sœur Justine, supérieure de l’école de la placeSaint-Pontique, et lui feront parvenir la somme de trois millefrancs, dont elle disposera, pour le bien de ses sœursdispersées.&|160;»

Il ne se doutait pas qu’il venait,indirectement, de secourir cette petite Pascale, la fille du maîtrecanut qu’il avait si longtemps fait travailler, et qui était morten tissant une robe de cour, pour le couronnement du roid’Angleterre.

Le soir du même jour, et dans ce même parloiroù elles étaient venues se réfugier, à cause du violent orage quirendait impossible l’habituelle récréation dans la cour ou sous lepréau, les cinq religieuses se retrouvaient réunies. Elles avaientpris des chaises et s’étaient assises, formant un petit cercle,près de la fenêtre, dans la pénombre subitement rompue par leséclairs. Chaque fois que la cellule s’illuminait, avant que lagrisaille de la nuit fût retombée sur les murs, on voyait une oudeux mains qui se levaient, et qui signaient un front et unepoitrine voilés de blanc. La supérieure, tournant le dos à la rue,racontait les deux visites qu’elle avait faites, l’après-midi. Elledisait la fin de tout espoir de vie commune, l’obligation, pourchacune des pauvres femmes présentes, de rentrer dans le mondequ’elles avaient quitté depuis cinq ans, depuis dix ans, depuisvingt ans ou plus, et de chercher l’asile, la protection, le painqui manquaient tout à coup. Et, à mesure qu’elle parlait, les mainspromptes au geste divin se levaient moins fréquemment.

Personne ne bougeait plus, quand sœur Justineacheva son récit.

Personne ne lui répondit, ni ne l’interrogea.Les gouttes de pluie, fouettantes comme la grêle, faisaient sonnerles vitres. Après un silence, la supérieure demanda&|160;:

–&|160;Vous allez écrire tout de suite, mesfilles, et vous prierez vos familles de vous recueillir, enattendant que j’aie trouvé une place, pour une ou deux peut-être,dans une école. Mais il faudra un peu de temps.

Sœur Danielle et sœur Edwige baissèrent latête, pour dire qu’elles obéiraient.

–&|160;Je n’ai plus du tout de famille, ditsœur Léonide.

–&|160;Moi, dit sœur Pascale, je n’ai qu’unecousine, et loin d’ici.

–&|160;Je voulais vous parler de cela,justement, répondit sœur Justine.

Restez, pendant que les autres iront faireleurs lettres.

La supérieure et sœur Pascale demeurèrentseules, l’une en face de l’autre. Ce qui survivait de jour, ce quise levait de clarté d’étoiles, entre les nuages divisés, baignaitle visage et le haut du voile de sœur Pascale. Ses mains étaientdans l’ombre, jointes sur ses genoux. Ses lèvres s’entr’ouvraient,à cause de l’émotion qui la rendait haletante.

–&|160;Ma petite sœur Pascale, dit la vieillefemme, c’est pour vous que mon inquiétude est la plus grande. Vousêtes si jeune&|160;!

Elle pensait tristement&|160;: «&|160;Et sijolie&|160;!&|160;»

–&|160;Vous n’avez plus que de lointainsparents, à Nîmes, n’est-ce pas&|160;? Oui&|160;; mais, avant devous confier à eux, vous, mon trésor le plus fragile, je veuxsavoir… Sont-ils de bonnes gens, serez-vous en sûreté près d’eux,si je vous laisse aller&|160;?

–&|160;Où voulez-vous que j’aille, ma mère, sice n’est pas chez eux&|160;? Je n’ai pas de métier.

Elle avait rougi. En apprenant, tout àl’heure, que la dispersion était décidée, dans le plus vif de sonchagrin, au milieu de ses sœurs atterrées, elle avait senti surgiret grandir en elle cette pensée de Nîmes&|160;; elle avait revu, enune seconde, la maison des Prayou, la colline de Montauri, la villeprochaine, et revécu les jours où on l’avait comblée d’amitiés etde gâteries. Et comme sa jeunesse aussitôt, à peine la porteouverte au rêve, avait frissonné, Pascale, habituée à discerner lesmouvements de l’esprit, était avertie qu’il y avait là un attraitde plaisir et, par conséquent, pour elle, un danger. Elle y cédaitdéjà, en répondant évasivement.

–&|160;Je sais bien, reprit sœur Justine, quevous n’avez pas de métier, et que, de toutes mes filles, vous êtescelle qui a le plus grand besoin de se reposer. La poitrine estfaible. En attendant que je puisse vous replacer dans une école, –si je le puis, – ce serait parfait, pour vous, de vivre à lacampagne, et dans le Midi. Mais, avant toute chose, dites-moi quel’âme n’en souffrira pas&|160;?

Sœur Pascale ne regardait plus les yeux desœur Justine, attentifs dans l’ombre et inquiets&|160;; elleregardait, par la haute vitre de la fenêtre, les nuages en fuite,qui voilaient puis laissaient derrière eux les étoiles. Et elledit, ne voulant pas se déjuger, mais troublée d’être prise pourjuge de sa propre vie&|160;:

–&|160;Je ne le crois pas dangereux pour moi…Il saura qui je suis… Peut-être même est-il marié… Quant à ma tantePrayou, elle s’était montrée comme une mère…

La pluie tombait moins fort. Les ruisseauxfaisaient un bruit de cascades sur la place déserte.

–&|160;Alors, vous écrirez à Nîmes, dit sœurJustine.

Et les deux femmes se levèrent.

Dès le lendemain, qui était le 20 juin, et unvendredi, les sœurs connurent le jour qui serait le dernier de leurpetite communauté, et la manière dont on procéderait envers elles.Ursule Magre avait renseigné la police. On pouvait, avec un peu dediplomatie, éviter l’ennui d’un déploiement de force contre desfemmes, ce spectacle des portes brisées à coups de hache, desperquisitions dans les cellules crochetées, ce bruit, cesprotestations, toute cette apparence de vol à main armée, aveclaquelle on risque d’indisposer les foules. Il suffirait dereparler habilement de la maison mère. Un commissaire vint toutexprès trouver la supérieure. C’était un homme d’aspect bon etjovial, qu’à distance on devinait familier et qui l’était, eneffet. Il le prit sur ce ton, d’abord, avec sœur Justine, qui lerecevait debout, dans le corridor, à quelques pas de la porte.«&|160;Ma pauvre dame, dit-il, mon métier n’est pas toujours drôle…– Le mien ne l’est jamais, interrompit sœur Justine. Vous venezpour m’expulser&|160;? – Non, madame, remettez-vous, et causonssans nous fâcher, si c’est possible. Je viens vous notifier ledécret de fermeture de l’école et l’ordre de quitter l’immeuble. –Qui est à nous. – Cela ne me regarde pas. Il faut le quitter. Je nesuis pas un méchant homme. Je veux bien prendre votre jour, mais àcondition qu’il n’y ait pas d’esclandre, pas de manifestation… Vousavez dans vos mains le sort… – Je sais… – Alors,entendons-nous&|160;?&|160;» Humiliée, les mains pendantes etcroisées sur sa robe, surveillant ses paroles pour ne pascompromettre cette maison de Clermont où la race des saintespourrait peut-être se former encore, mais ne baissant point lesyeux, et n’avilissant pas sa défaite par le ton de la prière ou dela peur, sœur Justine exposa ses résolutions très réfléchies àl’homme de la police. Elle voulait un délai de huit jours, pourpréparer le départ de ses sœurs. Elle voulait faire la distributiondes prix. Elle voulait que cette distribution eût lieu le vendredi,jour de la Passion. Elle voulait enfin qu’un agent vînt lui mettrela main au collet, comme à un malfaiteur. Après quoi ellepartirait, le soir même. Elle s’engageait, d’ailleurs, à ne pasrépandre le bruit de la dispersion prochaine, à ne pas révélerl’heure où les religieuses de Sainte-Hildegarde quitteraient lequartier.

L’homme discuta pour la forme, et accepta.

Il avait obtenu ce qu’il était venuchercher.

La semaine qui suivit ressembla aux dernièressemaines de chaque année scolaire. Quand les maîtresses annoncèrentaux élèves que, par extraordinaire, la distribution aurait lieu le27 juin, il y eut des étonnements. Le lendemain, les parentsréclamèrent&|160;; plusieurs menacèrent de retirer leurs enfants àcause de la trop grande longueur des vacances&|160;; quelques-unscomprirent. Puis la rumeur parut se calmer. À l’école, oncomposait, on faisait passer des examens, on dressait des listes,et les sœurs se couchaient tard, afin de corriger et de classer lescopies. On essayait de parler de «&|160;la fête&|160;», comme onfaisait d’ordinaire. Sœur Pascale et sœur Edwige durent mêmepréparer, par ordre de sœur Justine, des guirlandes de buis, qu’ilétait d’usage de suspendre autour de la salle, le jour de ladistribution. Jusqu’au dernier moment, la tradition réglait la viedu couvent. Elles furent aidées, dans ce travail, par une jeunefille du quartier, de la place même, Louise Casale, repasseuse deson état, anémiée en ce moment, et incapable de reprendre le fer etde respirer l’oxyde de carbone du fourneau. Les sœurs ne l’avaientpoint élevée. Elle était une ancienne élève de l’école laïque, trèsignorante de la religion, mais attirée par elle, mystérieusement,et qui avait cherché, depuis plusieurs mois, gentiment, lesoccasions de causer avec les sœurs, et de leur montrer sa clairesympathie. En rapportant du linge, un jour, puis un autre, elleavait connu, peu à peu, les cinq religieuses&|160;; elle venait des’offrir, ayant appris que la distribution serait prochaine, pourtravailler «&|160;aux décorations&|160;».

–&|160;Je connais un jardin, avait-elle ditavec son accent de Méridionale, où il y a trop de buis. Lejardinier est de mes amis… Oh&|160;! vous entendez&|160;: un simpleami. On a beau avoir été élevée à la laïque, on est quand même unehonnête fille&|160;!

–&|160;Tu en as les yeux, va, la Louise, avaitrépondu sœur Justine, et personne ne te prendra pour ce que tu n’espas. Veux-tu la preuve&|160;? Je vais te prêter sœur Léonide unedemi-journée.

Louise Casale avait battu des mains.

–&|160;Pas plus&|160;; vous irez couper lebuis, et vous trouverez bien quelque autre ami qui nousl’apportera&|160;?

–&|160;Oui, oui&|160;! ça m’amusera, puisqueje ne peux pas travailler&|160;!

Elle avait fait amener à l’école une charretteà bras toute pleine de feuillages, et maintenant, dans la grandesalle, nue comme les autres, – salle de réunion générale, salle derécréation quand il pleuvait, salle de spectacle, une fois par an,le mardi gras, où les petites jouaient une comédie, – trois femmes,debout et ayant entre elles un gros tas de verdure qui sentait lagarrigue chaude, liaient des brindilles de buis sur des cordestendues. Elles portaient chacune une provision de feuillages dansle pli de leur robe relevée. C’étaient sœur Edwige, sœur Pascale etLouise Casale. Celle-ci, grande, brune, élancée, large d’épaules età laquelle manquait seulement, pour s’épanouir en beauté, larichesse du sang, ne souffrait que de son métier, sûrement. Sesjoues maigres et d’une pâleur bleue, son nez étroit, portaient,comme des colonnes trop minces, ce front blanc, et ces yeuxdémesurés de longueur et enveloppés d’ombre.

C’était la veille de la distribution. On sehâtait. Louise Casale, et les autres, de distance en distance, surles guirlandes de buis, fixaient une rose en papier, de celles quiavaient servi à dix décorations semblables, et n’étaient fleurs quede bien loin.

–&|160;J’en ai vingt mètres au moins, ditLouise. Encore deux mètres, et j’aurai fini. Quelle heureest-il&|160;?

–&|160;Cinq heures et demie, dit sœur Pascale.Moi, j’ai les doigts verts. Heureusement nous ne posons lesguirlandes que demain matin.

Elle ajouta d’une voix changée&|160;:

–&|160;Ce sera joli, n’est-ce pas&|160;?

Elle ne reçut pas de réponse. On entendit,mêlé au bruit des buis froissés, le roulement des camions dans lesrues voisines. Puis Louise Casale reprit, résolument et à voixbasse&|160;:

–&|160;Sœur Pascale, je vous en prie,…dites-moi,… mais ne me trompez pas&|160;!

–&|160;Que voulez-vous que je vousdise&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! n’est-ce pas que vouspartez&|160;? Qu’il y a quelque chose&|160;? Qu’on vouschasse&|160;? N’est-ce pas que j’ai deviné&|160;?

Elles étaient l’une près de l’autre, commedeux tisserandes au bout de leur câble. Elles avaient cessé detravailler. Sœur Edwige elle-même fut atteinte par ces mots. Ellene se détourna pas. Mais ses doigts cessèrent de serrer les brinsde buis sur l’axe de la guirlande.

Sœur Pascale ne pouvait rien dire. Mais ellepouvait regarder cette enfant que le hasard, et je ne sais quoi deplus, rapprochait d’elle en cette heure suprême. Et c’est cequ’elle fit. Et à peine leurs yeux s’étaient-ils rencontrés,qu’elles se tendirent les bras l’une à l’autre et qu’elles sepressèrent, cœur contre cœur, en pleurant. Désespéranteamitié&|160;! Étrangères la veille, venues de si loin l’une versl’autre, elles se seraient aimées, elles allaient se quitter.

–&|160;Excusez-moi, sœur Pascale, dit Louiseen se séparant de la religieuse&|160;: cela me fait tant depeine&|160;! Vous me plaisiez tant&|160;!

Sœur Pascale avait repris, dans le pli de sarobe, quelques brins de feuillage&|160;; mais elle ne voyait plus,sans doute, la guirlande, malgré le jour doré qui emplissaitl’appartement, car ses mains ne faisaient plus que lissermachinalement les rameaux, comme si ç’avaient été des plumesfrisées qu’elle caressait pour les remettre en forme. Sous saguimpe, sa poitrine se soulevait. Sœur Pascale penchait la tête.Louise Casale, plus grande, se pencha aussi, et dit, approchant seslèvres du voile noir&|160;:

–&|160;Je ne suis pas dévote comme vous, maisj’aimais à venir chez vous… Il m’est passé des idées par l’esprit…Il y a seulement six mois, je ne vous connaissais pas, et j’endisais du mal, des sœurs, oui, je ne m’en gênais pas… À présent,quand je pense à me marier,… vous y avez pensé, aussi vous, avantd’être sœur&|160;?

–&|160;Oui, dit Pascale en redressant latête&|160;: comme nous toutes.

–&|160;Je voudrais, quelquefois, pas toujours,un mariage qu’on ne regrette jamais…

–&|160;Ce n’est pas facile.

–&|160;Vous ne comprenez pas&|160;: un mariagecomme le vôtre, qu’on ne regrette pas au fond de sa vraie âme…

–&|160;Oh&|160;! ma petite, dit Pascale, enquel moment vous me dites cela&|160;!

La repasseuse leva les épaules. Un rire tristesiffla dans ses dents.

–&|160;Oui, n’est-ce pas&|160;?… Ce sont desbêtises que j’aurais dû garder pour moi. C’est bien fini, allez…Quand vous serez parties, je serai pareille aux autres.

Sœur Edwige s’était détournée. Une grossepersonne, roulant sur ses jambes, entrait.

–&|160;Allons, mes enfants, dans deux minutesvous arrêterez les guirlandes… Ce sera la récréation… Je ne techasse pas, Louise&|160;!… Qu’as-tu, avec ton air detragédie&|160;?

Louise jetait à terre le buis qu’elle avaitserré dans sa robe.

–&|160;Que je m’en vais&|160;! Adieu, lessœurs&|160;!

–&|160;Est-ce qu’elle sait&|160;? demanda sœurJustine.

–&|160;Oui, répondit sœur Edwige.

La supérieure cria, dans le corridor, espérantque la voix rattraperait la visiteuse et son secret&|160;:

–&|160;Ne dis rien, Louise, par amitié pournous&|160;! Une réponse incertaine arriva, le long des murs, et,rompue par les échos, ne put être comprise.

–&|160;Venez en récréation, mes enfants,ordonna la supérieure.

Sœur Edwige et sœur Pascale lâchèrent ensemblela guirlande qu’elles venaient de nouer, et ensemble ellesdirent&|160;:

–&|160;C’est la dernière récréation&|160;!

Et comme sœur Justine avait déjà pris lechemin de la terrasse, elles la suivirent, se retrouvèrent l’uneprès de l’autre, sortirent en se donnant la main, ce qu’elles nefaisaient jamais, et marchèrent ainsi, sans se parler, jusqu’aubout de l’allée cimentée où attendaient les trois autresreligieuses.

Elles se rangèrent encore trois d’un côté,deux de l’autre, se faisant vis-à-vis. Les deux c’étaient Edwige etPascale. Mais elles ne restèrent pas sous le toit du préau, etdescendirent dans la cour. C’était la loi de leur vie et leurvocation qui les appelaient là. Comme les amants qui reviennent auxchoses et aux sites témoins de leurs amours et refont, dans lestraces anciennes, le chemin qu’ils firent une fois, elles avaientbesoin de passer leur dernière heure de liberté là où avaient vécu,toutes à la fois et de leur vie pleine, les enfants auxquelleselles s’étaient dévouées, les raisons de leur sacrifice, et lescauses innocentes de toutes leurs souffrances. En sortant de là,elles savaient que, tout à l’heure, elles iraient à l’église, etque, ce soir, il n’y aurait pas de veillée générale, à cause desderniers préparatifs pour le lendemain.

Le soleil, très incliné, dorait toute lapoussière de l’air, et il n’y avait pas un atome, pas un débrisinforme qui ne devînt de la lumière dès qu’il était soulevéau-dessus du sol. Le quartier travaillait, suait, souffrait, etachevait son jour d’été semblable aux autres jours d’été. Tous lesouvriers étaient à leur poste, les employés à leur bureau, lespatrons devant leur téléphone ou leur table de travail, donnant desordres. Cependant une perte immense se préparait pour euxtous&|160;: cinq femmes faisaient, dans cette cour, leur dernièrepromenade avant de quitter le quartier, et la ville. Elles parties,c’étaient d’innombrables existences moralement appauvries,modifiées, méconnaissables, privées de l’éducation, de l’influence,de l’exemple qui les eût faites bonnes ou meilleures. Une richesse,à laquelle beaucoup s’intéressaient moins qu’à l’autre, finissait.Une douleur que peu de personnes pouvaient plaindre groupait ettroublait, malgré l’habitude qu’elles avaient de se vaincre, cinqcréatures supérieures au monde.

Sœur Léonide elle-même était là, ayant laissés’éteindre son fourneau, qu’elle ne rallumerait plus. Toutes ellesavaient l’âme débordante d’émotion&|160;; mais, pour ne pasaccroître la peine des autres, chacune tâchait de contenir lasienne&|160;; sœur Justine, les traits plus tirés que de coutume,essayait de conserver cette allure enjouée et ce ton de mèrerésolue qui lui donnaient tant d’ascendant sur son royaume dequatre religieuses et de mille pauvresses&|160;; sœur Danielle,crucifiée au silence, attachée par sa volonté à cette croix plusdure aujourd’hui, et donc plus méritoire, s’exerçait à réprimer lescris d’indignation et de révolte qui emplissaient de tumulte soncœur, et, sur ses lèvres droites, elle réussissait à ne mettre quedes mots calmes, et un sourire héroïque et joli, comme un ruban àla garde de l’épée&|160;; sœur Edwige avait perdu de sa sérénité,et on eût dit qu’elle avait vieilli, et que, dans la nuit, au coinde ses deux yeux mauves, sur ses joues délicates, les ridess’étaient formées, légères encore&|160;; sœur Léonide, alerte,avait gardé son air de tous les jours&|160;; son gros oignon denickel, retenu par un cordon, dépassait de presque toute sa hauteurla poche ouverte à la ceinture, et elle le consultait, comme si sonoffice de réglementaire eût été sa plus importantepréoccupation&|160;; sœur Pascale pleurait, dès qu’elle regardaitune de ses compagnes. Demain, sœur Danielle et sœur Edwigepartiraient pour rentrer dans la famille ancienne, loin d’ici etloin l’une de l’autre&|160;; demain, sœur Léonide irait rejoindrele village où, à la dernière heure, on lui avait offert le posted’adjointe dans une école libre&|160;; demain, elle-même, laLyonnaise, elle quitterait Lyon pour Nîmes, où l’attendait sa tantePrayou.

Les cinq femmes se promenaient dans la cour,allant d’un mur à l’autre.

–&|160;Mes filles, dit sœur Justine, vousdevez penser, comme moi, à toutes les générations de petites quenous avons connues ici&|160;; ont-elles joué là où noussommes&|160;!

Les cinq maîtresses marchaient dans lapoussière piétinée par les «&|160;petites&|160;», et l’uneregardait ce sable, où les empreintes de pieds d’enfants étaientinnombrables&|160;; l’autre, les vitres des classes&|160;; l’autre,une troupe de moineaux, maîtres de la cour toutes les fois que lesélèves n’étaient pas en récréation, et qui s’étonnaient, alignés etpépiant. Elles pensaient toutes aux filles d’ouvriers pourlesquelles tous ces matériaux avaient été employés, les pierresdressées en murs, les ardoises posées sur les toits, la terrenivelée, leur vie à elles dépensée, presque entière, à moitié, ouun peu moins. Les voix, les regards, les mots doux et profonds, lesconfidences reçues, les mensonges réparés, les ardeurs dont ontremble, celles qui réjouissent, toutes les enfances qui avaientpassé là ressuscitaient.

–&|160;Il faudra prier pour elles, chaque jourque vous vivrez… Ce sera votre présence muette et éternelle ici…Promettez-le&|160;!

Il n’y eut que des signes de tête. SœurJustine tenait en sa puissance les larmes et la faiblesse de cesquatre femmes plus jeunes qui marchaient à côté d’elle. Et commeson sang de soldat la poussait aux commandements ou auxménagements, selon les heures, comme un vrai chef, elle compritqu’il n’y avait point, en ses filles, de danger d’oubli, maisplutôt qu’il fallait les protéger contre l’attendrissement, contreleur amour douloureux pour «&|160;leurs&|160;» enfants.

–&|160;Demain, dit-elle aussitôt, réveil àcinq heures moins cinq, sœur Léonide. Nous commencerons par lamesse, comme il convient, un jour d’épreuves… Puis, vous irezclouer les guirlandes. Il faut que les enfants gardent le souvenird’un peu de joie autour de nous, puisqu’il sera si difficile d’enmontrer, ce jour-là, sur nos visages. À neuf heures moins dix, vousplacez les parents et les enfants&|160;; vous, sœur Pascale, lespetites&|160;; vous, sœur Edwige, les parents…

–&|160;Et nous quitterons l’école&|160;?

–&|160;Je vous le dirai.

–&|160;Par quelle rue&|160;?… Serons-nousensemble&|160;? Où nous mènerez-vous, notre mère&|160;?

Toutes sortes de questions sur le lendemainabondaient sur les lèvres des sœurs.

Le soleil s’inclina tout à fait&|160;; sœurLéonide tira entièrement sa montre, à deux reprises, de peur que lesoir ne la surprît en défaut&|160;; les questions cessèrent&|160;:une même pensée, qui n’avait jamais été loin, envahit ces âmes quin’avaient pas tout souffert. C’était la minute brève où il fallaitse dire le véritable adieu. Demain personne ne devrait pleurer. Onle pouvait ce soir, si on était faible. Les cinq femmes s’étaientarrêtées, dans l’angle de la cour, à l’orient. Elles s’étaientrapprochées en cercle. À peine si, des fenêtres d’une maisonfaisant suite à l’école, là-bas, on aurait pu voir le groupe derobes bleues et de voiles noirs dans le carré pelé de la cour. Etpuis qu’importait&|160;? La supérieure dit, en ouvrant lesbras&|160;:

–&|160;Venez, mes chères filles, que je vousembrasse… Puis, si vous avez quelque recommandation à vous faire,les unes aux autres, profitez du peu de temps qui reste…

Elle ouvrit les bras. Les quatre religieuses,l’une après l’autre, par rang d’ancienneté, vinrent recevoir lebaiser de paix. Sœur Justine les embrassait sur les deux joues,fortement, puis, avec l’ongle du pouce, traçait une petite croixsur leur front. Cela signifiait tout&|160;: sa tendresse humaine etreligieuse. Quand elle eut serré dans ses bras la dernière de sesfilles qui était Pascale, elle la retint, et lui dit, ne pouvant endire plus long, car les sanglots l’étouffaient&|160;:

–&|160;Oh&|160;! très chère&|160;! trèschère&|160;!

Aussitôt après, elle se détourna, suivie de laréglementaire, que le devoir ramenait une dernière fois vers sacloche.

Les trois autres demeurèrent. La sage, laprudente sœur Danielle prit par le bras la plus jeune des sœurs,cette Pascale qui faisait pitié, et, l’accompagnant quelques pas,l’emmenant du côté de l’école&|160;:

–&|160;Je vous aimais tendrement… Jecontinuerai en priant… Je ne vous l’aurais pas dit, si nousn’étions pas à la fin de la vie commune… Adieu, petite Pascale…Gardez-vous à Dieu.

Elle pressa, de la main, avec force, le brasde sœur Pascale, à laquelle les larmes faisaient du bien, et quidisait&|160;: «&|160;Moi aussi… j’avais une admiration&|160;;… jen’entendrai jamais votre nom sans être fortifiée dans mafaiblesse&|160;;… je ne penserai jamais à vous sans me sentirmeilleure, à cause de l’exemple…&|160;»

Mais déjà la haute silhouette minces’écartait, la femme mortifiée s’arrachait à l’émotion inutile, etregagnait la solitude, laissant la jeune sœur au milieu de la cour.Et une autre avait pris sa place près de sœur Pascale, une quiavait beaucoup de mal à ne pas éclater en sanglots, une moinsvaillante, une qui n’avait cessé de témoigner, depuis deux ans etdemi, son amitié de préférence à sœur Pascale.

–&|160;Si nous ne sommes pas trop pauvres, sije puis vous appeler près de moi, je le ferai, disait sœurEdwige.

–&|160;Vous êtes inquiète à cause demoi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, dit la voix prenante desœur Edwige.

–&|160;Ne vous inquiétez pas. Je serai bien oùje serai,… je l’espère…

–&|160;Pas comme ici.

–&|160;Où serai-je comme ici&|160;?… Jesouffre bien… Le repos de mon âme, en entrant à Sainte-Hildegarde,c’était de penser&|160;: «&|160;C’est pour toujours&|160;!&|160;»Et maintenant&|160;! maintenant&|160;!…

La cloche sonna la dernière rentrée. Deuxfemmes jeunes, lentes, courbées sur leur peine, traversèrent, àquelques mètres l’une de l’autre, sans plus se parler, la cour, oùleurs pas effaçaient encore des pas d’enfants.

Quand la nuit fut venue, celle qui, depuisvingt-cinq ans, avait la charge de diriger cette maison d’école,sœurs, élèves, anciennes, clientèle d’occasion, retirée dans sachambre, une mansarde de domestique meublée d’un lit de fer, dedeux chaises et d’une table de bois noir&|160;; celle qui àsoixante ans, allait quitter, sans doute pour n’y pas revenir, cedomicile de son long sacrifice, avant d’enlever les épingles de sonvoile, se tint debout, devant le crucifix de plâtre bronzé pendu aumur, et s’interrogea, les yeux levés.

«&|160;Ai-je laissé s’affadir, chez nous, larègle de notre ordre&|160;? diminué la prière&|160;? augmenté leloisir&|160;? enfreint sans nécessité le silence du soir ou dumatin&|160;?… Non, je ne crois pas l’avoir fait.

»&|160;Ai-je tenu mon âme égale entre mesfilles et entre mes enfants&|160;? Mon Dieu, je me souviens desmortes que j’ai aimées, des vivantes que j’aime. Et j’ai étéportée, assurément, par une sympathie vers plusieurs&|160;; mais làoù elle n’était pas, vous avez mis la charité, et, vous aidant mafaiblesse, je ne crois pas avoir été injuste dans le partage demoi-même. J’ai eu le dégoût de la fréquente hypocrisie, de lasaleté, de l’odeur, de l’insistance de la misère&|160;: il en a peuparu au dehors.

»&|160;Ai-je défendu les vierges réfugiéesici, confiées à ma garde et à celle de leur maternitéadoptive&|160;? Il y a bien sœur Léonide, qui court la ville, etsœur Danielle, qui m’accompagne souvent chez les pauvres, maiselles passeraient dans le feu sans s’y roussir. Les autres n’ont eudu monde que le vent qui souffle sous les portes. Je le vois àleurs yeux qui sont clairs, et à leur gaieté qui est plus jeune quechacune d’elles. Même sœur Danielle est gaie&|160;; si elle seprive de l’être en paroles, vous savez qu’elle achète ainsi la joiedes heures silencieuses. Même Pascale, qui n’est forte que parcequ’elle s’appuie, est restée bien libre d’esprit, et bien heureuse,je crois, parmi nous, jusqu’à ces derniers jours. Il y a plusieursde mes filles qui ont sûrement encore leur âme de baptême. Moi, jesuis vieille, je n’ai jamais eu peur des mots, même gros, et vousm’avez donné cette grâce d’oublier très vite, en pensant au remède,le mal qu’il faut que je voie. Mes filles ont eu la protection denos murs, du grand travail, de la fatigue des enfants, de la règle,de la prière, celle de ma présence, et de la Vôtre avant tout.

»&|160;Peut-être ai-je manqué, en quelquechose, à mon devoir d’institutrice&|160;? J’ai eu la vanité tropvive des examens&|160;; j’ai cherché, en y croyant trop, lescertificats, les belles pages d’écriture, les analyses sans faute,les lectures sans arrêt&|160;; mes petites ont pu croire, parfois,que c’était là le principal. Et le principal c’était Vous. C’estVous qui leur manquez, dans leur ménage, et dans leurs peines, etdans leur mort… Non, je ne l’ai pas assez fait voir, que j’étais,avant tout, maîtresse de divin, professeur de l’énergie et de lajoie qui viennent de Vous. Mes petites ont si grand besoin de votreaide&|160;! Elles meurent si tôt, à leur deuxième enfant, tropsouvent&|160;; elles n’apprennent plus rien qui les relève et lesfortifie, quand elles sortent d’ici&|160;; elles ont tant de bonnevolonté, tant d’honneur mystérieux dans leurs pauvres veines pâles,tant de goût caché pour Vous qu’elles aperçoivent parfois, qu’ellesreconnaissent alors avec adoration, comme quelqu’un de la familleancienne, qui sait tout ce qu’on a souffert, et ce qu’il auraitfallu pour qu’on fût tout à fait bien&|160;!… Je ne sais ce que jevais devenir. Si je dois enseigner encore, j’aurai moins de vanitéde nos succès humains, et plus d’intelligence de la vraie détressede mon quartier nouveau. Je Vous demande pardon… C’est si difficilede ne jamais nous aimer&|160;! Je ferai mieux.&|160;»

Elle s’interrompit et dit&|160;:

«&|160;Vingt-cinq ans… Je croyais que jemourrais ici… Vous ne voulez pas. Je viens d’examiner le passé… Jene découvre qu’un peu trop d’humanité en moi… Mon Dieu n’a pas étéoffensé&|160;; ce n’est qu’une épreuve&|160;: j’accepte.&|160;»

Quelques minutes avant neuf heures, sœurPascale et sœur Edwige, montées dans des échelles, un marteau à lamain, et tenant des clous de réserve entre leurs lèvres,accrochaient, clouaient les guirlandes de buis, rectifiaient lacourbe des arcs, repiquaient, dans le feuillage, des roses tombéesà terre. Le dernier coup de marteau donné, elles descendirent.Trois petites d’une douzaine d’années, – deux chèvres tristes etune grosse fille joufflue, – qui les aidaient, allèrent ouvrir laporte de la salle, puis, en suivant le corridor, celle de la maisond’école. Aussitôt on entendit un grand bruit de pas, des glissades,des heurts, des voix criant, grondant, appelant&|160;: «&|160;Nepoussez pas&|160;! – Amélie&|160;? Où est-elle donc&|160;? Tudéchires ta robe&|160;! – Bonjour… Oh&|160;! là là, est-onpressé&|160;! ça me serre&|160;!… – Eh bien&|160;! il y en a de laguirlande&|160;! – Et du joli buis&|160;!… En a fallu de lapatience&|160;! – Et les prix, ils sont beaux&|160;!… En auras-tu,toi, Marie&|160;? – Peut-être pas de gros&|160;? – Va à ta place,là-bas, tiens, la sœur Pascale qui te fait signe.&|160;» SœurPascale se trouvait à droite de l’estrade, à droite des prix rouge,bleu et or, rangés dans des tiroirs de commode, et posés sur destables de toilette. Les grandes se mettraient à gauche, sur desbancs parallèles à ceux des petites. On entrait, on se groupait parfamilles, par sympathies, toutes causantes, sur les chaises que lessœurs avaient placées en lignes, et qui offrirent bientôt lespectacle d’arabesques compliquées. Les mères, les grandes sœurs,des grand’mères, des tantes, des voisines, quelques hommes, malgrécette date du vendredi, remplissaient la salle rapidement, lemilieu d’abord, puis les premiers rangs, puis le fond, toujoursgrouillant, houleux et disputant. Les enfants se séparaient desgroupes familiaux, dès la porte d’entrée, et l’on entendait lesbaisers. Les premières couraient dans les allées ménagées le longdes murs&|160;; les dernières se faufilaient&|160;: «&|160;Pardon,madame. – Ah&|160;! c’est toi, Joséphine. Bonnechance&|160;!&|160;» Mais, dans le nombre des curieux et desindifférents, il y avait des groupes attentifs, qui observaient, etqu’une rumeur, répandue dans le quartier depuis l’avant-veille,inquiétait. «&|160;Il paraît qu’il va se passer quelque chose…Avez-vous entendu dire que l’école va être fermée&|160;?… – Non… Çaen serait un malheur&|160;! – Regardez donc sœur Pascale… – Oùdonc&|160;? – Au fond à droite, au milieu des petites… Elle rougit…Qui est-ce qui lui parle&|160;? La petite Burel&|160;? – Non,Aurélie Dubrugeot. Elle lui apporte un cadeau&|160;? Oui, qu’est-ceque c’est&|160;?… Un coussin&|160;? – Non, ça s’ouvre&|160;! Unevalise. Dites donc, mère Chupin, c’est donc vrai, ce qu’on a dit,que les sœurs vont partir&|160;? – Mais non, mon bonhomme, ilsdisent ça pour monter le monde contre le gouvernement. – Pourtant,elle a l’air tout triste, la sœur Pascale&|160;! – Pauvre petitesœur Pascale, en voilà une qui a le cœur doux, comme une ceriseconfite, père Goubaud&|160;! – Tenez, elle met la malle dans lecoin, avec un tapis dessus… Aurélie pleure. – Quevoulez-vous&|160;? Mon avis, à moi, c’est qu’elles ne s’en vontpas, nos sœurs. Pourquoi les renverrait-on&|160;?&|160;»

Goubaud restait dur de visage, soulevéau-dessus de sa chaise, les sourcils rapprochés, la main gauchetordant sa longue barbe noire mêlée de poils gris. Il regardaitobstinément le coin à droite, où, dans les plis mouvants de trentepetites blondes ou brunes qui l’entouraient, sœur Pascale sedébattait, essayant de mettre de l’ordre, de s’arracher à leursmains, qui prenaient les siennes et les baisaient&|160;: «&|160;Nepartez pas&|160;! Ne partez pas&|160;! Sœur, petitesœur&|160;!&|160;» Les yeux dorés, les yeux tendres de sœur Pascalese mouillaient. Aurélie, de la part de ses parents, avait apportéune petite valise, carton recouvert de toile, qui ne servait guèrechez les Thiolouse. Une autre, une pâlotte de six ans, qui avait unœil mort, et l’autre œil beau comme le bleu du ciel, s’approchait,les deux mains formant le nid, et cachant un objet précieux. Etelle criait, plus haut que ses compagnes&|160;: «&|160;Ma sœurPascale&|160;! Prenez&|160;: je l’ai apporté pour vous. Je l’aipris sur la cheminée.&|160;» Sœur Pascale tendait la main. Lapetite, radieuse, y posait avec hâte un coquillage à lèvres roses,armé d’épines flamboyantes. «&|160;C’est pour vous, parce que jevous aime.&|160;» Elle aussi, elle croyait au départ. On avait dûen parler chez elle. D’autres riaient. Le père Goubaud disait à sonentourage&|160;: «&|160;On va savoir, peut-être. Voilà la sœursupérieure… Elle n’a pas l’air triste. – Jamais. Avec elle, ça nedit rien, l’air. Elle est forte. – Oui, mais pas de ne rien faire,répondait la voisine sans comprendre&|160;; ce n’est pas de lagraisse, c’est de l’âge, père Goubaud.&|160;» Celle qui parlaitavait soixante ans, elle était plate comme une planche, etressemblait à une belette habillée de noir. «&|160;N’y a pas decuré sur l’estrade, et je n’ai jamais vu ça.&|160;»

Il n’y avait pas de curé, en effet. SœurJustine, d’un effort puissant, se hissa sur le plancher, élevé d’unpied, qui formait l’estrade. On toussa&|160;; les chaises furentremuées. Sœur Danielle, pâle comme la Justice qui entrerait parmiles hommes, entra la dernière et, droite, le long du mur, s’assit,tandis que la supérieure, à demi cachée par la table et les tiroirspleins de livres, levait le bras pour parler&|160;; que sœurPascale se débattait et tâchait de renvoyer à leurs bancs lespetites pendues à ses bras et aux plis de sa robe, et que sœurEdwige, souple, mélancolique, et dame, malgré elle, sortant dumilieu de la foule qu’elle avait contribué à tasser égalementpartout, s’avançait pour se placer à gauche de l’estrade, et tiraitde sa poche un cahier de papier, couvert d’une belle écriture enronde&|160;: le palmarès à un seul exemplaire. Sœur Léonide devaitêtre occupée à clouer des caisses, ou à fermer des portes&|160;: onne la voyait point.

–&|160;Je veux expliquer aux parents, dit sœurJustine, dont la voix de commandement fit taire les conversations,sauf sur les bancs de droite, que nous n’avons pas avancé ladistribution de notre plein gré… Elle ne sera pas solennelle, commed’habitude… Il n’y aura pas de chansons… Nous regrettons beaucoupde vous remettre si tôt vos enfants&|160;; on nous l’a demandé, àcause des circonstances…

–&|160;Vous allez être expulsées, dites-ledonc&|160;!

Un murmure de voix s’éleva, des aiguës, desgraves, des irritées, des conciliantes&|160;:

«&|160;Taisez-vous, Goubaud&|160;! – Elles nes’en vont pas&|160;! – Mais si&|160;!

–&|160;Écoutez la sœur&|160;! – Est-il malélevé tout de même&|160;!&|160;»

Sœur Justine domina le tumulte, encriant&|160;:

–&|160;Pas de tapage&|160;! Tous ceux qui sontnos amis écouteront en silence la lecture du palmarès, et puis s’enretourneront chez eux. Pour nous, j’ai conscience que nous vousavons servis de notre mieux.

«&|160;Oui, ma sœur, c’est la vérité&|160;! –Alors vous vous en allez&|160;? – Mais non&|160;! – T’as riencompris&|160;! Silence&|160;!&|160;»

Des enfants pleuraient tout haut.

Une fois encore la supérieure éleva lavoix&|160;:

–&|160;Lisez le palmarès, ma sœur Edwige.

On eût dit qu’ils se taisaient, tous ettoutes, pour entendre une musique. Et c’était la voix de sœurEdwige appelant leurs noms. Et ils se taisaient encore parce queles lauréates se levaient, trois, quatre, six à la fois, allaientchercher un volume, une couronne de papier vert, et, perçant lafoule, à droite, à gauche, jusqu’au milieu, jusqu’au fond de lasalle, creusaient des sillages de gaieté, de souvenirs, d’amour,d’orgueil qui bruissaient longtemps derrière elles.

Et cela dura jusque vers onze heures et demie.Alors, le bruit assourdissant des pas et des voix s’éleva denouveau, dans l’air lourd et saturé de l’odeur de misère. Ilspartaient. Le quartier avait fait sa dernière visite à l’école. Ils’éloignait, il rassemblait ses enfants, et, sans doute, iln’oubliait pas les maîtresses, mais la hâte de rentrer, le travail,le besoin de respirer mieux, l’attrait de la rue, l’attrait ducabaret, le simple exemple des autres qui se dirigeaient vers laporte, tous ces pauvres motifs, ajoutés à la timidité, à l’absencecomplète d’initiative, chez beaucoup d’assistants, rendaient minimele nombre des parents qui remontaient vers le haut de la salle,vers l’estrade où quelques élèves plus affectueuses, ou plus fièresde leur succès, ou plus misérables et abandonnées, formaient autourde quatre religieuses, massées sur l’estrade, un groupe diminuant.«&|160;Au revoir, ma sœur Justine&|160;! Au revoir, ma sœurDanielle, ma sœur Edwige, ma sœur Pascale&|160;!&|160;» Lesreligieuses se penchaient plus ou moins, baisaient des frontsd’enfants, serraient la main des mères, répondaient des mots vaguesaux questions embarrassantes. Et bientôt, elles furent seules surl’estrade. Par lassitude, par besoin d’appuyer leurs épaules etleurs têtes lasses, elles s’étaient reculées jusqu’au mur, et ellesétaient là, immobiles, les mains jointes, désormais délivrées de lacontrainte du sourire, et elles regardaient ces nuques, ces dosd’hommes et de femmes, serrés en lignes, sur toute la longueur dela pièce, et qui s’éloignaient à jamais. C’était leur bien qui s’enallait, leur richesse, leurs obligés, ceux qui avaient eu faim etsoif, ceux qui avaient pleuré. Elles reconnaissaient encore, dansle lointain, quelques mères, quelques enfants, au mouvement du cou,à des vêtements qui ne changeaient pas avec les saisons. Elles lesnommaient dans leur cœur. Elles goûtaient chacune, avec effroi, lacruauté des reconnaissances humaines&|160;; elles pensaient à cequ’il avait fallu de souffrance, de patience, et d’élan, etd’oubli, et envers combien d’enfants, pour acheter le baiser, ou leregard attendri, ou la pensée amie d’un seul de ceux quidisparaissaient, par paquets de trois ou quatre, dans le corridor,et qui ne reviendraient plus. Sous leurs yeux leur œuvres’effondrait.

Une caresse légère tira Pascale de cettevision du passé. Le long de l’estrade, une élève était restée, latoute jeune qui n’avait pas de parents, et dont l’œil droit étaitmort. Personne ne lui ayant fait signe«&|160;viens-t’en&|160;!&|160;» elle s’était cachée là, tout prèsde celles qui avaient été bonnes, et, les devinant malheureuses,les voyant immobiles, pour leur rendre le regard et la vie,timidement, du bout des doigts, elle caressait la main pendante desœur Pascale.

–&|160;C’est Marie, dit sœur Pascale. Si jepouvais l’emporter avec moi&|160;!

Elles sortaient de leur songe. L’enfant passadans leurs bras, et s’en alla toute seule, la dernière, sabotant,et se retournant pour faire signe&|160;: «&|160;Je vous voisencore&|160;!&|160;» Puis la porte retomba, fermant la salle desfêtes.

–&|160;L’heure est venue, ou elle va venirbientôt, dit sœur Justine.

Les sœurs écoutaient déjà, croyant que lepolicier exécuteur des hautes œuvres allait sonner. Sœur Danielle,que l’émotion troublait, courut même, à l’étonnement de sescompagnes, jusque dans le parloir dont la fenêtre ouvrait sur laplace, revint, et dit&|160;:

–&|160;Il n’y a presque plus personne devantl’école. Ils sont allés dîner…

Les religieuses, n’ayant plus d’enfants, plusd’école, plus d’habitude à suivre, hésitaient, et se demandaientcomment employer l’heure ou les deux heures qu’elles avaient encoreà passer chez elles. Tout le devoir était rempli. Le dernier mot deDanielle leur rappela qu’elles n’avaient pris, depuis le matin,qu’un peu de café, et sœur Justine demanda&|160;:

–&|160;Nous n’avons pas de quoi déjeuner enville&|160;; reste-t-il des provisions, ma sœur Léonide&|160;? Oùêtes-vous donc, sœur Léonide&|160;?

La tourière apparut.

–&|160;Notre mère, il reste encore unedemi-bouteille de vin, de l’eau et du pain.

–&|160;Nous ferons donc notre dernier déjeunerici, répondit sœur Justine.

Et elle fit le geste qu’elle faisait sisouvent, ouvrant à demi les bras pour rassembler ses filles et lespousser en avant. Déjà sœur Léonide avait quitté la salle, pour«&|160;mettre le couvert&|160;», là-bas, dans le petit réfectoirequi faisait suite à la salle longue où mangeaient, nourries par lacharité de ces pauvresses, pendant les mois d’hiver, et souventmême pendant les mois d’été, les enfants très misérables, ou quidemeuraient trop loin de l’école.

Les sœurs, autour de la table ronde, mangèrentune tranche de pain, et burent un doigt de vin.

Elles avaient retrouvé leur liberté d’esprit.Elles causaient, sans faire allusion à ce qui allait venir. Pourelles, le drame était fini&|160;; du moins elles le croyaient,puisqu’elles avaient accepté et souffert la séparation d’avec«&|160;nos filles et les mères de nos filles&|160;».

Quand elles eurent achevé, elles restèrentassises autour de la table, sauf sœur Léonide, qui se mit àdesservir.

Et presque aussitôt, on sonna à la ported’entrée. Sœur Justine devint très pâle, et commanda&|160;:

–&|160;Allons&|160;!

Rapidement, elle se leva, suivit le couloir,et, se raidissant, d’un geste ferme, elle ouvrit la porte de sonécole et de sa maison.

Deux hommes saluèrent, l’un en levant sonchapeau melon, en s’inclinant un peu, avec l’évident désir d’êtrecorrect, l’autre d’un signe de sa tête bilieuse et chafouine.C’étaient le commissaire de police et son greffier.

Sœur Justine se recula de deux pas.

–&|160;Vous me permettez d’entrer&|160;?demanda le gros homme, serré dans sa redingote.

Et il s’avança, sans attendre la réponse,l’épaule droite en avant, à cause de la largeur de son buste. Il nese souciait pas de s’expliquer sur le seuil, et d’ameuter lespassants autour des groupes déjà formés sur la place. Le secrétairese glissa derrière lui, et ferma la porte presque entièrement.

–&|160;Vous êtes ici chez deux de mes sœurs deClermont-Ferrand, dit la supérieure. Vous venez prendre leurbien.

–&|160;Je vous l’ai dit, ça ne me regardepas.

–&|160;Je proteste en leur nom, monsieur.

–&|160;Pas longuement, n’est-ce pas&|160;? ditle faux bourgeois, qui n’en était pas à sa première opération.

Sœur Justine fit signe de la main&|160;:«&|160;Taisez-vous&|160;»&|160;!

–&|160;Oh&|160;! dit-elle plus fortement, jene vous ferai pas de discours, allez&|160;! Mais je vous dis, pourque vous le répétiez, que vous commettez trois injustices&|160;: endétruisant mon école, qui est celle des pauvres et deschrétiens&|160;; en prenant notre bien, et en nous chassant denotre domicile, comme vous allez le faire. Expulsez-moi,maintenant.

Le policier eut une moue de déplaisir.

–&|160;J’aimerais mieux que vous ne m’obligiezpas à ce simulacre de violence.

–&|160;J’y tiens. Je ne cède qu’à elle.

–&|160;Comme vous voudrez. Sœur Justinedétourna la tête.

–&|160;Êtes-vous là, mes sœurs&|160;?… Où estencore sœur Léonide&|160;?… Mais venez donc&|160;!

La voix résonna dans les couloirs. Et sœurLéonide accourut, confuse, haletante, entr’ouvrant sa boucheédentée, et rabaissant, de la main, son voile qu’elle avait dûrelever.

–&|160;Qu’est-ce que vous faisiez&|160;?

–&|160;Ma mère, je balayais la place.

Elle se mit au dernier rang, avec sœurPascale.

Sœur Justine regarda le policier.

–&|160;Faites votre métier.

La main de l’homme se posa, avec une certainetimidité, sur le voile noir qui couvrait l’épaule et le haut dubras de sœur Justine, et, à la suite de la supérieure, que lecommissaire précédait, les quatre sœurs apparurent sur le perron,et descendirent les marches.

Un groupe d’élèves et de parents, qui avaientun soupçon plus ferme que les autres, étaient restés à cinquantemètres de là, près du mur de l’église. Ils n’étaient guère qu’unetrentaine. L’arrivée du commissaire de police avait fait s’arrêter,en outre, devant l’école, des passants et des errants. Quand on vitles sœurs, il y eut un saisissement, chez tous ces spectateurs,dont aucun n’attendait exactement ce tableau, ni à cette minute. Uncri de femme s’éleva&|160;:

–&|160;Vivent les sœurs&|160;!

Puis tout ce qui vivait sur la places’approcha, d’un mouvement rapide. On vit des agents au coin desrues, à droite, à gauche, en avant.

–&|160;Ôtez la main&|160;! commanda sœurJustine.

Le commissaire obéit à l’ordre, et lâcha lareligieuse, puis remonta les marches.

On entourait déjà les sœurs&|160;; les abordsde la maison noircissaient à vue d’œil.

Le gros homme, entendant un coup de sifflet,cria, du haut du perron&|160;:

–&|160;Que personne ne manifeste&|160;! Jefais arrêter le premier qui manifeste&|160;! Et vous, les nonnes,défilez-vous, et vite&|160;!

Il rentra, ferma la porte, et vint se posterdans la porterie de sœur Léonide, derrière le rideau qui s’agita.Mais ni sœur Léonide ni les autres ne le virent. Une rumeurenveloppait le groupe des cinq femmes aux robes bleues&|160;; on sepressait autour d’elles&|160;; on cherchait leurs mains, ondisait&|160;: «&|160;Venez chez nous&|160;! Venez avecnous&|160;!&|160;» Sœur Justine écartait son monde de ses deuxbras&|160;: «&|160;Laissez passer, mes bons amis&|160;!&|160;» Unevoix cria&|160;: «&|160;Vive la liberté&|160;!&|160;» Elle n’eutpas d’écho, comme si tous ces pauvres avaient ignoré ce quec’était. Les agents bousculèrent les femmes, et injurièrent cellequi venait de crier. «&|160;Merci, Louise Casale, merci, mapetite&|160;!&|160;» dit sœur Justine qui l’avait reconnue. Ellecontinua de foncer dans les remous d’une foule mêlée. Des hommes, àdroite, autour d’un arbre, hurlaient&|160;: «&|160;Hou&|160;!hou&|160;! à bas la calotte&|160;!&|160;» Sœur Justine avançaittoujours. Derrière elle, dans le sillage, marchait sœur Danielle,les yeux à hauteur d’homme, les bras croisés, frémissante aux crisdont le nombre et le bruit grossissaient&|160;; puis sœur Edwige,rouge, confuse de cette exposition en public, les yeux baissés,retirant ses mains que des petites de l’école baisaient enpleurant&|160;; puis sœur Pascale, souriant à des amis, énervée,apeurée, et à côté d’elle, lui tenant le bras, sœur Léonide, aussicalme que si elle allait «&|160;faire son marché&|160;», dans lacohue des halles.

Le petit groupe avait traversé la place. Lesagents, voyant que le cortège allait s’engager dans le large coursqui mène à la gare, et que la démonstration pouvait devenir unemanifestation, se jetèrent sur la grappe de femmes et d’enfants quienveloppaient les expulsées, et l’émiettèrent. Puis, un brigadier,s’adressant à sœur Justine&|160;:

–&|160;Trois seulement par le coursCharlemagne&|160;! cria-t-il. Les deux autres par ici&|160;! Vousvous retrouverez plus tard&|160;!

En même temps, il poussait sœur Pascale et sacompagne la tourière dans la direction des quais de la Saône.

Ce fut la fin des protestations. Quelquesfemmes, deux ou trois enfants, franchirent la barrière des agents,et rejoignirent les trois religieuses qui remontaient le cours versPerrache&|160;; quelques lointains amis crièrent&|160;:«&|160;Vivent les chères sœurs&|160;!&|160;» Des insultes leurrépondirent. Puis le calme apparent se rétablit. La«&|160;loi&|160;» avait triomphé. Quelques pauvres pleuraientseuls, en regagnant leur logement.

Les deux tronçons de la«&|160;communauté&|160;» se réunissaient, une demi-heure plus tarddevant la porte d’un vieil hôtel de la rue de la Charité.

–&|160;Madame Borménat&|160;? Quel estl’étage&|160;? demanda sœur Justine.

–&|160;Deuxième, pardine&|160;! répondit, sansattendre, sœur Léonide.

Après la seconde volée d’escalier, lesvoyageuses s’arrêtèrent, et, des profondeurs d’un vasteappartement, on entendit venir le pas d’une domestique. Celle-ciétait évidemment prévenue.

–&|160;Entrez, mes pauvres chères sœurs…Madame va venir à l’instant.

Elle poussait, en parlant, une porte de chêneciré, haute, tournant sur des gonds de cuivre, et qui ouvrait,ainsi que trois autres du même style, sur le vestibule. Les sœurspénétrèrent dans une longue salle parquetée, lambrissée de chêne.Une quinzaine de chaises carrées, recouvertes d’un tissu de crin,étaient disposées, à distance égale, le long des murs&|160;; etdeux fenêtres, étroites, prenant jour sur une cour, laissaientcouler sur le parquet deux longues traînées de lumière, qui serelevaient le long des murs et coupaient l’atmosphère blonde etbrumeuse de la pièce. C’était l’ancienne salle à manger del’appartement. Les sœurs s’étaient avancées jusqu’au milieu, et s’ytenaient debout. Elles auraient pu se croire dans un couvent riche,dans cette demeure de vieux Lyonnais. Par l’autre extrémité, unefemme âgée entra, de moyenne taille, mince, myope, et quiressemblait étonnamment aux têtes de cire représentant les vieillesdames et exposées aux vitrines des coiffeurs&|160;: bandeauxsoufflés, blancs et lisses, visage petit, très peu ridé, encoreparcouru, ça et là, par le sang demeuré jeune, et un sourire égal,avec peu de vie dans des yeux très luisants. Elle fit unerévérence.

–&|160;Bonjour, mes pauvres sœurs&|160;! Vousvenez au vestiaire des sécularisées&|160;? N’avez-vous pas été tropbrutalement jetées hors de chez vous&|160;?

–&|160;Non, madame, dit sœur Justine, mais lavie est brisée, quand même. C’est là la violence.

–&|160;Le martyre, mes sœurs.

–&|160;Une espèce.

–&|160;Voyons les tailles, dit, sanstransition, madame Borménat…

Et, désignant sœur Danielle, puis les autresreligieuses&|160;:

–&|160;Une grande, quatre moyennes… SœurPascale, je crois, celle-ci&|160;?… Oui… Ma pauvre petite sœur,vous devez avoir la taille mince… J’ai justement là le costume dedeuil d’une jeune fille de nos amies…

Elle semblait faire l’article pour une maisonde modes. Vivement, sans bruit, avec une adresse de femme autrefoisdu monde, madame Borménat avait ouvert deux placards dissimulésderrière les panneaux de boiseries, et transformés en penderiesprofondes, d’où s’échappait un nuage d’odeur de naphtaline&|160;;elle avait pris et disposé, sur les chaises les plus proches, cinqrobes, cinq corsages, cinq manteaux noirs, qui rappelaient lesmodes des trois dernières années, bien qu’on eût essayé deretoucher les manches des manteaux et les cols.

Aucune des cinq religieuses n’avait commencé àse dévêtir. Elles considéraient ces vêtements «&|160;demonde&|160;», jetés sur les chaises, le long des boiseries, etelles pensaient toutes à la cérémonie, si émouvante, de leurvêture&|160;; à ce jour autrefois attendu, où elles avaient pris lalivrée de leur vocation, ces vêtements purs, dont chacun est unsymbole, figure une grâce, et appelle une prière liturgique. Ellesattendaient maintenant, sans le dire, l’ordre de quitter levêtement béni. Un regard de sœur Justine, un signe du mentonindiquant les places, distribua les quatre femmes devant leschaises, et l’on vit, à la pâleur des visages, que l’ordre étaitdur à suivre. Puis les mains se levèrent, pour détacher les voileset les coiffes, pour dégrafer les robes de bure, qui tombèrentd’une pièce sur le parquet. Il n’y eut plus, à la place des cinqreligieuses que beaucoup de passants, dans la rue, saluaient d’uneinclination de tête, ou d’une pensée de haine, que cinq femmesvêtues d’une chemise montante, d’un jupon de laine grise, et dontles cheveux, blancs, châtains ou blonds, coupés au bas de la nuquecomme ceux des pages d’autrefois, se répandaient en cloche autourde la tête, jeune ou vieille. La domestique, rappelée par samaîtresse, et qui avait déjà l’habitude de ce service, s’empressaavec madame Borménat, autour des «&|160;sécularisées&|160;», allantde l’une à l’autre, essayant une robe, un corsage, faisant unpoint, lâchant une couture, déplaçant un crochet, et, après unquart d’heure, la lamentable transformation était accomplie. Avecdes épingles et des rubans noirs, on avait relevé les cheveux tantbien que mal, puis on les avait cachés sous les formes défraîchiesde chapeaux de deuil, ou de demi-deuil. Sœur Justine, les épaulescouvertes d’un manteau demi-long, malgré la saison, considérait sesfilles, qui venaient, une à une, se placer devant le miroir, entreles deux fenêtres&|160;: sœur Danielle, navrée, semblable à uneveuve qui vient de perdre son époux&|160;; sœur Edwige, intimidée,humiliée, triste&|160;; sœur Léonide disant&|160;:

–&|160;Je suis joliment laide en monde&|160;!J’ai l’air d’une marchande à la toilette… C’est peut-êtresimplement que je n’avais pas l’habitude de me regarder dans uneglace.

Et elle se mit à rire.

Sœur Pascale se laissait coiffer par ladomestique, tandis que madame Borménat tâchait de rassembler et denouer les rares cheveux de la supérieure. Celle-ci, qui se taisait,assaillie par trop d’émotions successives qu’elle ne voulait pasdire, arrêta son regard sur la chevelure mutilée, mais admirableencore, de la fille du vieil Adolphe Mouvand. Vit-elle, repoussée,dressée en chignon, lustrée par le vent et le soleil, cette pailledorée et ardente&|160;? Trouva-t-elle trop jolie, en ce momentmême, dans son costume de demoiselle, cette enfant qu’elleaimait&|160;? Sœur Pascale souriait affectueusement en laregardant. Elle lui disait, évidemment&|160;: «&|160;Voyez en quelétat ils ont mis votre fille&|160;! Je n’ai pas l’air aussi navréque sœur Danielle, mais c’est moi qui ai le cœur le plus désemparé,moi, la créature faible dont vous étiez toutes, et vous surtout, lesoutien.&|160;» Sœur Justine, qui était séparée d’elle par legroupe des sœurs déjà habillées et coiffées, n’avait-elle plus saforce ordinaire pour résister à la morsure douloureuse de cesourire&|160;? Elle échappa aux mains de son habilleuse, et, une deses mèches dressée au-dessus de son crâne et attachée avec uncordon noir, une autre tombant sur l’oreille droite, elle vint, lestraits tirés, jusqu’à la jeune fille.

–&|160;Ma petite sœur, dit-elle très bas,gardez cette pauvre robe le plus longtemps possible…

Sœur Justine devait s’avancer plusprofondément dans la région des rêves douloureux, car elleajouta&|160;:

–&|160;Pourquoi ai-je consenti à me séparer devous…&|160;? Allons, mon enfant, venez mettre votre chapeau, noussommes les dernières.

Il y avait encore deux chapeaux sur laconsole, à côté du miroir, un de paille noire, orné d’une couronnede petites pâquerettes artificielles, très flétries et retombantsur leurs tiges, et une capote de tulle ruche, poussiéreuse etlourde.

–&|160;Tenez, dit-elle, ma sœur Pascale,prenez celui-ci.

Elle désignait la capote de deuil. SœurPascale prit ce paquet noir.

–&|160;Vous n’allez pas vous mettre despâquerettes sur la tête, madame&|160;? dit madame Borménat. Ceserait ridicule.

–&|160;Moins que vous ne pensez, dit sœurJustine.

Et elle piqua, sur ses cheveux blancs, laforme de paille noire garnie de vieilles fleurs pendantes.

Elle eût été ridicule, en effet, pourd’autres&|160;; elle le serait dans la rue. Que luiimportait&|160;? Elle reprit son humeur ferme, sa parole toutesimple et sans embarras, pour remercier l’intendante du vestiairedes laïcisées. La vieille dame salua, sourit avec réserve etcompassion, et elle regarda descendre, dans la spirale de pierre del’escalier, les cinq femmes dépoétisées, et qui n’avaient plus,pour se défendre contre le monde, ce voile, cette bure, ce rosairequi disent que c’est une chair pénitente et vouée à Dieu qui passe.Deux d’entre elles emportaient, roulée dans une enveloppe de toile,leur robe, leur voile et leur coiffe de filles deSainte-Hildegarde&|160;: sœur Danielle et sœur Léonide. Les autres,trop incertaines de leur destinée, avaient confié, à la garde del’œuvre, ces reliques de leur vie d’élection et de leur passéheureux.

Elles sortirent. Elles ne se parlaient plusl’une à l’autre.

N’ayant plus de maison, elles se rendirent àla gare, et demandèrent la salle d’attente des voyageurs detroisième classe. Le coin du fond, près de la baie vitrée, étaitlibre. Elles s’y installèrent, trois sur une banquette, deux surune autre, aussi rapprochées que possible et se faisant presquevis-à-vis. La supérieure était assise entre sœur Pascale et sœurLéonide. Elle avait en face d’elle sœur Danielle et sœur Edwige.Que de fois elles s’étaient promenées formant ainsi deux groupes, àun pas de distance, dans la cour de la chère école&|160;! En cetemps-là, si proche d’elles encore, elles pouvaient causer. Àprésent elles n’en avaient plus la force. Elles n’étaient plus quedes êtres déprimés, aux yeux rougis par les larmes, si malheureusesque leur affection même leur défendait de parler. D’ailleurs,aucune ne put même en former la pensée. Dès qu’elle se vit entouréede ses filles, la vieille Alsacienne dit&|160;:

–&|160;Mes bien-aimées, il faut que lacommunauté finisse dans ce qui était le grand acte, et le lien, etle bien de notre vie commune, dans ce qui sera la force de chacunede nous, séparée des autres. Nous allons réciter le rosaire. Laprière ne cessera que quand je resterai seule.

Elles cherchèrent et trouvèrent avecdifficulté, dans leurs poches de robes laïques, leur rosaire. Et lePater, puis les Ave formèrent, entre les cinqfemmes en deuil, un murmure à peine perceptible, que traversait,sans l’interrompre, tantôt le sifflet d’une locomotive, leroulement d’un train, tantôt le claquement des portes, le pasprécipité des voyageurs traversant la salle. Ave Maria, gratiaplena… Personne ne s’occupait de ces voyageuses mal fagotées,si pauvres, immobiles, penchées sans doute pour écouter le récitd’une mort. Les voyageurs les prenaient pour une famille en deuil.Et ils ne se trompaient pas… Benedicta tu in mulieribus…C’était sœur Danielle qui disait la première partie de la prière,et les autres sœurs répondaient… Quelquefois, l’une d’elles portaitla main à ses yeux, les cachait une minute, et pleurait en silence,puis reprenait sa partie dans le concert des dernièressupplications, des derniers vœux exprimés devant celles qui enétaient l’objet. De temps à autre, un employé apparaissait àl’entrée de la salle, du côté du quai, et jetait le nom des villesvers lesquelles un train allait partir… Les sœurs frémissaienttoutes, et les mots se ralentissaient sur leurs lèvres. Mais cen’était pas l’heure encore… Les noms fatals, Mâcon, Marseille,Ambérieu, n’avaient pas été prononcés. Il y avait encore un peu detemps. L’homme se retirait, ne sachant pas qu’il était, pour cesfemmes, comme le bourreau qui appelait dans les prisons, sous laTerreur, les condamnés, un à un. Il s’éloignait, et la prièrecontinuait. Sœur Pascale récita le second chapelet, et sa voixlasse, sourde, avait un accent si tragique, que, par affection etpar pitié, toutes celles qui étaient là se sentirent portées à sonsecours, et offrirent pour elle, qui était si désolée, la grâce deleur prière. Ora pro nobis, peccatoribus, nunc et in horâmortis nostrœ… Dans la salle trépidante, poussiéreuse,bruyante, les cinq sœurs de Sainte-Hildegarde disaient adieu à laprière en commun… Un employé cria&|160;: «&|160;Direction de Mâconen voiture&|160;!&|160;» Et deux des cinq femmes se levèrent,celles qui étaient assises en face de la supérieure, sœur Danielleet sœur Edwige. Un instant elles se demandèrent si la prière allaits’interrompre&|160;; mais sœur Justine ayant repris, avecintention&|160;: Sancta Maria, mater Dei, elles comprirentque l’adieu ne serait d’aucune manière plus digne de leur état, et,s’inclinant vers les trois sœurs qui demeuraient assises, elles leslaissèrent achever seules l’Ave Maria commencé. Un autreAve succéda à celui-là. Pascale avait fermé complètementles yeux, depuis que, devant elle, elle n’avait plus ni sœurEdwige, ni sœur Danielle. Quelques minutes s’écoulèrent, et ce futson tour de partir, et elle se leva, et s’inclina, et sortit ensanglotant. Derrière elle, deux voix psalmodiaient encore, dans ladésolation de deux âmes, la prière à la Vierge. Et ce fut le tour,alors, de sœur Léonide, qui prenait le train dans la direction duBugey et de Genève. La vieille supérieure la salua de la tête,acheva seule l’Ave commencé, puis resta comme anéantie,sur la banquette, pendant que les trains s’éloignaient, emmenantses compagnes dans l’immense inconnu.

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