L’Isolée

Chapitre 3EDWIGE

L’été printanier, la saison déjà chaude oùtout n’est pas encore poussé, où les feuilles sont humides etrenvoient de la lumière, l’été de la fin de mai faisait tremblerl’air doux au-dessus de la Loire. Dans un renflement de la vallée,à droite du fleuve, et presque au milieu des terres d’alluvion, unemaison de garde-barrière levait sa façade étroite. Elle étaitconstruite à quelques mètres du remblai du chemin de fer de Paris àNantes, au bord d’une route qui descendait des collines du nord,traversait des champs et des prairies, coupait à angle droit lavoie ferrée, et qui, un peu plus loin, passait la Loire sur lesarches d’un pont. Des voitures de paysans ou de marchands, quelquesautomobiles visitant les châteaux de la Loire, se présentaient, àtoute heure de jour ou de nuit, pour franchir le passage à niveau.Il fallait sortir de la maison et ouvrir les barrières ; ilfallait aussi se trouver devant la porte, au passage des trains. Lemétier n’était pas fatigant ; il ne demandait qu’une grandeexactitude, un sommeil léger, pour entendre, la nuit, l’appel desvoituriers ou la corne des automobiles, et l’ignorance de la peur,ou une certaine fermeté de caractère. Car le poste de guetteur deroutes était loin de toute habitation, la vallée comptant peu defermes dans ces terres basses, à cause de la crainte des grandeseaux. Il était trois heures de l’après-midi. Une vieille femmechétivement vêtue et bien coiffée, avec des bandeaux ondulés surles tempes, était accroupie près d’une plate-bande, à quelques pasde la maison, le long des rails. Elle arrachait les mauvaisesherbes poussées dans le sable. Ses mouvements étaient d’une extrêmelenteur. On pouvait juger qu’ils excédaient néanmoins ses forces,car la femme n’avait pas sarclé la largeur de ses deux mains,qu’elle s’arrêtait et se reposait, en regardant les quatre rubansd’acier qui filaient, droits, luisants, séparés de moins en moins,jusqu’à l’horizon où ils se fondaient comme des fils tendus sur unmétier et serrés par un bout. Les champs, aux deux côtés de lavoie, remuaient lentement leur poil nouveau dans la lumière. Entredes peupliers, à d’énormes distances, des grèvesétincelaient : un peu d’eau et de sable qui étaient comme del’argent et de l’or.

La femme se remettait au travail, puiss’interrompait de nouveau, et interrogeait du regard la ligne dontelle avait la garde. À trois heures et demie, elleappela :

– Voilà le 717 !

Rien ne répondit, pendant plusieurs minutes, àson appel, et elle s’était penchée de nouveau vers la planche depois, quand une femme beaucoup plus jeune ouvrit la porte de lamaison, et se tint debout, dans la lumière.

C’était Edwige. Elle était encore plus jolieque du temps qu’elle habitait l’école de la place Saint-Pontique,parce que l’on pouvait voir ses cheveux châtains, et qu’il y avait,dans ses yeux bleus, le reflet d’un plus large ciel. Mais sonregard et son sourire de miséricorde ne rencontraient plus guèrequ’une vieille femme indifférente, des blés, des herbes et dessaules. Elle était vêtue d’un corsage clair et d’une jupe noire,comme beaucoup d’ouvrières de campagne ; elle avait jeté sursa tête, pour se garantir du soleil, une cape de batiste blanche,de fabrication anglaise, un reste de l’ancienne aisance, du tempsdu père. Quand le train, qui était un train de marchandises,s’engagea dans la partie de la voie que bordait la saulaie voisinede la maison, elle leva le drapeau roulé qu’elle portait à la main.Pendant deux minutes, le sol trembla ; les saules eurent leursfeuilles retroussées ; dix pies vécurent en l’air ; desgrognements de bétail enfermé, des grincements de ferraille et deplanches, effarèrent, dans le couvert des moissons proches, toutela faune invisible ; puis la dernière voiture dépassa laroute, et diminua, cahotante, sur les rails, tandis qu’une pluie desable retombait sur le remblai, les légumes et les cinqgroseilliers du potager.

La sarcleuse aux bandeaux ondulés ne s’étaitpas détournée. Edwige regarda de ce côté, puis vers l’est où, trèsloin, l’eau des grèves portait le globe du soleil. Elle avaittoujours cet air d’aimer répandu dans tout son être. Ellerentra.

Dans la salle carrelée et claire, ellerapprocha de la table la chaise qu’elle avait écartée tout àl’heure, s’assit, et, sur la toile cirée, reprit le bas de lainenoire qu’elle tricotait. Les aiguilles se croisèrent, silencieuses.La campagne, au dehors, était muette. Près du coude que la jeunefille appuyait sur la table, un livre d’heures était ouvert, unlivre relié et usé. Edwige se penchait au-dessus quelquefois,lisait sans interrompre son travail, et méditait.

C’est dans cette maison qu’elle habitait avecsa mère. Celle-ci, veuve depuis quelques années d’un chef destation de la compagnie, aurait pu prétendre à tenir unebibliothèque dans une gare. « J’y ai droit, disait-elle, jedemande mon droit. » C’était une personne susceptible etcontentieuse. Mais les places vacantes étaient rares, et les« droits » antérieurs au sien ne l’étaient pas. Aprèsavoir miséré, seule d’abord, puis avec sa fille chassée de l’école,dans un village du Blaisois, elle avait fini par accepter, aucommencement de l’hiver, un poste de garde-barrière. Elle ne s’yserait pas déplu, si la pensée de la déchéance ne l’avait pashantée. Comme elle était très rhumatisante, et que le médecin luiavait recommandé d’éviter les refroidissements, elle confiait à safille, presque toujours, le soin d’ouvrir la barrière et deprésenter le drapeau au passage des trains, se bornant à veiller età dire, de jour ou de nuit : « Il est l’heure », oubien : « Il y a du monde aux barrières. » Elle avaitl’oreille fine, et dormait peu.

Edwige, désormais, pour un temps indéterminé,se sentait obligée de vivre là, puisque c’est elle qui faisaitvivre l’autre. Elle y consentait, de toute sa volonté exercée ausacrifice et forte jusqu’au sourire. Elle était de ces veuves quise taisent. Jamais un mot sur les séparations anciennes. On ne lasurprenait point en larmes. Toute sa tendresse semblait aller aujour présent et y trouver la réponse qui suffit. Cependant, deuxdouleurs quotidiennes s’ajoutaient à la grande peine profonde quine finirait point, et l’une était du matin, et l’autre du soir. Lematin, en s’éveillant, elle entendait, à travers les prés, sonnerles cloches, et, la plupart du temps, elle, la consacrée, elle,l’assoiffée d’amour divin, elle ne pouvait se rendre à l’église,qui était distante de trois kilomètres. Le soir, une autre épreuve,cruelle, déchirante, l’attendait. Et la mère ne pouvait se douterni de l’une, ni de l’autre.

L’heure approchait, justement. Plusieurs fois,sur le cadran de la pendule plate pendue au mur, Edwige avaitregardé l’aiguille des minutes : quatre heures, quatre heurescinq, quatre heures dix, et, à chaque fois, elle avait interrogé,d’un coup d’œil inquiet, la route, qu’on apercevait à droite, jauneentre deux bourrelets d’herbe.

Quelques minutes encore, et la voix de la mères’éleva du jardin :

– Edwige ! vite, les voilà !Dépêche-toi ! L’express est en vue !

La jeune fille sortit en hâte, tête nue, etcourut aux barrières. Elle ne souriait plus. Son visage n’étaitplus rose ni tendre, mais pâle et contracté. Elle aurait voulu nepas venir, ne pas être là.

Ce qu’il y avait ? Il y avait trenteécoliers, des garçons et des filles, qui revenaient de l’école, etaccouraient, pour traverser la voie, et qui criaient :

– Mademoiselle ! Bonjour,mademoiselle ! Vite, mademoiselle !

Les garçons levaient leur béret ou leurcasquette ; les petites filles levaient leurs mains, lesdoigts écartés ; quelques-uns jetaient en l’air leurcartable ; toutes les mines éveillées, tout le luisant desyeux, toutes les lèvres tendues piaillaient :

– Ouvrez, mademoiselle !

Elle ouvrit. Au galop, les enfants passèrentsur les rails, deux ou trois toutes petites trottant à l’arrière,entraînées par une sœur grande. Et derrière eux, les barrièresfurent fermées. Pas un ne resta près d’Edwige.

Ils continuaient leur chemin ; ilss’éloignèrent ; ils ne furent bientôt plus, sur la routeamincie, qu’une chose indistincte, et qui flotte, comme un troupeaude moutons avec de la poussière au-dessus.

Edwige, le cœur battant, penchée, souffrant lemartyre de l’inutile amour, suivait du regard les enfants del’école.

En voyant disparaître, chaque soir, ceuxqu’elle aimait, elle pensait à Lyon, puis à Nîmes, puis à Dieu.

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