L’Isolée

Chapitre 2LÉONIDE

L’hiver était fini pour les habitants desplaines, et les blés, déjà drus, tentaient, pour le nid futur, lesperdrix en amour. Mais la neige couvrait encore les montagnes. Ellemollissait l’après-midi, dans la haute région du Bugey où vivait àprésent l’ancienne tourière de l’école de Lyon, puis la nuittombait, le vent coulait par-dessus le col des Traînes, et la terregelait de nouveau, sous son tapis blanc en maint endroit piétiné ettroué. Le village, exposé au sud-ouest, était bâti sur une penterapide, au-dessous d’une forêt de sapins que les paysans pillaient,dont la foudre étêtait les arbres, et qu’achevaient de ruiner lestorrents. Mais la forêt ne touchait le village que de sa pointeinférieure, et partout ailleurs, c’étaient des prés ravinés etrocheux, des éboulis minés par l’eau, qui, dans leurs plis déserts,enveloppaient les maisons. Tout en bas, dans la vallée, des champsformaient le creux, tout entourés de clôtures d’épines, pareils deloin à des dominos bordés de gris. Et la distance était si grande,de cette campagne des semailles jusqu’aux cimes, que le cri destoucheurs de bœufs, en arrivant là-haut, y troublait moins lesilence que le vol d’une sauterelle.

Là, dans une école libre nouvellementconstruite, Léonide était venue s’installer comme adjointe, dès lemois de juillet précédent. Une dame riche, qui avait donné leterrain pour l’école et qui supportait, à elle seule, la moitié desfrais d’entretien, dont les habitants de la montagne payaient lereste, avait fait venir, de Lyon à Bourg-en-Bresse, la cuisinièretourière, et, après avoir causé un quart d’heure avecelle :

– Ma petite sœur, vous me plaisez.

– Tant mieux, madame.

– Je vous engage.

– Ah ! si vous aviez connu ma sœurPascale, c’est elle que vous auriez engagée,… ou ma sœur Edwige,ou…

– Non, non, c’est vous, je n’ai pas deregrets. Vous logerez dans une chambre au nord, parexemple ?

– Ça m’est égal.

– Les gens du pays ne sont pasdévots.

– Tout Lyon non plus.

– Je ne vous vois qu’un défaut, ma petitesœur.

– Vous comptez mal, madame.

– C’est que vous n’avez plus de dents, etce n’est pas joli…

Léonide s’était mise à rire de bon cœur.

– Je vais en acheter, madame ! Dansquinze jours j’en aurai trente-deux !

Elle s’était fait faire un dentier, en effet,avant de quitter Bourg-en-Bresse, et elle était montée au village,non pas plus jolie assurément, mais plus jeune qu’elle n’était àLyon. « Vous ne me reconnaîtriez pas, écrivait-elle à madameJustine, si vous me rencontriez dans les lacets de la route, avecmes galoches, ma belle jupe neuve, mon chapeau de paille et toutesmes dents : mais, comme je ne pourrais pas m’empêcher de voussauter au cou, alors vous me reconnaîtriez. » L’ardente petiteinstitutrice était bien loin du quartier et des ouvriers deSaint-Pontique. Elle courait, parlait, catéchisait bravement, commeautrefois, mais sans réussir de même. Tout l’été, tout l’automne,tout l’hiver, dans la neige ou dans la boue, aux heures libres etaux jours de congé, elle avait monté et descendu les sentiers, pourrendre visite « aux parents » et aux autres. Les autresétaient hostiles, les parents n’avaient pas la bonhomie gouailleuseni la promptitude d’émotion des faubouriens qu’elle avait connus etaimés. C’était une population travaillée par l’envie, mise endéfiance contre le dévouement même, à cause de toutes lescontrefaçons qu’elle en voyait, intelligente et d’esprit vif pouracheter ou vendre, mais comme fermée à tout l’éternel. On eût ditque la partie la meilleure ne se composait que d’indifférenceremuée et de très ancienne foi chancelante. « Comme ils ont dûêtre abandonnés par leurs curés dans les temps anciens !pensait Léonide. C’est à peine s’ils regardent en l’air avant demourir ! Je ne suis pas toujours bien reçue. Mais ils ne merésisteront pas indéfiniment ; je prendrai le grand moyen aveceux : je veux les aimer ; je les aime ! » Elleavait tant couru, et par des temps si durs, qu’au commencement dumois de mars, elle était tombée gravement malade, atteinte aux deuxpoumons par une fluxion de poitrine. Sa robuste constitution avaitrésisté. Madame Léonide, très pâle, immobile, était assise dans unfauteuil de paille, enveloppée de laine noire, les pieds posés surune chaufferette, près de la cheminée de la grande chambre dupremier, au dessus de la classe. Les enfants étaient partis. Lesoir mettait sa cendre grise sur les quatre murs blancs. Il n’yavait que les rideaux de cretonne rouge du lit qui fussent tout àfait sombres. On entendait le sabotement d’un homme sur la place,et, dans la chambre, le tic tac enfiévré d’un réveil qui servaitd’horloge à la maison. Une femme monta l’escalier, et entra.

– Bonjour, Léonide, comment êtes-vous cesoir ?

Du milieu des châles et des capelines quil’enveloppaient, la malade répondit :

– De mieux en mieux.

La voix était faible, mais les yeuxbrillaient, vifs dans le crépuscule. Léonide, avec la joiereconnaissante des enfermés qui reçoivent une visite, regardait ladirectrice de l’école, une jeune fille élégante et mince, au longvisage d’un rose égal, aux yeux myopes et bridés par l’effort, etqui arrivait, les mains enfoncées dans les poches d’un tablier bleuà bretelles, et s’asseyait de l’autre côté de la cheminée.

Les petites ont encore demandé de vosnouvelles, reprit la directrice. Vous voyez qu’elles ne vousoublient pas. Moi, je venais voir si vous voulez vous recoucher.Voulez-vous que je vous aide ?

– Non, merci, laissez-moi dans le noir,comme à présent, encore une heure.

– C’est que le froid est vif, dehors.

– Le dedans c’est tout, voyez-vous,répondit Léonide en écartant ses châles et en sortant lementon ; je me sens revivre. Savez-vous ce que je pensais,ici, pendant que j’étais seule ? Je pensais d’abord quej’avais bien failli m’en aller chez nous…

Voyant l’étonnement de sa compagne, elle eutun sourire lent à se développer comme un long geste, et elle levale doigt vers le toit.

– Je veux dire là-haut, reprit-elle. Maisle danger est passé. C’est remis à une autre fois. Je pensais aussià la vie que j’ai menée pendant dix ans, au milieu de mes sœurs… Jevous ennuie en vous parlant de ça ?

– Mais non, mais non, dit mollement lajeune fille.

Et elle tendit ses mains longues et noueusesvers le feu, avec le soupir des patiences déjà lasses.

– Je vous garantis que je ne perdais pasmon temps ! Vous me reprochiez de me donner trop de mal ici,mais, là-bas aussi, j’étais toujours sur pied : porterie,balayage, cuisine, laveries, j’étais chargée de beaucoup detravail, bonne à tout faire dans une communauté, mais,comprenez-moi bien, elles me traitaient quand même comme leursœur…

– Oui.

– C’est une amitié meilleure que celle dumonde…

– Autre, en tout cas…

– Vous avez raison.

– Plus triste !

– Comment, triste ? mais nous étionstoutes de belle humeur. Je le suis encore… Tristes, ma sœurJustine ! ma sœur Edwige ! ma sœur Pascale !… Vouspensez sérieusement ce que vous dites ?

– Mais oui. Je ne comprends pas qu’onpuisse vivre heureuse dans un endroit dont on ne peut pas sortir àtoute heure, quand il vous plaît.

Un rire de tout l’être, un rire populaireauquel manquait seulement l’ampleur de la vie, étonna la directriceet toutes les choses qui l’entouraient.

– Êtes-vous heureuse, ici, vous,mademoiselle ? demanda madame Léonide.

– Mais oui, moyennement.

– Et pourtant, vous ne pouvez pas sortirdu village, avec votre peur de la neige, votre classe à faire, etmoi malade !

Un silence long, comme la distance quiséparait les deux esprits, suivit cette plaisanterie. Puis ladirectrice se leva, remit les mains dans les poches de son tablierbleu à pois blancs, et dit :

– Je vais faire mon dîner et levôtre ; dans une demi-heure je viendrai vous aider à vouscoucher.

Léonide resta seule. Malgré l’épaisseur de seschâles, elle eut l’impression que le froid du dehors, quisaisissait la terre, les arbres, les herbes, traversait le toit etles murs, et se glissait en elle. Elle appuya ses épaules et satête contre le dossier du fauteuil, et, dans l’épuisement de sesforces physiques, avec la netteté d’un esprit presque dégagé de soncorps, elle mesura la profondeur de sa solitude. Pendant la périodede début, au soir des courses dans la montagne, des visites auxhameaux et aux granges, elle s’endormait de lassitude, sans voir dulendemain autre chose que la tâche qui restait à faire. En cemoment, elle jugeait l’inutilité, apparente du moins, de soneffort. Dans ces maisons invisibles pour elle, muettes dans le noiret dans le froid qui rôdaient de compagnie, avait-elle uneamie ? une seule personne qui comprît pourquoi elle étaitvenue, pourquoi elle resterait là, pourquoi elle ne songerait ni àchanger, ni à se marier, ni à se plaindre ? non, pas mêmecette honnête jeune fille qui dirigeait l’école, et qui avaitsurtout besoin de gagner et le désir d’échapper, par le mariage oul’avancement, aux rigueurs d’un internement à huit cents mètresd’altitude. Toutes les portes étaient closes, tous les cœursfermés. Le réveille-matin battait la charge des secondes qui seprécipitaient, vides dans l’éternité. Par l’unique fenêtre, enface, sans y attacher sa pensée, mais recevant quand mêmel’influence de leur image, la malade apercevait des cimes de sapinsétagées et pressées, sur lesquelles roulaient en se déchirant lesvolutes de brume montant de la vallée. Cependant rien ne setroublait en elle. Immobile, paisible, les yeux fixés sur ce carréde la fenêtre, où la terre ne tenait qu’une petite place d’angle,les lèvres essayant de sourire, elle répétait :« J’accepte l’insuccès, l’abandon, la maladie, tant que vousvoudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de lapetite. »

Elle avait appris, vaguement, que sœur Justineavait des inquiétudes au sujet de Pascale. On ne lui avait rienraconté. À quoi bon ? Elle n’avait jamais été du« conseil » de la communauté. Et qu’aurait-elle pufaire ? Mais dans les lettres, courtes et vives, de madameJustine, elle avait deviné une tristesse. Et c’est pourquoi, àcette heure désenchantée et déserte, n’ayant de force que pour uneseule pensée, elle disait, dans la paix, en accueillantl’épreuve : « J’accepte l’insuccès, tant que vousvoudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de lapetite. »

La nuit formidable enveloppait la montagne, laforêt, le village et, dans une maison qu’un sapin eût couverte deson ombre, il y avait un être chétif, qui traitait avec Dieu pourle rachat d’une âme en détresse.

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