L’Isolée

&|160;

Il était neuf heures. La nuit était chaude, etplus chaude encore la nappe de vapeur et de poussière, éclairée endessous par les becs de gaz, et qui flottait au-dessus de Nîmes. Lesol restituait le soleil du jour, et l’odeur des égouts, des caves,des chambres, des ruisseaux, du fumier écrasé par les roues, desécorces de melon jetées devant les portes, tout l’encens de laville montait. À la même heure, sur les Collines, sur les pentesdes garrigues, les touffes de lavande et de mélisse, les feuillesmourantes de soif et pendantes des lauriers, des romarins, desgenévriers, livraient leur parfum à la brise soufflant de l’ouest.Mais la brise n’avait pas assez de force pour balayer l’énormecolonne de miasmes, de débris, de puanteur humide qui se dégageaitdes rues, des places, des cours, des toits longtemps chauffés. Elley jetait seulement un peu d’air pur. Et ceux qui respiraient cetair disaient&|160;: «&|160;Il fait bon sortir.&|160;»

Les habitants de Nîmes, ceux que l’été n’avaitpas chassés, se promenaient, buvaient dans les cafés, les buvettes,les débits, les hôtels, faisaient le tour des fontaines,s’épongeaient le front, et, partout où l’on pouvait s’asseoir,s’asseyaient. En haut du large cours de la République, qui aboutitau jardin de la Fontaine, les promeneurs, ouvriers ou petitsbourgeois du quartier, soulevaient une épaisse poussière, etmarchaient les pieds traînants, la tête levée et contente. Onriait. Des filles se croyaient jolies, quelques-unes l’étaient. Desplaisanteries, des intrigues d’amour, des médisances occupaient lesesprits qu’aucune idée n’alourdissait, et on eût compté les visagesgraves ou seulement sérieux. On respirait. Beaucoup d’enfants«&|160;prenaient le frais&|160;» avec les parents. Des soldatsflânaient ou regagnaient la caserne. En haut du cours, au-dessus dubois de pins, la Tour Magne se dressait, comme un phare éteint etvague dans la nuit.

Une femme, immobile, près de la ligne demicocouliers qui entoure le terre-plein, et appuyée contre lacolonne d’un bec de gaz, attendait. L’ombre de la plate-forme de lalanterne l’enveloppait et vacillait autour d’elle. Cela lui faisaitcomme une guérite. La femme ne sortait pas de là, et le métierqu’elle faisait se devinait à sa jeunesse non moins qu’à sapersistante volonté de demeurer à cette place, les bras croisés, ledos tourné à la foule qui se promenait. Elle savait qu’on viendraitl’y chercher. Dans cette foule, un seul groupe semblaitl’intéresser. Elle regardait, de temps en temps, du coin de l’œilet sans tourner la tête, un homme jeune, mince, bien vêtu, coifféd’un chapeau de paille et qu’accompagnaient un autre homme plusjeune, long buste aux jambes de basset, et deux femmes du baspeuple de Nîmes. L’homme passait et repassait dans la lumière, etses yeux se plissaient pour apercevoir et surveiller, dans lademi-ombre, la mince créature qui se tenait dressée contre leréverbère. Il ne cessait pas de parler, d’ailleurs, ni de rire.Quelquefois, les yeux de l’une et de l’autre se rencontraient etleur dialogue, muet et rapide, ramenait à l’immobilité la femme quiavait peur.

C’était le troisième soir qu’elle venait là,et à cette place. Elle était la chose, l’exploitée, celle qui n’apas le droit de se plaindre. Elle attendait, par ordre, exposée aumépris, aux plaisanteries des passants, et, ce qui était pire, àleur convoitise, n’ayant pas de nom, pas de volonté, pas de choix,pas d’aide. Quand la lumière de la flamme tombait sur elle parhasard, on pouvait deviner qu’elle avait de beaux cheveux blonds,mais courts, et formant en arrière un petit chignon plat.

Un homme, assis sur un banc, à quatre pas, laregardait. Il se leva et elle le vit, et elle se recula, d’unmouvement lent, essayant de se cacher de l’autre côté de la colonnede fonte. L’homme approchait d’un pas mal assuré, le buste courbéen avant, les bras écartés, comme ceux qui, au jeu decolin-maillard, tâtent l’espace pour saisir quelqu’un. Il étaitvêtu d’étoffe brune, pantalon large, veste longue, et coiffé d’unchapeau à bords rabattus, bouvier sans doute ou gardeur de moutonsdes Cévennes, descendu avec son troupeau jusqu’au grand marché deNîmes. Sa face carrée, bestiale, encadrée de deux favoris courts,riait d’un rire fixe, et, entre ses joues couleur de terre,montrait la pointe de ses dents jeunes. Il venait, et la pauvrefille aurait voulu s’échapper, mais elle avait peur de celui qui sepromenait dans la foule, et qu’elle sentait toujours voisin.

Elle s’était encore reculée&|160;; elle étaitsortie de l’ombre et entrée dans la lumière crue du bec degaz&|160;; on voyait qu’elle était jolie, délicate, honteuse, etcraintive. Elle avait mis ses mains dans les poches de son tablierà carreaux mauves, afin qu’il ne les prît pas, lui qui était toutprès. La poussière, le bruit, l’indifférence ou la basse curiositéde plusieurs centaines de promeneurs, enveloppaient ce drame del’extrême misère, celle de la honte qui n’est pas consentie.

L’homme qui tâtait l’ombre, ayant touché lacolonne de fonte s’y appuya d’une main, se redressa, énorme, et, del’autre main, lancée en avant, saisit la jeune femme et l’attiracontre lui pour l’embrasser. Elle se débattit, elle poussa un cri,en détournant la tête. Et il y eut des rires, dans les groupes,parce que cette fille refusait de se laisser embrasser. Quelqu’uncria&|160;: «&|160;Tiens bon&|160;!&|160;» Un agent de police, deloin, observait la scène avec l’indulgence de l’habitude. Un hommeivre, une fille rudoyée, c’était normal. D’ailleurs, il n’eut pasbesoin d’intervenir. D’un groupe de promeneurs qui s’était arrêté,l’homme au chapeau de paille et à l’épingle de cravate bleue sedétacha, et, rapidement, s’étant avancé derrière la jeunefemme&|160;:

–&|160;Allons, dit-il à voix basse etsifflante, emmène-le, faut-il que je m’en mêle&|160;!

Avec une expression de terreur et desupplication, elle regarda celui qui parlait. Elle se rapprochaitde lui, par saccades, luttant faiblement contre le bouvier qui latenait par les poignets, et la forçait à reculer.

–&|160;Ah&|160;! tu ne veux pas obéir&|160;!reprit le promeneur, qui avait tiré sa montre et, la faisanttourner, enroulait la chaîne autour de son doigt&|160;;… nousréglerons ça à la maison&|160;!… Emmène-le, je te le répète, etvite&|160;!

Elle allait se trouver prisonnière entre lesdeux hommes. Tout à coup, par une brusque secousse, elle parvint àdégager ses poignets, plia la taille, se redressa et partit dans ladirection du Cadereau.

Quelques bravos l’approuvèrent. Mais lebouvier la rattrapa au bout de vingt pas, la prit par le bras, eton les vit tourner ensemble, à l’angle d’une des rues du quartierouvrier, à gauche du cours de la République.

L’homme à l’épingle bleue qui s’était, luiaussi, mis à courir, revint sur ses pas, et l’une des femmes quil’attendaient, regardant la créature réduite par la peur et dont onpouvait entrevoir encore, près de disparaître, la tête basse et letablier flottant, dit avec dédain&|160;:

–&|160;Il y a de la brouille dans leménage&|160;!

L’homme fronça les sourcils, etrépondit&|160;:

–&|160;Depuis quelques jours. Mais ça nedurera pas&|160;! J’ai le moyen de me faire obéir.

Et il frappa, l’une contre l’autre, ses mainspliées et formant le poing.

La nuit chaude, fouillant les pierres et lapoussière pour en boire la dernière eau, continuait de peser, etles petites gens de se promener sur les boulevards et dans lesrues, espérant un souffle frais, qui venait rarement.

Cinq heures du matin. La porte qui faitcommuniquer la maison des Prayou, en arrière, avec le terrainvague, s’ouvre, et une femme se penche&|160;; elle s’appuie au murcomme si la fraîcheur du matin la faisait défaillir&|160;; elleaspire quelques gorgées d’air, précipitamment&|160;; elle regardele temps, puis rentre, laissant la porte ouverte.

Le matin est d’une limpidité parfaite. Il n’ya plus de vent du tout, et la journée sera étouffante. Il faut sehâter de sortir. La femme revient&|160;; elle a encore la même jupegrise qu’elle portait la veille, le même corsage d’étoffe bleue àsemis de grappes blanches&|160;; seulement elle a jeté sur sesépaules, à cause de l’heure matinale et qui devrait être fraîche,un châle de laine qu’elle ne croise pas, et qui retombe, en avant,sur la poitrine, et du bout de sa frange touche la ceinture. Elleest pâle et amaigrie&|160;; son visage n’exprime aucun contentementde la beauté du matin&|160;; ses yeux restent tristes. Elle soulèveet pousse devant elle une brouette chargée d’un énorme paquet delinge qu’enveloppe un drap. Et, pendant qu’elle sort des brancardsde sa brouette, pour fermer sa porte, elle inspecte les fenêtresdes maisons voisines de la sienne, sur la pente de Montauri.

Car toutes ces femmes qui habitent là, ceslocataires des Prayou, qui ont dépendu d’elle autrefois et qui lasaluaient bas, la Rioul, la Lantosque, la Cabeirol et les autres,qui demeurent plus haut ou plus bas dans la rue de Montauri, leursmaris, ou frères, ou amants, et ces Mayol, l’homme, la femme&|160;;la sœur, qui sont logés de l’autre côté de la rue, juste en face dela maison des Prayou, tous, comme ils doivent rire d’elle àprésent&|160;! Que de choses ils savent, sur le compte dePascale&|160;! Comme ils l’ont vue descendre et tomber, depuis desmois, elle dont plusieurs femmes étaient jalouses au début&|160;!Ils doivent avoir entendu ses cris, cette nuit, quand Jules Prayouest rentré, à deux heures, et qu’il l’a battue&|160;; quand il l’apoursuivie dans l’escalier&|160;; quand elle a ouvert la fenêtre etappelé au secours&|160;! Ils doivent la guetter ce matin. Derrièrequelle fenêtre et quelle vitre sont-ils cachés&|160;? Encore cetteveuve Rioul, qui va faire des ménages en ville, peut poser pour lavertu&|160;: elle est vieille. Mais cette Lantosque, la femme dutailleur qui loge dans la même maison que la Rioul, on a parléd’elle souvent&|160;; elle a, dans le regard, tous les feuilletonsqu’elle lit à longues journées&|160;! Et les Cabeirol, le petitemployé de tramway et sa femme, qui ont loué la maison de gauche,qu’est-ce qu’ils ont à dire&|160;? Des gens qui paient mal, quin’ont pas donné un sou depuis six mois&|160;!… Ils devraient setaire au moins, et ne pas montrer leur mépris&|160;! Ah&|160;! sielle avait quelqu’un pour la protéger&|160;!… La protéger&|160;?…Hélas&|160;!… il faudrait être aimée… Personne n’aime plus PascaleMouvand, surtout celui qui l’a perdue.

Et il faut vivre là.

La jeune femme reprend son fardeau, traversel’extrémité du terrain vague, et gagne la rue de Montauri, qu’elledescend jusqu’au torrent. Les voisins n’ont pas encore ouvert leursvolets. Il n’y a qu’un maraîcher qui arrose son jardin. Au delà dupont, sur le quai, bien peu de boutiques sont ouvertes&|160;:quelques débits, quelques épiceries dont les clients sont tous descampagnards. Personne encore dans le lavoir qui est là, à droite,au tournant du pont. Pas une laveuse de Nîmes n’est encore autravail. Tant mieux&|160;! Elle pose à côté d’elle le paquet delinge, relève ses manches, dénoue le drap, et s’agenouille à lapremière des places ménagées le long du bassin plein d’eau, toutprès du robinet dont elle augmente le débit. Une femme passe sur laroute, dans une petite carriole, un «&|160;jardiniero&|160;», oùsautent en mesure, au trot du cheval, les arrosoirs de fer-blanc,pleins de lait. Elle n’a fait attention ni au long lavoir au toitde tuile, ni à l’unique laveuse qui lève le battoir sur lestorchons de la veuve Prayou.

Une longue traînée de poussière retombederrière la voiture. Pascale trempe le linge, l’essore, lefrappe&|160;; mais elle ne peut travailler longtemps et, toutes lescinq minutes, de souffrance et de lassitude elle s’arrête, et fermeles yeux, et elle reste là, comme évanouie, assise sur ses talons,les bras à plat sur le mur de ciment du bassin, et les doigtstouchant le courant de l’eau. Le soleil commence à chauffer lestuiles du lavoir. L’ombre des maisons sur le quai diminue etblêmit.

Il ne reste plus rien qu’une apparence, envérité, de cette Pascale qui arrivait, il y a treize mois, dans labanlieue de Nîmes, espérant y retrouver quelque chose de l’abri oùelle avait vécu. Sa crédulité, son imprudence, un souvenir chantantde sa jeunesse l’avaient amenée chez ces parents misérables. Et,tout de suite, avec une habileté entière, on avait commencé de lacorrompre. Que de complices s’étaient unis contre elle&|160;!L’éloignement de l’exemple de ses compagnes&|160;; l’absence decette règle qui guidait sa volonté et l’exerçait, de sorte quechaque minute était une élection nouvelle et donnait à la maîtrisesur soi un accroissement de pouvoir&|160;; la subite privation del’amitié tendre, intelligente et pure des sœurs, et le chagrinqu’elle en éprouvait&|160;; tout cela servait les desseins de JulesPrayou. Il s’était montré, d’abord, prévenant et réservé&|160;; ilavait su la plaindre et garder le secret de ce passé qu’ellevoulait regretter seule et jalousement, comme un amour déçu&|160;;il l’avait défendue contre les préjugés de ce milieu populaire, quine s’ouvre pas plus aisément que les autres à l’étrangère, et ill’avait comblée de cadeaux. Pascale s’était montrée confiante. Peuà peu il l’avait séduite. L’erreur n’avait pas duré&|160;: maiselle était sans retour. Au lendemain de sa faute, le sentiment del’irréparable avait saisi Pascale. Il s’était mêlé aux premiersremords&|160;; il les avait rendus vains et tournés endésespoir&|160;; à présent, il la dominait toute. Elle s’étaitrépété, tant et tant de fois&|160;: «&|160;Comment ai-je pu tombersi bas&|160;! Malheureuse Pascale, plus malheureuse qued’autres&|160;! Avoir été ce que j’ai été, et être ce que jesuis&|160;! Avoir eu la mère que j’ai eue, et mon père, et ensuitele voisinage et l’exemple des saintes&|160;! Avoir été la bénie,l’entourée, la respectée, et ne plus oser même soutenir le regardde celles des femmes de Montauri qui me rappellent mon passé&|160;:des pures, des préservées des vaillantes&|160;! Avoir été choisie,et trahir ainsi&|160;! Comme je connaissais ma faiblesse,hélas&|160;! Ma vocation n’était que de la crainte de moi-même, oùCelui que je n’ai plus le droit de nommer avait mêlé un peu d’amourpour lui. Et tout est fini&|160;! Le seul avenir que je voulais estfermé&|160;! Même si les temps devenaient meilleurs, si lescouvents se rouvraient, plus de place pour la créature indigne queje suis&|160;! Qui donc voudrait reprendre, pour enseigner lesenfants, et leur apprendre à résister aux tentations, celle qui esttombée&|160;? Je suis celle que rien ne peut relever. Je suisdamnée, damnée, damnée&|160;!&|160;»

Bien vite aussi, elle avait devinél’abominable machination dont elle avait été victime&|160;; elleavait aperçu la corruption foncière de ce Prayou, sa vie dedébauche et d’expédients, sa brutalité. Elle avait compris qu’il nel’avait jamais aimée, et qu’on avait travaillé de concert àpervertir Pascale. La veuve Prayou avait maintenant une domestiquegratuite, à laquelle elle laissait tout le travail de lamaison&|160;; et lui, il avait acquis sur une femme jeune, jolie,et privée de tout appui, une domination qu’il comptait exploiter, àson heure, jusqu’aux dernières conséquences. Ruiné depuislongtemps, il entendait que cette fille, qu’il avait perdue, tombâtencore plus bas et devînt une ressource. Elle résistait. Cette vieétait si affreuse que Pascale, dans les premiers mois de l’année,avait voulu se tuer, mais le courage lui avait manqué. Elle avaitpeur de la souffrance et de la mort, à présent que l’âme necommandait plus, et que le péché la tenait. Elle avait voulus’enfuir aussi, mais Jules Prayou avait pris ses mesures, depuislongtemps, pour qu’elle ne pût s’échapper.

De tout ce qu’elle faisait et disait, il étaitaverti. Pascale se sentait enveloppée, de plus en plus, dans unréseau de surveillances, de trahisons, de jalousies presque sansnombre. Son maître était un être redoutable et redouté. Cet homme,sans argent avouable, sans considération et sans métier, avait descomplicités partout. Il tenait le quartier, non seulement le groupedes maisons de Montauri, mais celui de l’abattoir et du marché auxbestiaux. Sans qu’il fût mêlé ouvertement aux luttes politiques,plusieurs politiciens le ménageaient, à cause de sa faconde, et del’influence qu’il avait dans des milieux spéciaux. On disait&|160;:«&|160;Il ne faut pas avoir Prayou contre soi.&|160;» Et lespériodes électorales lui donnaient des rentes. Les agents chargésde la police, et qui avaient formelle mission de le surveiller,avaient fini par entrer en arrangement et en combinaisons avec cebandit, que l’opinion désignait comme capable de tout, et qu’on neparvenait pas à convaincre d’un délit déterminé. Ils acceptaientd’entrer, avec ou sans lui, dans l’un ou l’autre des cafés borgnesoù il régnait, d’y prendre une consommation et de partir sanspayer. Jules Prayou les aidait quelquefois en leur fournissant desindications. Il achetait ainsi un relâchement de surveillance, unemyopie accidentelle de certains employés subalternes. Les fraudeursd’alcool se servaient volontiers de son expérience, de saconnaissance parfaite du pays et des hommes&|160;; les braconniersse débarrassaient chez lui du lièvre ou des perdrix tirés en tempsprohibé&|160;; les propriétaires de mazets, dont les oliviersétaient trop souvent visités par les maraudeurs, en novembre,savaient que, moyennant une juste rétribution, un mot d’ordreserait transmis qui leur épargnerait l’ennui de perdre toute larécolte. Quand ce grand jeune homme, aux yeux veloutés etdédaigneux et à la mâchoire avançante de bête fauve, passait dansles quartiers voisins de Montauri, une foule de gens le saluaientd’un coup de chapeau ou d’un signe de la main. Il répondait d’unmot ou d’un mouvement de paupière, selon l’importance des cas. Lesfemmes le regardaient. Les marchands de journaux descendaient dutrottoir où il marchait&|160;; les bohémiens de la cour de laConsolation, tribu fermée pour d’autres, l’accueillaient&|160;; lesmusiciens ambulants et les mendiants de tout ordre, vrais ou faux,le considéraient. Et tout ce monde, plus ou moins, le renseignait.On lui disait&|160;: «&|160;J’ai vu votre bonne amie au jardin dela Fontaine&|160;; je l’ai vue dans le chemin deSaint-Césaire.&|160;» D’ailleurs, Pascale ne sortait jamais qu’avecautorisation, et pour un temps d’avance limité.

Elle était bien devenue l’esclave, à la foisrévoltée et apeurée. Ses forces avaient décliné, au point que lesvoisines disaient&|160;: «&|160;Avec cette mine-là, elle n’ira pasloin.&|160;» Elle ne pouvait plus voir Prayou sans être prise d’untremblement nerveux, qui durait des heures. Elle toussait&|160;;elle avait la fièvre souvent&|160;; elle souffrait toujours enquelqu’un de ses membres, et l’usure de son sang, dans ses veinesdouloureuses, l’avait laissée à la fin sans défense contre lavolonté de son maître. Mais le mal était surtout dans l’âme, que lepassé torturait et désespérait. Pascale les repoussait, cessouvenirs, dix fois, vingt fois, cent fois, et ils revenaienttoujours. Avec l’aube et avec le crépuscule, avec les midis quisonnaient aux clochers, et à toute heure du jour, pour un moment desilence et de vide que naguère la paix aurait rempli, pour unvisage ou un son de voix qui en rappelait vaguement d’autres, desimages surgissaient en elle, impétueusement&|160;: «&|160;Réveil…C’est sœur Léontine qui sonne… Angélus… Maintenant, nousdescendions à l’église… C’était la méditation… Le soleil décline,les petites nous laissaient seules… Edwige bien aimée&|160;!Danielle&|160;! Et vous qui étiez mon appui, sœur Justine&|160;!…Quelle horreur&|160;! Quelle profanation&|160;! Quelle honte devantvous&|160;! Je ne veux plus vous voir&|160;! Écartez-vous de monabîme, vous qui êtes les élues&|160;!&|160;» Et tout avait sombrédans ce désespoir, l’ancienne liberté d’esprit, l’ancienne gaieté,l’éclat même de ces yeux d’or que leur jeunesse semblait avoirquittés&|160;; tout, excepté un amour encore vivant&|160;: celuides enfants qui ne l’approchaient plus, et dont elle regrettait lebonjour, les baisers, le regard confiant, et ce sourire qu’ellegagnait si vite autrefois…

Oh&|160;! quel poids de chagrin il lui fautsoulever, pour se remettre au travail&|160;! Et pourquoi travaillerencore&|160;? Et pour qui&|160;?

Voilà encore un jour revenu&|160;!… La matinéeest commencée&|160;; toutes les boutiques sont ouvertes&|160;; lesfilets et les claies qui protègent contre les mouches pendentdevant les portes. Pascale, avec effort, se redresse, et se penchesur le linge abandonné dans la cuve de pierre. Une forme noire, unehaute silhouette d’ombre, venant du côté du pont, éteint le soleilet passe sur la route&|160;; c’est la veuve Rioul, avec ses airs dedame pauvre qui a connu la fortune. Elle part de bonne heure, pouraller faire deux ménages en ville, et elle a coutume d’entendre lamesse à l’église Saint-Paul. Elle n’a pas vu Pascale&|160;: en toutcas, elle dépasse le lavoir sans regarder à droite&|160;; elle s’enva, le bas de sa jupe noire déjà tout blanc de poussière… Depuis lejour – il y a des mois – où elle s’est permis de dire à Pascale,tout nouvellement arrivée dans ce quartier et dans cette maison desPrayou&|160;: «&|160;Vous êtes bien jeune, mademoiselle, prenezgarde, on parle déjà de vous,&|160;» elle n’a plus guère adressé laparole à Pascale, qui l’avait si mal reçue. Le battoir s’abat surle linge. La vieille femme traverse le terrain nu qui s’étend enface du lavoir, et s’enfonce dans les rues de la ville. Les cigalesaugmentent de nombre et de bruit. La laveuse a déboutonné le col deson corsage bleu. Des voix descendent de Montauri. Elles sontjeunes, et Pascale les reconnaît&|160;; elle nomme déjà dans sonesprit, avant qu’elles aient passé le pont, Marie Lantosque, unelocataire aussi, et la femme du jardinier, la Mayol, qui demeurejuste devant la porte de la veuve Prayou, et la sœur de la Mayol,une jeune fille qui va se marier. Les trois femmes débouchent dupont de Montauri, et elles n’ont pas plutôt dépassé le mur quiprotège les laveuses, qu’elles tournent la tête sans s’arrêter.

–&|160;Bonjour, madamo Pascaù&|160;!Bonjour&|160;! Bonjour&|160;! Coumo vai faire caù, dinc unoouro&|160;! (Comme il va faire chaud, dans une heure&|160;!)

Elles rient, elles vont vite, et Pascale lessuit des yeux, un instant, en foulant son linge de ses deux mainslasses. «&|160;Elles me saluent, songe-t-elle, elles ne voudraientpas me mépriser tout haut. Mais, tout bas, que pensent-elles&|160;?La Lantosque avait un air de se moquer.&|160;»

Et Pascale souffre d’imaginer lesconversations secrètes des trois femmes qui s’éloignent, presséeset droites comme trois doigts fins. Elle est tellement incapable dese dominer, qu’elle s’en prend aux choses qu’elle lave. Elle frappeplus vite, elle roule et tord son linge avec irritation. La colèrelui tient lieu de force, pour un temps. Finir, finir, ne plus êtrelà&|160;;… c’est son rêve, comme tout à l’heure, son rêve était dequitter la maison. Pendant que Pascale travaille ainsi et s’épuise,une enfant, une clarté, une joie est entrée dans le lavoir. C’estla petite Delphine Cabeirol, qu’on appelle Finette, la fille de lalocataire des Prayou, une enfant de dix ans, vive, sautillantecomme une bergeronnette, sombre de cheveux et qui a de si longsyeux, verts comme une olive et étonnés de tout. Pourquoi est-elleentrée par l’autre extrémité du lavoir&|160;? Qui sait&|160;? Pourdanser quelques pas de plus, dans le soleil qu’elle aime. Elle estarrivée en sautant jusqu’au milieu du couloir où les femmes seplacent pour laver&|160;; elle retient, d’une main, un petit paquetposé sur sa tête&|160;; puis, subitement, elle s’est arrêtée,apercevant la voisine, la «&|160;propriétaire&|160;» de la rue deMontauri, «&|160;celle à qui tu ne dois pas parler&|160;», dit lamaman. Et Delphine, qui évite le plus qu’elle peut madame Pascale,est tout interdite de se trouver là, vis-à-vis d’elle, sans l’avoirprévu, et toute seule. Elle s’est donc baissée très bas, et elledénoue sans bruit, sans geste brusque, le paquet dont elle étaitchargée. Madame Pascale bat si fort son linge qu’elle ne remarquerapeut-être pas la présence de Delphine. Mais non, la petite a étévue, et le battoir s’arrête de frapper le linge. Et les yeux quisavent être si doux la considèrent avec une tendresse qui ressembleà celle de la mère. Madame Pascale a retiré de l’eau sesmains&|160;; elle les laisse pendre sur son tablier mouillé&|160;;elle est à genoux et à moitié détournée vers l’enfant, et elle nesourit pas comme font les femmes qui veulent que les enfants lesembrassent, mais elle attire aussi, et elle appelle avec satristesse. Ni elle, ni Delphine ne bougent plus. Les moustiquesfont plus de bruit qu’elles deux. On dirait que madame Pascale apeur d’effaroucher Delphine et de la faire fuir. Et c’est Delphinequi parle la première, quand elle voit que les larmes sont toutprès des yeux qui la contemplent. Elle a dénoué le paquet et mis enpile sur le bord du bassin, à quelques pas de madame Pascale,quelques mouchoirs, une chemise, des bas et un jupon d’enfant, avecun gros morceau de savon de Marseille. Elle est moins Nîmoise queProvençale. Elle se sert de la jolie formule d’autrefois&|160;:

–&|160;Salù, madamo Pascaù e la compagno…Porte iço, per ma mera, que tan ben vai veni lava. (Bonjour, madamePascale et la compagnie, j’apporte cela pour ma mère, qui va aussivenir laver.)

Elle fait un signe de sa petite tête pâle, quise relève vite, comme une touche d’ivoire, et elle veut s’enaller.

–&|160;Dis-moi, Delphine, tu as donc lapermission de me parler, ce matin&|160;?

–&|160;Non, dit la petite ingénument etpar-dessus son épaule.

–&|160;Alors, c’est parce que tu vois que j’aide la peine, que tu me dis bonjour&|160;?

Delphine eut un mouvement de paupières quidisait oui.

–&|160;Je l’ai deviné, vois-tu&|160;; jeconnais bien les petites filles&|160;; oh&|160;! très bien… Tu asraison de croire que j’ai de la peine. J’en ai beaucoup.

Les grands yeux couleur d’olive sevoilèrent.

–&|160;Tout le monde est méchant avec moi…Veux-tu être bonne, toi, petite Delphine&|160;?

L’enfant, embarrassée, tordit l’une dansl’autre ses mains et, sans ouvrir ses lèvres, elle répondit par sonregard, qui disait&|160;: «&|160;Que voulez-vous de moi&|160;? J’aile cœur gros parce que vous souffrez, sans que je comprennebien&|160;;… mais que voulez-vous de moi&|160;? Si c’est quelquechose que je puisse faire sans trop désobéir&|160;? Je désobéiraibien un peu pour vous&|160;?&|160;»

–&|160;Je ne te demande pas de venirm’embrasser, petite Delphine, non, je ne voudrais pas… Donne-moi tamain seulement&|160;; cela me fera tant de bien&|160;!… Je n’aipersonne qui m’aime.

La petite sourit. Toute sa joie lui revint. Cen’était que cela&|160;? Donner la main&|160;? Delphine savait queles toutes mères et toutes les voisines, d’ailleurs, aiment àcaresser les enfants. Elle s’avança, les mains à plat dans l’air ettendues comme pour les faire baiser. Mais, avant qu’elle eût touchécelles de Pascale, elle s’arrêta court, écouta, sauta sur ses piedsde chèvre, et s’enfuit&|160;:

–&|160;Maman qui arrive&|160;! La voilà&|160;!la voilà&|160;!

En trois bonds, elle eut traversé lecouloir&|160;; elle passa par la brèche qui est au bout du bassin,repassa sur la route ensoleillée devant Pascale, et tournabrusquement, pour prendre le pont de Montauri.

Pascale entendit quelques mots rapides, enpatois, échangés entre Delphine qui se défendait et la mère quigrondait, puis, par la porte qui ouvre près du pont, la Cabeirolentra. Un froncement de sourcil exprima tout de suite le sentimentde cette Cabeirol, quand elle aperçut Pascale agenouillée dans lelavoir. Elle eut soin de reculer d’une place les hardes déposéessur le bord du bassin, pour n’être pas tout auprès de cettecréature. Elle dit cependant, comme les autres&|160;:«&|160;Bonjour, madame Pascale&|160;», mais très vite et du boutdes lèvres, si bien que l’autre, qui s’était penchée de nouveau enavant, ne l’entendit pas. C’était une Provençale de la petiteespèce, maigre, décidée, vibrante. Elle se sentait au-dessus dePascale, étant mariée, elle, et mère. Elle désapprouvait cette viede désordre et de dépense des Prayou, – on les croyait richesencore dans Montauri, – sentiment tout humain, d’ailleurs, et quin’était nullement inspiré par la dévotion. Mais, en même temps,elle était contrainte de ne point montrer ce qu’elle pensait, étantla locataire des Prayou, locataire en retard le plus souvent.Oh&|160;! il y a longtemps qu’elle aurait quitté la maison, si lesannées n’avaient pas été si dures pour Cabeirol&|160;! Il faudraitquand même en venir là prochainement, à cause de Delphine quigrandissait, qui comprendrait, futée comme elle l’était, et avancéepour son âge. En attendant une bonne année, de l’avancement dansles tramways, on aurait aimé des voisins de meilleure tenue, et unlogement moins mal famé.

La Cabeirol s’agenouilla à la place qu’elleavait choisie, et se mit à savonner, frotter, tordre son linge,comme faisait sa voisine Pascale.

Celle-ci, irritée du refus de l’enfant,n’avait pas eu l’air de s’apercevoir de la présence de la Cabeirol.Elle avait seulement rangé sa jupe, d’un mouvement vif, mais sansregarder même celle qui entrait. Fallait-il que cette Cabeirol laméprisât, pour avoir défendu à une enfant de dix ans de luiparler&|160;! Quelle cruauté&|160;! Pourquoi cette femmeinsultait-elle une autre femme&|160;? Elle était heureuse&|160;:elle aurait dû avoir plus de pitié&|160;! «&|160;Si elle pouvaitvoir autre chose que ma vie, pensait Pascale, voir mon cœur, et ledégoût infini, et l’abandon de tout, de tout, de tout&|160;!Bah&|160;! qu’est-ce que je pense là&|160;? Si elle savait qui jesuis, elle aurait encore plus d’horreur de moi, et elle me mettraitla tête dans l’eau qui court, pour me noyer&|160;!…&|160;»

Les deux femmes travaillaient. Le soleil,reflété par la poussière de la route et par l’eau du lavoir,éclairait en dessous leurs visages qu’une usure différentealtérait. La Cabeirol était ridée, desséchée par la misère, fanéepar trente ans de vie rude et mal nourrie. Pascale était atteinte,et il y avait une transparence inquiétante dans ses joues pâles,dans le tissu de ses oreilles qui eussent pu appartenir à unestatue d’albâtre, et dans ses maigres mains, si chétives quand elleles levait, ruisselantes, au milieu de l’ardente réverbération del’eau et de la route.

Quelques traîneurs passaient devant lelavoir&|160;; on entendait le murmure de la ville et les cris desenfants que les mères rappelaient vers l’ombre.

Le battoir de Pascale se ralentit&|160;; elletoussa, d’une toux sèche, et, comme si la force de son corps se fûtépuisée, tout à coup, demeura renversée en arrière sur ses talons,la poitrine tendue, les narines dilatées et bleuies, les yeux fixésen avant, par une angoisse. Puis, elle appuya son épaule contre lemur du lavoir, à gauche. La Cabeirol acheva de tordre la chemise deDelphine, parce qu’il est convenu qu’on ne doit pas observer ceuxqui souffrent, quand ils ne sont pas des parents, à l’heure où ilsgrimacent de souffrance&|160;; puis, de côté, après quelquesinstants, elle regarda Pascale, qui essayait de nouveau de seremettre au travail et de rassembler le linge lavé pour l’étendreet le faire sécher. Elle la vit si haletante que la pitié, lavraie, la fit parler. Elle était une créature d’impulsion, et nepouvait voir souffrir, au delà d’un certain degré, ceux mêmesqu’elle n’aimait pas.

–&|160;Oh&|160;! dit-elle, vous êtes malade,madame Pascale&|160;?

Pascale répondit durement&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que cela peut vousfaire&|160;? Malade ou non, il faut aller.

Le mouvement de sensibilité de la Cabeirolrésista à cette mauvaise réponse, et elle dit&|160;:

–&|160;Je pourrais vous aider à étendre. J’aisi peu à faire, moi, ce matin. Voyez&|160;! j’ai fini.

Elle montrait son paquet de linge frais, hautd’une coudée.

–&|160;Je ne suis pas habituée à être aidée,dit Pascale. Mais si vous avez du temps à perdre, faites ce quevous voudrez.

La Cabeirol se leva aussitôt, et, sans riendire, se mit à empiler les chemises, les mouchoirs, les jupons, lesserviettes lavées par Pascale. Celle-ci, stupéfaite plutôt quetouchée, la laissait faire, et cherchait quel intérêt pouvait avoirla Cabeirol à agir de la sorte. Elle demeurait immobile, occupée desa seule souffrance, et de la peine qu’elle avait à respirer.

Ce mutisme énerva la Cabeirol qui dit enfin,passant près de Pascale&|160;:

–&|160;Ce n’est pas tout de même une raison,parce qu’on est malheureuse, pour traiter le monde comme deschiens.

–&|160;Malheureuse&|160;? dit Pascale en laregardant. Qu’en savez-vous&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, croyez-vous que ça ne sedevine pas&|160;? Une jeunesse comme vous, ça devrait êtreheureux&|160;!

Pascale secoua la tête, et garda la mêmephysionomie dure, mais elle écouta. C’était la première fois qu’onla plaignait, depuis qu’elle était entrée dans la maison de JulesPrayou… Quatre laveuses de profession, vieilles femmes de Nîmes,parlant haut, pénétrèrent en ce moment dans le lavoir, etcommencèrent à s’installer à leurs places d’habitude.

–&|160;À votre âge et avec votre mine encore,continua la Cabeirol, qui s’approcha tout près de Pascaleagenouillée et lui parla tout bas, mettant sa petite tête brune etvivante à la hauteur de la tête blonde abandonnée de Pascale,est-ce que vous devriez vous laisser traiter comme on voustraite&|160;?

–&|160;Vous avez entendu, cettenuit&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;D’autres nuits&|160;?

–&|160;Peut-être. Il vous a battue&|160;?…

–&|160;Oui.

–&|160;Et puis ce n’est pas beau, ce qu’ilvous oblige à faire… On n’est pas dévotes, ni vous ni moi, et jesais bien que chacun est maître de son corps&|160;: mais pourtant,si vous étiez mariée, on vous traiterait mieux&|160;!

Pascale fit un geste d’horreur.

–&|160;Avec lui ou avec un autre, madamePascale&|160;; je ne dis pas avec lui, si vous ne l’aimezpas&|160;!… Ne vous fâchez pas. Croyez-moi, vous trouveriezfacilement des remplaçants… Moi qui vous parle…

Pascale lui prit le bras, et, devenuelivide&|160;:

–&|160;Non, dit-elle, ni avec lui, ni avecd’autres.

–&|160;Seriez-vous donc déjà mariée&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Alors&|160;?

Pascale se redressa avec effort, ramassa unmonceau de linge, et dit&|160;:

–&|160;Alors ne vous occupez pas de moi&|160;;je ne peux pas m’ôter mon mal&|160;; je l’ai voulu, et les peinesqu’on a voulues, on les souffre et on en meurt, voilà… Tenez,aidez-moi à étendre mon linge, je veux bien. C’est tout ce que vouspouvez faire pour moi.

La Provençale se leva aussitôt, et dit, commese parlant à elle-même&|160;:

–&|160;C’est moi qui filerais, si Cabeirollevait seulement la main sur moi&|160;!

Elles étaient debout, toutes les deuxmaintenant, et prenant l’une et l’autre une brassée de linge blanc,elles sortirent par la porte toute voisine, et, sur le sommetarrondi du mur bas qui borde le Cadereau, sur le parapet du pontqui se prolonge au delà des arches et s’ouvre sur la route, ellesétendaient les mouchoirs, les chemises, les bas. Le soleil était siardent, que la chaux des murs et les cailloux au fond du torrentavaient l’air de flamber. La poussière se levait par endroits, etmontait sans qu’on sentît le moindre souffle de vent. On eût ditqu’une ivresse éclatante l’emportait dans le ciel. Les bêtes delumière criaient de joie, les cigales, les mouches, les moucheronsinnombrables au bord du Cadereau. Onze heures étaient sonnéesdepuis longtemps. Des enfants remontaient de la ville versMontauri, et des ouvriers, et des femmes lasses, les traits tiréspar la longue station debout dans l’atelier.

Or, en ce moment, et en sens contraire, unefemme, une étrangère venait. Elle descendait la rue de Montauri.C’était une femme empaquetée dans une robe défraîchie de lainenoire, lourde et qui lui avait donné terriblement chaud. Malgré latempérature et malgré la sueur qui coulait sur son visage, elleportait une voilette. En arrivant devant le pont, elle rencontra laCabeirol qui revenait à vide vers le lavoir, les bras ballants.

–&|160;Voulez-vous me donner un renseignement,ma chère dame&|160;?

–&|160;Pour vous servir, dit la maigriote, encherchant à voir à travers la voilette.

–&|160;Vous connaissez peut-être une femme quis’appelle Pascale Mouvand&|160;?

–&|160;Mouvand&|160;? je ne sais pas&|160;: ondirait plutôt ici Pascale Prayou, répondit en riant laCabeirol.

L’autre ne rit point, et répondit&|160;:

–&|160;C’est elle que je cherche. Je viens dela maison qu’elle habite, là-bas. On m’a répondu qu’elle était aulavoir. Est-ce vrai&|160;?

–&|160;La voilà, dit la Cabeirol en montrantdu doigt le lavoir&|160;; parmi les femmes, là, celle qui se baissepour prendre du linge… Voulez-vous que je l’appelle&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, non, attendez&|160;!

La Cabeirol fut étonnée de l’émotion que desmots si simples avaient produite sur la nouvelle venue. Celle-cimit la main sur sa poitrine, tout près du cou, comme si elle nepouvait respirer. Elle tâchait en même temps de discerner la femmequ’on lui montrait, à moins de vingt mètres, dans le lavoir. Maiselle secoua la tête.

–&|160;Mes yeux sont mauvais aujourd’hui… Jene la vois pas… Dites-lui que c’est une de ses amies qui lademande… Je vais l’attendre ici, à la sortie du pont, derrière laporte du lavoir…

Devant elle, en ligne droite, elle gagna leréduit formé par le parapet du Cadereau, par celui du pont quis’ouvrait en calice sur la route, et par le mur du lavoir, tandisque la Cabeirol se dirigeait, en diagonale, vers l’autre extrémitéde la petite construction.

Il s’écoula deux minutes à peine. Les battoirsfrappaient le linge&|160;; les laveuses bavardaient&|160;; l’eau dubassin, fouaillée en tous sens, ajoutait son bruit clair au bruitconfus des mots. Derrière la porte et y faisant face, debout dansle grand soleil, la vieille femme en deuil attendait&|160;; ellen’écoutait rien, elle n’avait qu’une pensée dans l’esprit, qu’unsouvenir, qu’un nom, qu’une image, qu’un appel, et tout setraduisait dans la prière habituelle qui remuait ses lèvres&|160;:Ave Maria. Elle n’alla pas jusqu’au bout. Celle qu’elleattendait sortit brusquement, et repoussa la porte. Alors, à deuxpas d’elle, apercevant la vieille femme que la voilette ne cachaitplus, la reconnaissant, elle poussa un cri comme un enfant saisi depeur&|160;; ses yeux s’agrandirent&|160;; ils s’emplirentd’angoisse&|160;; elle se rejeta contre la muraille, les mainsécartées et à plat sur la chaux. «&|160;Vous&|160;! vousici&|160;!&|160;» tandis que la vieille amie la regardait avec unamour infini, et l’appelait de l’ancien nom, tout bas, bienbas&|160;:

–&|160;Ma sœur Pascale&|160;?

Et la vieille femme s’approchait, toutetremblante, et elle tendait déjà les bras. Mais Pascale la repoussaet cacha sa tête dans ses mains.

–&|160;Non&|160;! n’approchez pas demoi&|160;! Allez-vous-en&|160;! allez-vous-en&|160;!

–&|160;Pascale, je sais que tu souffres, jeveux t’emmener.

–&|160;Non&|160;! ne me parlez pas&|160;!Allez-vous-en&|160;! Vous ne savez pas qui je suis&|160;!

–&|160;Je le sais. Tu es ma Pascale.

–&|160;Une autre… Je suis une autre… Vous nepouvez plus me reprendre, je suis une maudite…Allez-vous-en&|160;!

Elle appuyait, et meurtrissait contre le murson visage et ses bras nus.

Sœur Justine lui toucha l’épaule.

–&|160;Je veux que tu viennes, au nom duMiséricordieux qui m’envoie.

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Je t’emmènerai de force&|160;!

–&|160;Non&|160;!

Pascale, pour échapper, prit son élan vers laroute. Mais la vieille femme la saisit au passage, à bras-le-corps.Elle l’attira violemment contre sa poitrine&|160;; elle l’ymaintint, et quand elle sentit, sur son épaule, que la nuque blondede Pascale ne se débattait plus, et demeurait immobile etpenchée&|160;:

–&|160;Pascale, toutes nos sœurs ont prié pourtoi. Sœur Danielle a souffert.

Elle s’arrêta un instant, pour écouter s’il yaurait une réponse, et elle entendit des mots à moitié bus par sesvêtements, mais plus durs à entendre que des cris, et plusperçants&|160;:

–&|160;Je ne peux pas être sauvée&|160;!

–&|160;Pascale, sœur Léonide travaille pourtoi.

Pascale ne répondit pas, mais elle essaya des’arracher aux bras maternels. Et désespérée, luttant et parlant àla fois, la mère dit encore, toute courbée&|160;:

–&|160;Ta sœur Edwige endure le martyre pourtoi&|160;; elle l’offre pour toi&|160;; c’est elle qui m’a suppliéede venir&|160;; ne lui résiste pas, ma sœur Pascale, mon enfant,laisse-toi sauver&|160;!

Et Pascale, à demi cachée sous le manteau dela vieille sœur, cessa de se débattre.

–&|160;Emmenez-moi, murmura-t-elle.

Sœur Edwige avait passé. Les absentes étaientlà. Pascale leva la tête, et, reprenant conscience de la vie, commesi elle sortait d’un songe, porta les mains à ses cheveux toutébouriffés et décoiffés, et, en même temps, elle regardait entreses doigts s’il y avait des témoins de la scène. Il y enavait&|160;: des ouvriers, des boutiquiers et marchands du quai,des laveuses sorties du lavoir et qui observaient avec curiositéces deux femmes, dont une inconnue et étrangère, paraissant sedisputer, puis tombant dans les bras l’une de l’autre.

–&|160;Oh&|160;! dit Pascale, comme ce seradifficile&|160;; tout mon linge qui est là, et la Cabeirol qui vame demander où je vais, et les autres…

Elle rabattait les manches de son corsage,sans savoir pourquoi. Sœur Justine rajustait aussi son vieuxmanteau.

–&|160;Viens, ma petite&|160;!

Les deux femmes, sortirent de l’abri du lavoiret du pont, et s’engagèrent sur la route. Sœur Justine avait passésous son bras le bras de Pascale. Pascale pleurait, et elle auraitvoulu boire ces larmes, avant qu’elles eussent coulé, car lesgroupes se rapprochaient, les dernières laveuses quittaient lelavoir, on entendait les mêmes mots, adroite, à gauche, enavant&|160;: «&|160;Qu’est-ce qu’elle a&|160;? Pourquoi s’enva-t-elle&|160;? Qu’est-ce que c’est que cettevieille&|160;?&|160;»

–&|160;Plus vite, disait celle-ci.

Elles avaient traversé la route, et lesgroupes s’étaient ouverts sur leur passage&|160;; elles mettaientle pied sur le trottoir qui borde, de l’autre côté, le terrain nonbâti, lorsque Pascale, entendant quelqu’un qui courait derrièreelle, se détourna, pâlit affreusement et cria&|160;:

–&|160;C’est lui&|160;! Nous sommesperdues&|160;; sauvez-vous, notre mère, sauvez-vous&|160;!

L’ancienne appellation avait jailli de soncœur. Sœur Justine s’était déjà détournée, elle avait mis Pascalederrière elle.

–&|160;N’avancez pas&|160;! n’avancezpas&|160;! Il vous tuerait&|160;!

Jules Prayou, d’un signe, en maître qu’ilétait à manier le populaire, rassemblait déjà la rue autour desfugitives. On accourait. On devinait un spectacle auquel ilconviait. Lui, il avait son air insolent, son regard dur etfaussement calme. Mais sa mâchoire, et ses lèvres, et le poil friséde son menton s’agitaient de colère. Il s’avança, la tête haute,droit sur Pascale, et, sans même s’occuper de la vieille qui laprotégeait&|160;:

–&|160;À la maison&|160;! commanda-t-il.Ah&|160;! tu te sauvais&|160;? Eh bien, tu vas voir&|160;! À lamaison, tu entends&|160;!

Il étendait le bras. Sœur Justine se jetadevant lui, et, levant sa grosse face de lutteuse sanspeur&|160;:

–&|160;Rentrez vous-même&|160;! dit-elle.

–&|160;Parce que&|160;?

–&|160;Parce que c’est moi quil’emmène&|160;!

Prayou la toisa.

–&|160;Vous, la vieille&|160;? Quiêtes-vous&|160;?

–&|160;Sa mère.

–&|160;Ce n’est pas vrai, elle n’a plus demère.

–&|160;Je lui en sers. Et toi, qui es-tudonc&|160;?

–&|160;Son amant.

–&|160;Eh bien&|160;! prends-en une autre.Celle-là veut te quitter&|160;! Et je l’emmène&|160;!

–&|160;Voleuse de femmes&|160;! Je t’enempêcherai&|160;! cria l’homme.

–&|160;Allez chercher la police&|160;! criasœur Justine. À moi les braves gens&|160;!

Des têtes se penchèrent aux fenêtres. Ungroupe de terrassiers, qui déjeunaient dans un garni, sortirent enhâte, mâchant du pain, et les paupières bridées par le jour. Ilsvirent une pauvre femme, embarrassée dans ses vêtements,essoufflée, rouge, qui essayait de tenir à distance ce grandPrayou, roi du quartier&|160;; ils virent celui-ci, d’un revers demain, l’écarter et saisir, par les deux bras, près des épaules,Pascale toute blanche de frayeur et qui renversait la tête enarrière pour être plus loin de lui. On prenait parti pour les deuxfemmes, timidement.

–&|160;Ne lui faites pas de mal, voyons,monsieur Prayou… Laissez la vieille s’expliquer… Ne serrez pasl’autre comme ça. Elle va se trouver mal… Elle est libre, tout demême&|160;!

–&|160;Ah&|160;! elle est libre&|160;! Qui adit cela&|160;? cria Prayou, en se détournant et sans lâcherPascale…

La foule l’écoutait. On cherchait àcomprendre. La vieille femme, séparée de Pascale, tenue en respectpar un groupe d’hommes et de femmes, tâchait en vain de rejoindreson enfant.

–&|160;Voyez, vous autres, cette vieillevoleuse qui s’est introduite chez moi, qui est venue jusqu’aulavoir chercher cette fille, qui lui a parlé contre moi&|160;!… Vachercher la police, je ne demande pas mieux… Pascale dira qu’elleveut rester avec moi. N’est-ce pas, Pascale&|160;?

Il entrait ses doigts entre les muscles desbras de Pascale. Elle se renversait en arrière, avec un aird’épouvante, mais elle ne disait rien.

La foule grommelait plus fort&|160;:«&|160;Laissez-la&|160;!… laissez-la&|160;!&|160;»

–&|160;N’est-ce pas que tu veux rester&|160;?répéta l’homme en se penchant au-dessus de la tête convulsée dePascale. Une fille qui est ma parente, que j’ai recueillie chezmoi, qui n’avait plus le sou, et que j’ai fait vivre… N’est-ce pasque tu veux revenir avec moi&|160;?

Les pauvres lèvres pâles s’entr’ouvrirent, etdirent&|160;:

–&|160;Non&|160;! Je veux aller avec sœurJustine&|160;! Un cri lui répondit&|160;:

–&|160;Ah&|160;! la pauvre, écoutez-ladonc&|160;!

La vieille sœur Justine se débattait. La foules’animait et se partageait&|160;: «&|160;Il a raison… Non&|160;!non&|160;!&|160;» Les femmes criaient. Des hommes montraient lepoing. Alors, Prayou, se redressant de toute sa taille, voyant ledanger, cria plus haut que tous&|160;:

–&|160;Je vais tout vous dire, pour que vousjugiez… Celle-là est une vieille nonne décloîtrée, – et il montraitJustine, – et cette Pascale en est une autre&|160;; c’est une bonnesœur que le gouvernement a jetée dehors et que la vieille voudraitramener dans son couvent… Mais son couvent, à présent, c’est chezmoi, mes amis, et je l’emporte&|160;!

Il se baissa, saisit Pascale par les genoux etpar la taille, et l’enlevant comme un pain de froment, il l’emportaévanouie.

La foule s’ouvrit devant lui, et se refermaautour de sœur Justine.

–&|160;Faites son affaire à celle-là&|160;!cria-t-il en se détournant.

Suivi de quelques femmes seulement, ilmarchait vite vers Montauri, passait le pont, et montait vers samaison.

En arrière, sur la route, il pouvait entendreles clameurs des gens du quartier, ameutés, qui rudoyaient lavieille dame en deuil, l’appelant voleuse et défroquée, et qui lapoussaient de force vers le centre de la ville, beaucoup la croyantindigne comme l’autre, et d’autres obéissant à des souvenirs deréunions publiques, et insultant, dans l’étrangère, son passéreligieux.

Jules Prayou alla droit à la maison de la ruede Montauri, poussa la porte, traversa le corridor, les pieds etles jupes de Pascale éraflant le mur de gauche.

–&|160;Qu’apportes-tu là&|160;?…Pascale&|160;? Elle a eu un accident&|160;?… Qu’est-ce quec’est&|160;?

La veuve Prayou, accourue au bruit, criaitencore que son fils était déjà à l’extrémité de la cour, et entraitchez lui, dans le logement qui donnait sur le terrain vague et surla campagne. Il était épuisé. Il heurta du pied le sommet du perronde deux marches, et faillit tomber. Et, rendu plus furieux, sesentant sans témoin, il leva au bout de ses bras le corps ployé dela jeune femme, et la jeta, de toute la force de son élan, contrele mur de l’escalier qui montait à droite. La tête et la poitrineheurtèrent le mur, puis le corps s’abattit sur l’angle des planchesde sapin, et se tassa sur les premières marches, les pieds touchantle carreau.

Elle n’avait poussé aucun cri, rien qu’ungémissement long, qui s’apaisait et qui finit. Elle ne bougeaitplus. Elle avait le visage dans l’ombre, tourné vers le mur. Unfilet de sang s’échappait de la bouche. Prayou regardait. Il sepencha, et dit, se détournant, à sa mère qui accourait&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;! C’est unaccident&|160;; elle a voulu monter, et elle est tombée.

–&|160;Tu l’y as aidée, canaille&|160;!

–&|160;Quand ça serait&|160;!… Elle se sauvaitde chez nous, sais-tu&|160;?… Mais je l’ai rattrapée… Je ne suispas fâché qu’on voie ce qu’il en coûte, quand on me provoque… Tuvas laisser la porte de chez moi ouverte, tu entends, les deuxportes… Et puis, ne te mêle pas de défendre cette fille-là, tusais, petite mère&|160;!

Il regardait de côté, avec ce plissement desyeux semblable au rire peu sûr des bêtes, et il tournait dans sesmains et frottait son chapeau qu’il venait de ramasser.

–&|160;La vieille nonne peut aller chercher lapolice, ajouta-t-il, répondant à une préoccupation personnelle. Jem’en moque… La police ne les a pas séparées pour les remettremaintenant ensemble…

–&|160;Tu l’as tapée dur, tout de même,Prayou&|160;! hasarda la veuve, dont l’œil droit était complètementfermé par l’émotion. Elle ne remue pas&|160;!

–&|160;La canaille&|160;! Elle sesauvait&|160;! Une femme qui mange depuis un an à lamaison&|160;!

–&|160;Comme elle est blanche, disdonc&|160;!

–&|160;Quand elle aura payé ce qu’elle medoit, je la laisserai aller&|160;! Pas avant.

–&|160;Dis donc, Prayou, si elle ne seréveillait plus&|160;!

–&|160;Fais pas du sentiment, la vieille, ditl’homme en la poussant brutalement&|160;; et viens dehors, j’ai àte parler.

Dehors, dans la cour, dans l’ombre étroite queprojetait le logement, il donna ses ordres à la vieille femme, quiétait devenue subitement «&|160;raisonnable&|160;», et quirépondait&|160;: «&|160;Oui, mon Prayou, je veillerai&|160;;j’irai&|160;; je ferai attention.&|160;» Quand il la quitta, il eutsoin de redescendre sans se presser la rue de Montauri, afin qu’onreconnût, à son air, qu’il n’avait peur de personne, et qu’ils’éloignait tranquillement, allant où il lui plaisait, roi duquartier plus qu’auparavant.

Il franchit le pont du Cadereau, et pénétradans la ville. Aussitôt, tout le voisinage courut chez lui&|160;:les hommes, les femmes, les enfants, tout Montauri qui le guettait.Ils l’avaient vu emporter Pascale. Qu’était-elle devenue&|160;?L’avait-il tuée&|160;? On voulait la voir. «&|160;Moi, j’yvais&|160;! – Moi aussi&|160;! Dépêchez-vous&|160;! – Il est alléchercher la police&|160;! – Mais non&|160;! lemédecin&|160;!&|160;»

Ils tâchèrent d’entrer par la porte de laPrayou, qui les renvoyait, et alors, faisant le tour, ils entraientpar le terrain vague et par la porte demeurée ouverte à l’extrémitéde la cour. Ils avaient des figures de colère, et une autre passionque la curiosité les jetait ainsi vers le logement des Prayou. LaCabeirol, comme une petite Grecque furieuse, arriva la premièredans la pièce du bas où gisait Pascale&|160;; puis la Lantosque,ayant encore à la main la cuiller à tremper la soupe&|160;; puis laMayol, puis deux autres femmes, vieilles, dont une béquillait. Iln’y avait, dans cette salle, qu’une table et une malle le long d’unmur, ce corps immobile, incliné sur les marches de l’escalier, etles femmes qui regardaient, rassemblées dans l’angle en face.

–&|160;Oh&|160;! venez donc voir, laLantosque, et vous, la Mayol… Dirait-on pas qu’elle saigne&|160;?…Oui… Il y a du sang, bien sûr. Elle est blessée.

–&|160;Il faut la relever, pauvrefemme&|160;!

–&|160;La relever, la Mayol, la relever&|160;!Vous la plaignez&|160;!

–&|160;Bien sûr&|160;! tenez, on diraitqu’elle remue… Est-elle blanche, sa main&|160;! On jurerait del’eau de savon.

–&|160;Eh bien&|160;! avancez donc touteseule&|160;! Ce n’est pas moi qui la relèverai, pour sûr&|160;! Unesœur défroquée, ça me dégoûte&|160;! Je n’y toucheraipas&|160;!

–&|160;Ni moi&|160;! Ni moi&|160;! dirent deshommes et des femmes qui arrivaient. Elle n’a que ce qu’ellemérite&|160;!

–&|160;C’est une gueuse&|160;! – Et la voix defausset de la Cabeirol éclata, stridente dans la salle où,maintenant, quinze personnes se pressaient, et se déplaçaient àgauche et à droite, mais sans vouloir approcher du corps&|160;: –Une gueuse&|160;! Et ça faisait sa dame&|160;!… Quand je pense quetout à l’heure encore, au lavoir, je l’aidais à étendre sonlinge&|160;!… Ah&|160;! tu peux saigner maintenant, tu peux crever,on sait que tu es la dernière des dernières, on ne te plaindrapas&|160;!… Tu entends tout ce qu’on dit, va, je le sais bien… Tufais semblant de ne pas comprendre, et tu comprends tout… C’estmoi, la Cabeirol, et je dis que tu es une gueuse&|160;!

–&|160;Une honte pour Montauri&|160;! criatragiquement l’ouvrier tailleur interrompu dans son dîner.

Et cet avorton, qui payait mal et qui saluaitbas «&|160;madame Pascale&|160;», fendit les rangs des femmes, et,s’avançant jusqu’au pied de l’escalier, tendit son poing, etl’approcha de la pauvre figure blême, posée à plat sur l’angled’une marche.

–&|160;C’est plus à toi que je paierai monterme, n’aie pas peur&|160;!

Alors toute la troupe qui emplissait lachambre s’avança, comme si l’injure de l’homme eût été un signal.Le bas de l’escalier fut enveloppé par les voisins de Pascale. Ilsparlaient tous, les uns pour l’insulter, les autres pour diresimplement&|160;: «&|160;Laissez-la&|160;; ne la tourmentezpas&|160;», mais sans la défendre. Plusieurs soulevaient le bras dela blessée et le laissaient retomber, pour voir si elle avaitconscience&|160;; d’autres la poussaient du pied&|160;; d’autres laregardaient avec mépris et haussaient les épaules. Des jalousies,des rancunes, la pleutrerie humaine incapable de lutter contrel’exemple, expliquaient quelques-uns de ces outrages, mais lesautres, presque tous, s’élevaient du fond obscur de l’âmepopulaire, et vengeaient la trahison d’un idéal divin. La salleétait pleine encore, lorsque le bruit se répandit&|160;:«&|160;Prayou revient&|160;!&|160;» C’était faux. Mais la foules’écoula en une minute. Les pitiés honteuses se retirèrent lesdernières, à reculons. À ce moment, une enfant sauta sur le perron,s’appuya au chambranle de la porte, avança sa tête bruneébouriffée, regarda du côté de l’escalier, et cria de sa voixfraîche&|160;:

–&|160;Saleté, va&|160;!

C’était Delphine Cabeirol, la petite dumatin.

Pascale se souleva péniblement, et tourna sonvisage vers le jour. L’enfant s’enfuit.

Pascale se recoucha sur les marches, et ellepleura longtemps.

Le soleil déclinait, quand quelqu’un,prudemment, s’approcha. C’était la Prayou, inquiète, qui venait auxnouvelles. Elle redressa la jeune femme, et l’assit sur la marche,et la tint devant elle par les deux épaules.

–&|160;Allons, Pascale, pas debêtises&|160;!

Mais, quand les yeux de Pascale rencontrèrentceux de la Prayou, celle-ci eut peur, tant ils étaient pleins desouffrance et de répulsion, et elle la laissa.

–&|160;Tu ne veux pas monter dans tachambre&|160;?

Le visage pâle, taché de sang et de larmes,demeura rigide. Pascale la regardait seulement, avec le regardsauvage et profond des oiseaux blessés à la chasse, et ellesuivait, comme eux, les mouvements de l’ennemi. La Prayoucomprenait obscurément qu’elle avait devant elle quelque chose deredoutable&|160;: une créature réduite à l’extrême désespoir, quine demande plus pitié, qui n’a plus de révolte, mais que le malheura fini par rendre juge, et qui condamne, sans rien dire, et qui aDieu derrière elle. La Prayou se reculait.

–&|160;Comme ça, dit-elle, tu ne veux pas queje te touche&|160;?… Eh bien&|160;! je m’en vais, tu vois… Mais tuferas bien de ne pas lui résister une autre fois&|160;!… En quelétat il t’a mise&|160;!… Il est encore bien en colère&|160;! Maisaussi, pourquoi te sauvais-tu&|160;?… Une fille qui n’a manqué derien ici… Elle se fit doucereuse.

–&|160;Écoute, je me charge de lui parler.Veux-tu&|160;?… Il est violent, mais quand c’est fini, c’est fini…La vieille cousine Prayou te protégera, si tu promets de ne plusrecommencer.

Les lèvres saignantes murmurèrent&|160;:

–&|160;Je ne resterai pas ici&|160;!

–&|160;Où veux-tu aller&|160;? Pas en ville,je suppose&|160;? Tu sais qu’il a défendu…

Pascale se leva avec peine, et, s’appuyant aumur, elle le suivit, puis, quand elle fut arrivée à la porte de lacour, entendant la Prayou qui la suivait en répétant&|160;:«&|160;Où vas-tu&|160;? Je veux savoir où tu vas&|160;?&|160;» elleétendit le doigt vers l’angle du terrain vague, à droite,là-bas.

–&|160;Ah&|160;! c’est là que tu vas&|160;?dit la Prayou rassurée… Tu n’as peut-être pas reçu assez desottises, tu en veux d’autres&|160;? Enfin fais donc à ton idée…Moi, je rentre. Il fait chaud à en mourir, dehors.

Elle ne rentra cependant que lorsqu’elle eutvu Pascale s’arrêter à l’extrême bord de la jachère. Pascale allaitlentement, dans l’étouffante chaleur, parmi les pierres, lapoussière, les plaques de gazon desséché. Elle avait une mainappuyée sur ses cheveux blonds, à l’endroit où la tête avait heurtéles marches. Elle se dirigea, en diagonale, vers l’angle où elleserait à l’ombre, loin de la maison. Car la pâture était encontre-bas, à l’ouest et au sud, et bordée de vieux murs en pierre,à demi ruinés, qui retenaient les terres des olivettes voisines.Pascale s’assit dans l’ombre courte et chaude de cet abri. Elle nese demandait pas ce qu’il adviendrait d’elle. Elle n’avait aucuneautre idée que celle de rester à l’écart, d’aller jusqu’au bout desa chaîne. Tous les logements s’ouvrant en arrière sur le terrainvague avaient clos leurs portes et leurs fenêtres, à cause dusoleil, et Pascale éprouvait une espèce de détente, à se voirseule, séparée par cinquante mètres au moins des personnes quil’avaient toutes fait souffrir, lorsqu’une femme, venant de laville, entra dans le terrain vague. Pascale la reconnut tout desuite. C’était la veuve Rioul, avec ses vêtements noirs, sescheveux blancs tirés et lissés, son air digne et tranquille, et quitricotait le même bas noir, tandis que sa pelote de laine gonflaitla poche de sa robe, sur le côté&|160;; la veuve Rioul qui avait vuPascale, elle aussi, et qui se dirigeait vers l’angle de lajachère.

Elle s’arrêta, debout, tout près de Pascale,et comme elle tournée vers la rue de Montauri et vers Nîmes. On eûtdit une voisine obligeante venant passer une heure avec une amie.Pascale, courbée et sa main serrant ses genoux, était décidée à setaire. Mais il fallut bien répondre.

–&|160;Écoutez, madame Pascale, j’ai à vousparler…

–&|160;Vous ne me parliez plus depuislongtemps, laissez-moi donc&|160;!

–&|160;Parce que vous me l’aviez défendu… Maisje vous ai toujours aimée. C’est moi qui ai tenu sœur Justine aucourant de tout&|160;; c’est moi qui l’ai appelée&|160;; c’est moiqui lui avais enseigné, ce matin, le chemin de Montauri&|160;;c’est moi qui l’ai tirée des mains des misérables qui lapoursuivaient… Ah&|160;! ils n’ont pas continué longtemps, quandils ont vu que je prenais sa défense, et que je la reconduisais, àtravers les rues, du côté de la gare… Je viens de sa part. Ellevous attend à Lyon.

La veuve Rioul se pencha alors, comme si lesoliviers avaient été aux aguets pour l’écouter.

–&|160;J’ai promis que vous partiriez cettenuit. Pascale remua, sans la relever, sa tête blonde.

–&|160;J’ai essayé ce matin… Je suis perdue,voyez-vous…

–&|160;Je sais qu’il a des amis partout&|160;:mais j’en ai, moi aussi&|160;; promettez-moi de faire ce que jevous dirai&|160;; je vous sauverai, madame Pascale.

Doucement et se sentant écoutée, la vieilleRioul exposa son plan.

Elle connaissait dans la campagne prochaine,au delà du chemin de Saint-Césaire, sur la pente qui fait face auPuech du Teil, un petit propriétaire qui vivait là toute l’année.Elle l’avait prévenu. À la nuit, elle conduirait Pascale, à traversles vergers, pour éviter les rencontres, jusqu’à la ferme deM.&|160;Cosse, car il ne fallait pas songer à prendre un train à lagare de Nîmes&|160;: Prayou savait trop bien les heures et lechemin. Pascale serait cachée, gardée, protégée à la ferme mieuxque partout ailleurs. On l’attendait. Et puis, au petit jour, sousla conduite de Cosse elle se rendrait à la station de Caveirac, enpays de haute pierraille et de garrigue, ou, s’il le fallait, àquelque station plus éloignée encore.

–&|160;À quelle heure passe le train&|160;?demanda Pascale.

La veuve Rioul vit alors que la jeune femmeacceptait de fuir, et elle dit avec joie&|160;:

–&|160;Je vous remercie d’avoir confiance enmoi, je vous remercie de vouloir vivre… Oh&|160;! que vos sœursseront contentes&|160;! Écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous ai déjàtrop parlé, car je suis sûre que quelqu’un nous épie, soit Prayou,soit un autre pour lui. Dès que la nuit sera faite, je serai aubout de l’olivette, près du chemin de Saint-Césaire, mais de cecôté-ci, dans le mazet, où il est facile de se cacher. Je vousmènerai par les brèches. Pour le moment, il faut que vous alliezprendre un peu de nourriture…

–&|160;Chez lui&|160;! dit Pascale avec unsursaut.

–&|160;Chez sa mère, oui…

–&|160;Je n’irai pas.

–&|160;Vous irez parce que vous avez besoin devotre force. Je ne puis pas vous faire entrer chez moi&|160;; on sedouterait de quelque chose…

–&|160;Je n’irai pas. Je ne rentrerai pas…

La veuve Rioul se courba un peu, pour laseconde fois.

–&|160;Madame Pascale, si vous acceptiez deretourner et de manger leur pain, comme un sacrifice&|160;?…

La vieille femme reprit le chemin de lamaison, appliquée en apparence à son tricot. Et le mot qu’ellevenait de dire était si grand, et il avait eu tant de forceautrefois sur l’âme de Pascale, qu’il retrouva encore un reste depuissance.

Le soir remplaçait le jour. Il faisait chauddans le creux de la jachère comme dans un four dont on a retiré labraise. Rien ne luisait plus, ni là, ni en avant, aussi loin que leregard pouvait s’étendre sur la ville. Le soleil était derrièreMontauri, et il n’y avait plus dans sa gloire que les pins parasolsplantés sur la colline, et qui tenaient des gerbes de rayons toutplein leurs griffes. Pascale se leva.

Quand elle entra dans la cuisine, la Prayou,stupéfaite, s’arrêta d’éplucher des oignons qu’elle coupait enrondelles.

–&|160;Que viens-tu faire&|160;?

–&|160;Donnez-moi une serviette et del’eau&|160;; je veux me laver.

–&|160;Ici&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Mais… je veux bien.

–&|160;Et donnez-moi aussi du pain&|160;: jesuis à jeun depuis ce matin.

–&|160;Allons&|160;! te voilà redevenueraisonnable, je le vois&|160;!

Pascale ne répondit pas. Quand elle eut faitdisparaître les traces de sang, de poussière et de larmes quitachaient son visage, et relevé ses cheveux tout dénoués par lachute, elle vint près de la fenêtre qui donnait sur la rue deMontauri, et elle se tint debout, suivant le geste de la mèrePrayou qui coupait une tranche de pain. Il lui faisait horreur, cepain qu’elle avait demandé. Elle pensait&|160;: «&|160;J’ai promis,il le faut.&|160;» Et, sans doute, la mère de Jules Prayou eut unvague sentiment que cet acte de tous les jours avait, ce jour-là,une signification particulière. Elle tendit le pain, à bout debras, et observa Pascale qui le prenait sans mot dire, et qui, aulieu de le porter à sa bouche, laissait sa main pendre le long deson corps. Enfin, Pascale, appuyée au chambranle de la fenêtre, sedétourna vers la rue et les jardins, porta à ses lèvres la tranchede pain, et mordit.

La Prayou étonnée, et voulant s’assurer decette espèce de soumission singulière et soudaine de Pascale, avaitcommencé un monologue où elle mêlait, aux assurances de sollicitudepour la santé de la jeune femme, un certain nombre de questions surle travail qu’il y aurait à faire à la maison, le lendemain, lesurlendemain, dans dix jours. Pascale n’écoutait pas. Elle mangeaitsans faim. Elle pensait à tout à l’heure, quand il faudrait se fierà la nuit, à cette veuve Rioul qui pouvait la trahir, au hasard deschemins, à son pauvre corps las qui pouvait à peine se tenir debouten ce moment.

Tout à coup ses épaules s’effacèrent le longde la muraille, et l’expression de terreur reparut dans ses yeux.Quelqu’un, invisible encore, montait la rue. Pascale aurait pu secacher dans l’angle de la pièce. Par un effort d’énergie et uneinspiration qui l’étonnèrent elle-même, elle resta appuyée à lafenêtre, et même elle porta à ses lèvres le reste du pain, afin queJules Prayou la vît ainsi.

Il la vit, et il eut le sourire silencieuxd’un homme qui ne doutait pas d’avoir réussi, mais qui ne croyaitpas que le succès fût si complet. Il ne dit rien à Pascale, mais,cherchant du regard et apercevant dans la petite pièce sa mère, quicontinuait d’apprêter le souper&|160;:

–&|160;Ne compte pas sur moi ce soir, la mère,dit-il. Il y a demain une corrida à Arles, et je pars ce soir avecmes amis.

De son geste sûr d’orateur et d’acteur, ilindiquait, dans le bas de Montauri, deux hommes que la Prayou nepouvait voir. Pascale regardait fixement au-dessus de la petitemaison d’en face. Et néanmoins elle sentit peser sur elle, uneseconde fois, la haine de Jules Prayou.

–&|160;C’est bien, mon garçon, dit la mère. Àdemain soir, alors&|160;: j’aurai soin de la petite.

L’homme se détourna et redescendit la rue.Pascale le regarda alors, et elle remarqua qu’il avait son vêtementde tous les jours, ce même complet bleu, usé et taché, qu’ilportait le matin.

Au fond de la cuisine, la veuve Prayou n’avaitcessé d’observer Pascale. Voyant que celle-ci, sans changer devisage, sans un mouvement, regardait Prayou s’éloigner, ellepensa&|160;: «&|160;J’avais tort de m’inquiéter, elle a mangé denotre pain devant lui.&|160;»

Elle se trompait. L’humiliation avait étévolontaire, et Pascale, à cause de cela, avait commencé des’affranchir.

Que l’ombre venait lentement&|160;! Était-cebien l’ombre, cette poussière de rayons, cette cendre de la lumièredu jour, qui flottait dans l’espace&|160;? Les plus petits détailsdes maisons de Montauri étaient visibles, et rien n’avait d’éclat,mais tout était enveloppé dans la même lueur égale et qui venait departout. Et que de témoins encore&|160;! Il y avait du monde dansles jardins voisins. Tout le long de la rue, des voix s’élevaient,voix de femmes et d’enfants, pointues comme des ifs. Les hommesbuvaient sous les tonnelles. Plus loin, du côté de l’abattoir, onentendait par moments, interrompue par les risées du vent, la flûtesautillante d’un garçon boucher, qui s’exerçait pour faire danserles filles dans les bals publics.

Vers neuf heures, Pascale se pencha encore parla fenêtre, et elle reconnut que les oliviers plantés sur lacolline, au bout de l’impasse, malgré la transparence de la nuit,ressemblaient à de grosses fumées roulées sur elles-mêmes, et autravers desquelles on ne voyait plus, comme avant, le scintillementde la terre.

–&|160;Je vais dormir, dit-elle. Et elle seleva.

La Prayou, qui sommeillait dans le fond de lapièce, lui répondit&|160;:

–&|160;Va donc vite, tu aurais dû te retirerdéjà.

Pascale, malgré elle, commença à marcher sansbruit. Elle traversa la cour, et se cacha un moment dans la piècequi servait d’entrée au logement de Prayou, puis, n’entendant aucunbruit nouveau, elle ouvrit la porte qui donnait sur le terrainvague, et se trouva seule, épouvantée de ce qu’elle allait faire,dans la nuit nacrée qui enveloppait la colline de Montauri. Il n’yavait aucun moyen de franchir à l’abri cette large bande dejachère. Après un instant d’hésitation, Pascale remonta le long desmurs des jardins, et, quand elle fut à l’endroit où commençaitl’espèce de terrasse qui surplombait le terrain vague, elle grimpapar un escalier qu’avaient pratiqué dans les pierres les enfants etles maraudeurs, et se trouva sous les premiers oliviers du mazetqui barrait la colline. Elle se jeta derrière le tronc d’un arbre,et se retourna pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. La nuitétait partout paisible&|160;; la petite flûte du boucher avaitcessé de chanter&|160;; les étoiles s’étaient multipliées. Pascalesuivit la ligne d’arbres en montant d’abord, puis elle tourna àgauche. L’olivette était comme une mer bleuâtre avec d’innombrablesîles toutes rondes. Pascale allait d’une île à l’autre, aussi vitequ’elle le pouvait, se dirigeant vers l’angle du domaine, là-bas oùla veuve Rioul avait promis de l’attendre. Elle arriva au pied d’unmur de clôture, et, n’osant appeler, deux ou trois fois elle lesuivit et revint sur ses pas, effrayée par le bruit qu’elle faisaiten écrasant les feuilles sèches. Enfin, elle put mettre le pied surla fourche d’un arbuste mort, elle posa les mains sur le sommet dumur, et, regardant de l’autre côté, elle vit toute droite, et mincecomme la statue d’un saint d’église, la veuve Rioul qui attendaitdans le mazet voisin.

–&|160;Venez vite, dit celle-ci. À trente pasà droite, vous trouverez la brèche.

Quand Pascale eut pris la main de la veuveRioul, elle se sentit plus confiante. Sans bruit, cherchant l’ombredes arbres dans cet immense damier d’une autre olivette quidescendait à présent, puis d’une autre encore qui remontait versl’ouest, les deux femmes parvinrent au sommet d’une hauteur,seconde vague de la campagne rocheuse, et qui faisait suite à cellede Montauri. Il y avait là un carrefour. Le vieux chemin deSaint-Césaire, arrivé en haut de la croupe, se séparait en deuxarceaux ployés fortement, entre lesquels s’enfonçait le coin d’unbosquet touffu et dont les murs, débordés par les feuillages,n’enfermaient plus, à l’angle, que deux cyprès noirs, quipointaient, et, seuls au-dessus de la colline, divisaient lesétoiles. Lieu tout étincelant de lumière comme un coin d’Orient,lieu désert, car les environs immédiats n’étaient habités que ledimanche.

La veuve Rioul, faisant un détour et gagnantune brèche qu’elle connaissait, avança la tête hors de l’olivette,écouta, et revint chercher Pascale.

–&|160;Il n’y a pas de danger, dit-elle,venez, vous êtes sauvée&|160;: la maison est tout à côté.

Elles passèrent, en effet, sans que rien eûtbougé, tournèrent à l’angle du domaine aux deux cyprès,descendirent pendant quelques mètres, et prirent un petit cheminlatéral de pente assez rapide, qui les mena devant une grille defer dépeinte et rouillée. Une sonnette pendait à gauche, accrochéeà une branche d’arbre.

–&|160;C’est là, murmura la veuve Rioul, maisil ne faut pas sonner, laissez-moi ouvrir.

Elle pesa sur le bas de la grille, poussa lesdeux battants, et fit passer Pascale. La jeune femme se trouvaitdans un domaine planté d’abord d’oliviers, comme tous les autres,et qui, au delà de la ferme construite à cinquante pas plus bas, sedéveloppait en prairie jusqu’au pied d’une autre colline appelée lePuech du Teil.

Ce fut la veuve Rioul qui heurta à la porte dela maison. Personne ne répondit. Mais, dans le grand silence de lacampagne, les deux femmes, serrées l’une contre l’autre,entendirent une voix aigre de femme, qui disait enpatois&|160;:

–&|160;Ah&|160;! tu as promis&|160;! Il nefallait pas promettre&|160;! Tu aurais dû me prévenir&|160;! Je neveux pas d’une femme comme ça chez moi&|160;; sans compter qu’il ya peut-être du danger à la recevoir&|160;!

–&|160;Tais-toi, la Louise, je ne laisseraipas dehors notre amie la Rioul, n’est-ce pas, ni l’autre nonplus.

Un pas traînant s’approcha de la porte&|160;;le verrou fut tiré, et un vieil homme, qui faisait effort pour setenir droit, et dont le visage régulier, cuit et recuit parsoixante-dix étés du Midi, était foncé de couleur, avec deuxtouffes blanches de sourcils pour tout poil, se recula pour faireentrer les deux femmes. Mais celles-ci demeurèrent sur leseuil.

–&|160;Entrez, madame Pascale, dit la Rioul,je vous laisse chez de braves gens…

–&|160;Vous me laissez&|160;?

–&|160;Il le faut.

–&|160;Non&|160;! je vous en supplie, restezavec moi, la nuit sera si longue&|160;! Restez&|160;! restez&|160;!J’ai peur&|160;!

Pascale avait jeté ses bras autour du cou dela veuve Rioul, la seule créature qui l’eût aimée dans ce passé quis’achevait.

–&|160;Restez&|160;! Vous partirez demain, enmême temps que nous…

Elle entendit la voix amie qui murmurait à sonoreille&|160;:

–&|160;Je m’en vais à cause de vous… On seraittrop surpris, si on ne me voyait pas ce soir dans Montauri… Ondevinerait. Entrez… Laissez-moi aller… Faites encore cela pour êtresauvée…

Les deux femmes s’embrassèrent, et la plusjeune entra seule. La porte se referma, et le verrou futpoussé.

–&|160;Remettez-vous, madame Pascale, dit levieux-en la précédant&|160;; vous êtes blanche comme uneapparition… Eh quoi&|160;! Il n’y a plus de peur à avoir… Vous êteschez des amis, n’est-ce pas, la Louise&|160;?… Et demain matin, aupetit jour, nous ferons la course ensemble, jusqu’à la gare deCaveirac.

Pascale s’avança jusqu’au milieu de la sallequi était vaste, et éclairée par une petite lampe à pétrole placéetout au fond, sur la tablette d’une cheminée. Quelques chaises àcôté d’une table, et une vieille armoire à droite, étaient lesseuls meubles de la pièce. À gauche, des vêtements de travailpendaient, accrochés à des clous, pêle-mêle avec des outils, desfouets et un harnais.

–&|160;Parbleu&|160;! quand on n’est pasmariée, on est bien libre de s’en aller, reprenait le bonhomme…C’est ma manière de voir… Remettez-vous&|160;!… Vous prendrez bienun verre de carthagène, pas vrai&|160;?

Pascale n’osait aller plus loin. Elle sentaitle mépris, la colère de la vieille femme assise en face d’elle,près de la cheminée, mais hors du rond de lumière que l’abat-jourde la lampe traçait sur le carreau. La Louise, beaucoup plus jeuneque son mari, avait des yeux si noirs dans l’ombre, et si durs, etqui chassaient l’étrangère&|160;! Mais elle n’avait rien dit. Levieux Cosse, embarrassé, monologuait entre les deux femmes,avançait une chaise, ouvrait l’armoire et y fouillait. Il y eut uncliquetis de verres. Cosse revint vers la table, près du mur.

–&|160;De braves gens, je le répète, et qui nevous laisseront pas dans la peine, madame Pascale&|160;!… Bondiou,il faut se faire une raison&|160;! Dis donc, la Louise, où as-tucaché…

Il s’arrêta court, et tressauta.

Quelqu’un avait levé le loquet et poussé laporte violemment. Le verrou avait tenu bon.

En une seconde, les deux Cosse s’étaienttrouvés l’un près de l’autre, debout, à l’extrémité de la salle.Pascale s’était penchée en avant, aux aguets. Il y eut un telsilence, qu’on entendit les cigales de la nuit.

–&|160;C’est lui, dit Pascale en sedétournant&|160;; ah&|160;! mes pauvres gens, tout estfini&|160;!

La porte fut secouée de nouveau, et la voix dePrayou cria&|160;:

–&|160;Ouvrez, vieux Cosse, ou je ladéfonce&|160;! Pascale est chez vous&|160;!

–&|160;N’y va pas&|160;! souffla lafermière&|160;; n’y va pas, Cosse&|160;! Tu ne vas pas te fairetuer pour elle&|160;!… C’est elle qu’il demande&|160;; c’est pastoi&|160;! Mais allez donc, vous&|160;! allez donc&|160;!

Pascale s’était faite toute petite, et,tremblante, elle avait les yeux, et toute l’âme, contre cetteporte, où sa destinée frappait.

–&|160;On y va&|160;! cria le vieux.

Il se dégagea de l’étreinte de sa femme, et sedirigea, en boitant, du côté où ses instruments de travail étaientpendus. Pascale le suivait des yeux. Un combat se livrait dans leprofond d’elle-même, entre l’instinct de la vie, la jeunesse, etd’anciennes forces affaiblies. Le vieux la dépassa. Il saisit,contre le mur, le manche d’une bêche dont il voulait se faire unearme. Mais il n’avait pas dégagé le fer de l’amas de vêtementspendus au même clou, que Pascale se précipitait vers lui.

–&|160;Laissez, dit-elle&|160;; c’est à moid’aller&|160;; il vous ferait du mal&|160;!

–&|160;Et à vous&|160;?

–&|160;À moi, il ne peut plus enfaire&|160;!

–&|160;Ouvrirez-vous&|160;? cria la voix.

Le vieux Cosse voulut de nouveau s’avancer.Pascale lui barra le chemin, et dressée devant lui, toute blanche,elle dit&|160;:

–&|160;C’est Dieu qui veut que j’aille à votreplace&|160;! Je l’ai offensé&|160;! Il me pardonnera&|160;!

Déjà elle avait couru à la porte, et encourant, elle avait jeté sur sa tête, sans savoir pourquoi, commesi elle pouvait avoir peur du froid de la nuit, le châle qu’elleavait apporté sur son bras. La porte s’ouvrit. Les vieux, blottisdans l’ombre, virent un carré de lueur bleue, qui était la terre deleur olivette&|160;; ils virent un homme qui se précipitait enavant. «&|160;Ah&|160;! te voilà, coquine&|160;!&|160;» ils virentqu’il saisissait Pascale demeurée sur le seuil, et qu’ill’entraînait dehors&|160;; puis ils ne virent plus que le carré denuit bleue, et l’olivette en pente. On entendait courir Prayou etPascale qui remontaient le chemin.

L’homme avait saisi Pascale par la taille, etl’entraînait. Elle luttait&|160;; elle glissait&|160;; il laportait par moments. Et ils allèrent ainsi jusqu’à la grille. Là,il lâcha Pascale.

–&|160;Explique-toi à présent, la Sœur&|160;!Et gare à ta peau&|160;!

Elle se jeta à gauche, le long du petit mur,et se mit à courir.

–&|160;Ah&|160;! coquine, tu veux encoreéchapper&|160;!

Elle essayait. Elle n’avait que la force del’épouvante. Elle courait, sur l’extrême bord de l’étroit couloirqui menait de la ferme au chemin de Saint-Césaire, dans lapierraille qui s’écroulait, dans les touffes d’herbes et de roncesqui accrochaient sa robe. Elle n’avait qu’une espérance&|160;:atteindre le carrefour, l’endroit où il y avait, à cent mètres plusloin, de l’espace, une pente, des passants peut-être. Elle avaitcompris, d’instinct, que l’homme la frapperait moins aisément, sielle se tenait à sa gauche. Et elle regardait uniquement les mainsde Prayou. Lui, il trottait sans se presser, au milieu dusentier&|160;; il n’avait pas de peine à se maintenir à la hauteurde la pauvre fille qui fuyait, éperdue. Deux fois il la dépassa,les poings levés comme s’il allait se jeter sur elle. Mais elleaurait crié&|160;; elle n’était pas à bout de souffle. Ellecourait.

–&|160;Veux-tu revenir avec moi&|160;?

–&|160;Jamais&|160;! Jamais&|160;!

–&|160;Veux-tu revenir, ou je tecrève&|160;?

Cette fois, il n’attendit pas la réponse. Ilfouilla dans ses poches. Pascale vit le geste. Elle se sentitperdue. Elle n’avait plus la force de crier. Le sentier finissait.Le chemin de Saint-Césaire le coupait à angle droit. Dans undernier effort, Pascale tourna, près du bosquet aux deux cyprès, etarriva au carrefour de la crête. Hélas&|160;! elle vit que la routeétait toute déserte. En même temps elle entendit, derrière elle,Prayou qui galopait. Il l’avait laissée passer&|160;; il larejoignait&|160;; il arrivait par la gauche. Avant qu’il l’eûtatteinte, elle poussa un gémissement faible. Elle leva les mainsau-dessus de Nîmes lointaine&|160;:

–&|160;Miserere mei Deus…

Et, entre ses deux épaules, la lame du couteaus’abattit et traversa la poitrine.

Emporté par l’élan et par la violence du coup,le corps roula jusqu’au mur de l’olivette, à l’endroit où le chemins’incline vers la ville, à dix mètres du bosquet en éperon quisépare les routes.

Prayou bondit, arracha le couteau, laissaretomber la tête dont les yeux viraient encore dans l’orbite, puis,s’échappant par le chemin qui suit le sommet de la colline, ilfranchit une clôture, dévala les pentes en terrasses, et disparutdans les campagnes désolées qui commencent au delà.

Pascale était déjà morte. Elle était couchéesur le dos. Le sang de sa blessure coulait par-dessous son corps, àgros bouillons, et suivait les rigoles creusées par les orages dansla terre assoiffée. En peu d’instants, le visage était devenu aussipâle que celui d’une statue de marbre blanc. Vous n’aviez plus voslèvres lisses, pauvre fille&|160;; vos yeux n’avaient plus deregard entre leurs paupières détendues, mais ils étaient encore àmoitié ouverts et levés vers les étoiles. Le châle de laine, ramenésur un côté du front et sur une des joues, faisait un commencementde voile. Les deux cyprès, en arrière, veillaient comme deuxcierges de cire brune.

Au petit jour, une voiture de laitier, venantde la campagne, se haussa sur la crête du chemin. Le cheval,flairant le cadavre, tourna bout pour bout. L’homme, un jeune gars,sauta sur la route pour le ramener par la bride et le faire passer.C’est alors qu’il aperçut le corps de Pascale.

Il y eut deux cris en même temps&|160;; lasœur du laitier, sautant à terre, elle aussi, courut avec son frèrevers le mur de l’olivette, et, soulevant à eux deux, rien qu’unpeu, les épaules de la victime, ils virent le rouge du sangfrais.

–&|160;Ah&|160;! ne le déplace pas, à cause dela justice&|160;! dit le jeune homme. Il ne faut pas toucher auxmorts avant la justice… Je vais prévenir les autorités. Toi, Marie,tu veilleras sur elle…

Il était quatre heures du matin. La jeunefille s’assit près de la tête de la morte, un peu au-dessus, enhaut de la butte. Elle avait peur. Il faisait froid. Elle selevait, parfois, croyant entendre des pas derrière les murs. Puis,elle se rassurait, et elle regardait, avec une compassion tendre,le visage si jeune, si blanc, si calme de celle qui avait le mêmeâge qu’elle, et dont elle ne savait que le malheur. Et de regarderce visage, et ces cheveux d’une nuance rare, il lui venait unepitié grandissante, et une espèce d’amitié que, même après la mort,Pascale avait le don d’émouvoir dans les cœurs.

La jeune fille finit par tirer son chapelet.«&|160;Même si elle n’était pas de ma religion, pensa-t-elle&|160;;même si elle était une fille de rien, qui court le monde, qu’est-ceque cela fait&|160;?&|160;» La première nappe de lumière coula surla colline de Montauri et sur celles qui la suivent, et le jourtoucha les mains, et le menton, et les joues de Pascale&|160;; maisles cils dorés ne bougèrent pas, et les yeux continuèrent dechercher, de voir peut-être les étoiles effacées.

À la même heure, le procureur de laRépublique, prévenu par le commissariat central de la mairie deNîmes où le laitier s’était rendu, courait à la station des fiacresdu boulevard Amiral Courbet, et donnait l’ordre qu’on le conduisîten hâte «&|160;sur le lieu du crime&|160;». Des agents de police,le commissaire central, un médecin montaient déjà le chemin deSaint-Césaire. Ce fut dans cette voiture que le corps de Pascale,après les premières constatations, fut rapporté à Nîmes. On leconduisit à l’hôpital du chemin de Montpellier, là où Pascale,quelques années plus tôt, entrant dans la ville pour la premièrefois, avait dit&|160;: «&|160;Je ne peux voir une blessure, ouseulement y penser.&|160;» Les deux grilles furent ouvertes. Lefiacre s’arrêta dans la cour, et deux garçons de salle emportèrentle cadavre à gauche, au delà du bâtiment principal, dans unamphithéâtre bas, ancien, éclairé par un vitrage à demi démoli, etqui servait de salle de dissection.

Le bruit de l’assassinat soulevait déjà toutela ville. Les magistrats instruisaient l’affaire, et lançaient desmandats contre le fugitif. Les renseignements abondaient. Pour enavoir, de nombreux habitants du quartier de l’ouest s’efforçaientd’en donner aux journalistes, aux agents, aux cafetiers, au portierde l’hôpital&|160;: «&|160;Je l’ai connue. Nous étions duvoisinage…&|160;»

À la fin de l’après-midi, tout le quartier deMontauri avait défilé devant le corps, transporté de l’amphithéâtredans une salle toute voisine&|160;; plusieurs avaient pleuré&|160;;beaucoup s’étaient agenouillés&|160;; tous, cette fois, avaientsenti la pitié qui unit une seconde les vivants avec le passé desmorts&|160;; quelques-uns, secrètement, avaient regretté desparoles, des gestes, des injures adressées à celle qui avaitsouffert, et qui ne souffrirait plus, et qui ne pourrait pluspardonner. Deux femmes, l’une soutenant l’autre, entrèrent danscette morgue. C’étaient la veuve Rioul et sœur Justine. Celle-ci,prévenue par télégramme, arrivait de Lyon. De la gare où ellevenait de débarquer, jusqu’à l’hôpital, elle n’avait pu qu’écouterla Rioul qui lui racontait l’affreuse chose&|160;; elle n’avaitrépondu que par des plaintes&|160;: «&|160;Mon enfant qui estmorte&|160;! ma petite&|160;! ma Pascale&|160;!&|160;» Elle étaittoute perdue dans sa peine, ne voyant plus, se laissant mener,n’entendant ni les boutiquiers voisins de l’Hôtel-Dieu, ni leportier, qui disaient&|160;: «&|160;C’est la mère, vousvoyez&|160;!&|160;» Elle tendait les bras avant d’entrer, commeelle avait fait la veille, hélas&|160;! Mais, quand elle eut ouvertla porte de cette chambre, et qu’elle eut vu, elle s’arrêta, ellese détourna, elle appuya sa tête contre la poitrine de la femme quila suivait. En face d’elles, le corps de Pascale était étendu surune des trois tables de bois inclinées, disposées le long des murs.Un drap le couvrait jusqu’au-dessus de la poitrine, laissant àdécouvert le cou qu’elle avait si fin et le visage, à présentlivide, et dénivelé déjà, comme le sable d’où s’est retirée la mer.Les cheveux étaient répandus en désordre. Et il n’y avait, autourde la morte, aucun cierge, aucun brin de buis bénit, aucune fleur,rien qui pût dire&|160;: «&|160;Nous l’avons aimée.&|160;»Cependant, au fond de la salle, l’espérance commune, le Christétait pendu aux bras d’une croix. Au-dessus de la table où reposaitle corps de Pascale, une planche de bois noir, fixée au mur bienanciennement, portait cette inscription en lettres jaunes, àl’adresse des vivants qui entraient&|160;: «&|160;Nous avons été ceque vous êtes, vous serez un jour ce que nous sommes.&|160;» Toutcela, pénétrant à la fois dans l’âme maternelle de sœur Justine,l’avait si violemment remuée, que, pendant une minute, la pauvrefemme n’eut pas le courage de rouvrir les yeux. Mais elle seressaisit vite&|160;; elle s’avança vers le lit de sonenfant&|160;; elle se pencha, et, sur le front glacé, elle mit lebaiser de paix. Puis elle s’agenouilla&|160;; la veuve Rioul en fitautant, près des pieds de la morte. On n’entendit plus que le pasdu garçon de salle, qui se promenait dans la courette voisine, etqui attendait, parce que «&|160;l’heure de fermer&|160;» étaitvenue.

Quand sœur Justine se releva, elle fouilladans la poche de sa robe, et en retira son grand rosaire dereligieuse, puis, prenant les deux bras de la morte, les ramenantsur le drap, elle commença de joindre, avec la chaîne bénite duPater et de l’Ave, les deux mains de Pascale.

–&|160;Que faites-vous là&|160;? dit la Rioul.Votre rosaire&|160;! Ô ma sœur, c’est tout de même trop&|160;!…

–&|160;Puisqu’elle n’a plus le sien&|160;!répondit l’Alsacienne.

Elle continua d’enrouler les dizaines autourdes doigts qui obéissaient, et qui semblaient se plier d’eux-mêmesau geste des jours purs.

Quand elle eut fini, elle resta encore debout,longtemps, ne pouvant séparer ses yeux du visage qu’elle ne verraitplus. Et elle disait à la Rioul&|160;:

–&|160;Vous êtes comme le monde, la Rioul,vous êtes dure. Moi, je vous dis que la moitié de son péché est àceux qui l’ont chassée de mes bras&|160;; je vous dis qu’elle aexpié sa part en acceptant la mort&|160;; je vous dis que monenfant était déjà revenue à Dieu, depuis qu’elle avait réentendu lenom de ma sœur Edwige.

Sœur Justine demeura deux autres jours àNîmes, avant d’obtenir ce qu’elle voulait, renvoyée d’uneadministration à l’autre, sollicitant le procureur, le maire, lepréfet, tous ceux qui donnent des permissions pour les morts. Ellefut tenace&|160;; elle fut passionnée parce qu’elle aimait&|160;;quelques bourgeois s’intéressèrent à elle, et l’aidèrent. Ellegagna sa cause&|160;: elle eut le droit de porter son enfant aucimetière des vieux canuts de Saint-Irénée et des Mouvand de laCroix-Rousse.

Le quatrième jour au soir, la grille ducimetière de Loyasse s’ouvrit, une fois de plus, devant lecorbillard des pauvres. Il descendit jusqu’au delà du monument oùaboutit l’avenue de sycomores, jusqu’auprès de ce fortin déclasséque les tombes pressent de toutes parts, et d’où l’on voit, auflanc de tant de collines qui s’éloignent, tant de villages quidiminuent. Il faisait encore tout clair. Quatre femmes seulementformaient le cortège de Pascale. Elles avaient revêtu, pour unjour, la robe, la guimpe et le voile de leurs vœux&|160;; ellesétaient venues en hâte, de quatre coins de la France, et toutes,rappelées par des devoirs différents, elles allaient repartir.C’étaient sœur Justine, sœur Danielle, sœur Edwige et sœur Léonide.Leur voyage, l’achat des six pieds de terre remuée autour desquelselles pleuraient, les frais des obsèques, le prix de la croix depierre nouvellement taillée et appuyée contre une balustradevoisine, avaient épuisé le petit trésor légué par le fabricantlyonnais. Dans un instant, elles retrouveraient, avecl’éloignement, la pauvreté absolue qui maintient les séparations.Elles le savaient. Aucune d’elles, cependant, ne songeait àelle-même. Tout le souvenir de ces créatures d’élite était commandépar l’amour. Elles priaient pour la compagne dont le visage, et leregard, et les mots, et la faiblesse toujours appelant au secours,n’avaient jamais cessé de leur être présents&|160;; elles priaientpour les petites de l’école, dispersées à présent et sûrement moinsaimées, pour le quartier, les pauvres, les timides qu’ellesfortifiaient jadis, les révoltés qu’elles calmaient, toute lasouffrance des autres qu’elles souffraient de ne plus connaître etde ne plus consoler&|160;; puis, ramenées vers des dates et desheures, elles priaient pour ceux qui, le voulant ou non, méchantsou faibles seulement et ignorants de la vie divine et fraternelle,avaient été la cause de tant de maux.

Le prêtre avait fini de réciter les prières,et s’était retiré&|160;; les fossoyeurs avaient descendu lecercueil dans la fosse, et les pelletées de terre, lourdement,tombaient sur celle qui fut Pascale. Les sœurs ne s’en allaientpas. Elles se retrouvaient en communauté&|160;; elles attendaientle signal&|160;; elles achevaient de sauver une âme. Le jourcommençait à baisser. Sur un mot de la plus vieille, ellessaluèrent enfin la tombe, et quittèrent Loyasse. On les vit,étroitement groupées, suivre le chemin qui conduit à Saint-Irénée,causant à demi-voix, très vite pour dire plus de choses, etreprises un instant par la joie d’être ensemble. Elles s’arrêtèrentsur les pentes, pour regarder, une fois, la ville immense devantelles. Et ce fut fini. Arrivées près du quai, au coin d’une ruelledéserté, elles s’embrassèrent, et, sans plus pleurer, parce qu’ilne s’agissait plus que d’elles-mêmes, par deux routes différentes,puis par trois, puis par quatre, elles s’éloignèrent, obscures dansla foule, offrant encore pour la morte la douleur de cetteséparation définitive.

FIN

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