L’Isolée

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La nuit plus humide à présent, et mûrisseusede fruits, étendait sur la campagne ses ailes frissonnantes. Lesang des plantes et celui des hommes se renouvelait. La plupart descréatures dormaient. Chez les sœurs de Sainte-Hildegarde, laveilleuse du coucher ne fut pas éteinte plus tard que de coutume.Dans ces âmes saintes, l’abandon aux mains de la Providencecombattait et calmait la douleur. Il fut, peu à peu, victorieux.L’une après l’autre, les sœurs s’endormirent. Une seule demeuraéveillée, dans l’angoisse que grandissaient la solitude et lanuit&|160;: ce fut sœur Pascale. Toute son enfance lui revenait enmémoire, et cet hier d’elle-même, à mesure qu’elle s’y enfonçaitdavantage, la jetait dans des alarmes nouvelles.

Son enfance lui revenait en mémoire, surtoutla fin, épanouie et douloureuse. Cinq ans plus tôt, Pascalehabitait ce coin de la Croix-Rousse que les anciens du quartierappellent «&|160;les Pierres Plantées&|160;», presque au sommet decette montée de la Grande-Côte, vieille rue peuplée de canuts,d’échoppiers, de revendeurs, de chiffonniers, – marchands depattes, comme disent les Lyonnais, – de bouchers, épiciers,boulangers, aux boutiques étroites et profondes&|160;; rue quicoule d’abord tout droit du haut du plateau, et se coude en bas,près de la Saône, et se ramifie en patte d’oie&|160;; rue pavée degalets pointus à l’ancienne mode&|160;; rue d’une pente si rapideque pas une voiture ne peut s’y risquer, et que l’asphalte destrottoirs est entaillée, afin que les passants ne tombent pas tropsouvent. Elle était fille d’un des grands quartiers populaires, del’ancienne colline des tisseurs, séparée seulement par la Saône dela colline où l’on prie, de Fourvière qui lève son église au-dessusde la brume des deux fleuves.

Pascale avait emporté, au fond de ses yeuxd’or, l’image de tout un monde. Elle revoyait, par exemple, avecune sûreté de mémoire qui l’émouvait autant que l’avait fait lavie, ce matin du 8 décembre 1897, où elle avait résolu de parler,pour la première fois, du secret qui l’oppressait. L’aube selevait, tardive. Cette nuit-là non plus, Pascale n’avait pas dormi.Elle guettait l’heure où pâlirait la plus haute vitre de lafenêtre, celle qui, vue d’en bas, du lit de Pascale, n’avait que duciel en face, et elle songeait&|160;: «&|160;Encore lebrouillard&|160;! Toute la journée ne voir le soleil qu’à traversdes tas d’étoupes&|160;! Moi qui avais prié pour qu’il fît beautemps&|160;!&|160;» Et puis les métiers électriques s’étaient mis àbattre, au-dessus de l’étage des Mouvand, qui habitaient le second.Car les trois étages étaient occupés par des canuts, et, depuis dessiècles, les murs, les planchers, les meubles, du haut en bas,tremblaient tout le jour, comme d’un grand orage qui ne cessaitpas. Ah&|160;! il en avait passé, de la soie, par l’escalier&|160;!Il en était sorti, des belles pièces tissées&|160;! Elles enavaient fait du chemin, les navettes&|160;: bien des fois le tourdu monde&|160;!

La maison, associée au labeur des machines,commençait donc sa journée. Et aussitôt, une voix lointaine, venantde l’atelier, appela&|160;:

–&|160;Pascale&|160;? Les entends-tu&|160;?Depuis qu’ils paient soixante-dix francs à l’usine de Jonage pourla force électrique, en font-ils un tapage, ces Rambaux&|160;!

–&|160;C’est vrai&|160;!

–&|160;As-tu bien dormi&|160;?

–&|160;Pas comme d’habitude.

–&|160;Moi, magnifiquement. Je me réjouis dema journée. Habille-toi vite. Je suis tout prêt&|160;!

Et Pascale, se levant en hâte, sentit qu’ellefrémissait plus fort que les murs&|160;: «&|160;Il va falloir luidire, à ce père qui m’aime tant, que je vais me faire religieuse,que je vais le quitter, lui dire cela… tout àl’heure&|160;!…&|160;»

Elle passa un jupon de laine, s’approcha del’armoire à glace en mauvais palissandre craquelé, seul luxe de sachambre et seul héritage de la mère Mouvand, et dénoua ses cheveux.Ces cheveux étaient sa plus grande beauté, non pour leur longueur,car ils tombaient à peine jusqu’à sa ceinture, mais pour la viepuissante qui était en eux, leur souplesse, la flamme çà et làmêlée dans la cendre du blond, couronne de jeunesse, dont lerayonnement éclairait son pâle visage d’ouvrière. Le moindremouvement du cou faisait courir des lueurs sur ces lourdsécheveaux, qu’on eût dit faits avec les soies de la Chine ou duJapon, et assortis pour broder les oiseaux traversant les airs, oules poissons traversant les vagues, sur le fond bleu des paravents.Bien souvent elle s’était complu à regarder ses cheveux, cettetendre Pascale&|160;; elle leur avait souri&|160;; elle avait eu deces pensées de vanité qui ne sont, au fond, que des désirs d’amour.Mais, depuis plusieurs mois, elle ne se permettait plus ces idéesde coquetterie&|160;; ce matin, elle n’avait pas de mal à s’endéfendre, non sûrement, et à la lumière de veilleuse que répandaitle matin, ce qu’elle regarda dans la glace, ce furent ses yeux laset cernés. «&|160;Qu’est-ce qu’ils deviendront quand j’aurai finide pleurer, quand j’aurai tout dit&|160;? On ne me reconnaîtraplus, tant ils seront enfoncés&|160;!&|160;» Elle leva les épaules.Qu’importait&|160;? Elle se remit promptement, d’ailleurs, à secoiffer et à se vêtir.

D’où lui venait la vocation religieuse&|160;?D’abord et surtout d’une parfaite connaissance d’elle-même. Samère, morte trois ans plus tôt, qui avait un visage large auxpommettes et creusé immédiatement au-dessous, évidé et tout pointuen bas, la mère Mouvand, tisseuse aux yeux de prière et de rêve,courbée depuis l’enfance sur le battant du métier, et qui n’aimaitpas les dessins compliqués, à cause du constant effort qu’ilsexigent de l’esprit, sa mère lui avait transmis, avec sontempérament inquiet, son cœur sensible à l’excès, son amourpassionné pour les enfants et sa timidité vis-à-vis des hommes.Pascale, moins protégée par le travail reclus, élève chez les sœursjusqu’à treize ans, puis occupée aux devoirs du ménage, la cuisine,le balayage, les courses pendant que les parents tissaient, avaitremarqué le chemin rapide que faisaient en elle-même les motsd’affection, la joie ou la peine des confidences reçues, les leçonssentimentales de quelques romans prêtés par des amies, lesattentions, les regards, les admirations désintéressées, les désirsmauvais, tumultueux comme la rue à onze heures, et dont levoisinage la gênait, mais la flattait aussi, quand elle sortait,quand elle traversait la montée de la Grande-Côte pour alleracheter des légumes ou du lait, quand elle rencontrait, dansl’escalier, les fils débauchés et hardis des Rambaux, les voisinsdu troisième, qui, pour elle seule, levaient leur casquette ets’écartaient de la rampe, ou quand venaient à l’atelier lesemployés de M.&|160;Talier-Décapy, chargés par le patron de serendre compte de la fabrication, de transmettre les ordres, dedemander à Mouvand de passer chez le fabricant. Elle éprouvait unattrait, mêlé d’une crainte secrète, pour toute occasion deparaître, d’être louée, de se trouver dans la foule où elle étaittout de suite convoitée, dans la lourde buée de volupté qui s’élèvedu pavé des villes, et que toute créature est forcée de boire avecl’air et avec la lumière, mais qui souffle plus vive au visage desplus jeunes, surtout des plus jolies. Au tressaillement de sonêtre, à la curiosité de son esprit, à la durée du trouble qu’elleressentait en de telles occasions, elle reconnaissait sa fragilité,et elle s’en alarmait, étant une fille pieuse et éprise de puretécomme d’une richesse. Elle s’était dit un jour&|160;: «&|160;Je meperdrai, peut-être, dans le monde, plus vite qu’une autre. J’auraisbesoin d’un abri.&|160;» Et cette pensée, souvent, lui étaitrevenue.

Un second trait de son caractère avait frappéla jeune fille. Elle avait observé que, indécise, lente à prendreun parti, tourmentée de regrets et d’imaginations quand elle enavait pris un, même à l’occasion des plus petites choses, elletrouvait au contraire, dans l’obéissance raisonnable, un apaisementde tout son être. Il suffisait que son père, ou jadis sa mère, ouune personne qu’elle avait en estime lui eût dit&|160;:«&|160;Voilà le mieux, voilà ce qu’il faut faire,&|160;» pourqu’elle n’eût plus ni hésitation, ni retour, ni alarme. Il luiétait apparu que sa faiblesse se changeait en force quand elleétait commandée, qu’elle aurait besoin longtemps, toujourspeut-être, d’une direction éclairée, ferme et aimée. Elleappartenait à l’immense multitude des âmes qui n’ont la paix, quin’ont de puissance et de hauteur que dans leur amour et par lui.Et, sans doute, elle aurait pu se marier, et souvent, comme lesautres jeunes filles, elle avait examiné cet avenir qui est celuide presque toutes&|160;: un mari, un ménage, des enfants. Mais ellen’avait pas été élevée dans l’illusion que le mariage et le bonheursont une même chose. Elle avait vu des réalités différentes. Filled’une mère morte jeune, sœur d’une petite Blandine emportée à l’âgede dix ans par une méningite, de santé délicate elle-même, etenrhumée chaque hiver, plus longtemps qu’il n’aurait fallu, elle nepouvait songer au mariage sans se souvenir de tant de jeunes femmesqu’elle avait connues, si promptement accablées par la fatigue desmaternités nombreuses et par la difficulté de gagner le pain, poursoi-même et souvent pour tous, de tant d’autres voisines encore,abandonnées, battues, mariées à des brutes ou à des fainéants. Etlors même qu’elle aurait été demandée par un brave homme laborieux,comme il n’en manquait pas à la Croix-Rousse, fils de tisseur,commerçant ou employé, la protection eût-elle été complète ousuffisante&|160;? «&|160;Si je ne suis pas tout à fait mauvaise, jeserai médiocre, en ménage, dans le milieu mêlé où je continuerai devivre, et à cause de la facilité avec laquelle je subis lesinfluences&|160;; j’aurai des velléités de courage et deperfection, comme à présent, et je ne monterai pas. Mon salutserait bien plus assuré, si je me retirais du monde&|160;: j’auraisla sauvegarde des murs, de l’exemple, de la règle, de la prièrefréquente et obligée. Dans le monde je serai mauvaise ou médiocre.Dans le cloître je pourrais devenir une âme sainte. N’est-ce pas mavoie&|160;?&|160;»

Elle s’en était ouverte à une femme qu’ellecroyait être de bon conseil, une tordeuse qui venait, au moins unefois par mois, quelquefois deux, pour rattacher la chaîne d’unepièce finie à la chaîne d’une pièce nouvelle et ne faire qu’uneseule étoffe. C’est un métier qui exige beaucoup de propreté,d’adresse, d’attention, d’habitude. Tant de fils à souder l’un àl’autre, et sans qu’il y paraisse&|160;! La veuve Flachat, personnediscrète et bien proprement pauvre, arrivait le matin, apportant lelait qu’elle avait acheté dans une boutique «&|160;de touteconfiance&|160;», et vite elle se mettait au travail. On ne voyaitplus son visage penché. Elle trempait dans le lait son index et sonpouce, et tordait alors les fils, qui semblaient, sous ses doigts,fondre pour mieux s’unir et plus également. On la nourrissait,comme il est d’usage. Et il avait été facile à Pascale, pendant lesmoments où le père était sorti, de parler à la tordeuse, qui savaitécouter comme elle savait tordre.

–&|160;Je ne suis pas étonnée de ce que tu medis là, ma petite Pascale, – elle l’avait toujours connue et ellela tutoyait, – ta mère eût été contente de t’entendre. Elle avaitle goût des longs offices…

–&|160;Mais, pas moi&|160;! répondait Pascaleen riant. Je m’ennuie vite à l’église. Je ne suis pas ce que vouscroyez, madame Flachat&|160;!

–&|160;Je sais bien ce que je veux dire,reprenait la femme en tordant les brins de fil&|160;; je veux direque ta mère était comme toi, portée à être meilleure que le monde,et donc à y souffrir. Je l’ai traversé, le monde, moi, ma fille, jepuis t’assurer qu’on y trouve autre chose que des joies&|160;: tupenses peut-être au couvent&|160;?

–&|160;Sans le désirer, oui, madameFlachat.

–&|160;Comme à un mariage qu’on étudie.

–&|160;À peu près.

–&|160;Eh bien&|160;! ma mignonne, il fautcontinuer sans te presser, sans te faire de tourment. Si le cœur seprend, laisse-toi aller.

Elle parlait comme la sagesse même.

Pascale réfléchissait.

Et c’est alors que, dans cette âme tourmentée,pure, défiante d’elle-même, de Pascale Mouvand, Dieu avait mis ledésir de la vie religieuse, où elle devinait que se trouveraient,pour elle, la paix et la direction, avec cette tendresseenveloppante, sans détour et sans trahison, dont le rêve était néavec elle. Il avait ajouté sa grâce à cette bonne volontétremblante. Aucune illumination brusque, aucune ardeur mystique,aucune vapeur d’encens, aucune rêvasserie d’oriflamme et de bleu,aucune propension merveilleuse au sacrifice, n’acheminait Pascalevers le couvent, mais la persuasion raisonnable qu’aucune autreexistence n’assurerait mieux le développement de ce qu’il y avaitde bon en elle, et ne la protégerait plus sûrement contre le reste.Elle avait peur, elle avait vu l’abri, elle y allait. La pensée dequitter son père la faisait souffrir, mais cette autre pensée ladécidait que les conditions du salut éternel ne sont pas les mêmespour toutes les âmes, qu’elles sont impérieuses, qu’elles échappentau jugement de ceux qui ne croient pas, et qu’il n’y a point dedevoir qu’on puisse leur opposer.

La vocation n’avait rien d’étonnant, ni denouveau d’ailleurs, chez les Mouvand. Cette vieille race de canutslyonnais avait toujours été et était encore, dans son dernierdescendant, laborieuse, goguenarde en paroles, ardente tout aufond, capable de longues patiences et de révoltes terribles,ménagère et dévote. Malgré tant d’efforts faits pour agrandir dansle peuple l’ignorance ou l’hostilité religieuse, elle comptait aupremier rang, parmi ces nombreuses familles d’ouvriers de laCroix-Rousse, de la Guillotière ou de Saint-Irénée, qui, aux joursde fête ou de deuil, regardent vers Fourvière d’un œil attendri, etpour qui la Vierge est une parente et un bien municipal. LesMouvand avaient participé à la fondation de cette œuvre anciennedes Hospitaliers-veilleurs, œuvre d’assistance et de prédicationcréée par des ouvriers de Lyon en 1767, et, au seuil duXXe siècle, Adolphe Mouvand se faisait encore honneurd’aller le dimanche aux Hospices, raser et coiffer les maladespauvres, comme l’avait fait son arrière-grand-oncle maternel,Jean-Marie Moncizerand. Il avait élevé ses enfants – hélas&|160;!il fallait dire aujourd’hui son enfant, – dans la tradition de foipratique à laquelle il était demeuré fidèle. Et il ne se pouvait,sans doute, qu’il refusât son consentement à Pascale, qu’il se mîten travers de ce projet, qu’il fût, longtemps du moins, inexorable.Mais elle ne lui avait pas parlé, jusque-là, de sa résolution. Ellel’avait laissé, par pitié, à cause de la différence d’humeur qu’ily avait entre elle et lui, en dehors des luttes, des hésitations,des objections qui l’avaient torturée. Il ne se doutait de rien. Etsa surprise, sa douleur, sa première colère peut-être, quand ilallait apprendre le secret, voilà ce qui avait empêché bien desnuits, et cette nuit notamment, Pascale de dormir.

Quand elle eut achevé de se coiffer, d’agrafersa robe, elle jeta sur ses épaules une pèlerine de laine soyeuse etfine, toute noire, qui avait appartenu à sa mère, attacha les deuxbords près de son cou avec une barrette de métal piquée de faussesturquoises, et, comme elle appartenait à une génération qui est«&|160;glorieuse&|160;», comme disait le canut, elle mit des gantsde peau bruns.

Alors elle eut un battement de cœur si violentqu’elle s’appuya contre le fer de son lit, une main posée sur sapoitrine. «&|160;Dites-moi ce qu’il faut que je dise&|160;?&|160;»murmura-t-elle. Lentement elle ouvrit la porte de sa chambre. Lachambre à côté, celle de son père, était vide. Pascale la traversa,tourna au bout à angle droit, et entra dans le vaste atelier ducanut. Heureusement, les Rambaux travaillaient, là-haut, car onl’eût entendue, sans cela, marcher sur le vieux plancher. AdolpheMouvand n’était pas à sa place habituelle de travail, assis sur labanquette du premier métier, mais debout au fond de la salle, prèsde l’autre machine, poussiéreuse et toujours immobile&|160;:l’ancien métier de la mère Mouvand. Personne, depuis trois ans,n’avait eu la permission de toucher à cette relique. Le canut avaitposé sur le battant, tout verni par l’usage sa main petite etadroite à empaumer le bois. Il regardait le sol, les ponteauxfixant l’armature, la mécanique au-dessus du cadre du métier, etles cartons, encore suspendus en l’air, du dernier dessin qu’avaittissé la défunte. Mouvand était tourné vers les fenêtres del’atelier. La lumière, incomparablement plus vive que dans les basquartiers de Lyon, éclairait l’arête de la silhouette, haute etvoûtée, du maître tisseur, son visage taillé carrément, rude, etqu’encadrait une barbe grise, fournie et frisante, qui revenaittoute en avant, à cause de l’habitude qu’il avait de l’appuyer, entravaillant, contre sa poitrine. Le canut avait mis sa jaquette etson pantalon noirs des jours de fête. Sur son crâne, couvert decheveux durs et coupés ras, de la même couleur que la barbe, desmèches plus blanches mettaient des lueurs de vieille peluche. Ilétudiait quelque chose, il songeait, il n’entendait pas venir safille. Mais, à un moment où il regardait en bas, il vit, quand ellefut près de lui, les lames du plancher subitement envahies par del’ombre. Et il aperçut Pascale, et toute son âme se sépara dumétier, et il fronça les sourcils, comme surpris en faute. Mais cen’était qu’un mouvement de l’instinct. Sur le masque lourd etgrave, une joie, tout de suite après, passa&|160;; elle alluma lesyeux du tisseur, tout enfoncés et ternes comme le ciel qu’ilsregardaient souvent&|160;; elle les agrandit&|160;; elle rosit unpeu le parchemin des joues&|160;; elle fit apparaître, sous lesmoustaches, les lèvres moqueuses et hardies, et qui avaient jetétant de mots plaisants dans l’air de Lyon, les jours de fête, dechômage ou de grève, quand on se rencontrait au cabaret avec lesamis, ou qu’on jouait aux boules, dans les hauts de laCroix-Rousse. En un instant le visage, la pensée, l’attituded’Adolphe Mouvand s’étaient transformés. Il sortait ainsi delui-même rarement, comme d’un terrier. C’était l’image de Pascalequi avait fait cela, de sa fille passionnément aimée, et qui venaità lui, prête à partir.

–&|160;Eh&|160;! jolie&|160;! dit-il, – trèssouvent il l’appelait ainsi, – tu m’as fait peur&|160;!

Il se pencha pour la regarder, ayant les yeuxusés.

–&|160;En voilà une mine&|160;! Comme tu espâle&|160;! Tu ne vas pas recevoir les cendres, pourtant&|160;?C’est le jour de notre Vierge, et j’entends bien manger des bugnesavec toi&|160;!

Il l’embrassa sur les deux joues, en faisantclaquer ses lèvres.

–&|160;Ça te va-t-il, des bugnes que nousachèterons, en revenant de la messe, au père Bellefin qui les fritsi bien&|160;? Je me sens tout content de sortir avec toi&|160;!Là&|160;! ça te va-t-il&|160;?

Elle fut décontenancée par cette bonne humeur.Elle embrassa son père, et les mots préparés moururent dans cebaiser, les mots cruels.

–&|160;Sais-tu à qui je pensais&|160;?continua-t-il. À toi. Oui, en touchant le métier de ma défunte, jeme disais que tu ne pourrais pas le mener&|160;; c’était bon pourelle, et c’est bon pour moi&|160;; ma vieille carcasse et celle dema mécanique sont mariées comme malheur et misère&|160;: mais toi,tu n’aurais pas la force.

–&|160;Je le crois, dit Pascale.

–&|160;Ni le goût&|160;!

Elle se mit à sourire, et dit&|160;:

–&|160;Ni le temps surtout.

Mais il ne devina rien, et, suivant le songepaternel&|160;:

–&|160;Tu as raison&|160;; ta mère ne voulaitpas que je t’apprenne à faire de belles soies&|160;; alors moi,j’ai dit&|160;: «&|160;Elle ne fera pas de camelote,&|160;» et tun’as rien appris du tout… Et puis tu étais délicate, et puis on tegâtait. Tu n’as appris chez nous que le métier de ménagère. Tu lefais bien, par exemple&|160;!

Il s’arrêta un moment, l’enveloppa d’unepensée d’orgueil et de tendresse&|160;:

–&|160;Mais écoute, reprit-il, la vieillesseconvertit quelquefois&|160;; à présent je veux bien voir travaillerl’électricité chez moi&|160;; nous prendrons Jonage, tu n’aurasqu’à surveiller, et nous vendrons le vieux métier de la défuntemère… Tu feras l’article pas cher, du ruban même, si tu veux. Etnous serons plus riches. Qu’en dis-tu&|160;?

Elle répondit, tournée vers la rue où lalumière grandissait&|160;:

–&|160;Vous m’aimez trop… Venez, nous allonsmanquer la messe.

Ils descendirent par l’escalier dont lespaliers sans fenêtre, à cause des cabinets extérieurs, n’étaientséparés du vide que par une grille de fer. Le vent soufflait làpresque aussi bien que dans la rue.

–&|160;Attention, et serre ton tricot, dit lepère, car l’escalier de chez nous, ç’a été la mort des miens. Ettoi, jolie, il faut que tu vives&|160;!

Elle descendait devant lui, serrant lapèlerine qui dessinait mieux ses épaules et son buste rond. Commeelle était leste, et que l’air froid l’animait, elle sauta lestrois dernières marches de pierre, pour montrer qu’elle vivaitbien, elle, et que la jeunesse ne lui manquait pas.

Ensemble, le père et la fille entendirent lamesse à l’église Saint-Bernard, qui est en haut de la Croix-Rousse,puis, comme l’avait promis le père, ils descendirent jusqu’à la ruedes Tables-Claudiennes, où était l’échoppe du friturier, etachetèrent des beignets. Mouvand mangea les siens dans larue&|160;; Pascale demanda un sac de papier.

–&|160;Voilà nos demoiselles d’à présent,Bellefin&|160;! dit le canut. Ça ne vit plus dehors.

L’autre allongea, hors de son étroiteboutique, sa tête en boule, au sommet de laquelle un peu de suieétendue figurait des cheveux, et, d’un œil d’ancien connaisseur,admirant Pascale&|160;:

–&|160;Je n’en ai pas de pareille, fit-il. Tuas de la chance, toi, de te «&|160;lantibardaner&|160;» comme çaavec elle. Quel âge ça a-t-il&|160;?

–&|160;Dix-huit ans passés, réponditPascale.

–&|160;Et une voix&|160;! Répète pour que jet’entende chanter, et tu auras une bugne de plus dans tonsac&|160;!

–&|160;Dix-huit, monsieur Bellefin&|160;!dix-huit&|160;! dix-huit&|160;!

Pour la première fois elle riait franchement.Ce Bellefin était drôle, et il savait parler aux filles. Elleriait, les lèvres entr’ouvertes, humides, lisses comme la nacred’une coquille, et elle répétait, regardant le vieux bonze au fondde sa niche, sachant que le quartier appartenait à elle et aumatin&|160;: «&|160;Dix-huit, mais donnez-moi ma bugne, monsieurBellefin, et du sucre dessus, beaucoup, car je l’aimebien&|160;!&|160;»

On eût dit que les deux hommes écoutaient unmerle élevé et instruit par l’un d’eux, ou un pinson deconcours&|160;:

–&|160;Hein&|160;! ça vous a-t-il unbec&|160;? Crois-tu que ça ne serait pas dommage de ne pas l’avoirpris, choyé et instruit&|160;?

En reprenant la marche vers la montée de laGrande-Côte, Adolphe Mouvand sentit qu’il n’avait jamais tant aiméPascale, ni si orgueilleusement.

Arrivé à l’angle de la rue desTables-Claudiennes et de la montée&|160;:

–&|160;Allons, dit-il, retourne à tesaffaires. Moi, je vais aux miennes. J’en ai beaucoup, et tu nem’attendras pas pour le dîner. Mais, à une heure, trouve-toilà-haut, à Fourvière, quand les cloches sonneront l’entrée deshommes.

Ils se séparèrent, et, pendant le reste de lamatinée, vécurent loin l’un de l’autre. Mouvand, depuis sajeunesse, avait l’habitude de régler ses affaires le jour du 8décembre, et cela comprenait quelques paiements, deux ou troisvisites à de vieux canuts retirés ou impotents, et un déjeuner àonze heures et demie, chez Constant Mury, forte tête socialiste dela Croix-Rousse, canut bien en chair, qui présidait l’équipe dejoueurs de boules des Pierres-Plantées.

Avant une heure, il était rendu sur la placede la Cathédrale, au pied de la colline de Fourvière. Elle étaittoute noire, aussi noire que la façade de l’église et de laManécanterie, tant les groupes d’hommes s’y pressaient, tassés etimmobiles au milieu, encore fluctuants à l’entrée de la rueSaint-Jean, de la rue Antonine et de la rue de la Brèche, à causedes groupes de nouveaux arrivants, qui tentaient de pénétrer dansla masse et en agitaient la circonférence. Il n’y avait là que deshommes, cinq ou six mille. Tout à l’heure, ils seraient un millierde plus, et ils marcheraient en colonne, le long des lacets de lacolline sainte, afin d’aller proclamer, dans le temple lyonnais, lafoi lyonnaise.

Le canut salua quelques camarades reconnus çàet là, près du portail de Saint-Jean&|160;: «&|160;J’avais bien dità Pascale que la procession serait belle, pensa-t-il. En voilà dumonde&|160;! Ma petite doit être déjà là-haut.&|160;» Il ne se mêlapas à la foule, ayant des rhumatismes au bas des reins qui luirendaient la marche difficile sur les pentes, et monta, par lefuniculaire, en quelques instants, jusqu’à la plate-forme, lieu derefuge, lieu plus proche du ciel, où la basilique lève, au-dessusde la ville immense, ses quatre tours octogonales, épanouies endiadèmes. Sans le savoir il gravissait son calvaire. Oh&|160;!combien de fois nous allons ainsi, avec notre joie à peinetremblante, malgré la vie, au rendez-vous obscur où nous attend ladestinée&|160;! Il avait le cœur plus libre encore que de coutume,ayant eu, depuis le matin, plus de loisirs, et plus d’occasions desortir de ces murs qui nous ont vus pleurer. Sa belle humeurs’était enhardie dans la compagnie de quelques amis réunis chezConstant Mury. En payant deux sous au receveur dufuniculaire&|160;:

–&|160;C’est pas cher, votre ficelle, dit-il,mais vous ne charriez pas loin. Avez-vous vu ma fille&|160;?

–&|160;J’en ai vu, oui, qui ont passé autourniquet. Mais la vôtre, je ne sais pas&|160;!

–&|160;Une jolie, dit Mouvand, en levant lesépaules, une blonde aux joues fraîches, il n’y en pas tant&|160;?Et une aile de tourterelle au chapeau&|160;?

Il ne se trompait pas. Pour lui, et à cause dela fête, Pascale avait mis son chapeau de feutre orné d’une plumegrise. Elle attendait son père devant la façade. Elle le menarapidement à droite, à l’endroit où la procession, par la montée deFourvière, allait déboucher. D’en bas, le bourdon de Saint-Jeanavait annoncé&|160;: «&|160;Ils partent&|160;». Et bientôt, lagrosse cloche de la montagne de Fourvière, celle de la tour dusud-est, lancée à toute volée, lui répondit, et salua les premierspèlerins apparus devant la basilique.

Ils montaient tête nue, remplissant toute lalargeur de la rue, presque tous récitant le chapelet. Le chemin lesversait contre la nef de l’église&|160;; ils tournaient à droite,et la colonne, avec son bruit de pas et de cantiques, lentement,s’engageait dans le cloître de l’ancienne chapelle et entrait parlà dans la basilique neuve, selon l’ordre prescrit. C’était toutLyon qui montait&|160;: les hommes des usines, des magasins, desbureaux, des chantiers, les riches, les pauvres, inconnus les unsaux autres et confondus, roulant pêle-mêle, comme les mottes auversoir de la même charrue. Et le bourdon allongeait sa grande voixau-dessus des bruits de la cité, vague triomphale, roulant sur lesfumées, perçant les brumes, déferlant à bien des milliers de mètresen avant, en arrière, sur le plateau des Dombes, sur la plaine duRhône, sur les collines au delà d’Écully et de Sainte-Foy. En mêmetemps, le carillon de la tour de droite, de la tour du sud-ouest,avec ses onze notes d’airain, se mettait à chanter les hymnes à laVierge. Les hommes chantaient aussi. Ils chantaient à présent horsde la basilique et au dedans. Et tant que dura le défilé de cettearmée pèlerine, toutes les pierres de la falaise, toutes celles deses églises et de ses maisons, tous les os des vivants et des mortsqu’elle portait, frémirent au passage de la prière récitée,chantée, sonnée.

Au fond de l’église, Pascale, entrée parfraude dans une poussée de la foule, avec son père, s’était placéedebout contre le socle, en carrare blanc, d’un des piliers de lanef. Son père se tenait près d’elle. Toutes les chaises avaient étéenlevées, et la foule sombre des pèlerins, emplissant la basilique,donnait toute sa splendeur à la décoration des murailles et desvoûtes, sculptures, colonnes, mosaïques, verrières toutes dorées etfleuries de mauve, ombres légères, ombres vivifiées par les refletsqui se mêlaient et se fondaient comme les feux d’une opale. Il yeut un cantique, le cardinal entra et traversa les rangs, puis unprêtre parla brièvement. Cette foule croyait et priait. Une émotionl’agitait tout entière, et c’était autre chose que le respect oul’amour divin&|160;: c’était le sentiment d’une force et d’unefraternité, une sorte de réconfort religieux, dans lequel vivaientles aïeux de tous ces hommes, et que ceux-ci n’éprouvaient plus quepar moments, disséminés qu’ils étaient dans vingt églises, habituésà n’être que des groupes, ou des volontés solitaires, et prenantici tout à coup une conscience d’armée. Chacun priait mieux&|160;;les inconnus étaient des frères&|160;; les voisins n’avaient pointde haine&|160;; l’humiliation était commune, l’espérance commune,le Père commun&|160;; et l’avenir commun mettait entre les voisins,ignorants l’un de l’autre, une muette salutation, un peu derespect, un peu d’au revoir éternel.

Adolphe Mouvand appartenait trop solidement,par toutes ses ascendances et par ses habitudes de vie, au vraipeuple lyonnais, pour ne pas s’épanouir dans cette joie et danscette fierté. Il chantait, il écoutait, il levait sa tête, et sesyeux, tout pleins de la vision habituelle des murs nus et desmachines, en se posant n’importe où, buvaient une lumière deparadis. Il en oubliait de regarder Pascale. Comme d’autres, ilignorait le sens mystérieux de ces paons aux queues étalées, de cesanges aux ailes ouvertes, et des symboles partout répandus, maiscomme tous ses compagnons, il comprenait qu’il avait là, sous lesyeux, une strophe nouvelle ajoutée à l’hymne ancien, et que saville avait élevé à la Vierge un monument bien supérieur, par l’artet par la piété, à tant d’églises neuves qui n’ont d’autre âme quecelle du passé. Il se sentait tout fier et tout brave. La jeunefille, elle, ne voyait rien, absorbée qu’elle était par la penséequi la faisait souffrir. La tête appuyée contre la pierre dupilier, elle avait fermé les yeux&|160;; elle s’inquiétait parceque l’heure était venue&|160;; elle ne bougeait pas, comme si lemoindre mouvement eût dû amener l’aiguille de l’horloge sur lepoint fatal. Par moments une exclamation jaillissait du fond de sadouleur&|160;: «&|160;Mon Dieu, je suis brisée par la peine que jevais lui faire&|160;! Rien ne pourrait me décider à le quitter, sice n’est Vous qui m’appelez&|160;! Il me faut votre ombre et toutl’abri des amitiés saintes, parce que je n’ai de volonté que pourplier devant ceux que j’aime. Secourez-moi, car ma lâcheté voudraitencore se taire&|160;; fortifiez-moi, parce qu’il a tant de droitssur moi, que je me sens cruelle en lui parlant des miens. Etpourtant, mon Dieu, si je me mariais, il faudrait le quitteraussi&|160;! Aidez-le à m’écouter&|160;; aidez-moi à luiparler&|160;!&|160;»

La foule s’écoulait&|160;; tous les voisinsavaient quitté les dernières travées de l’église, et descendaientl’escalier, au delà des portes de bronze, quand Pascale, lentement,leva la main, et la mit sur l’épaule de son père.

–&|160;Quand tu voudras, ma jolie, dit lecanut, en s’éveillant du rêve, je suis prêt…

Il allait se détourner pour partir, mais,sentant qu’elle le retenait&|160;:

–&|160;Qu’as-tu à me dire&|160;? fit-il.

Et il se pencha, mettant sa bonne oreille toutprès de la bouche qui avait pâli.

–&|160;Père, je vous parle ici, parce que Dieuest plus près de nous…

Elle voulait le préparer. Elle n’eut plus deforce contre son secret. Il renversa toutes les barrières&|160;; ils’échappa.

–&|160;Pardonnez-moi, je veux êtrereligieuse&|160;!

–&|160;Religieuse&|160;? Qu’est-ce que tu dislà&|160;?

Il la vit très pâle. Et les mots qu’ellevenait de dire entrèrent en lui.

–&|160;Alors, c’est tout à fait vrai&|160;? Tuveux&|160;?…

Elle fit signe que oui, craintivement, commesi elle pouvait le tuer avec un geste trop décidé.

À son grand étonnement, Pascale ne le vit nichanceler, ni se raidir, mais se redresser seulement un peu du côtédu tabernacle, et répondre, non pas à elle, mais à Celui qui avaitparlé par les lèvres de Pascale.

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu, est-cepossible&|160;? Je ne m’y attendais pas&|160;! Religieuse&|160;! Mafille&|160;!

Et comme si le projet avait déjà pénétré auxdernières profondeurs où est la volonté, comme s’il était déjàcompris et jugé à moitié, Mouvand, regardant toujours derrière laporte dorée, dit&|160;:

–&|160;C’est pour soigner nos malades dans leshospices de Lyon que tu me quitteras, Pascale&|160;?

–&|160;Non, papa, j’irai chez les sœurs deSainte-Hildegarde.

–&|160;Élever les mioches&|160;?

La voix répondit, très bas, le long dupilier&|160;:

–&|160;Faire mon salut.

Tous deux ils restèrent silencieux, le tempsde dire un Ave Maria. Puis Pascale, ayant levé les yeux,vit cette chose admirable et qu’elle n’avait jamais imaginée dansses rêves&|160;: un homme de grande foi, déjà victorieux au premierchoc de l’épreuve. Toute la race sanctifiée, tous les aïeux ducanut, trépassés et sauvés, devaient intercéder pour lui. Des yeuxde l’homme, deux larmes tombèrent, mais le visage ne s’attristapoint. Une joie au contraire y grandit, et l’âme y parut, toutecontente, pour obéir. Il fut cependant un long moment sans pouvoirparler. Puis il dit, toujours tourné vers le haut del’église&|160;:

–&|160;Je ne te disputerai point au bon Dieu,Pascale. Tu iras où tu veux.

Son regard se perdit un moment dans les voûtesde la basilique. Puis, entourant de son bras le cou de sa fille, lecanut, qui était de sang vif, incapable de méditations longues,entraîna Pascale par la baie ouverte des portes de bronze, etdescendit ainsi les marches, dernier pèlerin, abritant et serrantcontre lui, dans l’air froid du dehors, sa fille fiancée à Dieu.C’était un roi qui descendait, avec une jeune reine. Personne ne lesavait.

Quand ils furent sur la place&|160;:

–&|160;Que vous êtes bon&|160;! disait-elle.J’avais grand’peur de vous parler&|160;!

Il reprit sa grosse voix&|160;:

–&|160;Que tu es bête&|160;! À moi&|160;?

–&|160;Je n’ai pas dormi de la nuit, car, aumatin, j’avais résolu de dire mon secret.

–&|160;Avant la messe&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Tu avais l’air si drôle&|160;! Est-cequ’il y a longtemps que tu songes à te faire religieuse&|160;?

–&|160;Deux ans au moins.

–&|160;C’est pour cela que tu m’emmenais plussouvent aux vêpres&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Que tu as refusé d’aller à la noce denotre voisine du premier, la Thiolouse&|160;?

–&|160;Peut-être.

–&|160;Et que tu n’as pas voulu que jet’achète une broche en doublé pour ta fête&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Je n’avais rien deviné. Que c’estfacile à tromper, les pères&|160;! Je me disais quelquefois&|160;:«&|160;Elle a un amoureux.&|160;» Tu aurais pu en avoir, mêmeplusieurs&|160;?…

Elle riait. Elle savait que c’était vrai. Etils s’engageaient, après avoir traversé la place, dans la rue duJuge-de-Paix, un chemin de banlieue, qui ne descend pas la colline,mais s’en va en tournant vers l’ouest.

–&|160;Si tu avais eu l’idée du mariage, majolie, ce n’est pas les prétendants qui t’auraient manqué. Je croisque le fils des Rambaux aurait bien voulu de toi&|160;?

–&|160;Moi, pas de lui.

–&|160;En effet, il ne vaut pas cher.Travailleur, mais c’est tout, et ce n’est pas assez pour faire unhomme. J’en connais d’autres, qui trouvaient Pascale à leurgoût.

–&|160;Vous d’abord, dit-elle, le remerciantdu regard.

La pensée de la séparation, jusque-là vague,écartée par d’autres qui se pressaient dans l’esprit du canut, seglissa au milieu des autres. La douleur était entrée dans sa joie.Mais la greffe ne prend pas tout de suite. L’arbre de joies’épanouissait.

–&|160;C’est vrai que j’avais grand plaisir àvivre avec toi, Pascale. Toi, peut-être moins&|160;?

–&|160;Oh&|160;! si.

–&|160;Depuis que j’ai perdu la défunte, jesuis peut-être un peu trop sorti, le dimanche, de moncôté&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Trop joué aux boules avec lesamis&|160;? J’aurais dû promener Pascale&|160;?

–&|160;Je n’aurais pas demandé mieux, mais monidée n’aurait pas changé.

–&|160;Qui te l’a donnée, alors&|160;?

Elle dit en hochant la tête&|160;:

–&|160;Je me suis sentie faible.

Il ne comprit pas, n’ayant pas l’habitude deconsidérer les choses par le dedans, et se contenta de faire unsigne d’assentiment.

Ils marchaient entre les murs rouillés ouverdis par la mousse, clôtures de jardins de couvents ou de maisonsde retraite, et le chemin tournait et se tordait, mais le silenceétait le même, partout autour d’eux. Ça et là, une brancheavançante, de platane ou de tilleul, débordait et bénissait lepassant.

Pascale, reprise par le songe habituel, maiscalme à présent et même joyeuse, fit une centaine de pas sans riendire, puis, comme le père n’avait pas compris une premièrefois&|160;:

–&|160;J’ai besoin d’une règle, reprit-elle,pour être toute bonne.

–&|160;Tu l’étais assez pour moi&|160;!murmura le canut.

Il ajouta tout de suite, pour réparer leblasphème qu’il venait de formuler.

–&|160;Il est vrai qu’il y en a un autre, plusdifficile à contenter. Pascale, je te le répète, je ne dirai riencontre. Non, je te le promets.

Tous deux, l’ouvrier et l’enfant, ils sesentaient l’âme légère, légère d’une joie qu’ils goûtaient avec unesorte de respect et de hâte&|160;; ils la devinaient immortelle parl’origine et passante dans leur esprit&|160;; ils savaient d’oùelle vient&|160;; ils espéraient, l’un et l’autre, gagner la terrefuture où elle ne cesse plus&|160;; ils avaient la certitude qu’ilsagissaient selon l’ordre, en conformité avec la volonté divine.

–&|160;Religieuse, répétait Mouvand&|160;;non, quand le temps sera venu, je ne l’empêcherai pas…

Quand le temps sera venu&|160;?… C’était ladouleur qui revenait. Pascale n’avait pas dit quand ellepartirait&|160;; son père ne se l’était pas d’abord demandé.L’émotion lui avait caché sa peine future. Il essaya d’échapper àla question née en lui, insistante à présent et angoissante&|160;:«&|160;Quand part-elle&|160;? Quand va-t-elle me laisserseul&|160;?&|160;» Il dit&|160;:

–&|160;Je ne me rappelle d’autre religieuse,dans la famille, qu’une arrière-grand’tante&|160;; mais c’est siloin dans mon enfance&|160;!

La rue du Juge-de-Paix, celle des Quatre-Ventsqu’ils suivirent ensuite, étaient rougies par la lumière ducouchant. Le soleil, près de tomber, rapide dans sa chute,poursuivi par les brumes qui ne l’avaient pas lâché, y creusait desabîmes d’or et de pourpre aussitôt comblés par l’écroulement desnuages, mais qu’il rouvrait plus loin. Pascale et son père setrouvaient maintenant devant la grille de Loyasse, le grandcimetière, situé sur la colline et à l’endroit où elle descend versl’ouest. Ils faisaient là leur visite traditionnelle. AdolpheMouvand se rendait à Loyasse chaque fois que revenait cette date du8 décembre, et en ce moment, un instinct plus pressant encore l’yramenait. Le quartier de Saint-Irénée, tout proche, avait été leberceau de sa race. Les tombes des vieux canuts étaient là, àLoyasse, ou y avaient été, car les pauvres n’ont que des placeslouées au cimetière, et sont chassés de la tombe, quand le termen’est plus payé, comme ils l’ont été, pendant la vie, de la chambreou de l’atelier, en des jours de détresse. Il y avait encore, entreleurs fusains taillés, côte à côte, la croix de fonte du grand-pèreet celle de la mère Mouvand, femme du canut. Par la grande allée,entre les sycomores sans feuilles, l’ouvrier et sa fille gagnèrentle bord du plateau, où finissaient les «&|160;concessionsperpétuelles&|160;», où commençait une pente rapide, vaste champtout noir d’abord, et frangé de blanc, tout en bas. C’était le closLièvre, avec ses tombes de pauvres, parents en haut, enfants prèsde la vallée, avec ses innombrables couronnes de perles, sombrespour les grands et couleur de lait pour les petits. Les deuxLyonnais apportaient des nouvelles à leurs morts, et quand ilss’agenouillèrent, tous deux, ayant mis leur mouchoir sous leursgenoux, ils firent une prière qui était vraie, et que l’émotionvivifiait. La figure du canut s’allongea, sa barbe drue bâillacomme s’il parlait&|160;; il passa la main sur ses yeux, comme s’ilvoulait retenir ses larmes&|160;; puis il se releva, et, avec soncouteau, il se mit à faire la toilette des tombes, négligées fautede temps et à cause de la longue distance. Pascale, demeurée seule,avait l’impression que son cœur, ou sa pensée, quelque chose dedoux qui était tout elle-même, descendait sous l’herbe mouillée etse faisait entendre de la morte, et elle disait&|160;:«&|160;Maman, je vais au couvent, je suis venue te le dire.Bénis-moi. J’ai l’âme tendre comme tu l’avais. Ne t’inquiète paspour moi&|160;; je souffrirai moins là où je serai, que tu n’asfait dans ta vie de femme et de maman&|160;; j’ai idée que tu asmérité pour moi la vie meilleure&|160;; je prierai pour toi&|160;;ce sera ma visite, car il me sera difficile, peut-être impossiblede monter à Loyasse, d’ici longtemps&|160;; tu sauras que je suisbien. J’aurais voulu que maman me vît avec mon voile… Tu auraispleuré. Tu aurais bien compris… Je t’embrasse à travers la terre etles pierres. Je suis ton enfant. Je te remercie pour toute monenfance, qui m’a menée où je vais.&|160;»

Elle se leva. Son père, qui avait resongé à lamaison en touchant la croix de fer plantée sur les os de la mèreMouvand, dit, en fermant la lame du couteau, qui s’abattit avec unbruit sec sur l’armature&|160;:

–&|160;Tu es jeune, Pascale, il n’y a point depresse&|160;: dans combien de temps entreras-tu enreligion&|160;?

Elle avait repris sa route, près de lui, etils remontaient l’avenue funèbre. Elle ne répondit pas, toutd’abord, par pitié, et elle lui prit le bras, pour qu’il eût mieux,par cette caresse, la certitude qu’elle l’aimait.

–&|160;Tu es si jeune&|160;! répéta-t-il.

Ils marchèrent encore quelque temps, sansqu’elle eût répondu, et, sortant de Loyasse, ils montèrent à droitepar le chemin qui suit le mur d’enceinte du fort déclassé. Mouvandattendait, il se troublait. Elle sentit qu’il lui serrait le bras,pour dire&|160;: «&|160;Allons, jolie, fais-moi de la peine&|160;;j’ai compris&|160;». Et elle répondit&|160;:

–&|160;Je voudrais entrer à Noël, aunoviciat.

–&|160;À Noël, Pascale&|160;! Dans quinzejours&|160;! Dans quinze jours je ne t’aurai plus&|160;?

Lui si ferme, si gai, si peu porté à geindreet à récriminer, il dut s’arrêter, et il respira vite, cinq ou sixfois, les paupières baissées, comme s’il avait fait un effort tropgrand.

–&|160;Oh&|160;! dit Pascale, ne me faites paspleurer&|160;! Je suis si faible, même quand je vois clairement mondevoir, que, si vous me montriez votre peine, je serais capable dene pas aller au couvent, ni dans quinze jours, ni plus tard. Etpourtant je suis sûre que Dieu m’attend&|160;!

Adolphe Mouvand était de ces hommes que lerespect de Dieu arme tout de suite contre eux-mêmes.

–&|160;Tu as raison, dit-il, en espaçant lesmots, il faut être brave… C’est un honneur qui nous est fait.

–&|160;Comme vous comprenez bien,papa&|160;!

–&|160;Et une fameuse indulgence qui m’estofferte&|160;! Moi qui tâche d’en gagner dans la compagnie desHospitaliers-veilleurs&|160;: je n’aurai jamais mieux… Et puis,vois-tu, Pascale, il ne faut pas sacrifier tes années, qui sontjeunes, aux miennes qui sont finies… Va faire ta vie, comme nosanciens… C’est là qu’ils habitaient, tiens, Pascale&|160;!

Il avait été si bien instruit dans la doctrinechrétienne, que les idées les plus hautes sur le devoir, sur ladestinée d’une âme, lui étaient habituelles.

En parlant, le canut escaladait le talus deterre gazonné qui épaule, tout du long, la muraille militaire.C’est la crête du plateau, jadis fortifié par les Romains etqu’enveloppe encore, du côté de l’ouest, l’appareil abandonné delongs glacis et de longs murs de forteresse. Pascale avait suivison père, et s’appuyait sur les pierres taillées qui couvrent leparapet.

–&|160;Voilà Saint-Irénée d’où sont descendusles Mouvand, dit le père en étendant la main, et, en bas, voilà laville, mais on ne voit pas la partie de chez nous.

En avant et en dessous d’eux, dans un pliprofond de la terre, le vieux quartier ouvrier de Saint-Irénée,tout entier du même rose fané, tassait, pressait les toits de sesmaisons, dont quelques-uns semblaient avoir été soulevés, – mais debien peu, – par l’effort des autres, et sur lesquels couraient etse fondaient les fumées fraternelles. Une pente raide et boisée,parallèle à la muraille d’enceinte, se levait en arrière, etformait le fossé que les hommes habitaient. Et au delà, par-dessusles arbres, d’autres sommets de collines se dressaient, de moins enmoins précis dans la lumière diminuée, tous orientés vers lesfleuves où plongeait leur éperon. De ce côté, sur la gauche et bienbas, dans la plaine, s’étendait ce que Mouvand avait appelé laville. Mais c’était bien autre chose que la ville. Par delà laSaône invisible, tournant au pied des roches de Fourvière et deSaint-Just, c’était toute la partie sud de l’énorme cité, lapresqu’île Perrache, le Rhône, la pointe du quartier de laGuillotière, le quartier de la Mouche, et des prés mêlés debâtisses et de peupliers espacés, et des campagnes vertes, sansautres limites que la brume, et où s’arrondissait, lumineux audépart, mais diminuant d’éclat, l’arc des fleuves mêlés quicoulaient au midi. Pascale et son père regardaient surtout laville. Elle était à demi voilée par une nappe de brouillardtransparente, et que le soir tombant teignait d’une lueur fauve.Cinq cent mille créatures s’agitaient là-dessous. C’était l’airrespiré par elles et tout plein de leurs douleurs, c’étaient lafumée de leurs foyers et de leurs machines, et la poussière del’usure de toutes choses, qui formaient ce nuage que le ventpoussait vers Loyasse. L’écheveau embrouillé des bruits et des crisde la ville montait en même temps. Les deux promeneurs, saisis parcette apparition de leur ville, demeuraient muets. Le canut pensaitau travail, dont l’odeur et le frémissement le rejoignaient,l’enveloppaient, le rappelaient dans l’abîme où sa cellule, à lui,attendait vide. Il hocha la tête, et murmura dans samoustache&|160;: «&|160;Pas aujourd’hui&|160;! Il y a relâche pourle père Mouvand. C’est fête&|160;! Et demain encore, à cause de lapetite&|160;!&|160;» Mais la brume enfermait des plaintes aussi,des souffles de fiévreux et de malades, des paroles de haine et derévolte, des cris désespérés. Et Pascale, qui allait au couventpour se sauver, mais pour se sauver en se dévouant, comprit lesvoix mêlées, et ouvrant sa poitrine à la marée de souffrance, ellerespira tout, à pleins poumons et à plein cœur, et ellepensa&|160;: «&|160;Il y a aussi des misères comme celles-là que jeconsolerai. J’instruirai des petites, et elles m’aimeront. Je seraipour elles une mère, passionnément, indéfiniment.&|160;» Et elle sesentit ensuite le cœur si large, si heureux, qu’elle seraitdemeurée là, longtemps, si le père n’avait pas remué ses grossouliers ferrés.

–&|160;En avant, jolie, la route de descenteest longue encore&|160;!

Ils ne s’expliquèrent point. Mais le cours deleurs pensées avait changé. Pascale était ramenée à cette vocation,à présent définitive, et qui s’emparait de toute la puissance derêve de la jeune fille&|160;; le vieux tisseur, enthousiaste etenfant malgré l’âge, peu gâté par la vie, se promettait de bienemployer les quinze jours qui restaient. Il les emplissait decongés, de régalades, de sorties avec Pascale. Pour la premièrefois, il se trouvait devant le mirage des vacances. Ellesl’éblouissaient.

Pascale et son père continuèrent de suivrel’enceinte fortifiée jusqu’à la porte de Saint-Irénée. La nuitétait complète&|160;; les brumes, un moment dissociées par lasuprême attaque du soleil, s’étaient ressoudées, et fermaient letombeau. On sentait leur poids peser sur les épaules. Le vieuxMouvand, qui n’aimait pas se trouver dehors à cette heure, où,comme il disait, «&|160;il tombe du mal sur la terre&|160;»,proposa de souper dans une auberge qu’il connaissait dans les basde Saint-Irénée. Ils passèrent donc sous la porte monumentale, etcherchèrent l’auberge, où on serait à couvert et au chaud.

Quand ils sortirent, il était tout près desept heures. Remis de la fatigue de la journée, contents d’avoircausé plus intimement que d’habitude, contents de l’extra qu’ilss’étaient offert, ils dégringolèrent les escaliers et les ruestorrentueuses qui mènent de Saint-Irénée aux quais de la Saône. Ilsétaient au milieu de cette passerelle suspendue, qui aboutit à larue Sala, et qui crie sous le pied des passants, comme une mouetteen chasse, lorsque, sept heures sonnant, toutes les cloches de laville s’ébranlèrent. Elles disaient&|160;:«&|160;Illuminez&|160;!&|160;» Et voici que, aussitôt, les lignesde lumières que traçaient les becs de gaz semblèrent se multiplier.En dessous, en dessus, très haut, sur les façades invisibles desmaisons de Lyon, à droite, à gauche, en avant, d’autres lignes depoints lumineux surgirent dans la nuit. Elles s’allumèrent avec unerapidité et un caprice incroyables, brisant l’image coutumière desponts, des places, des rues. Le tour des fenêtres, le cintre ou lefronton des portes, la niche d’une statue, se dessinèrent en traitsde feu. Les quais devinrent étincelants&|160;; la colline deFourvière s’alluma&|160;; le clocher de la vieille église surgit,tout serti d’or, du milieu des ténèbres&|160;; une croix immense,plantée sur la terrasse de la basilique, leva ses bras au-dessus dela ville&|160;; l’archevêché apparut comme un palais de feu&|160;;des inscriptions éclatèrent aux flancs de la colline&|160;:«&|160;Lyon à Marie… Maria Mater Dei… Dieu protège laFrance&|160;»&|160;; des étoiles, des guirlandes, des festons, desveilleuses dans des verres à boire, des lanternes vénitiennes, deschandelles piquées dans des goulots de bouteilles, tremblèrent auvent dans les ruelles, dans les carrefours, apprenant à ceux qui enauraient douté, qu’il y avait ici, là-bas, là-haut, des âmes dansles taudis, et une foi commune à l’énorme ville. Ce n’était pasFourvière, c’était Lyon tout entier qui illuminait. Pascale ravie,Mouvand démonstratif, prenaient une rue, puis l’autre, suivaientdes groupes, les quittaient, revenaient à la Saône, ne pouvantassez voir et disant&|160;: «&|160;Comme c’est beau, cette année,l’illumination&|160;! Allons voir encore si les Bourbouze ontilluminé&|160;! Et les Boffard&|160;? Quand nous rentrerons, nousregarderons s’il y a des lampions chez les Seignemorte.&|160;» Il yen avait presque partout. La colline de la Croix-Rousse, lointaine,semblait couverte d’une résille d’étincelles&|160;; la Guillotièreavait des profondeurs phosphorescentes comme la mer. «&|160;Toutesles étoiles sont sur la terre, ce soir, disait le canut. C’est unejolie fête&|160;!&|160;» Il n’y avait point d’étoiles et point delune dans le ciel, en effet, mais seulement la nuée de brouillard,éclairée en dessous, et que les hommes, après le soleil, teignaientd’une pourpre vague.

Longtemps, au bras l’un de l’autre, dans lafoule innombrable amusée par les illuminations et les étalages desboutiques toutes éclairées, Adolphe Mouvand et sa filleprolongèrent leur promenade. Ils se communiquaient leurs remarqueset leurs idées, librement, comme ceux qui n’ont aucun secret. Ilstrouvaient cela infiniment doux. Et c’étaient de pauvres joies, oudes souvenirs et des allusions qui n’avaient de sens que pour eux.Mais, parfois aussi, à la fin de ce grand jour, où leurs âmess’étaient parlé, il venait, à l’un ou à l’autre, une pensée pieuse,une idée de sacrifice et de paradis. Ils étaient comme deuxchapelles voisines d’où parfois s’élevait le même cantique. Ilss’aimaient mieux que jamais. Ils se le disaient. Et quand ilsrentrèrent, tard, ils avaient envie de pleurer de joie, à cause dela souffrance qu’ils avaient acceptée.

Le lendemain, en se levant, Adolphe Mouvands’approcha, en se frottant les mains, de Pascale qui allumait lefourneau pour réchauffer le café.

–&|160;J’ai eu mon idée, à mon tour&|160;!dit-il.

Il frappa sur la poche gauche de sonpantalon.

–&|160;J’avais mis quelques écus de côté. Pasbeaucoup. J’aurais bien du regret de les manger sans toi. Veux-tuque nous fassions un voyage&|160;?

–&|160;Où&|160;?

–&|160;Jusqu’à Nîmes, où sont nos seulsparents vivants, les Prayou. Tu ne les as jamais vus. Tu lesverras. Trois jours de congé, père Mouvand, comme ungentilhomme&|160;!

–&|160;Tout mon rêve&|160;! dit Pascaleheureuse. Voyager&|160;! ça me fera des histoires à raconter plustard, à mes petites&|160;!

Le temps d’écrire, pour avertir les Prayou, etde terminer une pièce de soie qu’il avait promise, et, un matin,deux jours plus tard, le canut et sa fille prenaient le train pourle Midi.

Ils partaient avec le brouillard&|160;; ilsarrivèrent à Nîmes dans la splendeur d’un jour d’hiver, dans lefroid vivant, fouettant et clair du mistral.

–&|160;Comme ça pique&|160;! disait le canut,en mettant sa main hors de la portière du compartiment.

–&|160;Comme c’est clair&|160;! répondaitPascale émerveillée&|160;; c’est la lumière de l’été de cheznous.

Le château de Tarascon, celui de Beaucaire, leRhône entre les deux, où le soleil penche tour à tour le refletd’un des châteaux qui vient saluer l’autre&|160;; puis les terresnues, où les mas isolés, bâtis en quadrilatère, ont l’air deforteresses, avec leurs cyprès droits, lances plantées dans le solet qui veillent au nord&|160;; puis les premières maisons de Nîmes,blanches sous le soleil, se miraient dans les yeux d’or de Pascale.Quant au canut, il se penchait rarement à la portière duwagon&|160;; il fumait en regardant presque uniquement sa filleheureuse, et c’étaient deux délices pour lui. Ils s’étaient peuparlé pendant le voyage, mais ils avaient eu le sentiment dubonheur l’un de l’autre, cette ombre de la joie d’autrui, quivient, si apaisante, jusque sur nous. Quand ils descendirent duwagon, en gare de Nîmes, à peine avaient-ils mis le pied sur lequai, qu’une grosse femme, noire de cheveux et noiraude de visage,courut au canut, et l’embrassa bruyamment.

–&|160;Eh&|160;! vous voilà&|160;! Oh&|160;!mon cousin, en voilà une surprise&|160;! Je ne croyais pas vousrevoir jamais… La petite Pascale,… où est-elle&|160;? Cette bellefille&|160;? Moi qui l’ai vue à trois ans&|160;! Comme elle estbrave&|160;!

–&|160;Et jolie, pour sûr&|160;! dit une voixderrière elle. Pascale sourit avant d’avoir vu qui parlait, et ellecontinua de sourire en apercevant un grand garçon élancé, pâle,très jeune, qui avait le haut du visage d’une statue antique et lamâchoire avançante et brutale. Une moustache courte, des poilsfrisés sous le menton, cachaient à demi ce bas de figureinquiétant, et corrigeaient le dessin sinueux des lèvres&|160;; lesyeux étaient veloutés&|160;; la main se tendait vers la main dePascale.

–&|160;Mademoiselle, dit-il en montrant sesdents, vous m’excusez&|160;? Nous autres ici, quand nousrencontrons une belle fille, nous ne pouvons nous en tenir. Il fautqu’elle le sache&|160;!

–&|160;Ce n’est pas une offense, ditPascale.

Et, flattée, elle lui donna la main, pendantque la cousine Prayou embrassait à son tour la jeune fille, ets’emparait de la petite valise que celle-ci tenait dans sa maingauche.

–&|160;Ah&|160;! le coquin, dit la mère&|160;;il s’y connaît&|160;! Et ça n’a que vingt ans&|160;!…Croyez-vous&|160;?… Sortons, venez… Nous demeurons à côté… Commenttrouvez-vous le Midi&|160;?

–&|160;Froid, dit le canut.

–&|160;Un coup de mistral, un coup de balai dela vallée du Rhône&|160;! dit le jeune homme, qui se mit à côté dePascale, et marcha en avant, près d’elle, tandis que derrière,venaient le canut, en jaquette à boutons de corne, et la grossefemme coiffée en cheveux, avec un tout petit chignon et de largesclairs entre les mèches grasses.

Elle avait l’embonpoint, l’assurance etl’allure d’un maître nageur. Elle portait la valise, que, de loinen loin, le père Mouvand proposait de porter. Jules Prayou s’enallait, les mains libres, et montrait sa ville à Pascale&|160;: lesbeaux platanes, à présent dépouillés, de l’avenue Feuchère,l’esplanade avec la fontaine de Pradier, et ces Arènes, prèsdesquelles ils passèrent, avant de s’engager dans la rue deMontpellier. Le vent soufflait, et roulait le bas des jupes autourdes jambes des femmes.

–&|160;Comme il vous pousse&|160;! disaitPascale. On dirait qu’il veut me faire entrer dans votre rue deMontpellier.

–&|160;Vous en verrez de plus belles demain,répondait Jules Prayou. Celle-ci est vieille… Voici l’hôpital desmalades.

Il montrait un portail monumental encadrantune grille, au delà de laquelle on voyait une grille plus petite,et de vieux bâtiments en carré.

–&|160;Mon défunt est mort ici, disaitdévotement, en arrière, la veuve Prayou.

–&|160;Il vous a laissé du bien, macousine&|160;? demanda le canut, qui ne se mettait pas aisément enfrais de sensibilité.

–&|160;Eh&|160;! quelque peu&|160;! quelquesbicoques, une olivette, mais les grands fils, ça dépense, monsieurMouvand…

–&|160;Il n’a pas de métier&|160;?

La grosse femme eut un geste vague, pleind’esprit, et, pour montrer qu’il avait plusieurs métiers, tous derendement incertain, elle réunit les cinq doigts de sa main gaucheet les agita ensuite comme des petites vagues qui fuient, enétendant son bras vers l’horizon.

–&|160;On vous dit riche, vous, vieuxpère&|160;! repartit-elle familièrement.

Et elle accompagna cette affirmation, quin’était guère qu’une interrogation habile, d’un coup d’œilétonnamment aigu et envieux, que le canut ne remarqua pas. Ilmarchait lourdement, en dodelinant ses épaules voûtées.

–&|160;Un mensonge, dit-il&|160;: le beautravail n’enrichit guère.

En même temps, Pascale, à qui les prévenances,la vivacité, la façon hardie de Jules Prayou, plaisaient plus quela rudesse et les galanteries lourdes des fils de canuts de laCroix-Rousse, disait, comme pour le remercier par uneconfidence&|160;:

–&|160;L’hôpital&|160;?… J’ai pensé à entrerchez les Filles de Saint-Vincent-de-Paul.

–&|160;Singulier goût&|160;!

–&|160;Pourquoi&|160;? dit-elle innocemment.Donner sa vie aux malades, c’est un emploi si beau. Mais il fautplus de force que je n’en ai, et plus de courage. J’ai une horreurdu sang, une horreur invincible…

–&|160;Ah&|160;! vraiment&|160;?

–&|160;Je ne puis voir une blessure, ouseulement y penser, sans me sentir mal. Pas vous&|160;?

Un éclat de rire lui répondit.

–&|160;C’est pour cela, reprit-elle, que j’aichoisi un ordre enseignant.

–&|160;Vous êtes bigote alors&|160;?

Jules Prayou fit deux ou trois pas, à demitourné de son côté, et l’étudiant avec une insistance qu’elle pritpour de l’intérêt.

Si elle avait pu lire dans le regard,jusque-là si câlin, elle aurait vu qu’il était devenu dur tout àcoup, comme une pierre dont on a fait tomber la mousse. JulesPrayou cessa de s’occuper de Pascale, pendant plusieurs minutes, etmarcha même un peu en avant d’elle. Ils longeaient les immensesterrains du marché aux bestiaux, et Jules Prayou, reconnaissant, çàet là, aux abords du marché, ou aux fenêtres des garnis voisins,quelques jeunes bouchers ou des conducteurs de bestiaux, cévenolsou provençaux, leur disait bonjour, d’un geste de la main qu’ilavait pesante et charnue. Il disait même d’autres choses quePascale ne comprenait pas. Elle s’amusait à suivre la mimique dessourcils, des paupières, des doigts, de la tête de ce garçon quiconnaissait tout le monde depuis qu’on approchait de l’extrêmeouest de la ville. Un immense boulevard coupait la rue. Le ventsoufflait en tempête&|160;; il soulevait de la poussière comme descopeaux blancs, et la jetait sur les petits micocouliers plantésdans les contre-allées de la promenade. Mais la sérénité du cielétait complète et paraissait immuable. C’était le Midi, la terresèche et sculptée sous le bleu du firmament. À droite, loin, aubout du cours de la République, au-dessus du promontoire de pins dujardin de la Fontaine, la tour Magne se levait, proue rose etdorée, dressée dans le mistral.

Ils eurent bientôt traversé le boulevard, et,après avoir suivi une autre rue, ils atteignirent le Cadereau, letorrent qui borde Nîmes, au ras des collines, et qui sépare la citéméridionale d’avec l’autre région, celle qui monte toujours, mottesvertes et collines tout d’abord, vers le plateau des Cévennes.

C’est là qu’habitaient les Prayou.

–&|160;Encore cent pas, dit Jules, et nousboirons un verre de carthagène, pour faire baisser la poussière.Vous n’avez jamais bu de carthagène, mademoisellePascale&|160;?

–&|160;Ma foi, non&|160;!

–&|160;De l’eau-de-vie jetée dans du moût devin, au sortir du pressoir. Un régal, vous verrez&|160;!

–&|160;Oh&|160;! voilà la campagne, enavant&|160;! s’écria Pascale. Et des maisons, comme une allée quientre parmi… C’est là que vous habitez&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Que c’est joli&|160;!

–&|160;C’est Montauri pour vous servir.

Les yeux d’or recevaient avec une joie jeune,et buvaient, et cherchaient encore l’image de la pente mollecouverte d’olivettes et de vergers, verdure légère, fumée defeuillages clairs écrasés contre le sol, et d’où jaillissaient,autour de quelques villas, le fuseau noir d’un cyprès ou la voûted’un pin parasol.

Les deux couples, Jules et Pascale, Mouvand etla veuve Prayou, longèrent un instant le torrent, passèrent devantun lavoir établi au bord de la route, et, tout de suite après,tournant à gauche, par un pont étroit jeté sur le Cadereau,pénétrèrent dans un faubourg d’une seule rue, amorce d’un quartierfutur, coupé par trois ruelles perpendiculaires et qui montait,pendant une centaine de mètres, parmi les grands enclos plantésd’oliviers. Les voyageurs allèrent jusqu’aux deux tiers de cetteimpasse, qu’une haie limitait au fond, et, au delà de la deuxièmerue transversale, à gauche, Jules Prayou poussa uneporte&|160;:

–&|160;Entrez, mademoiselle&|160;; entrez,monsieur Mouvand&|160;; ce n’est pas un palais&|160;: mais, dansdix ans, au lieu de cette bicoque, j’aurai mon joli mazet sur lacolline.

–&|160;Il a l’air entreprenant&|160;! dit lecanut qui précédait la veuve Prayou.

–&|160;Quatre fois comme son père&|160;; unpeu trop, ajouta-t-elle tout bas, en faisant passer devant elle lecousin lyonnais. Ce qu’il veut, je suis obligée de le vouloir.

–&|160;Eh&|160;! tant pis&|160;!

Elle le retint sur le seuil.

–&|160;Quand il est en colère contre moi, monbon, tout le quartier tremble&|160;! Et fort avec cela&|160;!

Elle accompagna ces derniers mots d’une moueadmirative, et le canut entra dans une chambre, à gauche du couloirqui séparait les deux pièces du petit pavillon sur la rue occupéepar la veuve Prayou.

Sur la table du milieu, recouverte d’une toilecirée bordée par une ganse noire, quatre verres de carthagène, –des verres à bordeaux – étaient déjà disposés. Une crédenceprovençale, en bois blond, avec de longues ferrures et quicontenait la vaisselle de la maison, indiquait, ainsi que la toilecirée de la table, que la pièce servait de salle à manger, dans lesgrands jours. Et le lit occupait une large place à droite de lafenêtre.

–&|160;L’appartement de Jules est au fond dujardin, dit la mère, en montrant, par cette fenêtre, une petitemaison, élevée d’un étage.

–&|160;Il est là, chez lui, comme un prince,ajouta-t-elle. Et c’est lui qui vous logera ce soir.

Las du voyage, mis en appétit par le froid eten belle humeur par la nouveauté de toutes choses, Adolphe Mouvandfit honneur à la liqueur populaire nîmoise, et au dîner que préparala veuve Prayou. Après le dîner, Pascale et son père furentconduits dans le petit logement bâti au fond de la cour, et oùvivait d’ordinaire Jules Prayou&|160;; le père coucha dans lachambre d’en bas, attenant à une salle de débarras qui servaitd’entrée, et la jeune fille dans le grenier mansardé du premierétage, où la vieille parente avait fait dresser un lit. JulesPrayou dormit, sans doute, dans quelque coin du pavillonqu’habitait la mère&|160;; on ne le revit plus avant dix heures lelendemain matin.

En s’éveillant, Pascale eut une surprise. Elleaimait la campagne, sans la connaître bien et par contraste etprivation, comme tant d’ouvrières qui croient qu’elles rapportentavec elles les champs et leur douceur, quand elles rentrent de lapromenade, le dimanche, ayant au coin de la bouche, serrée entreleurs dents jeunes, une branche d’épine fleurie ou de lilas. Par safenêtre sans rideaux, elle apercevait la pente de Montauri, etd’abord, au pied du logis, un terrain vague où les jardinets, lesbûchers, les buanderies des voisins avaient aussi leur porte desortie, vaste carré d’herbe mal nivelé, plein de fondrières quidevaient être d’anciennes fosses à chaux, semé de pierres de tailleinutilisées et demeurées debout ou couchées, et aussi de largesbancs de chardons et d’autres plantes dures de tige, tannées etdécolorées par l’hiver, et sur lesquelles des ménagères étendaientsouvent le linge de leur lessive. Cette pâture appartenait auxPrayou, et c’était le reste du terrain acheté par le père Prayou,et où il avait construit trois maisonnettes, la sienne et les deuxautres qui la flanquaient, à droite et à gauche, sur la rue deMontauri. Au delà, en avant et à droite, les olivettes montaient,ouatant de vert pâle toute la colline, et c’étaient des enclossuccessifs aux vieux murs bas, et, parmi les oliviers, desamandiers échevelés, des bouquets de lauriers, de pins, degrenadiers, de chênes rabougris autour des maisons de campagne, etun air de laisser-aller de tous ces domaines qui ne semblaient nitrop dessinés, ni trop taillés, ni trop alignés, ni trop propres.Enfin, et Pascale y laissait errer son âme facile et vite prise aucharme des choses reposées, l’air était, au-dessus des olivettes,au-dessus des arbres bas, formés en couronnes, d’une limpidité plusgrande encore que la veille&|160;; on distinguait des branchesmortes à la distance où la colline, là-bas, ployait vers le sud sesbuissons pâles et les offrait au jour plus chaud. Il y avait del’or, du blond, de la vie dans le ciel méridional, au lieu de cettebrume et de cette fumée de Lyon, que Pascale sentait si pesante àses poumons et si froide à son cœur. Oui, l’éclat de la lumièreavait grandi encore depuis la veille. Pascale ouvrit lafenêtre&|160;; le mistral ne soufflait plus&|160;; il faisaitfrais&|160;; des linots, descendus des pays du nord, volaient d’unmazet à l’autre, troupes festonnantes, dorées par le soleil et d’oùvenait un petit cri.

C’était le jour de congé qu’Adolphe Mouvandavait longtemps rêvé. Il fut très rempli. On partit tard, il estvrai, à cause de Jules qui ne rentrait pas. Le jeune homme était«&|160;chez des amis, pour affaires&|160;», expliquait la veuvePrayou. Il arriva enfin, le chapeau de feutre posé en arrière, unbrin de mimosa à la boutonnière, cravaté de rouge, embrassant toutle monde et disant, à l’oreille du canut, qui attendait dans la rueet regardait en l’air avec les yeux éblouis d’un vieux hiboubarbu&|160;:

–&|160;Papa Mouvand, je ne regrette pas devous avoir fait attendre&|160;: j’ai fait avec les amis une jolieaffaire de contrebande, cette nuit.

–&|160;Tu fraudes&|160;? dit le canuttranquillement. Moi, mon garçon, je ne l’ai jamais fait.

–&|160;Oh&|160;! ici&|160;! réponditPrayou…

Et sa bouche sinueuse s’allongea dans un riresilencieux, méprisant et rapide. Puis, voyant que le bonhommeattendait l’explication&|160;:

–&|160;Ici, reprit le jeune homme, un hommequi n’a pas peur, qui sait se garder et se faire des amis, peutdevenir riche avec l’alcool… Eh bien&|160;! mademoiselle, nouspartons&|160;!

Ils virent tout ce que voient les gens destrains de plaisir et tout de la même manière&|160;: sans arrêt,n’ayant pas les moyens de rattacher les choses à l’histoire ou àl’art, et donnant le même temps et les mêmes mots&|160;:«&|160;C’est beau, il n’y a pas mieux à Lyon&|160;», aux magasinsde bijoux en doublé, à la Maison Carrée, au Palais de justice, à lafontaine Pradier, aux Arènes et aux églises qu’on visita toutes,les anciennes et les neuves, pour plaire à Pascale. Celle-ci avaitune manière harmonieuse de s’agenouiller, laissant ployernaturellement son corps, sans secousse, et d’un geste orienté versle tabernacle, tandis que la veuve Prayou s’agenouillait enspirale, et que Jules demeurait debout à l’entrée des rangs dechaises. Et puis, dès qu’elle s’était relevée, elle était toute auxexplications verbeuses de Jules Prayou, qui ne savait rien, maisqui parlait autrement bien qu’un Lyonnais. Il savait être galant,par exemple, et il fallut entrer dans les magasins de«&|160;souvenirs&|160;», choisir une croix d’argent, des cartespostales, un album, une paire de ciseaux. «&|160;Dans quelquesjours, disait tout bas Pascale, – elle ne voulait pas que le pèrese souvînt, en ce moment, de la date qui approchait, – je nepourrai conserver et emporter que les ciseaux. La croix d’argentest trop jolie. – Prenez tout de même, disait Prayou&|160;:l’argent que je gagne, je ne le dépense pas souvent à acheter descroix.&|160;»

Ils étaient tous harassés, poudreux et debelle humeur. Après avoir dîné, fort tard dans l’après-midi, endehors de la ville, à la «&|160;guinguette de la Cigale&|160;»située au nord-ouest, sur les premières pentes qui bordent lavallée du Rhône, et où Prayou avait ses entrées et un compteouvert, ils revinrent vers Montauri, par les chemins qui montent etdescendent les collines, toujours bordés de murs, toujourspierreux, et que dépassaient, à chaque moment, une branche de pinou d’amandier, le fût noir d’un cyprès incliné par le vent, oumême, malgré la saison tardive, sur le treillage des tonnelles, desroses grimpantes, épuisées, fleurissant jusqu’à la mort. Pascale,la moins lasse de tous, disait&|160;: «&|160;Je n’ai jamais si bienrespiré.&|160;» Elle disait encore&|160;: «&|160;Il est quatreheures, et il fait plus clair que chez nous en plein midi.&|160;»On entrait parfois, par des portes laissées ballantes ou par desbrèches, dans l’enclos en terrasse d’un mazet, trente oliviers,deux mûriers, un amandier assoiffé, tirant du roc une verduremisérable et, au milieu, une cabane fermée, où la famille, ledimanche, venait se reposer et chercher de l’ombre. «&|160;Et voilàle mazet&|160;! disait la mère Prayou. Nous en aurons un plus tard,et mieux que ça. – Il y en a de plus petits&|160;? demandaitPascale. – Oui, ma jolie, et nous les appelons des cantagrils. –Chantegrillon&|160;? Oh&|160;! c’est nommé&|160;! répondaitPascale. – On tape bien les noms, dans le Midi&|160;», disaitJules&|160;; et la veuve Prayou concluait&|160;: «&|160;Beaucoup depierres, une bicoque, vingt oliviers et un peu de terre qui sepromène, ça fait déjà un mazet, mais le nôtre sera plusbeau.&|160;»

Quand ils furent tout en haut de la colline deMontauri, ayant trouvé, sous l’arche d’un vieux portail, entréed’une villa, le gardien et la gardienne, que connaissaient lesPrayou, ils furent invités à se «&|160;rafraîchir&|160;», puis,comme il arrive, les maîtres n’étant pas là et consentant parprocuration, ils furent conduits jusqu’au bout de l’allée«&|160;pour voir la ville&|160;». Pascale et Jules s’assirent surle mur bas qui soutenait la vaste terrasse plantée de la villa, etqui plongeait, à sept ou huit pieds plus bas, dans le sol d’uneolivette en pente. Au delà, le terrain se relevait encore, etc’était proprement la colline de Montauri couronnée de pins, etpar-dessus, et dans l’ouverture aux belles lignes tombantes de lacolline, on voyait toute la cité de Nîmes, et les campagnes quil’enveloppent.

La ville, qui semblait immense et plate, étaitd’un rose atténué, presque mauve, et de longues collinesl’entouraient, sur toute une moitié de l’horizon, comme des étoffesdrapées à plusieurs plis, et de la même couleur que les vieillesmonnaies qu’on retrouve dans le sol de la cité. Et ce rose de laville et le vert des collines étaient de nuances si fines et sifondues, sous la dernière grande flambée de soleil, que Pascale,qui n’avait pas l’habitude de contempler longtemps les lointains,comprit la douceur de ceux-là, et songea qu’ils n’avaient pasd’hiver. Du côté de la plaine, l’enveloppe était harmonieuse aussiet d’un gris violet, terres labourées, bois dépouillés par l’hiver,région qui se développait, vers le sud, jusqu’à ces pentes peuélevées, miroirs du soleil, terres inclinées pour renvoyer le jourdans la coupe du Rhône, et au delà desquelles il y al’étincellement des étangs et la mer d’Aigues-Mortes.

Ce qui donnait à ces caresses de lumière toutleur pouvoir et toute leur douceur, c’étaient les feuillagesproches entre lesquels passait et luisait le regard de la ville,comme entre des cils qui le voilent, et l’affinent, et le rendentplus pénétrant. Pascale, assise de côté sur le mur d’appui,recevait et comprenait, dans ces jours d’émotion continue, lespensées éparses dans le monde, et que n’eût pas arrêtées aupassage, en des jours plus calmes, son esprit moins tendu. JulesPrayou, les pieds pendants au-dessus de l’olivette, n’étudiait pasle paysage, mais regardait, en bas et autour de l’enclos, lespistes faites par les ouvriers et les maraudeurs. La veuve Prayouet Adolphe Mouvand, peu intéressés par la beauté du jour, causaientavec le jardinier, en arrière, de la moyenne récolte d’olives qu’ily avait. Pascale, ayant compris ce que renfermait d’invitations àvivre et à jouir de la vie cette image de Nîmes ensoleillée, disaitdans son cœur&|160;: «&|160;Je vous renonce, joies qui me troublez,et que je ne connais pas. Je vous échappe. Je me réfugie dans lapaix qui est votre inimitié, parce qu’elle vous surpasse, je lesens quelquefois, quand mon cœur est parfaitement pur. Je renonceles ambitions et les amusements dont sont pleines ces maisons, etles consolations auxquelles on peut prétendre sans sacrifice desoi. Comme elles sont nombreuses ici, les mères jeunes qui sontaimées, qui attendent, à cette heure, le mari revenant du travail,et qui déjà soulèvent, pour l’offrir aux caresses de l’époux,l’enfant qui est à deux&|160;! Mes enfants, à moi, m’aimerontmoins. Mais j’en aurai d’innombrables, et Dieu suppléera auxtendresses qui me manqueront.&|160;» Ses lèvres toujours mouilléesremuaient dans l’air frais qui montait de l’olivette. Jules Prayouavait cessé de regarder dans l’enclos, il regardait ardemment cettejolie voisine, dont le visage, tendu vers Nîmes rose et lointaine,songeait dans le reflet du soir. Il voyait de profil cette têtecharmante, coiffée de rayons d’or, qui se détachait sur l’écransombre d’un if et d’une touffe de lauriers plantés sur laterrasse&|160;; il voyait ce cou un peu long, et pâle, et lesépaules tombantes, sur lesquelles la mère Prayou avait jeté unchâle de laine blanc, et qui se soulevaient régulièrement, à chaquegorgée d’air pur que buvaient les lèvres ouvertes au vent.

Il aurait voulu plaisanter avec elle, comme ilfaisait avec d’autres, la voir occupée de lui, la courtiserlibrement, et il devinait que Pascale était en ce moment très loinde lui en esprit, et une jalousie de ce qu’elle pensait s’emparaitde lui.

–&|160;Ma cousine, dit-il assez haut, quelledrôle d’idée vous avez d’entrer en religion&|160;?

–&|160;Pourquoi drôle&|160;? dit-elle, sanscesser de baigner son visage dans la clarté diminuante quereflétait la ville. C’est une idée très sérieuse, au contraire.

–&|160;Quand on est jolie commevous&|160;!

–&|160;Oh&|160;! répondit-elle, et son rireléger parfuma le vent comme une fleur qui éclôt, vous croyezqu’elles sont toutes laides, les religieuses&|160;? Il y en a debiens jolies. Vous connaissez peu ces choses-là, moncousin&|160;!

–&|160;On dirait, ma parole, que vous avezpeur des hommes&|160;?

Elle se détourna. Elle sentit le feu troublede ce regard qui l’avait enveloppée, et, se remettantdebout&|160;:

–&|160;Je n’ai pas à vous dire pourquoi jevais au couvent, dit-elle&|160;; ce sont là mes secrets, et cela meregarde seule.

Pour la seconde fois, elle put observer laviolence de ce qu’elle eût appelé le caractère méridional, de cequi n’était que l’instinct à sa toute-puissance, sans honte et sansfrein. Jules Prayou lui jeta une injure en patois, et sauta, duhaut du mur où il était assis, dans l’enclos d’oliviers quidévalait en dessous. Pendant quelques minutes, elle le vit, parmiles arbres, allongeant le pas, les mains dans les poches, tournantvers elle, de loin en loin, son visage pâle de colère.

Pascale le rappelait, croyant à uneplaisanterie.

–&|160;Revenez donc&|160;?

–&|160;Et où va-t-il encore&|160;? dit la mèrePrayou en accourant. Vous l’avez contrarié&|160;?

–&|160;Moi&|160;? Je lui ai dit que mesraisons de me faire religieuse ne regardaient que moi.

La vieille femme hocha la tête, et, comme lafine et hardie silhouette de son fils disparaissait derrière unsecond mur de clôture, qu’il venait de sauter sans se soucier dumaître ou du gardien&|160;:

–&|160;Surtout, dit-elle sérieusement, quandil reviendra, ne le contrariez pas de nouveau, et soyez gentilleavec lui.

–&|160;Alors, c’est vous qui legronderez&|160;?

–&|160;Vous ne le connaissez pas&|160;! Ilserait capable…

Elle n’acheva pas sa pensée, et ajoutaseulement&|160;:

–&|160;Il est terrible&|160;!

Ils descendirent, tous trois, par le chemin deSaint-Césaire, espérant y retrouver Jules Prayou, qui avait priscette direction à travers les mazets. Mais ils ne virentpersonne.

Après une demi-heure de silence, et comme ilvenait de reconnaître dans le crépuscule les bâtiments del’abattoir, Adolphe Mouvand dit en frisant sa barbe et tourné versla veuve Prayou&|160;:

–&|160;Vous ne l’élevez pas, cegarçon-là&|160;; c’est lui qui vous commande. Prenez-ygarde&|160;!

La femme le prit en riant.

La nuit était presque noire, quand ilsentrèrent dans la petite maison de Montauri. Il ne faisait pasaussi froid que la veille, mais madame Prayou voulut allumer du feudans sa chambre, et elle y fit brûler, toute la soirée, des brinsde chêne kermès encore pourvus de leurs feuilles sèches, dont elleavait une provision sous le hangar. Comme elle se faisait illusionsur la fortune des Mouvand, et aussi parce que l’absence de Julesla libérait d’une surveillance qui la gênait extrêmement, elle futexpansive&|160;; elle raconta «&|160;la famille&|160;» au pèreMouvand qui aimait les souvenirs, elle se montra affectueuse avecPascale, et même portée à la dévotion. Elle ne cessait derecommander «&|160;ses intentions&|160;» aux prières de la futurenovice. Elle lui demanda aussi de faire chauffer l’eau pour legrog. Et, étendue paresseusement, elle disait&|160;: «&|160;Quec’est agréable d’être servie&|160;!&|160;» Et Pascale, croyantretrouver en elle quelque chose de cette tendresse dont elle avaitété si tôt et si durement privée, se laissait embrasser, ets’émouvait, et vouait une affection jeune, naïve, vive, à cettevieille femme qui l’appelait «&|160;mon enfant&|160;», et quiavait, en l’appelant ainsi, cette chaleur de voix, cette mimiquenaturelle où tout le corps est complice du mot, qui pénétraient dereconnaissance la fille du canut lyonnais. Les dernières heurespassées «&|160;en famille&|160;», – car Mouvand ne pouvaitprolonger ses vacances et son chômage, – firent sur l’esprit dePascale, et même sur celui de son père, une impression plus forteque le plaisir du voyage. «&|160;Une bonne femme pour sûr, disaitle canut en regagnant le soir son logement&|160;: elle cause tropvite pour moi, elle gouverne mal son gars, mais c’est une bonnefemme, notre parente.&|160;»

Le lendemain, une demi-heure avant le départ,Jules Prayou arriva, empressé, câlin, souriant comme à l’arrivée,pria Pascale, en plaisantant, d’oublier ses vivacités de laveille&|160;; il demanda la permission de l’embrasser&|160;; ilvoulut porter lui-même la valise jusqu’à la gare&|160;; il promit àsa cousine, avec un geste de la main tendue vers le nord, d’allerla voir, un jour, en quelque lieu qu’elle fût envoyée par sessupérieures, et, quand le train s’ébranla et que Pascale vit, surle quai, ces deux parents qui multipliaient les «&|160;aurevoir&|160;» en agitant leurs mains pleines de phrases encore,elle ne put s’empêcher de dire à son père&|160;:

–&|160;Nous avons bien fait de venir.

Il pensait comme elle, mais la vraie raison,qu’il était seul à connaître en ce moment, c’est que, pendant deuxjours, il n’avait pas entendu son cœur lui répéter le jour, etl’heure, et la minute.

Ce furent alors les dix derniers jours. D’unaccord tacite, Pascale et son père ne parlaient plus de l’imminenteséparation. Lui, il s’était promis d’être brave, «&|160;pourmériter&|160;»&|160;; elle s’appliquait à être charmante, pourremercier le vieux Mouvand. Elle y réussissait. Elle achevait de sefaire aimer. Ce furent, pour l’ouvrier et pour sa fille, des jourstout remplis de la joie d’être ensemble, d’une joie qu’onexprimait, sur laquelle on revenait, qu’on aurait voulu augmenterencore, parce qu’on sentait en dessous la secrète douleur de la finprochaine. Quand ils se regardaient l’un l’autre, chacun, dans lesyeux qu’il interrogeait, apercevait la même date ineffaçable, etchacun souriait, pour faire croire&|160;: «&|160;Je ne la voispas.&|160;» Pascale était gaie à cause de lui, et elle arrivait àlui faire illusion. Elle voulait lui laisser la vision intacted’une Pascale heureuse jusqu’au bout. Un matin, elle avait étendu,sur la table de sa commode, les deux robes d’été qu’elle possédait,l’une pauvre et usée, en laine légère de deux gris, l’autre decotonnade blanche à fleurs mauves, presque élégante, tuyautée aucol et aux manches. Voulait-elle les revoir&|160;? Les toucher unefois encore&|160;? Les donner&|160;? Son père qui, depuis le retourde Nîmes, quittait souvent le métier pour venir faire un«&|160;brin de causette&|160;» dans la cuisine ou dans la chambre,surprit Pascale qui pliait les manches, les ramenait sur lecorsage, et, de la main, soulevait la retombée d’étoffe pendante lelong du meuble. Il eut un mouvement de recul. Pascale le vit, etdit très vite&|160;: «&|160;Elle a besoin d’être repassée, vousvoyez, et je suis maladroite pour tuyauter. Je la confierai à lalingère.&|160;» Il calcula que la lingère rendrait la robe dansquatre ou cinq jours, eut un plissement des lèvres qui fits’abaisser les moustaches dans la barbe, ne dit pas pourquoi ilétait venu, et s’en alla.

Adieux innombrables et muets&|160;! Ilsremplissaient les heures de Pascale. Elle touchait un objet, etelle pensait&|160;: «&|160;Je n’y toucherai plus.&|160;» Elleserrait, dans un tiroir, son dé d’argent, et elle disait&|160;:«&|160;Je ne le mettrai plus à mon doigt.&|160;» Elle parcourait,au bras de son père, sous prétexte de se promener, les rues de sonquartier, et elle considérait avec une attention passionnée lesmaisons, les enseignes, les échappées qu’on a, par-dessus le quaiSaint-Clair, sur le Rhône et le parc de la Tête-d’Or&|160;; ellequittait aussi, en pensée, beaucoup de gens qui ne s’en doutaientpas. Comme elle n’avait point divulgué son projet, plusieurs deshabitants du quartier s’étonnaient de l’insistance qu’elle mettaità les regarder, à leur serrer la main quand ils étaient pressés etqu’elle les rencontrait dans la rue, ou sur le seuil desportes&|160;: «&|160;Elle a donc du temps à perdre, cettePascale&|160;?&|160;» disaient-ils. Non, elle retenait un peu de sajeunesse qui allait la quitter. Elle ne pouvait pas leurdire&|160;: «&|160;Vous ne me verrez plus&|160;; adieu, la grossemarchande de lait qui me trouviez jolie, et me le faisiezcomprendre en me faisant la mesure un peu plus pleine qu’auxautres&|160;; adieu, les ménagères époumonées qui considériez votrejeunesse dans la mienne, et me jalousiez&|160;; adieu, visaged’infirme qui te collais aux vitres et le couvrais de la buée detes lèvres quand je passais&|160;; adieu, la fontaine où les petitsgars des écoles font gicler l’eau&|160;; adieu, les bandes depromeneurs et de promeneuses du dimanche, qui ne savez pas qu’il yaura, dimanche prochain, une jeune fille de moins parmi vous&|160;;adieu, les habituées de la messe matinale, qui ne m’aurez plus pourvoisine&|160;; adieu, les yeux, les voix, les cœurs, les mots, lescris, ma joie, mes peines, mon ennui d’ici&|160;: vous êtes durs àquitter tous&|160;!&|160;»

Elle puisait sa force dans la longue réflexionoù sa décision s’était mûrie, et aussi dans le courage de son père.Car il lui fallait toujours un exemple, et comme une rampe où tenirsa main. Le canut avait fait de cette question une espèce d’affaired’honneur, entre lui et Dieu. Il s’était dit&|160;: «&|160;Nemollissons pas&|160;! J’ai mes idées, eh bien&|160;! il ne faut pasque je me défile parce qu’elles me demandent un sacrifice&|160;; ilne faut pas non plus que les camarades, qui ne pensent pas commemoi, puissent dire que je suis bigot tant que ça ne me gêne pas.Ils verront si je suis ou si je ne suis pas de Saint-Irénée, moi,de père en fils chrétien de cœur et tisseur de belle soie&|160;!…Et puis, quand il n’y aurait pas d’autre raison&|160;: je dois ça àDieu, pour mes péchés. Je lui donne Pascale, comme je donnerais monsang&|160;: goutte à goutte.&|160;»

Pas un moment il n’avait faibli, il n’avaitcessé de montrer à tous, et à sa fille d’abord, sa même humeurtaciturne, que secouait tout à coup un accès de gaieté facile. S’ilpleurait, tout au fond, il n’en paraissait rien. Pascale pensaitquelquefois&|160;: «&|160;Il a une nature plus heureuse que lamienne.&|160;» Il avait surtout une nature plus robuste.

Les deux derniers jours, ils se promenèrentbeaucoup, au bras l’un de l’autre, faisant quelques visites. Letemps était devenu doux&|160;: trois heures de soleil humide ettiède entre les brumes du matin et celles du soir. Ils nemotivaient pas ces visites, et elles étonnaient ceux qui lesrecevaient. À quoi bon parler&|160;? Les gens ne seraient paslongtemps dans leur surprise.

La veille au soir, Adolphe Mouvand et sa fillefirent la prière ensemble. Pascale commençait, le père répondait.Et la voix de l’homme était mal assurée, parce qu’il venaitd’écouter celle de l’enfant, la voix qui allait se taire dans lamaison.

Avant de se retirer chacun dans sa chambre,ils s’embrassèrent plus longuement et plus fort que de coutume.

Et le matin se leva, presque pur, le matin deNoël. Ils n’eurent, ni l’un ni l’autre, la force de se rencontreret de se dire bonjour. Quand il fut prêt, Adolphe Mouvand ouvrit laporte du palier, et appela&|160;: «&|160;Pascale&|160;?&|160;» Ellevint, portant à la main un sac de toile brune, où elle avait serréquatre paires de bas noirs et six chemises&|160;: tout le trousseauet toute la dot qu’elle apportait aux sœurs de Sainte-Hildegarde.Quand le père l’aperçut, il prit la fuite, et, de peur des’effondrer, là, sur le palier, sentant la douleur qui lui serraitla gorge, il descendit la moitié de l’étage en toute hâte. Pascalealla jusqu’à la première marche. Elle était très pâle et trèsdroite, elle marchait lentement. Comme si elle avait oublié quelquechose, tout à coup, elle déposa le sac sur le palier, et rentradans l’appartement. Elle n’avait rien oublié. Elle ne voulait pasêtre vue. En courant elle pénétra dans sa chambre, et, fermant laporte derrière elle, elle regarda, une dernière fois, tout autourde cette petite pièce nue et fanée, où elle avait vécu dix-huitans, et, tendrement elle baisa les quatre murs. Puis elle sortit encourant, ayant dit adieu à sa jeunesse et à ses années nontroublées.

Adolphe Mouvand était au bas de l’escalier. Ilne se retourna pas, quand il entendit, derrière lui, descendre unefemme qui tâchait d’étouffer ses sanglots.

Tous deux, pâles, redressés, le regard perduen avant, ils se mirent en route. De loin en loin, le canut passaitla main sur sa barbe, que le givre frangeait de glaçons. Les larmesne coulaient pas. Les voisins ne remarquèrent pas l’airsingulièrement grave qu’avaient ces Mouvand, le père et la fille,et le peu de soin qu’ils prenaient d’assurer leurs pieds sur lesentailles de la montée de la Grande-Côte, un jour de gel. Puis cefut un couple sans nom, sans histoire, dans la grande ville quis’éveillait. Ils ne disaient que des mots, ces pauvres gens, et deceux qui n’avouent pas la tendresse dont ils sont pleins&|160;:«&|160;Tu n’as pas froid&|160;?&|160;» «&|160;Prends garde auruisseau, il est glacé.&|160;» Une fois, le canut dit&|160;:«&|160;Allons par ici, ce sera plus long,&|160;» et son visage sedéforma, dans une grimace douloureuse qui lui tordit la mâchoire.Ils ne pouvaient tarder beaucoup à arriver, Pascale ayant promisd’entrer avant huit heures au parloir d’une école que les sœurs deSainte-Hildegarde avaient à la Guillotière. Deux autres fois,Mouvand parla. Au moment où il commença d’entrer dans le quartierde la Guillotière, il arrêta Pascale, sur le quai, au bord duRhône, et lui qui avait une grosse voix rude, il demanda, du tond’un enfant, humblement, tendrement&|160;: «&|160;Pascale, veux-tut’en revenir chez nous&|160;?&|160;» Pascale, qui n’avait pointcessé de regarder dans le vague, loin devant elle, murmura«&|160;non&|160;» très bas, et reprit son chemin dans le brouillardléger. Le père suivit. Quand il aperçut la place de l’Abondance,ouverte devant lui et si libre, et qui serait si courte àtraverser, il répéta, comme un mendiant qui ne croit plus qu’on luidonnera&|160;: «&|160;Veux-tu t’en revenir&|160;?&|160;» Mais ellene répondit rien. Peut-être n’entendait-elle pas. Il lui avait dit,la veille&|160;: «&|160;Je ne veux pas voir la supérieure. Je teconduirai comme quand tu étais petite, jusqu’à la porte.&|160;»L’école, non loin de là, levait sur la rue son fronton triangulairesurmonté de la croix. Pascale sonna d’abord, afin qu’il y eût del’irréparable. Puis, dès qu’elle eut entendu le son de la sonnetteusée, debout sur la première marche et aussi grande que son père,elle se tourna vers lui, lui jeta les bras autour du cou, et fonditen larmes, couvrant de baisers les joues du vieux tisseur&|160;:«&|160;Je vous aime&|160;! je vous aime&|160;! je vous aime&|160;!je vous aimerai toute ma vie&|160;!&|160;»

Elle s’écarta, elle le considéra, avec sesyeux ardents et lourds de larmes, comme pour photographier à jamaiset imprimer en elle l’image de cet être cher. D’un geste de mère,elle attira contre sa poitrine la grosse tête poilue du tisseur, etla baisa au front, lentement. La porte avait été ouverte. Unetourière jeune avait dit gaiement&|160;: «&|160;C’est notrenouvelle sœur&|160;!&|160;» puis s’était tue, apitoyée. Pascalemurmura, tandis que le père fermait les yeux, vaincu à la fois etéperdu&|160;: «&|160;Je vous remercie d’avoir été généreux. Je vousaime&|160;! Adieu&|160;! Adieu&|160;!&|160;» Elle sourit à cellequi attendait, monta deux marches, et la porte retomba, entre elleet le père.

Alors Mouvand s’assit sur une marche, etpleura librement.

Deux ans se passèrent, pendant lesquelsPascale vécut à la maison-mère de Clermont-Ferrand, et fit sonnoviciat. Le canut s’habitua à l’absence de sa fille, ou du moinspersonne ne put dire, dans le quartier de la Croix-Rousse, qu’il nes’y habituait pas. On parla huit jours de l’entrée de Pascale enreligion, et de la décision du canut de prendre un apprenti.Seulement, l’apprenti ne logea pas dans la maison. Il venait lematin, et, à quelque heure qu’il arrivât, il apercevait les épaulesénormes de Mouvand courbées sur le métier. Le canut n’avait jamaistant travaillé. Il n’avait jamais vieilli plus vite non plus. Savoix de basse était devenue caverneuse, et chaque ride un sillon. Àceux qui le plaisantaient sur la vocation de Pascale, ilrépondait&|160;: «&|160;Puisqu’il y a des filles de plaisir, ilfaut qu’il y ait des filles de prière, c’est mon avis.&|160;»

Quand il reçut, à la fin de décembre 1899, lanouvelle que Pascale allait être envoyée, comme auxiliaire, àl’école de la place Saint-Pontique, il eut une joie, car la petiteaurait pu ne jamais revenir à Lyon. Et il dit à l’apprenti, unjeune gars imberbe, et pâle comme une lumière qu’on a oubliéd’éteindre en plein jour&|160;: «&|160;J’aurai un beau dimanche,Joannès, j’irai voir ma fille à Saint-Pontique&|160;!&|160;» Ilpensa&|160;: «&|160;Comme elle sera jolie, avec ses vingt ans sousla cornette&|160;!&|160;»

Il pensait juste. Dans le petit parloir auxmurs blancs, il la revit, et, après l’avoir embrassée de tout soncœur et de toute la force de ses bras, il la contempla. Il étaitassis sur une chaise, elle sur une autre, et il la reconnaissait,trait par trait&|160;:

–&|160;Tu as toujours tes yeux fleuris, tesyeux jaunes comme des cœurs de marguerite.

Elle riait comme autrefois, même d’une voixplus claire, ne l’ayant pas encore usée à faire la classe.

–&|160;Tu n’as plus tes cheveux. Moi qui leschérissais&|160;! Tiens, si, on en voit encore un petit bout doré,à l’endroit où l’oreille tourne…

–&|160;Ils échappent toujours&|160;!

–&|160;C’est de l’or. C’est tout ce qu’il y enavait dans la maison. Tu aurais dû m’en laisser une mèche… Tu as leteint plus rose, tu as la bouche lisse comme un berlingot…

–&|160;Papa&|160;! on ne nous dit pas ceschoses-là&|160;!

–&|160;Ce n’est que moi, Pascale&|160;! Et ily a deux ans&|160;! Oh&|160;! les douces cinq premièresminutes&|160;! Puis ils avaient essayé de causer. Elle lui parla deses compagnes qu’il ne connaissait pas&|160;; de Clermont-Ferrandoù il n’était jamais allé&|160;; des méthodes de classe auxquellesil ne prenait aucun intérêt. Très bonnement, elle l’interrogea surle quartier, et sur le métier. Mais déjà, dans l’esprit de Pascale,bien des détails s’étaient effacés&|160;; des figures avaientdisparu&|160;; toutes les petites nouveautés de la maison ou de larue, elle ne les avait pas vues. Le vieux Mouvand vit qu’ellefaisait effort pour imaginer les rues nouvelles qu’il lui nommait,le métier nouveau, et le dessin du papier qu’il avait acheté«&|160;pour que sa chambre fut moins froide&|160;»&|160;: elle n’yréussissait pas, et, d’ailleurs, tout cela n’intéressait que sabonté, pas sa vie. Mouvand comprit qu’il n’y avait de commun entreeux, désormais, ni maison, ni quartier, ni occupations, plus rienque le passé, qu’il n’y aurait plus même de congé ensemble qu’audelà de la tombe. Mouvand sentit que tout le sacrifice n’était pasfait. Il demanda&|160;:

–&|160;Es-tu heureuse dans ta position,Pascale&|160;?

–&|160;Tout à fait.

–&|160;Comme autrefois&|160;?

Elle ne voulut pas répondre«&|160;plus&|160;»&|160;; elle fit seulement un signe de tête. Elleétait heureuse évidemment, d’une manière qu’il comprenait mal,heureuse sans lui et loin de lui. Il se leva, bien que l’heure dela récréation ne fût pas finie. Il caressa, du bout des doigts, lebandeau qui cachait l’or, et le voile noir, et les mains del’enfant. Il dit&|160;: «&|160;Je reviendrai. C’est le dimanchequ’on te voit&|160;?&|160;»

Mais il laissa passer plusieurs mois sansrevenir. Ses camarades, les joueurs de boules des Pierres-Plantées,remarquèrent qu’il avait moins de force pour «&|160;tirer&|160;» etque sa boule était souvent «&|160;courte&|160;». Le vin du chef degroupe n’égayait plus qu’un peu celui qu’il épanouissait jadis. Leprintemps vint, puis l’été. Mouvand ne renonça point à aller voirPascale, mais il la voyait rarement et peu de temps. Sa foi robusteavait grandi dans la solitude. Il n’était point triste&|160;: iln’aimait plus la vie, voilà tout. Il disait, dans sesprières&|160;: «&|160;Je suis vieux, je suis laid, je suisabandonné, personne ne peut plus m’aimer, excepté Dieu&|160;!Gloria&|160;! Alléluia&|160;! Mon âme est à demisauvée&|160;!&|160;» Depuis que sa fille avait pris le voile, ilsaluait toutes les religieuses, dans la rue. Mais il évitait lesoccasions de leur parler, à cause de la petite qu’elles luirappelaient trop. Il devenait sensible à l’excès. Probablement ill’avait été toute sa vie, mais en dedans, à la manière des forts,sans que les femmes et les indiscrets pussent s’en douter. Àprésent que sa force avait diminué, jusqu’à l’empêcher detravailler plus de huit heures par jour, les nerfs «&|160;avaientpris le dessus&|160;», et il se sentait commandé par sesimpressions qu’autrefois personne n’aurait seulement soupçonnées.Plus régulièrement que jamais, il assistait aux réunions desHospitaliers-veilleurs, et, le dimanche, avec ses camarades del’œuvre, il se rendait aux Hospices, le matin, et, dans les deuxsalles de fiévreux confiés à sa «&|160;colonne&|160;», on le voyaits’approcher des lits, causer avec les malades, les soulever, leurtailler les cheveux et la barbe. Cette antique forme de la charitélyonnaise lui plaisait. Il rencontrait, dans cette confrérie, deshommes de son métier et des croyants de sa trempe. Il avait aussi,jadis, et selon les règlements de l’œuvre, assisté et veillé àdomicile les malades pauvres. Il ne pouvait plus le faire. Un matinde la fin de l’été, pendant que, vêtu de son tablier blanc à grandepoche, jeté par-dessus sa jaquette, il rasait les joues d’unmalade, une des sœurs des hospices de Lyon passa au pied du lit, etdit&|160;:

–&|160;Monsieur Mouvand, votre chef de colonnevous demande, dans la salle à côté.

Elle continua de glisser sur le parquet, deson pas muet et léger. Sa coiffure toute blanche, cornette, bride,collerette, s’évanouit dans la salle voisine, derrière la porte quise referma, et retira de la salle un rayon de jour. Le canut avaitappuyé sa main gauche, qui tenait le linge à barbe, sur le lit dumalade, et, son rasoir pendant au bout de l’autre main, il demeurapenché de ce côté, immobile, sa grosse tête en avant, comme unchien en arrêt. Ce ne fut qu’au bout d’une minute qu’il semblareprendre conscience de ce qu’il devait faire, et se redressa. Ilse hâta d’accommoder son «&|160;client&|160;», serra son rasoirdans son tablier, et passa dans la salle, où le«&|160;conducteur&|160;» de la colonne l’attendait, pour luidemander un renseignement. Quand il eut répondu, il commençad’enlever son tablier de barbier volontaire.

–&|160;Tu as l’air plus malade que tous ceuxqui sont ici, Mouvand&|160;? Tu as raison d’aller faire un tourdehors, ça te remettra, mon vieux&|160;!

Le canut hocha la tête, deux ou trois fois,comme il faisait souvent, avant de répondre. Puis il dit&|160;:

–&|160;Je ne reviendrai plus.

–&|160;Avant la prochaine fois&|160;!

–&|160;Non, jamais&|160;!

–&|160;Tu te sens usé&|160;?

–&|160;Oui, je suis presque fini, je ne peuxplus être de rien, voilà ce que tu diras aux confrères… Mais il y aautre chose.

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;Je ne veux plus voir la sœur qui apassé tout à l’heure&|160;: elle ressemble trop à ma fille Pascale…Et voilà pour toi… Adieu.

Il ne revint plus, en effet. On ne le vitplus, le dimanche, qu’aux offices, et sur le boulevard de laCroix-Rousse, jouant aux boules. Ses camarades, pour le ménager,lançaient moins loin «&|160;le petit&|160;», et quelquefois, quandil avait le dos tourné, du bout du pied rapprochaient sa boule,pour qu’il eût encore la joie de gagner.

Au printemps de 1902, il était très absorbépar un grand travail&|160;: une pièce de soie blanche magnifique,pour la fabrication de laquelle il avait été choisi, parmi descentaines d’ouvriers, par le successeur de M.&|160;Talier-Décapy,le grand fabricant lyonnais. Il y travaillait avec un soin extrême,se lavait les mains vingt fois par jour, afin de ne pas salirl’étoffe&|160;: une soie épaisse et souple, couleur de neige, seméede couronnes de feuilles brodées en fil d’argent. Il mettait del’amour et de l’orgueil à tisser cette lumière. Le 16 mai, qui estla veille de Saint-Pascal, il revenait de voir sa fille, et levieil homme avait au cœur deux joies, toutes deux voilées&|160;; ilavait trouvé Pascale moins pâle, et elle lui avait dit&|160;:«&|160;J’irai vous voir, et vous quêter, avec notre mèresupérieure, parce que la communauté qui est pleine de sœurschassées, à Clermont-Ferrand, ne peut pas nous venir en aide, et ilnous faut plusieurs cents francs pour vivre jusqu’à la fin del’année.

–&|160;Plusieurs cents francs&|160;! Je net’en donnerai qu’un morceau. Viens tout de même.

Était-ce bon, ce rêve&|160;! Pascale à laCroix-Rousse&|160;! Pascale montant la Grande-Côte, Pascale dont onverrait, par la fenêtre, le voile noir, et la robe bleue enmouvement, et les yeux regardant en l’air&|160;! La voix de Pascaledans la chambre d’où elle avait, si longtemps, éloigné lavieillesse&|160;! Les yeux de Pascale reflétant les choses de lamaison et le portrait du père au travail, comme jadis, quand ellearrivait derrière le canut, et le surprenait en disant&|160;:«&|160;On ne s’embrasse donc pas, aujourd’hui&|160;?&|160;» Laseconde joie, qui n’était qu’un accompagnement de la première,Adolphe Mouvand l’éprouvait à revenir le long de la Saône par tempsdoux, les mains dans les poches, à sentir tourbillonner dans sabarbe le vent d’été, qui n’est frais que quand il court. Et puis,sur le quai, il y avait de la verdure, oui, ce qu’il en faut pourqu’un canut ait une impression de campagne.

Mouvand se hâtait. Il avait chaud, quand ils’assit devant le métier, et qu’il enleva le papier qui couvrait lapièce. Avec plus de goût que de coutume, avec plus de force, ildonna le coup de pédale, sa main gauche poussa le battant, sa maindroite lança la navette. Il travaillait depuis une heure, et lejour était splendide dans l’atelier&|160;; l’apprenti s’étaitreposé trois fois&|160;; Mouvand, excité par la beauté de cettematière qu’il maniait et du tissu qu’il voyait se former entre sesdoigts, courbait en mesure ses épaules et sa tête chenue coifféed’une vieille casquette à oreilles relevées, qu’il portaitd’ordinaire à la maison. Un coup de sonnette ne le fit passuspendre son travail, pas plus que l’entrée d’un employé de lafabrique Talier-Décapy, qui servait de guide à un industrielitalien, client de la maison. Celui-ci, figure mince et osseuseallongée par une barbiche en pointe, s’approcha du canut, l’observaun moment, étudia l’étoffe, et, touchant l’épaule dutisseur&|160;:

–&|160;C’est admirable&|160;! dit-il.

Mouvand arrêta le battant au point où les filsde la chaîne, exactement tendus, prolongeaient en rayons séparés lalumière pleine de la soie déjà tissée. Il toucha même d’un doigt lebord de sa casquette.

–&|160;J’amène chez vous, monsieur Mouvand, unconnaisseur, le plus important des exportateurs de soie del’Italie… Vous pouvez juger, monsieur, de l’habileté de nosouvriers lyonnais. Celui-ci est un des plus habiles.

–&|160;Le dernier&|160;! dit la grosse voix ducanut. Jamais de camelote&|160;! Jamais de ruban, chezmoi&|160;!

L’Italien admirait vraiment. Il touchaitl’étoffe&|160;; il lui souriait&|160;; il avait envie de luiparler.

–&|160;Vous êtes un artiste, dit-il. Voustissez un chef-d’œuvre&|160;; c’est une robe de bal&|160;?

Le vieux canut, content d’être loué devantJoannès l’apprenti, mais plus encore de voir reconnu son mérite silonguement acquis, enleva sa casquette, et proclama&|160;:

–&|160;Robe de cour, pour le sacre du roid’Angleterre&|160;!

Les mots frappèrent les murs fanés del’atelier, et les poutrelles dansantes, et les vitres rousseléesaux angles par les fumées d’hiver.

Toute la fierté des vieux pères, créateurs,pour une part, de l’œuvre lyonnaise, artisans qui comprenaient labeauté de leur travail, qui s’en réjouissaient, toute l’émotiond’une vie renfermée, pauvre et goûtant la richesse qu’elle ouvrait,tout cela passa dans ses paroles.

Quand les visiteurs furent partis, de la mêmevoix, le canut dit à l’apprenti libéré et goguenard, qui regagnaitsa banquette après avoir fermé la porte&|160;:

–&|160;Retiens son jugement, Joannès. Tu esdans la maison d’un artiste. Et j’ai eu à peu près raison, va,quand j’ai dit&|160;: du dernier&|160;!

Il travailla jusqu’à la nuit, afin d’acheverla pièce, s’il le pouvait. La visite l’avait ému, et ce fut latroisième joie, profonde aussi, de sa journée.

Le lendemain, à sept heures, quand Joannèsentra dans l’atelier, il trouva le maître assis près du métier etles bras étendus en croix sur l’étoffe, à laquelle il ne manquaitplus, pour être achevée, qu’un quart de mètre.

Adolphe Mouvand était mort.

Pascale eut, de cette mort, une douleur quiacheva de troubler sa santé déjà éprouvée par la fatigue, par laprivation d’exercice et d’air. Ses compagnes, dans cette occasion,furent prodigues d’attentions, de paroles tendres, de silencesrespectueux et amis. Elles furent divinatrices, étant touteshabituées, filles de ferme, ou d’atelier, ou de bureau, à méditersur la Passion du Maître qui rend habile à connaître et à plaindreles autres souffrances. Pascale avait, vraiment, parmi elles, leconseil et l’appui. Sans doute, elle luttait, mais aidée etsoutenue. Elle était adorée des enfants, qui la sentaient faible,qui lisaient, dans le mouvement de ses cils abaissés tendrement dèsqu’elle répondait&|160;: «&|160;Bonjour&|160;», dans la caresseprompte de sa main, dans la contraction de son visage à la nouvelled’un accident ou à la vue d’une plaie, la toute-puissance desaffections et des émotions sur cette jeune maîtresse. Les pluspetites couraient vers elle, dès qu’elles l’apercevaient, dans lacour ou dans les corridors&|160;; il y en avait qui lui baisaientles mains&|160;; elles se pendaient à ses jupes maternelles, et,pendant la récréation du patronage, le dimanche, quand sœur Pascalesurveillait, les grandes venaient lui dire ce qui leur coûtait leplus à avouer, les misères de la toilette et celles du cœur. Ellen’aimait pas ces confidences, qui la rejetaient dans l’agitation dela vie. Elle disait en riant&|160;: «&|160;Pourquoi moi, meschéries&|160;? Je n’ai pas d’expérience&|160;; je ne puis vous direce que j’aurais fait, quand j’étais la fille d’un canut, dans lequartier de la Croix-Rousse.&|160;» Ce qui lui plaisait, avanttout, c’était, après le jour, l’office du soir récité en commun, larécréation, la prière, l’apaisement où l’on entre avec le souvenirde la vie encore frémissante et le sentiment persistant des âmesqui veillent sur la vôtre, puissances redoutables aux forces deséduction ou d’épouvante qui rôdent dans la nuit. Elle aimait lesilence jusqu’après la messe du matin&|160;: quel rafraîchissementet quel renouvellement de force&|160;! «&|160;La grâce descend dansle silence&|160;», disait Pascale. Elle n’était pas mystique, maiselle avait de vifs élans de piété, des gestes d’âme qui sait lechemin, et qui ne peut se maintenir au vol, mais qui saute ettouche les grappes pleines, et retombe avec un parfum qui demeure.Elle était exacte, et même minutieusement, dans l’observation durèglement. Elle aimait ses élèves, les jolies encore de préférence,mais l’amour grandissait avec le devoir accompli. Une saintenaîtrait peut-être de la faiblesse défendue par quatre femmessaintes.

Voilà pourquoi la nouvelle que la communautéétait menacée, troubla jusqu’au fond de l’être sœur Pascale. Toutela nuit, le passé traversa l’esprit de la religieuse, elle revit laroute parcourue, et elle essaya, mais vainement, d’imaginer, dansl’épouvante, ce lendemain qui était comme la nuit, mystérieux,pressant, dangereux. Et elle se leva brisée de fatigue.

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