Ma femme

II

« À l’église, ce fut une cohue bruyante, et, tout à coup,quelqu’un même poussa un cri si fort que l’archiprêtre qui nousmariait, Manioûssia et moi, regarda la foule à travers seslunettes, et dit sévèrement :

« – Ne vous promenez pas dans l’église et ne faites pas debruit ; tenez-vous tranquilles et priez. Il faut avoir lacrainte de Dieu. »

« Mes garçons d’honneur étaient deux de mescollègues ; ceux de Mânia, le capitaine Poliânnski et lelieutenant Guernett. Les chantres de l’évêché ont magnifiquementchanté. Le crépitement des cierges, l’éclat de la fête, lestoilettes, les officiers, le nombre des visages, heureux et gais,l’air tout particulier, éthéré, de Mânia, toute l’ambiance enfin,et les paroles des prières nuptiales m’ont touché aux larmes etpénétré de solennité. Je songeais combien ma vie s’est joliment etpoétiquement arrangée, s’est épanouie, ces temps derniers. Il y adeux ans j’étais encore étudiant, j’habitais un pauvre garni auNéglinnyi[54] , sans argent, sans parents, et, mesemblait-il, sans avenir. Maintenant je suis professeur de lycéedans un des meilleurs chefs-lieux ; mon sort est assuré ;je suis aimé, gâté. C’est pour moi, pensais-je, que s’est réuniecette foule, pour moi que brûlent ces trois lampadaires, que beuglel’archidiacre, que les chantres s’évertuent, et c’est pour moiaussi qu’est ce jeune être, beau et joyeux, qui, bientôt,s’appellera ma femme.

« Je me rappelai nos premières rencontres, nos promenades,à cheval, ma déclaration d’amour, et le temps, qui, comme un faitexprès, avait été si beau tout l’été. Le bonheur qui, au Néglinnyi,ne me paraissait possible que dans les romans et les nouvelles, jel’éprouvais à présent pour de bon ; je le tenais, mesemblait-il, en mains.

« Après le mariage, tous s’attroupèrent en désordre autourde Mânia et de moi, chacun nous exprimant sa joie, nous félicitantet nous souhaitant le bonheur.

« Le général de brigade, vieillard de près de soixante-dixans, ne félicita que Manioûssia ; il lui dit d’une voixéraillée, si fort que cela s’entendit dans toutel’église :

« – J’espère, ma chérie, que, même après votremariage, vous demeurerez une rose aussi fraîche qu’en cemoment. »

« Les officiers, le proviseur et tous les professeurssouriaient par convenance, et je sentis aussi sur ma figure unsourire factice.

« L’excellent Hippolyte Hippolytych, le professeurd’histoire et de géographie qui exprime toujours ce que chacun saitdepuis fort longtemps, me serra vigoureusement la main et me ditavec sentiment :

« – Jusqu’à maintenant vous n’étiez pas marié etviviez seul ; à présent vous êtes marié et vivrez à deux.

« De l’église, nous nous rendîmes dans une maison à deuxétages, dont les stucs ne sont pas encore terminés et que Mânia areçue en dot. Outre cette maison, Mânia possède vingt mille roublesd’argent et je ne sais quel terrain inculte, appelé Mélitonôvo,avec une bicoque où il y a, dit-on, une multitude de poules et decanards qui, livrés à eux-mêmes, redeviennent sauvages. Au retourde l’église, je me suis étendu en fumant sur l’ottomane de monbureau. C’était doux, confortable et, de ma vie, je ne m’étaissenti si bien. Pendant ce temps-là, les invités criaienthourra ! et, dans l’antichambre, une mauvaise musique jouaitdes bans et d’autres rengaines. Vâria, la sœur de Mâcha, entra encoup de vent dans mon bureau, une coupe à la main, et avec un airsi étrange et si concentré qu’on eût dit qu’elle avait la bouchepleine d’eau. Elle voulait sans doute aller plus loin, mais elle semit soudain à rire et à sangloter, et la coupe tomba et se brisa.Nous prîmes Vâria sous le bras et l’emmenâmes.

« – Personne ne peut comprendre ! murmurait-elleensuite, étendue sur le lit de sa vieille bonne dans la chambre laplus lointaine ; personne, personne de la maison… Seigneur,personne ne peut comprendre !

« Mais tous comprenaient à merveille que, l’aînée de quatreans de sa sœur Mânia, et, pas encore mariée, elle pleurait, non parjalousie, mais de tristesse à sentir que son temps passait, ou,même, était déjà passé !… Lorsqu’on dansa le quadrille, elleétait revenue dans la salle, la figure très poudrée, avec l’aird’avoir pleuré ; et je vis le capitaine Poliânnski tenirdevant elle une soucoupe sur laquelle était une glace qu’ellemangeait avec une cuiller…

« Il est déjà six heures du matin. Je me suis mis à monjournal pour décrire mon bonheur si plein et si varié. Je pensaisécrire six feuilles pour les lire demain à Mânia ; mais, choseétrange, tout se brouille dans ma tête, devient vague comme en unsonge. Seul l’épisode de Vâria me revient avec netteté, et j’aifailli écrire : pauvre Vâria !… Voilà, rester toujoursassis ainsi et écrire : pauvre Vâria !…

« Les arbres se mettent à frissonner ; il va pleuvoir.Les corbeaux croassent, et ma Mânia, qui ne vient que des’endormir, a, je ne sais pourquoi, une expression detristesse. »

 

Nikîtine, ensuite, ne toucha pas de longtemps à son journal. Auxpremiers jours d’août, commencèrent les examens de rentrée, lesexamens de repêchage et, après l’Assomption, les classes reprirent.Il partait d’habitude pour le lycée vers neuf heures et, dès dixheures, commençait à songer à Mânia, à sa maison neuve et regardaitsa montre. Dans les petites classes, il faisait faire la dictée parl’un des élèves, et tandis que les enfants écrivaient, il se tenaitprès de la fenêtre, les yeux fermés et rêvait.

Rêvât-il à l’avenir, se rappelât-il le passé, tout lui semblaitsplendide, pareil à un conte. Dans les grandes classes on« expliquait » Gogol ou la prose de Pouchkine ; etcela le faisait rêver. En son imagination surgissaient des gens,des arbres, des champs, des coursiers, et il disait en soupirant,comme en admirant l’auteur :

– Que c’est beau !

Pendant la grande récréation, Mânia lui envoyait son déjeuner,plié dans une petite serviette blanche comme neige, et il lesavourait lentement, comme pour prolonger son plaisir.

Hippolyte Hippolytych, qui déjeunait ordinairement d’un petitpain, le regardait avec vénération, avec envie, et disait quelquechose de connu, dans le genre de : « Les hommes nepeuvent pas vivre sans manger. »

Du lycée, Nikîtine se rendait à des leçons particulières etlorsque enfin, vers six heures, il rentrait chez lui, il éprouvaitde la joie et de l’inquiétude comme s’il avait été absent toute uneannée. Il montait l’escalier en courant, s’essoufflait, trouvaitMânia, l’embrassait, l’étreignait, et il jurait qu’il l’aimait,qu’il ne pouvait vivre sans elle, qu’il s’était affreusementennuyé, et lui demandait avec effroi si elle n’était pas malade etpourquoi sa figure était si triste. Puis ils dînaient entête-à-tête. Après dîner, il se couchait sur l’ottomane et fumait.Elle s’asseyait près de lui et lui racontait les événements à voixbasse.

Les jours les plus heureux étaient maintenant pour lui lesdimanches et les fêtes, alors qu’il restait à la maison du matin ausoir. Ces jours-là, il participait à une vie naïve, infinimentagréable, qui lui rappelait les idylles et les pastorales. Ilobservait sans se lasser sa sage et positive Mânia qui arrangeaitleur nid. Voulant montrer qu’il était bon à quelque chose à lamaison, il entreprenait quelque chose d’inutile comme de sortir dela remise la charrette anglaise, et il l’examinait de tous côtés.Manioûssia, nantie de trois vaches, avait établi chez elle unevéritable laiterie et gardait à la cave et dans le garde-mangerbeaucoup de pots de lait et de pots de crème pour faire du beurre.Parfois, Nikîtine, par plaisanterie, lui demandait un verre delait. Elle s’effarait parce que ce n’était pas dans l’ordre prévu,mais il l’embrassait en riant et lui disait :

– Allons, je plaisante, mon trésor ; jeplaisante !

Ou bien il se moquait de son excès d’ordre, lorsque, découvrantau buffet quelque bout de saucisson ou de fromage, dur comme lapierre, elle disait gravement :

– On le mangera à la cuisine.

Il lui observait qu’un morceau aussi petit n’était bon qu’àmettre dans une souricière, mais elle repartait en démontrant queles hommes n’entendent rien à la direction d’une maison, et quel’on n’effrayerait pas les domestiques en leur donnant des pouds devictuailles[55] . Il en convenait et l’embrassait avectransport. Ce qu’elle disait de juste lui paraissait toujoursextraordinaire ; ce qui ne s’accordait pas avec ses opinions,était, à son avis, charmant et attendrissant.

Parfois, d’humeur philosophique, il se mettait à raisonner surquelque thème abstrait ; elle l’écoutait et le regardait dansles yeux avec curiosité.

– Ma joie, lui disait-il en caressant ses doigts menus, ouen détressant et retressant sa natte, je suis infinimentheureux ; mais je ne regarde pas ce bonheur comme quelquechose qui me soit tombé du ciel. C’est un phénomène tout naturel,conséquent et logique. Je crois que l’homme est l’artisan de sonbonheur ; je recueille maintenant ce que j’ai fait. Oui, je ledis, sans affectation, j’ai créé moi-même ce bonheur et je lepossède à juste titre. Tu connais mon passé. J’ai été orphelin.Pauvreté, enfance malheureuse, jeunesse triste, tout cela fut unelutte, fut la voie que je frayai vers le bonheur…

En octobre, le lycée fit une douloureuse perte. HippolyteHippolytych eut un érésipèle à la tête et mourut. Les deux derniersjours de sa vie, restant sans connaissance, il délira ; mais,dans son délire même, il ne dit que des choses connues :

– Le Volga se jette dans la mer Caspienne… Les chevauxmangent de l’avoine et du foin…

Au lycée, le jour de son enterrement, il n’y eut pas classe. Sescollègues et les élèves portèrent le cercueil et soncouvercle ; et, sur tout le parcours, jusqu’au cimetière, lechœur du lycée chanta le Miserere.

Trois prêtres, deux diacres, tout le lycée et les chantres de lacathédrale, dans leur cafetan uniforme, figuraient au cortège. Envoyant cet enterrement pompeux, les passants se signaient etdisaient :

– Que Dieu donne à chacun une pareille mort !

Revenu du cimetière, Nikîtine, ému, tira de son bureau sonjournal et écrivit :

« On vient de mettre en terre HippolyteHippolytovitch[56] Ryjîtski. Paix à ton âme, modeste etlaborieux travailleur ! Mânia, Vâria, toutes les femmes quiassistaient aux obsèques, pleuraient sincèrement, peut-être parcequ’aucune femme n’a aimé cet homme, peu intéressant et accablé parle sort. Je voulais dire sur la tombe de mon collègue quelques motsémus, mais on me prévint que cela pourrait déplaire au proviseurqui n’aimait pas le défunt. Il me semble que, depuis mon mariage,c’est la première fois que j’ai le cœur gros. »

Puis, de tout le reste de l’année scolaire, il n’y eut aucunévénement notoire.

L’hiver était indécis, sans fortes gelées ; rien que de laneige pourrie. La veille de l’Épiphanie par exemple, le vent, commeen automne, gémit plaintivement toute la nuit, et l’eau dégouttades toits. Le matin, pendant la Bénédiction des eaux[57] , la police ne laissa personne allersur la rivière, car on disait que la glace, soulevée, allaitrompre, et devenait noire. Malgré le mauvais temps, Nikîtine étaitaussi heureux qu’en été. Il eut même une distraction de plus :il apprit à jouer au vinnte[58].

Une seule chose le tracassait, le mettait en colère etl’empêchait sans doute d’être complètement heureux : c’étaientles chiens et les chats que sa femme avait amenés. Il traînaittoujours dans les chambres, surtout le matin, une odeur deménagerie que rien ne pouvait dissiper. Les chats se battaientsouvent avec les chiens. On donnait dix fois par jour à manger à laméchante Moûchka ; elle faisait mine, comme avant, de ne pasconnaître Nikîtine, et aboyait après lui : Rrr…nga-nga-nga…

Pendant le grand carême, Nikîtine, un soir vers minuit, rentraitdu cercle à la maison. Il pleuvait. Il faisait sale et sombre.Nikîtine se sentait d’humeur maussade et ne pouvait comprendre àquoi cela tenait. Était-ce parce qu’il avait perdu douze roubles ouparce que son partenaire lui avait dit, faisant allusion à la dotde sa femme, que les poules ne pourraient pas manger tout sonargent ? Il ne regrettait pas les douze roubles, et, dans lesparoles du partenaire, il n’y avait rien d’offensant ; mais,malgré tout, cela lui était désagréable. Il n’avait pas envie derentrer.

– Fi ! prononça-t-il en s’arrêtant sous un réverbère,comme c’est mal !

Il se dit qu’il ne regrettait pas les douze roubles parce qu’ilsne lui avaient rien coûté. S’il était un ouvrier, il saurait leprix de chaque copek et ne serait pas indifférent au gain ou à laperte.

Oui, songeait-il, tout son bonheur ne lui avait riencoûté ; il lui était échu gratuitement et était en réalitépour lui un luxe semblable à des remèdes pour un homme qui est bienportant.

S’il eût été, comme la majeure partie des gens, harcelé par lesouci de la bouchée de pain ; s’il eût dû lutter pour sonexistence ; si son échine et sa poitrine eussent étéendolories par le travail ; alors le souper, l’appartementchaud et engageant, la vie de famille eussent été pour lui unbesoin, une récompense et la parure de sa vie. À l’heure présente,tout cela avait pour lui un sens incompréhensible et étrange.

« Fi, comme c’est mal ! » répéta-t-il, comprenantque, par elles-mêmes, ces réflexions ne présageaient rien debon.

Quand il arriva chez lui, Mânia était au lit. Elle respiraitrégulièrement, souriait, et dormait apparemment avec beaucoupd’aise. Près d’elle, roulé en boule, était couché et ronronnait unchat blanc. Tandis que Nikîtine allumait une bougie et unecigarette, Mânia se réveilla et but avidement un verred’eau :

– J’ai trop mangé de pâte de fruits, dit-elle en riant. Tuviens de chez les nôtres ? demanda-t-elle au bout d’uninstant.

Nikîtine savait que le capitaine Poliânnski, sur lequel Vâriacomptait beaucoup ces derniers temps, venait d’être nommé dans unegarnison de l’ouest et faisait ses visites de départ. On était,pour cette raison, triste, chez son beau-père.

– Vâria est venue ce soir, dit Mânia s’asseyant dans sonlit. Elle ne dit rien, mais, à sa figure, on voit combien ellesouffre, la pauvre ! Je déteste ce Poliânnski. Il est gros,bouffi, et, quand il marche ou danse, ses joues tremblent… Ce n’estpas mon héros ; néanmoins je le tenais pour un galanthomme.

– Je le tiens encore pour tel, dit Nikîtine.

– Pourquoi donc agit-il si mal avec Vâria ?

– En quoi, mal ? demanda Nikîtine, commençant às’irriter contre le chat blanc qui s’étirait, faisant le gros dos.Autant que je sache, il n’a fait ni déclaration ni promesse.

– Pourquoi donc venait-il si souvent à la maison ?…S’il n’avait pas l’intention de se marier, il ne devait pasvenir.

Nikîtine souffla la bougie et se coucha. Mais il n’avait envieni de dormir ni de rester couché. Il lui semblait que sa tête étaiténorme et vide, comme un hangar, et qu’il y errait, sous forme delongues ombres, des idées nouvelles, singulières.

Il songeait que, en dehors de la douce clarté de la lampe,souriant au paisible bonheur de la famille, que hors de ce petitmonde où il vivait tranquille et gâté comme le chat blanc, il enétait un autre… Et, soudain, il désira passionnément, avecangoisse, être dans cet autre monde pour y travailler dans uneusine ou un grand atelier, pour y parler du haut d’une chaire,écrire, imprimer, faire du bruit, se fatiguer et souffrir…

Il voulait quelque chose qui l’eût empoigné jusqu’à l’oubli desoi-même, qui l’eût rendu indifférent à son bonheur qui ne luidonnait que des sensations si monotones… Et, dans son imagination,se dressa comme vivant Chèbâldine, rasé, qui articulait avechorreur :

– Vous n’avez pas même lu Lessing ! Comme vous êtespeu au courant ! Mon Dieu, comme vous êtes encroûté !

Mânia but de l’eau une seconde fois. Nikîtine jeta un regard surson cou, ses épaules rondes, sa poitrine ferme, et se rappela lesmots que le général de brigade avait dits naguère à l’église :une rose.

– Une rose ! murmura-t-il en riant.

En réponse, sous le lit, Moûchka, ensommeillée,grogna :

– Rrr… nga-nga-nga…

L’âme martelée par une forte irritation, il voulut dire à Mâniaquelque chose de rude et même la battre ; son cœur se mit àpalpiter vivement.

– Alors, demanda-t-il en se contenant, quand je venais chezvous, je devais absolument me marier avec vous ?

– Naturellement ; tu le comprends très bien.

– Charmant ! (Et une minute après il répéta :)Charmant !

Pour ne rien dire de trop et pour que son cœur se calmât,Nikîtine passa dans son cabinet de travail et s’y étendit surl’ottomane, sans oreiller. Ensuite, il s’étendit par terre, sur letapis.

« Quelle absurdité ! dit-il, cherchant à setranquilliser. Tu es professeur, tu travailles à une œuvre des plusnobles… De quel autre monde as-tu besoin ?… Que vas-tuchercher ? »

Mais il se répondit aussitôt avec assurance qu’il n’était pas unprofesseur, mais un fonctionnaire, aussi dénué de personnalité etde talent que le Tchèque, professeur de grec. Jamais il n’avait eude vocation pour le professorat. Il n’entendait rien à la pédagogieet ne s’y intéressait pas. Il ne savait pas comment il faut s’yprendre avec les enfants. Le sens de ce qu’il enseignait lui étaitinconnu ; peut-être même enseignait-il ce qu’il ne faut pas.Feu Hippolyte Hippolytych était franchement borné et tous sescollègues et élèves le savaient, savaient ce que l’on pouvait enattendre ; mais, lui, Nikîtine, semblable au Tchèque, savaitmasquer sa bêtise et duper habilement tout le monde, faisant mineque, Dieu merci, tout allait bien. Ces nouvelles idéesl’effrayaient. Il les repoussait, les qualifiait de stupides etpensait que tout cela provenait de ses nerfs, et qu’il en riraitlui-même quand ce serait passé…

Effectivement, vers le matin, il riait de sa nervosité et setraitait de femmelette. Mais il était clair pour lui, cependant,que sa quiétude était perdue, probablement à jamais, et que, danscette maison à deux étages, le bonheur pour lui n’était pluspossible.

Il devina que l’illusion était passée, et qu’une vie nouvelle,consciente et nerveuse commençait, qui ne s’harmoniserait pas avecson repos et son bonheur personnel.

Le lendemain, dimanche, il alla à la chapelle du lycée et yrencontra le proviseur et ses collègues. Il lui sembla qu’ilsétaient uniquement occupés tous à cacher avec soin leur ignoranceet leur mécontentement de la vie ; et, Nikîtine lui-même, pourne pas déceler son inquiétude, souriait agréablement et parlait defutilités. Il alla ensuite à la gare, y vit l’arrivée et le départd’un train-poste ; et il lui était agréable d’être seul et den’avoir à parler à personne.

Chez lui il trouva son beau-père et Vâria qui étaient venusdîner. Vâria avait les yeux rouges et se plaignait d’avoir mal detête. Chèlestov mangeait beaucoup et parlait des jeunes gens d’àprésent, sur lesquels on ne peut pas compter et qui ne sont pas desgentlemen.

– C’est une ignominie ! déclara-t-il. Je le lui diraitout cru : c’est une ignominie, monsieur !

Nikîtine souriait agréablement et aidait Mânia à faire bonaccueil à ses hôtes ; mais, après dîner, il se retira dans sonbureau et s’y enferma.

Le soleil de mars brillait avec éclat, et, à travers les vitres,ses rayons brûlants tombaient sur sa table. On n’était que le 20,et, déjà, les voitures avaient remplacé les traîneaux ; lesétourneaux ramageaient au jardin. Il semblait à Nikîtine queManioûssia allait entrer à l’instant, le prendre par le cou, direque les chevaux de selle ou la charrette anglaise attendaient à laporte et demander ce qu’il fallait mettre pour ne pas prendrefroid.

Le printemps s’annonçait aussi merveilleux que l’annéeprécédente et promettait les mêmes joies… Mais Nikîtine pensaitqu’il serait bon maintenant de prendre un congé, de partir pourMoscou et de s’y installer au Néglinnyi-prospekt à l’hôtel qu’ilconnaissait.

Dans la pièce voisine, on buvait du café et on parlait ducapitaine Poliânnski. Nikîtine, tâchant de ne pas comprendre,écrivit dans son journal :

« Où suis-je, mon Dieu ! Seule m’entoure la platitude,rien que la platitude. Gens ennuyeux, gens de rien ; pots delait, pots de crème, cancrelas, femmes sottes… Il n’y a rien deplus effroyable, de plus outrageant, de plus angoissant que laplatitude. Il faut m’enfuir d’ici, m’enfuir aujourd’hui même, ou jedeviendrai fou ! »

1894.

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