Ma femme

VI

Je partis pour la gare à dix heures du matin. Il ne gelaitpas ; il tombait une neige à gros flocons qui fondaient ;et il soufflait un vent désagréable et humide.

Nous passâmes l’étang, puis le bois de bouleaux, et nous nousmîmes à gravir la colline par le chemin que je voyais de mesfenêtres. Je me retournai pour voir une dernière fois ma maison,mais on ne distinguait rien à cause de la neige. Peu après, commedans un brouillard, apparurent en avant les isbas sombres. C’étaitPestrôvo.

« Si jamais je deviens fou, pensai-je, la faute en sera àce Pestrôvo ; il me poursuit. »

Nous entrâmes dans la rue du village : tout était intact.Aucun toit n’était enlevé ; c’est donc que mon intendant avaitmenti. Un gamin traînait, dans une ramasse, une fillette avec unenfant ; un autre, âgé de trois ans, la tête enveloppée dansun mouchoir, comme une femme, et les mains dans de grandes moufles,essayait d’attraper de sa langue les flocons volants, et il riait.Un traîneau chargé de bois mort vint à notre rencontre ; unmoujik marchait auprès ; on ne pouvait se rendre compte s’ilétait vieux ou si sa barbe était blanche de neige. Il reconnut moncocher, lui sourit, lui dit quelque chose, et me tira machinalementson bonnet. Les chiens sortaient des cours et regardaient meschevaux avec curiosité. Tout était calme, normal, simple. Lesémigrants étaient revenus et il n’y avait plus de pain ; dansles isbas, « les uns riaient, les autres grimpaient auxmurs » ; mais tout cela était si simple qu’on ne croyaitpas que ce fût ainsi. Pas de figures désolées, pas d’appels ausecours, pas de larmes, pas d’injures. Alentour le calme, l’ordrede la vie ; des enfants, des traîneaux, des chiens avec laqueue en l’air… Ni les enfants, ni le moujik que l’on rencontre, nes’inquiétaient. Pourquoi donc, moi, étais-je inquiet ?

À l’étage inférieur de ma maison, dans la salle des domestiques,dans ces sombres et silencieuses isbas, et à mille verstes d’ici,et plus loin encore, s’organisait sans fracas et sans bruit unelutte longue, opiniâtre, contre le fléau commun. En regardant lemoujik souriant, le petit garçon aux grandes moufles, les isbas, enme rappelant ma femme, je comprenais à présent qu’il n’y avait pasde fléau qui pût vaincre ces gens robustes et débonnaires. Il mesemblait que l’on sentait déjà la victoire. J’en pris orgueil et mesentais prêt à leur crier, que j’étais Russe, moi aussi, quej’étais du même sang qu’eux. Mais les chevaux nous emportèrent horsdu village, à travers champs ; la neige tourbillonna ; levent mugit ; et je restai seul avec mes pensées.

De la foule aux millions d’êtres qui accomplissait la grandeœuvre humaine, la vie elle-même me rejetait comme un homme inutile,malhabile et mauvais. J’étais un obstacle, une partie dufléau ; on m’avait vaincu, rejeté, et je me pressais vers lagare pour partir et me cacher à Pétersbourg dans un hôtel de lagrande Morskâïa…

Au bout d’une heure nous arrivâmes à la gare. L’homme d’équipeavec sa plaque, et mon cocher Nicanor, portèrent mes malles dans lachambre des dames. Nicanor, tout trempé de neige, avec ses bottesde feutre, les basques de son cafetan accrochées à sa ceinture,content de ce que je partisse, me sourit affablement et medit :

– Bon voyage, Votre Excellence ! Bonnechance !

L’homme d’équipe me dit que le train n’avait pas encore quittéla gare précédente ; il fallait attendre. Je sortis dehors, etla tête lourde de ma nuit sans sommeil et de fatigue, levant àpeine les pieds, je me rendis, sans but aucun, vers le châteaud’eau. Il n’y avait, auprès, pas âme qui vive.

« Pourquoi donc est-ce que je pars ?… me demandai-je.Qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Des connaissances que j’aiperdues de vue ; la solitude ; les dîners aurestaurant ; le bruit ; la lumière électrique qui me faitmal aux yeux… Où est-ce que je pars ? Pourquoi ? Vivant àPétersbourg, je sentirai chaque jour que ma vie approche de sa fin.L’existence, dans le brouillard, avec l’oisiveté, la haineréciproque, y est telle qu’un homme, ayant vécu trente-cinq ouquarante ans, s’y croit fini et songe à la mort. Si, au contraire,j’étais resté ici, ma vie n’aurait pu que recommencer. Pourquoiest-ce que je pars ? »

Et il était presque étrange de partir sans avoir causé avec mafemme… Il me semblait que je la laissais dans l’incertitude. Ilaurait fallu lui dire en partant qu’elle avait raison ; quej’étais en effet un homme mauvais et méprisable. Quand je revins duchâteau d’eau, le chef de gare apparut sur la porte. Je m’étaisplaint deux fois de lui à ses chefs. Le col de sa redingote relevé,ratatiné sous le vent et la neige, il s’approcha de moi, et, ayantporté deux doigts à la visière de sa casquette, l’air confus, avecune expression de contrainte respectueuse et de haine, il m’annonçaque le train aurait vingt minutes de retard et me demanda si jedésirais attendre dans un local chauffé.

– Je vous remercie, lui dis-je, mais je ne partiraiprobablement pas. Faites dire à mon cocher d’attendre. Je vaisréfléchir.

Je faisais les cent pas sur le quai et pensais :« Dois-je partir, oui ou non ? »

Quand le train arriva, je décidai de ne pas partir. À la maisonles railleries et le mépris de ma femme m’attendaient, ainsi que lasolitude de mon triste étage, en haut, et mon inquiétude. Mais, àmon âge, c’était pourtant moins dur et, en somme, plus attrayantque de voyager deux jours avec des inconnus jusqu’à Pétersbourg, oùje me serais rendu compte, à chaque minute, que ma vie approche desa fin. Non, mieux vaut rentrer à la maison, quoi qu’il arrive…

Et je sortis de la gare.

Revenir de jour à la maison, où tous avaient été si heureux demon départ, c’eût été honteux. Il fallait passer le reste de lajournée chez quelque voisin. Mais chez qui ? Avec les unsj’avais des relations tendues ; les autres, je ne lesconnaissais pas du tout. Je réfléchis et me souvins d’IvaneIvânytch.

– Nous allons chez Brâguine, dis-je au cocher en montantdans le traîneau.

– C’est pas mal loin, soupira Nicanor. Il y a au moinsvingt-huit verstes, ou même trente.

– S’il te plaît, ami ! lui dis-je comme s’il avait ledroit de désobéir.

Nicanor secoua la tête, prononça lentement qu’en ce cas ilaurait fallu mettre au timon, non pas Tcherkesse, mais Moujik ouTchîjik. Et, irrésolu comme s’il attendait que je changeassed’avis, il prit les rênes dans ses moufles. Mais les chevaux, commeoffensés de son hésitation, s’élancèrent. Nicanor se souleva,brandit son fouet et cria gaiement : guik !

« Toute une série d’actions contradictoires… pensai-je, enmettant ma figure à l’abri de la neige. Je suis devenu fou. Allons,soit !… »

À un endroit, à une longue et rapide descente, Nicanor fitprudemment descendre les chevaux au pas, jusqu’à mi-côte. Mais,tout à coup, ils se précipitèrent et s’élancèrent avec uneeffarante vitesse… Nicanor tressaillit, leva les coudes et criad’une voix que je ne lui avais jamais entendue :

– Eh ! faisons rouler le général ! Si nousdevenons poussifs, il en achètera d’autres, mes chéris ! Aïe,prends garde, nous allons t’écraser !

Je remarquai alors seulement, quand ma respiration fut coupéepar la vitesse inaccoutumée, qu’il était complètement ivre. Ilavait probablement bu à la gare. Au fond du ravin, la glace craqua,et, détaché de la route, un morceau de neige durcie et couvert decrottin me frappa douloureusement au visage. Les chevaux lancés,n’ayant pas la force de s’arrêter, gravirent la côte suivante avecla même allure qu’ils venaient de descendre l’autre ; et jen’eus pas le temps de crier après Nicanor, que déjà mes troischevaux galopaient en plaine, dans un vieux bois de pins, où leshauts arbres tendaient de tous côtés vers moi, comme des bêtes,leurs pattes blanches et velues.

« Je suis devenu fou, le cocher est ivre… pensai-je ;ça va bien’ »

Je trouvai Ivane Ivânytch chez lui. Il étouffa de rire, appuyasa tête sur ma poitrine et me dit ce qu’il disait toujours en merencontrant :

– Vous rajeunissez toujours ; je ne sais pas avec quoivous vous teignez la barbe et la tête ; si vous m’endonniez !

– Je suis venu vous rendre votre visite, Ivane Ivânytch,lui dis-je mensongèrement. Ne m’en veuillez pas ; je suis unhomme de la capitale, féru d’étiquette : je compte lesvisites.

– Très content, mon cher. Moi, je suis tombé en enfance etj’aime les honneurs… Oui.

À sa voix, à son sourire béat, je pus juger que ma visite leflattait infiniment. Dans l’antichambre, deux femmes m’enlevèrentma pelisse, et un moujik, en chemise rouge, la pendit auporte-manteau. Quand nous entrâmes dans le petit bureau d’IvaneIvânytch, deux fillettes, pieds nus, étaient assises par terre etregardaient un tome de journal illustré. Nous apercevant, elles selevèrent et s’enfuirent, et, tout de suite après, une grandevieille, mince et portant lunettes, avec des pieds longs comme desskis, entra, me salua gravement, prit un des coussins du canapé,ramassa le journal illustré et sortit. Dans la chambre voisine onentendait sans cesse un chuchotement et des bruits de piedsnus.

– J’attends le docteur à dîner, me dit Ivane Ivânytch. Ilm’a promis de venir du dispensaire médical. Il dîne chez moi tousles mercredis ; que Dieu lui prête vie !

Il se pencha vers moi et m’embrassa sur le cou.

– Vous êtes venu, mon cher, donc vous n’êtes pas fâché,marmotta-t-il en reniflant. Ne vous fâchez pas, ma vieille ;lors même qu’une chose est désagréable, il ne faut pas se fâcher.Je ne demande qu’une chose à Dieu avant de mourir, c’est de vivreen paix et concorde avec tout le monde, selon la justice.

– Excusez-moi, Ivane Ivânytch, lui dis-je, sentant qu’àcause de ma grande fatigue je ne pouvais être égal à moi-même, etque je souriais, passivement ; je vais étendre mes jambes surun fauteuil.

Je m’enfonçai davantage sur le canapé et étendis mes jambes surle fauteuil. Ma figure brûlait d’avoir été au vent et à laneige ; il me semblait que tout mon corps absorbait de lachaleur et s’en affaiblissait davantage.

– On est bien ici, chez vous, lui dis-je, fermant les yeuxde plaisir. Il fait chaud, tout est doux, confortable, bien propre.Et des plumes d’oie sur la table, fis-je en riant, et unsablier !… Tout est très bien.

– Ah ! oui, oui… C’est un menuisier du cru, GlèbeBoutyga, un serf du général Joûkov, qui a fait pour mon père,tenez, ce bureau en acajou et cette petite armoire. Oui… C’était ungrand artiste en sa partie. Il peignait des icônes, était arpenteuret chantre ; en un mot, un artiste en tout genre.

Lentement, du ton d’un homme qui s’endort, il me parla dumenuisier Boutyga. Puis Ivane Ivânytch passa dans la chambrevoisine pour me montrer une commode en bois de palissandre,remarquable par sa beauté et le bas prix qu’elle avait coûté. Je lesuivis. Il frappa du doigt la commode et attira mon attention surun poêle de faïence à dessins. Il frappa aussi le poêle du doigt.De la bonhomie et une façon d’immortalité émanaient de la commode,du poêle de faïence, des fauteuils, des tableaux brodés en laine eten soie dans leurs cadres solides et laids. En songeant que tousces objets étaient exactement aux mêmes places où je les avais vuslorsque, enfant, je venais avec ma mère pour les anniversaires deshabitants, on ne pouvait pas s’imaginer qu’un jour ilsn’existeraient plus.

« Quelle énorme différence, pensais-je, entre Boutyga etmoi ! Boutyga, faisant passer avant tout la solidité et laforce, accordait une signification particulière à la longévité etne pensait pas à la mort ; il ne la croyait sans doute paspossible. Et moi, alors que je construisais des ponts de fer et depierre qui dureront des milliers d’années, je ne pouvais pasm’empêcher de penser : « Ce n’est pas éternel !…Cela ne mène à rien. » Si, avec le temps, une armoire deBoutyga et un de mes ponts tombent sous les yeux de quelquehistorien d’art intelligent, il dira : « Ce furent, l’unet l’autre, des gens remarquables en leur genre ; Boutygaaimait les hommes et ne pouvait admettre qu’ils pussent mourir etêtre détruits, et, en faisant son meuble, il avait en vue l’hommeimmortel. L’ingénieur Assôrine n’aimait ni les hommes, ni lavie ; même dans les heureuses minutes de l’activité créatrice,les idées de la mort, de la destruction et de la fin ne luirépugnaient pas ; aussi voyez combien sont pitoyables, nulles,sèches et timides, ces lignes… »

– Je ne chauffe que ces chambres-ci, marmotta IvaneIvânytch, en me les montrant. Depuis que ma femme est morte et quemon fils a été tué à la guerre, j’ai fermé les chambres d’apparat.Oui… C’est ainsi…

Il ouvrit une porte et je vis une grande chambre à quatrecolonnes, un vieux piano, et, par terre, des pois secs entas ; cela sentait l’humidité et le froid.

– Et dans l’autre chambre il y a des bancs de jardin,marmonna Ivane Ivânytch ; il n’y a plus personne pour danserla mazurka… J’ai fermé.

On entendit du bruit. C’était le docteur Sobole qui arrivait.Pendant que, venant du froid, il se frottait les mains etarrangeait sa barbe humide, j’eus le temps de remarquer que sa vieétait triste ; et, c’est pour cela qu’il lui était agréable denous voir, Ivane Ivânytch et moi. Et je remarquai aussi que c’étaitun homme simple et naïf : il me regardait comme si j’eusse ététrès content de le voir et si je m’intéressais à lui.

– Il y a deux nuits que je ne dors pas, dit-il en meregardant naïvement, tout en se repeignant. J’ai été exténué unenuit par un accouchement, et toute la nuit suivante, j’ai été piquépar les punaises, dans la maison d’un moujik chez qui je couchais.J’ai, comprenez-vous, une envie folle de dormir.

Heureux comme si cela ne pouvait que me faire plaisir, il meprit sous le bras et m’emmena dans la salle à manger. Safamiliarité, ses yeux naïfs, sa redingote fripée, sa cravate bonmarché, et l’odeur d’iodoforme qui le suivait, firent sur moi unedésagréable impression. Je me sentis tombé en mauvaise compagnie.Mais cela dura peu. Comme à travers champs, lorsque, ne me dominantpas, je me remettais à Nicanor, au vent et à la neige, je mesoumettais maintenant au docteur. Il me versa de la vodka et je labus passivement en souriant ; il mit sur mon assiette unmorceau de jambon, et je le mangeai avec obéissance.

– Repetitio est mater studiorum, dit Sobole sehâtant de boire un second verre. Le croyez-vous, la joie de voir debraves gens m’a fait passer mon envie de dormir. Je suis un moujiket suis devenu, dans ce trou de province, sauvage etgrossier ; mais je suis pourtant, encore, messieurs, unintellectuel, et, je vous l’avoue sincèrement, il est dur de vivreloin de toute société.

On servit un petit cochon de lait, froid, à la peau blanche,avec du raifort et de la crème, puis une grasse soupe aux choux etau lard, brûlante, et du gruau de sarrasin, d’où la fumée s’élevaitde toutes parts. Le docteur continuait à parler et je meconvainquis vite que c’était un homme faible, désordonné etmalheureux. Il devint gris au troisième verre de vodka, s’animaanormalement, mangea beaucoup, geignant et mastiquant ; et ilm’appelait déjà en italien : Eccellenza.

Comme s’il était assuré que je fusse très content de le voir etde l’entendre, et continuant à me regarder naïvement, il me confiaqu’il avait depuis longtemps quitté sa femme. Il lui envoyait lestrois quarts de ses appointements. Elle demeurait en ville avec sesdeux enfants, un garçon et une fille qu’il adorait. Il aimait uneautre femme, une propriétaire veuve, qui était une intellectuelle,mais il allait rarement chez elle parce que sa professionl’occupait du matin à la nuit.

– Toute la journée, racontait-il, je suis à l’hôpital ou enroute. Et je vous jure, Eccellenza, que non seulement jen’ai pas le temps d’aller chez la femme que j’aime, mais même pascelui de lire un livre ; il y a dix ans que je n’ai rien lu.Dix ans, Eccellenza ! Pour ce qui est le côtématériel, veuillez le demander à Ivane Ivânytch, je n’ai pas dequoi m’acheter du tabac.

– Vous avez du moins la satisfaction morale, luidis-je.

– Que dites-vous ? fit-il en fermant un œil. Non, ilvaut mieux boire… Si une femme vous était passée, sous le couteau,comme cela m’est arrivé l’an dernier, vous sauriez ce qu’est lasatisfaction morale…

J’écoutai le docteur, et d’après ma constante habitude,j’essayai de lui appliquer mes communes mesures : lematérialisme, l’idéalisme, le rouble, les instincts de troupeau,etc. ; mais aucune mesure ne lui allait, mêmeapproximativement. Et chose étrange ! tandis que je l’écoutaiset le regardais, il me devenait, comme individu tout à faitcompréhensible, mais, dès que je lui appliquais mes mesures, ildevenait, en dépit de toute sa simplicité et de sa sincérité, unenature extraordinairement complexe, embrouillée et inintelligible.« Cet homme, me demandais-je, peut-il dépenser l’argentd’autrui ? abuser de la confiance ? avoir de la tendanceà vivre aux dépens d’autrui ?… » Et cette question, quime semblait naguère sérieuse et importante, me paraissaitmaintenant naïve, mesquine et grossière.

Nous mangeâmes une pâte feuilletée, puis, après de longsintervalles durant lesquels nous bûmes des liqueurs, on servit unsalmis de pigeons, un plat d’abatis, un cochon de lait rôti, uncanard, des perdreaux, des choux-fleurs, des talmouses, du fromageblanc avec du lait, une bouillie de fécule aromatisée, et, à lafin, des crêpes avec de la confiture. Je mangeai d’abord avecbeaucoup d’appétit, surtout la soupe aux choux et le gruau, maisensuite je mâchai et avalai machinalement, sans percevoir aucunesaveur, souriant avec passivité. Après la soupe seulement, à causede la chaleur de la pièce, le visage me brûlait fortement ;Ivane Ivânytch et Sobole étaient rouges aussi.

– À la santé de votre épouse ! dit Sobole. Ellem’aime. Vous lui direz que le médecin de la Cour[12] lasalue.

– En voilà une femme heureuse, ma parole ! soupiraIvane Ivânytch. Sans remuer, sans s’inquiéter, sans se démener,elle est devenue la première personne du district. Elle a presquetout en mains, et tout gravite autour d’elle, le docteur, lesautorités du district et les dames. Chez les vraies dames, celaarrive ainsi tout seul. Oui… Le pommier n’a pas à s’inquiéter queses pommes poussent ; elles le font d’elles-mêmes.

– Alors, demandai-je, il n’y a pas lieu des’inquiéter ?

– Comment vous dire ? Il vient chez moi chaque jour unpetit moujik, Abraham, qui se tourmente sans cesse. « Quanddonc, dit-il, le zemstvo distribuera-t-il des vivres aupeuple ? Ayez pitié de nous, Votre Haute Noblesse ;faites qu’on prie sans cesse Dieu pour nous ! À cause de lafamine le peuple va disparaître sans laisser de traces. »

– Pourquoi t’inquiètes-tu ? lui dis-je. Tu es nourri,vêtu, Dieu merci ! tu as de l’argent ; et personne ne tedemande de t’inquiéter. Mais lui ne m’écoute pas. Les affamésgardent le silence, et il vient chaque jour chez moi. Il se démènecomme un brûlé. Oui. Et pourquoi cela ? C’est qu’il n’a pas laconscience tranquille. Il tient un cabaret clandestin et prête del’argent à gros intérêts ; c’est un paysan-accapareur. J’airemarqué, au cours de ma vie que ceux-là seuls se tourmentent,s’ennuient, ne trouvent pas de repos et perdent courage, qui sontcoupables ou que leur conscience torture, et ceux aussi qui sontpoltrons et couards ; mais les hommes honnêtes, hardis etcourageux, voient tout gaiement. Mon cher, si j’ai la consciencetranquille devant Dieu et devant les hommes, la terre peut ne rienproduire pendant cinq ans, ou le déluge peut venir, j’aurai quandmême raison et aurai la paix de l’âme et ne m’inquiéterai pas, quej’aie quelqu’un à nourrir, ou que quelqu’un me nourrisse, quej’enterre quelqu’un ou que l’on m’enterre ; je seraitranquille toujours et en toute circonstance, et aurai raison…Oui.

– Il n’y a que les indifférents qui ne s’inquiètent pas,lui dis-je.

– Oui, oui… marmotta Ivane Ivânytch, qui avait mal entendu…Il faut être indifférent ; oui, oui… Justement… Il n’y a qu’àêtre juste devant Dieu et devant les hommes, et alors, il n’y a àse préoccuper de rien.

– Eccellenza, dit triomphalement Sobole,considérez donc la nature qui nous entoure ; laissez sortir devotre col votre nez ou votre oreille, elle les happera ;restez une heure dans un champ, elle vous ensevelira sous la neige.Et le village est tel qu’il était sous Rurik ; il n’a pas dutout changé ; ce sont les mêmes Petchenègues etPolovtses[13] . Tout ce que nous faisons, c’estlaisser brûler, crever de faim et lutter de toutes manières avec lanature. De quoi parlais-je ? Ah ! oui !… À y bienpenser, à y bien regarder et à bien démêler, permettez-moi de ledire, ce chaos, ce n’est pas, comprenez-le bien, une vie, mais unesorte d’incendie au théâtre. Dans un théâtre qui brûle, celui quis’affole et crie de peur et bouscule, celui-là est le premierennemi de l’ordre. Il faut rester debout, regarder autour de soi etse tenir coi. Ce n’est pas l’instant de se répandre en gémissementset de s’occuper de vétilles. Si vous avez affaire à un élément,opposez-lui en un autre ; soyez aussi dur et immuable que lapierre. N’est-ce pas cela, l’aïeul ? demande-t-il en setournant vers Ivane Ivânytch en riant. Je ne suis moi-même qu’unefemmelette, une chiffe, un indécis, fils d’indécis, et c’est pourcela que je déteste l’indécision. Je n’aime pas les sentimentsmesquins. Un tel s’ennuie, un autre a peur, un troisième va arriverici, et dire : « Hein, ils ont bâfré dix plats et parlentdes affamés ! » Cela est mesquin et bête ! Unquatrième, Eccellenza, vous reprochera d’être riche ;cela aussi est mesquin ! Un cinquième,… excusez-moi,Eccellenza, continua-t-il d’une voix forte, plaçant lamain sur son cœur,… mais ce que vous avez donné d’ouvrage à notrejuge d’instruction !… il cherche jour et nuit vosvoleurs ; et excusez-moi, cela aussi est mesquin de votrepart ! J’ai bu ; c’est pourquoi je vous parle aussifranchement ; mais comprenez-le, c’est mesquin !

– Pourquoi se dérange-t-il ? répondis-je en melevant ; je ne le comprends pas.

Et j’eus tout à coup insupportablement honte ; je me sentispiqué et tournai autour de la table :

– Qui le prie de se déranger ? Ce n’est pas moi… Quele diable l’emporte !

– Il a arrêté trois individus et les a relâchés ; cen’étaient pas les coupables ; il en cherche maintenantd’autres, dit Sobole en riant. En voilà une histoire !

– Tant mieux, qu’il les ait relâchés ! dis-je, prêt àpleurer d’émotion. Je ne l’ai pas du tout prié de sedéranger ! Pourquoi tout cela, pourquoi ? Oui, j’ai malagi ; j’ai eu tort ; mais pourquoi font-ils en sorte quej’aie tort encore plus ?

– Bah ! allons, allons ! dit Sobole en mecalmant ; j’ai bu, c’est pourquoi j’ai dit cela. Ma langue estmon ennemie. Allons, messieurs, soupira-t-il, nous avons mangé, budes liqueurs, causé ; maintenant on peut aller pioncer.

Il se leva de table, baisa Ivane Ivânytch à la tête[14] et, alourdi de nourriture, sortit de lasalle à manger. Ivane Ivânytch et moi nous nous mîmes à fumer ensilence.

– Je ne fais pas la sieste après dîner, mon cher, me ditIvane Ivânytch, mais allez dans la chambre aux ottomanes vousreposer.

J’y consentis.

Dans une chambre à demi sombre, très chauffée, qu’on appelait lachambre aux ottomanes, étaient alignés le long du mur de larges etlongs canapés, solides et lourds, travail du menuisier Boutyga. Uneliterie épaisse, recouverte de draps blancs, qu’avait probablementpréparée la vieille à lunettes, y était installée. Sur l’une descouches, la figure vers le dossier du canapé, ayant quitté saredingote et ses souliers, Sobole dormait déjà ; l’autrem’attendait. J’ôtai ma redingote, me déchaussai et, cédant à lafatigue, à l’âme de Boutyga qui planait dans la calme chambre,cédant au ronflement doux et suave de Sobole, je me couchaidocilement.

« Je suis devenu fou et suis un mauvais homme, unmisérable, pensai-je en cachant ma figure dans l’oreiller tiède.Mais je ne le dirai à personne ; cela n’en vaut pas lapeine… »

Et tout de suite, je commençai à voir en rêve ma femme, sachambre, le chef de gare avec sa figure haineuse, des tas de neige,un incendie au théâtre. Le théâtre brûlait, et, comme si de rienn’était, je relevais ceux qui tombaient, leur indiquais lasortie ; puis j’allais du théâtre à la maison, sansm’indigner, sans me demander à qui revenait la responsabilité del’incendie ; cela valait mieux ainsi.

– C’est tout de même bien que le juge les ait relâchés,articulai-je.

Je m’éveillai à ma voix, regardai une minute le large dos deSobole, la boucle de son gilet, ses gros talons ; puis je mecouchai à nouveau, et m’assoupis.

Quand je me réveillai une autre fois, il faisait déjàsombre.

Sobole dormait. Mon âme était sereine et je voulais rentrer auplus vite chez moi. Je m’habillai et sortis de la chambre auxottomanes. Dans son cabinet, Ivane Ivânytch était assis dans ungrand fauteuil, complètement immobile, et regardait un pointfixement. On voyait que, tout le temps que j’avais dormi, il étaitresté dans cet état de torpeur.

– Que l’on est bien ! lui dis-je en bâillant. J’ai lesentiment que je viens de me réveiller un jour de Pâques, après lesouper de fin de jeûne. Je viendrai maintenant souvent chez vous.Dites-moi, ma femme a-t-elle quelquefois dîné ici ?

– Il… il… c’est arrivé, marmonna Ivane Ivânytch, en faisantun effort pour remuer. Elle a dîné ici samedi dernier. Oui… Ellem’aime bien…

Je lui demandai, après un peu de silence :

– Vous souvenez-vous, Ivane Ivânytch ? Vous m’avez ditque j’ai un mauvais caractère et que je suis difficile à vivre.J’en tombe d’accord avec vous ; mais que faut-il faire pourchanger de caractère ?

– Je ne sais pas, mon cher. Je suis un homme mou,flasque ; je ne peux plus donner de conseils… Oui… Je vous aidit ça naguère, parce que je vous aime, parce que j’aime votrefemme et que j’ai aimé votre père. Je mourrai bientôt ; quelbesoin ai-je de me cacher de vous ou de mentir ? Aussi je vousle dis : je vous aime infiniment, mais je ne vous estime pas.Oui, je ne vous estime pas.

Il se tourna vers moi et murmura en suffoquant :

– Il m’est impossible de vous estimer, mon cher. Enapparence vous semblez un homme véritable ; votre extérieur etvotre tenue sont comme ceux du président français Carnot ; jel’ai vu ces jours-ci dans un journal illustré,… oui… Vous parlezbien ; vous avez de l’esprit ; vous êtes élevé enfonctions ; on ne vous attrapera pas, non plus qu’un oiseau,avec la main nue ; mais, mon cher, vous n’avez pas une âmevéritable… Il n’y a pas de force en elle… Oui…

– Un Scythe, en un mot, dis-je en riant. Mais mafemme ?… Dites-moi quelque chose de ma femme ? Vous laconnaissez mieux que vous ne me connaissez.

Je voulais parler de ma femme, mais Sobole entra et nous enempêcha.

– J’ai dormi et me suis lavé, dit-il en me regardantnaïvement ; je vais prendre du thé avec du rhum et rentrerchez moi.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer