Ma femme

III

– Le prince est en visite à Maloziômovo et te salue, ditLyda à sa mère, en rentrant de je ne sais où et quittant ses gants.Il a raconté maintes choses intéressantes… Il a promis de souleverde nouveau à l’assemblée provinciale la question d’un dispensairemédical à Maloziômovo ; mais il dit qu’il y a peu de chancesd’aboutir.

Et, s’adressant à moi :

– Pardonnez-moi, j’oublie toujours que cela ne peut pasvous intéresser.

Je me sentais irrité.

– Pourquoi cela ? lui demandai-je en levant lesépaules. Vous ne désirez pas connaître mon opinion ; mais jevous assure que cette question-là m’intéresse vivement.

– Oui ?

– Oui. À mon avis, il n’y a aucun besoin d’un dispensairemédical à Maloziômovo.

Mon irritation la gagna. Elle me regarda, les yeux à demifermés, et demanda :

– Qu’y faut-il ? Des paysages ?

– Il n’y faut pas même des paysages ; il n’y fautrien.

Elle finit de se déganter et déplia le journal qu’elle venaitd’apporter de la poste. Une minute après elle dit doucement, secontenant visiblement :

– La semaine dernière, Ânna est morte en couches et, s’il yavait eu un dispensaire dans les environs, elle serait vivante.Messieurs les paysagistes eux-mêmes doivent, il me semble, avoirquelques façons de voir sur un fait pareil ?

– J’ai sur ce point-là des opinions très arrêtées,répondis-je. (Elle se couvrit avec le journal comme si elle nevoulait pas m’écouter). À mon avis, les dispensaires médicaux, lesécoles, les bibliothèques, les pharmacies rurales ne servent, dansles conditions actuelles, qu’à asservir davantage les gens. Lepeuple est empêtré dans une grande chaîne, et loin de la briser,vous y ajoutez de nouveaux chaînons ; voilà ma conviction.

Elle leva les yeux sur moi et sourit railleusement. Jecontinuai, essayant de dégager mon idée principale :

– Ce qui est grave, ce n’est pas qu’Ânna soit morte encouches ; le plus grave est que toutes ces Ânna, Mâvra,Pélaguèia courbent le dos, de l’aube au crépuscule, et souffrentd’un labeur qui dépasse leurs forces, qu’elles tremblent toute leurvie pour leurs enfants affamés et malades ; qu’elles redoutenttoute leur vie la mort et les maladies ; qu’elles se soignenttoute leur vie, se fanent de bonne heure, vieillissent tôt, meurentdans la saleté et l’infection. Leurs enfants, en grandissant,reprennent la même chanson, et des centaines d’années passentainsi. Et des milliards de gens vivent plus mal que les bêtes etéprouvent, rien que pour un morceau de pain, une craintecontinuelle. Tout le tragique de leur situation vient de ce qu’ilsn’ont pas le temps de penser à leur âme et de se rappeler leurimage propre, ni la ressemblance divine. La faim, le froid, la peuranimale, un amas de travail, semblable à des avalanches, leur ontobstrué toutes les voies menant à l’activité spirituelle, vers cequi, précisément, distingue l’homme de la bête, et qui constitue laseule chose pour laquelle il vaille la peine de vivre. Vous lessecourez au moyen d’hôpitaux et d’écoles ; mais vous ne lesdélivrez pas pour cela de leurs liens ; au contraire, vous lesasservissez encore plus, puisque, introduisant dans leur vie denouveaux besoins, vous augmentez le nombre de leurs désirs. Sanscompter qu’ils doivent, pour les remèdes et les livres, payer del’argent au zemstvo, et courber, à cause de cela, encore plusl’échine !

– Je ne discute pas avec vous, dit Lyda, en abaissant sonjournal ; j’ai déjà entendu cela. Je ne vous dirai qu’unechose : on ne peut pas rester les bras croisés. Nous nesauvons pas l’humanité, je l’admets, et, peut-être, noustrompons-nous en beaucoup de cas ; mais nous faisons ce quenous pouvons et avons raison de le faire. Le but le plus élevé etle plus sacré d’un homme cultivé est de servir son prochain. Noustâchons de le servir comme nous pouvons. Cela vous déplaît, mais onne peut pas contenter tout le monde !

– C’est vrai, Lyda, dit sa mère, c’est vrai !

En présence de Lyda, elle était toujours intimidée. Elle laregardait craintivement, ayant peur de dire quelque chose desuperflu ou de déplacé ; et jamais elle ne la contredisait.Elle acquiesçait : c’est vrai, Lyda, c’est vrai !

– L’instruction primaire pour les moujiks, les livres àpitoyables préceptes et adages, les dispensaires médicaux, nepeuvent, dis-je, diminuer ni l’ignorance ni la mortalité, de mêmeque la lumière de vos fenêtres ne peut éclairer cet immense jardin.Vous ne donnez rien ; votre intrusion dans la vie de ces gensne crée que de nouveaux besoins, une nouvelle raison detravailler.

– Ah ! mon Dieu, dit Lyda avec dépit, il faut bienfaire quelque chose !

Et au son de sa voix, il était sensible qu’elle tenait mesraisonnements comme nuls et qu’elle les dédaignait.

– Il faut, dis-je, affranchir les gens du pénible labeurphysique ; il faut alléger leur joug, leur donner du répitpour qu’ils ne passent pas toute leur existence près des fours, desauges, et aux champs, pour qu’ils aient le temps de penser à leurâme et à Dieu, et celui de faire paraître plus largement leursqualités morales. L’activité spirituelle est la vocation de touthomme, ainsi que la recherche constante de la vérité et du sens dela vie. Débarrassez-les du travail animal, grossier ; faitesqu’ils se sentent libres, et vous verrez quelle dérision sont, ensomme, vos petits livres et vos petites pharmacies de rien dutout ! Dès que l’homme prend conscience de sa véritablevocation, seuls la religion, la science, l’art, peuvent lecontenter, et non ces vétilles.

– Affranchir l’homme du labeur ! dit-elle en souriant,est-ce possible ?

– Oui. Il n’y a qu’à en assumer une part. Si nous tous,gens de ville et gens de campagne, tous sans exception, nousconvenions de partager le labeur général que dépense l’humanité àsatisfaire ses besoins physiques, peut-être n’y aurait-il pas pourchacun de nous plus de deux à trois heures de travail par jour.Imaginez que nous tous, riches et pauvres, nous ne travaillions quetrois heures par jour, et que le reste du temps soit libre ;figurez-vous que, pour dépendre encore moins de notre corps etmoins travailler, nous inventions des machines transformant letravail, et que nous tâchions de réduire au minimum le nombre denos besoins ; nous nous endurcirions et tremperions nosenfants pour qu’ils ne craignent ni la faim, ni le froid, et pourque nous ne tremblions pas continuellement pour leur santé, commetremblent Ânna, Mâvra, Pélaguèia. Imaginez-vous que nous ne noussoignions plus, qu’il n’y ait plus ni pharmacies, ni manufacturesde tabac, ni distilleries ; combien de temps libre au bout ducompte nous resterait-il ! Tous réunis, nous consacrerionsalors tout ce loisir aux sciences et aux arts. Ainsi que lesmoujiks réparent parfois les routes en commun, ainsi nouschercherions tous, en communauté, la vérité et le sens de lavie ; et – j’en suis convaincu – la vérité serait bien vitetrouvée. L’homme serait bien vite délivré de cette continuelle peurde la mort, douloureuse et opprimante, et même de la mortelle-même.

– Pourtant, dit Lyda, vous vous contredisez ; vous neparlez que de science et vous rejetez l’instruction !

– L’instruction primaire, qui ne donne à l’homme que lapossibilité de lire les enseignes des cabarets et, parfois, deslivres qu’il ne comprend pas, une pareille instruction a étépratiquée chez nous depuis Rurik. Il y a longtemps que lePetroûchka de Gôgol[60] saitlire, et pourtant la campagne est restée jusqu’à maintenant tellequ’elle était au temps de Rurik. Ce n’est pas l’instructionprimaire dont il est besoin ; c’est la liberté, afin d’obtenirune large manifestation des facultés spirituelles ; ce ne sontpas des écoles qu’il faut, mais des universités.

– Vous rejetez aussi la médecine ?

– Oui, elle ne devrait s’occuper que de l’étude desmaladies en tant que phénomènes et non de leur guérison. S’il fautsoigner à tout prix, ce n’est pas aux maladies qu’il faut s’enprendre, mais à leurs causes. Écartez la principale cause, letravail physique, et il n’y aura plus de maladies. Je n’admets pasune science qui soigne, dis-je, excité. Les sciences et les artsvéritables tendent, non à des fins passagères, particulières, maisà l’éternel et à l’universel ; ils cherchent la vérité et lesens de la vie ; ils cherchent Dieu et l’âme ; et quandon les attelle aux questions du jour, aux petites pharmacies et auxpetites bibliothèques rurales, ils ne font que compliquer la vie etl’encombrer. Nous avons beaucoup de médecins, de pharmaciens,d’hommes de loi ; il y a beaucoup de gens sachant lire etécrire ; mais il n’y a presque pas de biologistes, demathématiciens, de philosophes, de poètes. Tout l’esprit, toutel’énergie spirituelle, tendent à la satisfaction des besoinspassagers, momentanés… Le travail des savants, des écrivains, desartistes, bouillonne. Grâce à eux, les commodités de la viecroissent chaque jour, les exigences physiques augmentent, et,cependant, on est encore loin de la vérité. Et l’homme reste leplus féroce et le plus malpropre des animaux ; et tout aboutità ce que l’humanité, en majorité, dégénère et perd à jamais toutepossibilité de vivre. En de pareilles conditions, la vie del’artiste n’a pas de sens, et, plus il a de talent, plus son rôleest terrible et incompréhensible. Il se trouve qu’il travaille,tout compte fait, pour la distraction de cet animal féroce etmalpropre, et consolide l’ordre existant. Aussi ne veux-je pastravailler, et je ne travaillerai pas… Il ne faut rien, hormis quela terre s’effondre au fin fond du Tartare.

– Missiousska[61] , sorsd’ici, dit Lyda à sa sœur, trouvant évidemment que mes proposétaient malfaisants pour une fille aussi jeune.

Gènia regarda tristement sa sœur et sa mère, etsortit :

– On dit ordinairement de charmantes choses de ce genre,repartit Lyda quand on veut justifier son indifférence. Décrier leshôpitaux et les écoles est plus facile que d’instruire et desoigner les gens.

– C’est vrai, Lyda, acquiesça la mère, c’est vrai.

– Vous menacez de ne plus travailler, continua Lyda ;il est visible que vous mettez à très haut prix votre travail.Cessons donc de discuter. Nous ne nous entendrons jamais, puisqueje mets au-dessus de tous les paysages du monde la plus incomplètede toutes ces petites pharmacies et de ces petites bibliothèquessur lesquelles vous venez de vous exprimer avec tant de dédain.

Et, tout de suite, s’adressant à sa mère, elle dit d’un ton toutdifférent :

– Le prince a beaucoup maigri ; il a fortement changédepuis qu’il était ici ; on l’envoie à Vichy.

Elle parlait du prince à sa mère pour ne pas continuer à meparler. Sa figure brûlait et, pour cacher son émotion, elle sepencha très bas vers la table, faisant semblant de lire le journal,tout à fait comme si elle eût été myope. Ma présence lui étaitdésagréable ; je pris congé et partis.

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