Ma femme

Par un beau matin de printemps, nous étions assis dans desfauteuils d’aïeux, le propriétaire Dokoûkine, capitaine decavalerie en retraite et moi, qui passais quelques semaines chezlui ; et nous regardions paresseusement par la fenêtre.

L’ennui était effroyable.

– Fi ! s’exclama Dokoûkine, on s’ennuie tant qu’onserait heureux de voir survenir un huissier !…

– Si on allait se coucher ! pensai-je.

Nous méditâmes longtemps, très longtemps sur le thème de l’ennuijusqu’au moment où, à travers les vitres mal lavées, quis’irisaient comme un arc-en-ciel, nous aperçûmes dans l’univers unpetit changement : le coq qui se trouvait près d’un tas defeuilles de l’année précédente, levant tantôt une patte, tantôtl’autre (il voulait les lever toutes les deux à la fois) se secouatout à coup, et se jeta du côté de la porte, comme si on l’eûtpiqué.

– Quelqu’un arrive à pied ou en voiture… fit Dokoûkine,souriant. Puisse le diable nous envoyer une visite ! Du moinsce sera plus gai…

Le coq ne nous avait pas trompés. Dans la porte cochères’encadrèrent, d’abord, la tête d’un cheval, sous un archet vert,puis le cheval tout entier et enfin une sombre, lourde briska avecdes garde-boues hideux, faisant songer aux ailes d’un hanneton quis’apprête à prendre son vol.

La briska entra dans la cour, tourna maladroitement à gauche ets’en fut, avec des heurts grinçants vers l’écurie. Deux personnesétaient assises dans la voiture : l’une grande, unefemme ; l’autre plus petite, un homme.

– Le diable m’emporte !… bougonna Dokoûkine, meregardant avec des yeux effarés et se grattant la tempe. Quand onest bien, on ne sait pas s’en rendre compte ! Ce n’est paspour rien que j’ai rêvé à un poêle cette nuit !…

– Qu’est-ce donc ? Qui est-ce qui arrive ?

– Ma sœur et son mari, que le diable les…

Dokoûkine se leva et se mit à marcher nerveusement.

– J’en ai senti du froid sous le cœur… marmonna-t-il. C’estmal de n’avoir pas pour sa sœur des sentiments de tendresse, mais –croyez-moi ! – j’aime mieux rencontrer un chef de brigandsdans une forêt, qu’elle. Si nous nous cachions !… Timôchkadira que nous sommes partis pour la session…

Dokoûkine s’agita, ne sachant que faire, et se mit à appelerfortement Timôchka. Mais il était trop tard pour mentir et secacher. Une minute après, on entendit du bourdonnement dansl’antichambre : une grosse voix de femme et une mince voixd’homme.

– Arrange le bas de mon volant, dit la grosse voix. Tu asencore pris les pantalons qu’il ne fallait pas !

– Vous avez daigné donner mes pantalons bleus à notre petitoncle Vassîli Anntîpytch, fit la petite voix en sedisculpant ; et mes pantalons à carreaux, vous m’avez ordonnéde les serrer jusqu’à l’hiver… Dois-je prendre votre châle ouordonnez-vous de le laisser ici ?

La porte s’ouvrit enfin et une dame d’une quarantaine d’années,grande, forte, large, vêtue d’une robe de soie bleue, entra.

Sur sa figure aux joues rouges, marquée de taches de rousseur,on lisait tant de fierté stupide que je compris du premier coupl’antipathie de Dokoûkine.

Suivant la dame, entra un petit homme maigre, en redingotechinée, avec des pantalons larges et un gilet de velours. Le petithomme était étroit de poitrine, rasé ; il avait un petit nezrouge. Sur son gilet ballottait une chaîne d’or, ressemblant à unechaîne de lampadaire.

Dans ses mouvements, son costume, son petit nez, dans toute sapersonne mal tournée, perçait quelque chose d’abaissé, de servile,de piteux…

La dame entra, et, comme si elle ne nous eût pas aperçus, sedirigea vers les icônes et se mit à faire des signes de croix.

– Signe-toi ! dit-elle en se retournant vers sonmari.

Le petit homme au petit nez rouge tressaillit et se signa.

– Bonjour, sœur ! dit Dokoûkine à la dame, ensoupirant, quand elle eut fini son oraison.

La dame sourit avec importance et tendit ses lèvres aux lèvresde son frère.

Le petit bonhomme embrassa aussi Dokoûkine.

– Permettez-moi de vous faire faire connaissance, ditDokoûkine : « Ma sœur, Olympiâda Iégôrovna Khlykine… sonmari, Dossiféy Anndréïtch… un de mes bons amis…

– Très heureuse… dit d’une voix traînante OlympiâdaIégôrovna, sans me tendre la main. Très heureuse.

Nous nous assîmes et il y eut une minute de silence.

– Je parie que tu n’attendais pas de visites ? ditOlympiâda Iégôrovna à son frère. Je ne croyais pas, moi non plus,venir ici, frère ; mais comme je vais chez le Maréchal de lanoblesse… alors, en passant…

– Pourquoi vas-tu chez le Maréchal ? demandaDokoûkine.

– Me plaindre de lui ! dit la dame en montrant sonmari.

Dossiféy Anndréïtch baissa ses petits yeux, cacha ses pieds soussa chaise et, gêné, toussa derrière son poing.

– À quel sujet te plaindre de lui ?

Olympiâda Iégôrovna soupira :

– Il ne sait pas garder son rang ! dit-elle. Alors quefaire ? Je me suis déjà plainte à toi, frère, et à sesparents ; je l’ai mené chez le P. Grigôri pour qu’il lesermonne, et j’ai pris moi-même toutes les mesures possibles ;rien n’y a fait. Il faut donc, malgré moi, déranger M. leMaréchal…

– Mais qu’a donc fait Dossiféy ?

– Rien. Il ne sait pas tenir son rang. Il est,admettons-le, sobre, docile, respectueux, mais quel mérite à cela,s’il oublie son rang ? Vois un peu, comme il se tientcourbé ! On dirait un solliciteur ou un roturier. Est-ce queles gentilshommes s’assoient ainsi ? Allons, assieds-toi commeil faut ! Redresse-toi !

Dossiféy Anndréitch tendit le cou, leva le menton et regardacraintivement sa femme du coin de l’œil.

Voyant que la conversation prenait un caractère intime,familial, je me levai pour sortir. Mme Khlykineremarqua mon mouvement.

– Peu importe, dit-elle, restez ; il est bon que lesjeunes gens entendent ce que je dis. Si nous ne sommes pas versésdans les sciences, nous sommes du moins plus âgés que vous. QueDieu accorde à chacun de vivre comme nous l’avons fait !…

Elle se tourna vers Dokoûkine :

– Tant que nous sommes ici, mon frère, nous allons dînerchez toi. Mais aujourd’hui, j’en suis sûre, tu as fait faire undîner gras. Tu ne t’es certainement pas souvenu que c’estmercredi ? (Elle soupira). Fais-nous préparer un repasmaigre ; nous ne ferons pas gras.

Dokoûkine appela Timôchka et commanda un repas maigre.

– Après dîner, nous irons chez le Maréchal, repritMme Khlykine. Je le prierai de faire un peuattention… C’est son affaire de veiller à ce que les gentilshommesne donnent pas dans le travers !…

– Mais est-ce que Dossiféy y donne ?

– Comme si c’était la première fois que tu l’entendsdire !… se récria Mme Khlykine. Cela,d’ailleurs, ne te fait rien… Toi-même, gardes-tu bien tonrang ?… Tiens, demandons-le à M. le jeune homme… Jeunehomme, me demanda-t-elle, est-il bien, à votre avis, qu’ungentilhomme se commette avec n’importe quelles gens ?

– Cela dépend lesquels… dis-je, embarrassé.

– Avec le marchand Goûssév, par exemple… Je ne laisse pasce Goûssév franchir ma porte, et, ce monsieur joue aux dames aveclui et va même manger chez lui !… Convient-il qu’il aille à lachasse avec le scribe municipal ?… De quoi peut-il causer avecle scribe ? Le scribe, non seulement, ne devrait pas oserparler devant lui, mais pas même dire pi. Voilà ce qui en est,monsieur !

– J’ai le caractère faible… balbutia DossiféyAnndréïtch.

– Je t’en donnerai du caractère ! dit sa femme,menaçante, en frappant rageusement le dossier d’une chaise avec sabague. Je ne te permettrai pas de ternir notre nom ! Tu asbeau être mon mari, je te couvrirai de honte. Comprends-le !Je t’ai fait une situation !… La famille Khlykine, monsieur,est une famille déchue et, si je l’ai épousé, moi, une Dokoûkine,il doit l’apprécier ! Il me coûte cher, monsieur ! Cequ’il m’en a coûté pour le faire entrer au service !… Ce qu’ilm’en a coûté pour l’équiper !… Si vous voulez le savoir :le seul examen pour le premier grade civil m’a coûté trois centsroubles ! Et pourquoi m’en être donné la peine ? Tucrois, espèce de coq de bruyère, que c’est pour toi que je medémène ? Ne le pense pas ! Le nom de notre race m’estcher. N’était ce nom-là, il y a beau temps que tu pourrirais à lacuisine !

Mme Khlykine parla encore longtemps. Le pauvreDossiféy Anndréïtch écoutait, se taisait, et se crispait de peur etde honte. Durant le repas, sa sévère épouse ne le laissa pastranquille non plus. Elle ne détachait pas les yeux de lui, ellesuivait tous ses mouvements.

– Sale ta soupe ! Tu tiens mal ta cuiller !Recule le saladier ; tu vas l’accrocher avec ta manche !Ne cligne pas des yeux !

Dossiféy mangeait vite et se ramassait sous son regard comme unlapin sous celui d’un boa. Avec sa femme il faisait maigre etregardait à tout moment nos côtelettes avec convoitise.

– Dis ton benedicite ! lui dit sa femme à lafin du repas. Remercie mon frère.

Après le repas, Mme Khlykine alla faire unsomme. Quand elle fut partie, Dokoûkine, la tête entre ses mains,fit les cent pas.

– Ce que tu es malheureux, mon pauvre frère, dit-il àDossiféy, haletant. Je ne suis resté qu’une heure avec elle et jesuis excédé. Que doit-il en être de toi qui restes avec elle nuitet jour… Ah ! tu es un martyr… un martyr malheureux ! Tues un des innocents qu’Hérode fit massacrer à Bethléem !

Dossiféy clignota ses petits yeux et murmura :

– Elle est sévère, c’est vrai ; mais je dois prierpour elle nuit et jour parce que je ne reçois d’elle que bienfaitset amour.

– C’est un homme perdu ! s’écria Dokoûkine, laissantretomber le bras. Jadis, il prononçait des discours aux assembléesprovinciales, il a inventé une semeuse… Cette sorcière a mangé unhomme ! Ah !…

La grosse voix féminine retentit :

– Dossiféy ! Où es-tu donc ? Viens chasser lesmouches qui m’importunent !

Dossiféy Anndréitch tressaillit et, courant sur la pointe despieds, entra dans la chambre à coucher.

– Fi…, cria Dokoûkine, faisant mine de cracher de dépitderrière lui, quel homme !…

1885.

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