Ma femme

I

Les sabots des chevaux résonnèrent sur le pavement en bois. Onfit d’abord sortir de l’écurie, « le comte Noûline »,étalon noir, puis « Vélikane » tout blanc[40] , puis sa sœur « Maika ».C’étaient de beaux chevaux de prix.

Le vieux Chèlestov sella Vélikane et dit à sa fille,Mâcha :

– Allons, Marie Godefroy, en selle. Hop-là !

Mâcha Chèlestov était la benjamine de la famille. Elle avaitdéjà dix-huit ans, mais on continuait à la regarder comme uneenfant et tout le monde l’appelait Mânia et Manioûssia[41] . Après le passage d’un cirque, où elleétait allée régulièrement, on s’était mis à l’appeler MarieGodefroy.

– Hop-là ! s’écria-t-elle en se mettant en selle surVélikane.

Sa sœur Vâria monta Maika ; Nikîtine, le comteNoûline ; les officiers avaient leurs chevaux d’armes ;et la longue et belle cavalcade, que bigarraient les dolmans blancsdes officiers et les amazones noires, quitta la cour au pas.

Nikîtine remarqua que Manioûssia, tandis qu’elle se mettait enselle et que l’on sortait dans la rue, ne faisait attention qu’àlui ; elle l’observait d’un air préoccupé, en même temps quele comte Noûline, et disait :

– Serguéy Vassîliévitch, tenez-le toujours sur labride ; ne le laissez pas faire des écarts ; il atoujours l’air d’avoir peur.

Et peut-être parce que Vélikane, qu’elle montait, et le comteNoûline étaient grands amis, ou bien par simple hasard, elle setenait tout le temps, comme la veille et l’avant-veille, auprès deNikîtine.

Nikîtine regardait son petit corps élégant, campé sur cettegrande bête blanche et fière, son fin profil et le haut de forme,qui ne lui allait pas du tout et la vieillissait. Il la regardaitavec joie, avec attendrissement, avec enchantement. Il l’écoutaitsans bien la comprendre, et il pensait :

« Je me donne ma parole d’honneur, je jure Dieu que je neserai pas timide, et que je me déclarerai aujourd’huimême. »

Il était près de sept heures du soir, l’heure où les acacias etles lilas sentent si fort qu’il semble que l’air et les arbreseux-mêmes se pâment dans leur propre odeur. Au jardin public, lamusique jouait déjà. Les chevaux, de leurs sabots, battaient lepavé avec bruit. On entendait partout rire, causer, et les portesdes jardins claquer. Les soldats, que l’on croisait, saluaient lesofficiers. Les lycéens saluaient Nikîtine, et tous ceux qui sehâtaient d’aller entendre la musique semblaient heureux de voircette cavalcade. Et qu’il faisait bon ! que les nuages,répandus en désordre dans le ciel, semblaient mous ! que lesombres des peupliers et des acacias semblaient douces etengageantes, ces ombres qui s’étendaient sur toute la largeur de larue et embrassaient, du côté opposé, les maisons jusqu’aux balconset aux seconds étages.

On sortit de ville et on se mit à trotter sur la grand’route. Onne sentait plus les acacias et les lilas ; cela sentait leschamps, les seigles et les blés verdissants. Les citillespiauletaient[42] , les corneilles craillaient. Où quel’on regardât, tout était vert ; çà et là seulement faisaientdes taches noires des planches de maraîchers, et à gauche, au loin,dans le cimetière, blanchissait une ligne de pommiers, passantfleurs.

On longea les abattoirs, puis la brasserie ; on dépassa unetroupe de musiciens militaires qui allaient au parc.

– Le cheval de Poliânnski est un très beau cheval, ditManioûssia à Nikîtine, en lui montrant des yeux l’officier quichevauchait près de Vâria ; je n’en disconviens pas, mais il ades tares ; cette balzane blanche sur le pied gauche est trèsdéplaisante, et voyez comme ce cheval encense ; on ne pourrajamais l’en déshabituer ; il encensera jusqu’à la mort.

Manioûssia était amateur de chevaux aussi passionné que sonpère. Elle souffrait de voir à quelqu’un un beau cheval etdécouvrait toujours des défauts aux chevaux des autres. Nikîtine,au contraire, n’entendait rien en chevaux ; il lui étaitpositivement indifférent que l’on tînt un cheval au filet ou aumors, que l’on trottât ou galopât. Il sentait seulement que sonassiette était mal assurée, raide, et que, en raison de cela, lesofficiers, sachant monter, devaient plaire à Manioûssia plus quelui ; et il en ressentait de la jalousie.

Quand on approcha du parc de banlieue, quelqu’un proposa de s’yarrêter pour boire de l’eau de Seltz. On y entra. Le parc n’étaitplanté que de chênes ; leurs feuilles n’étaient pas encorebien sorties et l’on voyait à travers, la scène, les tables, lesbalançoires, et tous les anciens nids de corbeaux, pareils à degros chapeaux. Les cavaliers et les dames mirent pied à terre prèsd’une des tables et demandèrent ce qu’ils désiraient boire. Desconnaissances, qui se trouvaient au parc, vinrent les saluer, entreautres, un médecin-major, chaussé de grandes bottes, et le chefd’orchestre, qui attendait l’arrivée de ses musiciens. Le majorprit Nikîtine pour un étudiant, et lui demanda :

– Vous êtes venu ici pour les vacances ?

– Non, j’y habite, répondit Nikîtine ; je suisprofesseur au lycée.

– Vraiment ! s’étonna le major. Si jeune et déjàprofesseur !

– Si jeune… j’ai vingt-six ans… Dieu merci !

– Bien que vous ayez de la barbe et des moustaches, on nevous donnerait pas, à première vue, plus de vingt-deux àvingt-trois ans. Comme vous paraissez jeune !

« C’est dégoûtant ! pensa Nikîtine ; celui-làaussi me prend pour un blanc-bec. »

Il lui déplaisait extrêmement que l’on parlât de sa jeunesse,surtout devant les femmes et ses élèves. Depuis qu’il était arrivédans cette ville et était entré en fonctions, il détestait son airjeune. Les lycéens ne le craignaient pas ; les gens âgésl’appelaient jeune homme ; les femmes aimaient mieux danseravec lui qu’écouter ses longues dissertations. Il aurait donné cherpour devenir subitement plus vieux de dix ans.

À la sortie du parc, on se dirigea vers la ferme des Chèlestov.On s’y arrêta près de la porte, on appela la femme de l’intendant,Prascôvia, et on lui demanda de faire traire du lait. Mais on n’enbut pas ; on se lança seulement des regards de raillerie, onse mit à rire, et on tourna bride. Quand on passa près du parc, lamusique jouait déjà. Le soleil avait disparu derrière le cimetière,et la moitié du ciel était pourpre.

Manioûssia chevauchait encore auprès de Nikîtine. Le professeurvoulait lui dire combien il l’aimait passionnément, mais ilcraignait que les officiers et Vâria ne l’entendissent, et il setaisait. Manioûssia se taisait aussi, et Nikîtine sentait pourquoielle le faisait et pourquoi elle restait auprès de lui. Et il étaitsi heureux que la terre, le ciel, les lumières de la ville, lasilhouette sombre de la brasserie, tout se fondait à ses yeux enquelque chose de très beau et de très tendre ; il lui semblaitque le comte Noûline trottait dans les airs, voulant escalader leciel pourpre.

On rentra. Sur la table, au jardin, le samovar bouillaitdéjà ; à l’un des bouts de la table, était assis le père deMânia avec des magistrats, ses amis. Comme toujours, il critiquaitquelque chose :

– C’est une ignominie ! déclarait-il. Rien demoins ! Oui, monsieur, une ignominie !

Depuis que Nikîtine était amoureux de Manioûssia, tout luiplaisait chez les Chèlestov : la maison, le jardin, leschaises cannées, la vieille bonne et, même, le mot« ignominie » que le père aimait à répéter. La grandequantité de chiens, de chats, et les pigeons égyptiens quiroucoulaient plaintivement dans une volière sur la véranda, luidéplaisaient seule. Il y avait tant de chiens de garde etd’appartement, que, depuis qu’il connaissait les Chèlestov, iln’avait appris à en reconnaître que deux, Moûchka[43] et Som. Moûchka était une petitechienne pelée, au museau velu, méchante et gâtée. Elle détestaitNikîtine. Quand elle le voyait, elle tournait invariablement latête de côté, montrait les dents et commençait à faire :« rrr… nga-nga-nga… rrr… »

Puis elle s’installait sous la chaise et, quand Nikîtineessayait de la faire partir, elle éclatait en aboiements aigus, sibien que les maîtres de la maison lui disaient :

– N’ayez pas peur, elle ne mord pas ; elle n’est pasméchante.

Som était un grand chien noir à longues pattes, avec une queuedure comme un bâton. Pendant le dîner et le thé, il marchait sousla table en silence et battait de sa queue les chaussures des gens.C’était un chien débonnaire et bête, mais Nikîtine ne pouvait lesouffrir parce qu’il avait l’habitude de poser sa tête sur lesgenoux des dîneurs et souillait leurs pantalons de sa bave.Nikîtine avait maintes fois essayé de le frapper sur le front avecle manche d’un couteau ; il lui détachait des chiquenaudes,jurait, se plaignait ; mais rien ne sauvait ses pantalons desbavures.

Après la promenade à cheval, le thé, les confitures, lesbiscottes et le beurre semblaient exquis. Le premier verre fut buen silence, avec beaucoup d’avidité ; au second, on se mit àdiscuter. Aux moments du thé, et à dîner, Vâria entamait toujoursla discussion. Elle avait vingt-trois ans, était gentille, plusbelle que Manioûssia et passait pour la plus intelligente et laplus instruite de la maison. Elle était sérieuse, grave, comme ilconvient à la fille aînée, tenant la place de la mère défunte. Enqualité de maîtresse de maison, elle se montrait en blouse à sesinvités, appelait les officiers par leur nom propre, considéraitManioûssia comme une petite fille et lui parlait d’un ton desurveillante de classe. Elle s’appelait vieille fille, ce quimontrait qu’elle était assurée de se marier. Toute conversation,même sur le temps qu’il faisait, elle la changeait en discussion.Elle avait la passion de prendre tout le monde au mot, de prouver àchacun ses contradictions, de s’accrocher à une phrase. À peinecommenciez-vous à lui parler de quelque chose, elle vous regardaitfixement dans les yeux et vous interrompait soudain :

– Pardon, pardon, Pétrov, avant-hier vous disiez tout lecontraire !

Ou bien, elle souriait moqueusement et disait :

– Voyons, je m’aperçois que vous commencez à prêcher lesprincipes de la Troisième section[44] .

Si vous faisiez un bon mot ou un calembour, vous entendiezaussitôt sa voix :

– C’est vieux, c’est plat !

Si un officier plaisantait, elle faisait une grimacedédaigneuse, et disait :

– Plaisanterie de corrps de garrde !

Et tous ces R étaient si impressionnants que Moûchka sous sachaise répondait chaque fois :

– Rrr… nga-nga-nga…

La discussion s’engagea maintenant à propos des examens au lycéedont Nikîtine avait parlé.

– Permettez, Serguéy Vassîliévitch, interrompit Vâria. Vousdites que pour les élèves, c’est difficile. À qui la faute,permettez-moi de le demander ? Par exemple, vous avez donnéaux élèves de 1re[45]comme sujet de composition : Poûchkine psychologue. D’abord,il ne faut pas donner de sujets si difficiles, ensuite est-ce quePoûchkine était un psychologue ? Chtchédrine, ou, si vousvoulez, Dostoïevski, c’est autre chose ; mais Poûchkine est ungrand poète, et rien de plus.

– Chtchédrine est une chose et Poûchkine une autre,répondit Nikîtine, maussade.

– Je le sais : au lycée, on n’admet pasChtchédrine ; mais là n’est pas la question. Dites-moi quellepsychologie il y a chez Poûchkine ?

– Il n’est pas psychologue… permettez-moi de vous citer desexemples…

Et Nikîtine déclama quelques passages d’EvguényOniéguine et de Boris Godoûnov.

– Je ne vois là aucune psychologie, dit Vâria ensoupirant. On nomme psychologue l’écrivain qui décrit les recoinsde l’âme humaine, mais ce ne sont là que de beaux vers, rien deplus.

– Je sais quelle psychologie il vous faut, dit Nikîtine,offensé ; que l’on me scie le doigt avec une scie émoussée etque je crie à tue-tête, cela, à votre idée, c’est de lapsychologie.

– C’est plat. Mais vous ne m’avez pas prouvé en quoiPoûchkine est un psychologue ?

Quand Nikîtine avait à combattre ce qui lui semblait une opinionreçue, une petitesse, ou quelque chose de ce genre-là, il se levaitcontinuellement de son siège, se prenait la tête à deux mains et semettait à marcher vite, d’un coin à un autre, en gémissant. Il fitde même cette fois-là. Puis il s’assit à l’écart.

Les officiers prirent son parti ; le capitaine en secondPoliânnski se mit à assurer Vâria que Poûchkine était vraiment unpsychologue et, pour le prouver, il cita deux vers de Lermontov. Lelieutenant Guernett allégua que, si Poûchkine n’avait pas été unpsychologue, on ne lui aurait pas élevé un monument à Moscou.

– C’est une ignominie ! disait M. Chèlestov àl’autre bout de la table ; je l’ai dit au gouverneur :Excellence, c’est une ignominie !

– Je ne discute plus ! s’écria Nikîtine. Del’éternité, nous n’en verrions pas la fin… Assez ! ah !va-t’en donc, sale chien !… cria-t-il à Som qui lui avait poséla tête et une patte sur les genoux.

– Rrr… nga-nga-nga… fit Moûchka sous la table.

– Avouez que vous avez tort ! s’écria Vâria.Avouez-le !

Mais il arriva des demoiselles en visite, et la discussion cessad’elle-même. Tout le monde passa dans la salle. Vâria se mit aupiano et commença à jouer des contredanses. On dansa d’abord unevalse, puis une polka, ensuite un quadrille, terminé par un« grand rond »[46] quele capitaine Poliânnski fit passer par toutes les pièces del’appartement, puis on dansa une autre valse.

Pendant les danses, les personnes d’âge étaient restées assisesau salon, fumaient et regardaient la jeunesse. Parmi elles, setrouvait le directeur de la Société de Crédit municipal,Chébâldine, connu par son amour de la littérature et de l’artthéâtral. Il avait fondé le Cercle musical et dramatique de laville et prenait part lui-même aux spectacles en ne jouant que lesvalets comiques, ou bien il déclamait d’une voix chantante laPécheresse[47] . En ville, on l’appelait la Momieparce qu’il était grand, très maigre, les veines saillantes, avaittoujours un air solennel et des yeux immobiles et éteints. Ilaimait tant l’art dramatique qu’il se rasait la barbe, ce qui luidonnait encore plus de ressemblance avec une momie.

Après « le grand rond », il s’approcha irrésolument deNikîtine, toussota et lui dit :

– J’ai eu le plaisir d’entendre la discussion pendant lethé ; je partage entièrement votre manière de voir. Nous avonsles mêmes idées, et j’aurais plaisir à causer avec vous. Avez-vouslu, monsieur, la Dramaturgie de Hambourg, deLessing ?

– Non, je ne l’ai pas lue.

Chébâldine s’effara, remua les mains comme s’il s’était brûléles doigts et s’éloigna de Nikîtine sans dire un mot.

La personne de Chébâldine, sa question et son étonnementparurent comiques à Nikîtine ; cependant il pensa :

« En effet, c’est choquant. Je suis professeur de lettreset je n’ai pas encore lu Lessing ! Il faudra lelire. »

Avant le souper, tous, jeunes et vieux, s’assirent pour jouer« à la destinée. » On prit deux jeux de cartes ; ondonna à chacun un nombre de cartes égal et on posa l’autre jeu surla table.

– Celui qui a telle carte, dit avec solennité Chèlestov,tirant une carte du deuxième jeu, doit se rendre immédiatement dansla cuisine et y embrasser la vieille bonne.

Le plaisir d’embrasser la vieille bonne échut à Chébâldine. Onl’entoura en foule, on le conduisit à la chambre des enfants, etriant, et applaudissant, on le força à embrasser la vieille. Onhurla, on fit du bruit…

– Moins passionnément ! criait Chèlestov, pleurant àforce de rire ; moins passionnément !

La destinée de Nikîtine fut de confesser chacun. Ils’assit sur une chaise au milieu de la salle. On apporta un châleet on lui en couvrit la tête.

Vâria vint se confesser la première.

– Je connais vos péchés, commença Nikîtine, apercevant sousle châle son profil sévère. Dites-moi, mademoiselle, pourquoi vousvous promenez chaque jour avec Poliânnski ?

Oh ! ce n’est pas pour rienqu’elle est avec un hussard ![48].

– C’est plat ! dit Vâria, et elle s’en fut.

Ensuite, sous le châle brillèrent de grands yeuximmobiles ; un gentil profil se dessina dans le noir, et uneodeur chérie, aimée depuis longtemps, se dégagea, qui rappela àNikîtine la chambre de Manioûssia.

– Maria Godefroy, dit-il (et il ne reconnut pas sa voixtant elle était devenue douce et tendre), en quoi avez-vouspéché ?

Manioûssia cligna les yeux, lui tira le bout de la langue, semit à rire et s’éloigna.

Une minute après, elle était au milieu de la salle, battait dansses mains et criait :

– À table pour le souper ! À table, à table !Tout le monde passa à la salle à manger.

À table, Vâria ouvrit encore une discussion, mais cette fois-ciavec son père. Poliânnski mangeait beaucoup, buvait du vin rouge etracontait à Nikîtine comment à la guerre, une fois, en hiver, ildemeura toute une nuit enfoncé jusqu’aux genoux dans un marais.L’ennemi était tout près. Il était défendu de parler et de fumer.La nuit était froide, noire ; le vent vous pénétrait. Nikîtineécoutait et jetait des coups d’œil sur Manioûssia. Elle leregardait fixement sans sourciller, comme pensant à quelque chose,et absente… C’était pour Nikîtine un plaisir et un supplice.

« Pourquoi me regarde-t-elle ainsi ? cherchait-il. Çame gêne, on peut remarquer. Ah ! qu’elle est encore jeune,qu’elle est naïve ! »

À minuit, les convives commencèrent à partir. Quand Nikîtinepassa la grille, une fenêtre battît au second étage et Manioûssia yapparut.

– Serguéy Vassîliévitch ? appela-t-elle.

– Que voulez-vous ?

– Voilà… fit Manioûssia, cherchant évidemment ce qu’elleallait dire. Voilà… Poliânnski a promis de venir un de ces joursnous photographier tous. Il faudra se réunir.

– Bien.

Manioûssia disparut ; la fenêtre battit et, dans la maison,quelqu’un se mit aussitôt à jouer du piano.

« Quelle maison ! songeait Nikîtine en traversant larue ; une maison où seuls gémissent les pigeons égyptiens, et,cela, parce qu’ils ne savent pas manifester leur joieautrement ! »

Mais ce n’était pas seulement chez les Chèlestov qu’on vivaitjoyeusement ; Nikîtine n’avait pas fait deux cents pas que,dans une autre maison, il entendit les sons du piano ; ilmarcha encore un peu et aperçut, sous une porte cochère, un moujikqui jouait de la balalaïka[49] . Aujardin public, l’orchestre entama une sélection de chansonsrusses.

Nikîtine habitait à une demi-verste des Chèlestov un appartementde huit pièces qu’il louait trois cents roubles par an avec soncollègue, Hippolyte Hippolytych, le professeur d’histoire et degéographie.

Hippolyte Hippolytych, homme encore jeune, la barbe rousse, lenez camus, la figure grossière et peu intelligente – une figured’ouvrier, – mais cordial, était assis à sa table de travail etcorrigeait les cartes de ses élèves quand Nikîtine rentra. Ilregardait comme la chose principale, en géographie, de calquer descartes, et, en histoire, de savoir les dates. Il passait des nuitsentières à corriger au crayon bleu les cartes de ses élèves,garçons et filles, ou bien il composait des tableauxchronologiques.

– Quel temps magnifique aujourd’hui, lui dit Nikîtine enrentrant. Je suis étonné que vous puissiez rester dans votrechambre.

Hippolyte Hippolytych était peu causeur ; il se taisait ouparlait de ce que tout le monde sait depuis longtemps ; ilrépondit ceci :

– Oui, le temps est beau. Maintenant c’est le mois de mai,bientôt ce sera l’été véritable. L’été n’est pas l’hiver ; enhiver il faut allumer les poêles ; en été, on a chaud sansfaire de feu. En été, on ouvre les fenêtres la nuit, et cependantil fait chaud ; et l’hiver, même avec des doubles fenêtres, ilfait froid.

Nikîtine ne resta pas plus d’une minute chez son confrère ;il s’y ennuya.

– Bonne nuit, lui dit-il en se levant et en bâillant.J’aurais voulu vous raconter quelque chose de romanesque, meconcernant, mais vous êtes tout à la géographie. Que je commence àvous parler amour, vous me demanderez tout de suite :« En quelle année eut lieu la bataille de Kâlka[50]  ? » Allez au diable avec vosbatailles et avec votre cap de Tchoukotsk !

– Pourquoi donc vous fâchez-vous ?

– Mais c’est ennuyeux !

Et vexé de n’avoir pas encore fait sa déclaration à Manioûssiaet de n’avoir personne à qui parler de son amour, Nikîtine passadans son cabinet et s’y étendit sur le divan. Le cabinet étaitsombre et paisible. Étendu et scrutant les ténèbres, Nikîtine semit à penser que, dans deux ou trois ans, il irait pour quelqueraison à Pétersbourg, que Manioûssia viendrait l’accompagner à lagare, qu’elle pleurerait, qu’il recevrait d’elle à Pétersbourg, unelongue lettre dans laquelle elle le supplierait de revenir au plusvite. Et sa réponse commencerait par les mots : « Moncher petit rat… »

» Précisément, mon cher petit rat », se dit-il enriant.

Mal couché, il passa son bras sous sa tête et allongea la jambegauche sur le dossier du canapé ; il se trouva mieux. Surl’entrefaite, la fenêtre blanchit visiblement et les coqsensommeillés commencèrent à chanter. Nikîtine continuait à penserqu’il reviendrait de Pétersbourg, que Manioûssia viendraitl’attendre à la gare, qu’elle s’écrierait de joie, et se jetteraità son cou. Ou mieux encore, il jouerait de ruse ; ilreviendrait en cachette la nuit ; la cuisinière luiouvrirait : il passerait sur la pointe des pieds dans lachambre à coucher, se déshabillerait, et, plouf, au lit !Manioûssia se réveillerait, – et quelle joie !

Le ciel était devenu tout blanc : le cabinet et la fenêtrene se dessinaient plus. Sur le perron de la brasserie, devantlaquelle on était passé aujourd’hui, Manioûssia, assise, racontaitquelque chose. Elle prit ensuite Nikîtine par la main et alla aveclui au parc. Il vit les chênes et les nids de corbeaux, ressemblantà des chapeaux. Un nid se mit à se balancer : Chébâldine yapparut et lui cria très fort : « Vous n’avez pas luLessing ? » Nikîtine tressaillit de tout son corps etouvrit les yeux. Hippolyte Hippolytych, près du canapé, la têterejetée en arrière, nouait sa cravate.

– Levez-vous, lui dit-il, il est temps d’aller au lycée. Ilne faut pas dormir habillé, cela abîme les habits. Il faut dormirdans son lit, déshabillé…

Et il se mit, comme de coutume, à parler longuement, et entraînant les mots, de ce que tout le monde sait depuislongtemps.

La première classe de Nikîtine était une leçon de russe auxélèves de 6e. Quand il entra dans la classe, à neufheures, il y avait sur le tableau deux lettres majuscules :M. C. Cela voulait sans doute dire : Mâcha Chèlestov.

Ils ont déjà flairé ça, les gredins… pensa Nikîtine. D’où lesavent-ils ?

La seconde classe était une leçon de littérature en3e. Là encore, il vit sur le tableau les deuxlettres : M. C. Et quand il eut fini sa leçon, et quittala classe, un cri, comme on hurle au poulailler d’un théâtre,s’éleva derrière lui :

– Hourra ! hourra, Maria Chèlestov !

D’avoir dormi habillé, la tête lui faisait mal et son corpsétait anéanti de paresse. Les élèves, attendant le congé quiprécède les examens, ne faisaient rien, se morfondaient d’ennui,polissonnaient. Nikîtine se morfondait aussi, ne remarquait pasleurs gamineries et s’approchait sans cesse de la fenêtre. Ilvoyait la rue vivement éclairée par le soleil ; sur lesmaisons, le ciel bleu, transparent ; les oiseaux ; plusloin, par delà les jardins, l’étendue infinie avec ses boisbleuissants et la fumée d’un train qui passe…

Dans la rue, à l’ombre des acacias, déambulèrent deux officiersen tunique blanche, agitant leurs cravaches. Sur uneligne[51] , passa un groupe de juifs àbarbes blanches, coiffés de casquettes. Une gouvernante sepromenait avec la petite fille du proviseur du lycée. Som, encompagnie de deux chiennes de garde, traversa la rue en courant…Puis, vêtue d’une simple robe grise, avec des bas rouges, passaVâria, tenant le Viêstnik Evropy, (le Messagerd’Europe)[52] . Elle venait probablement de labibliothèque de la ville…

Les classes de Nikîtine ne finiront pas de sitôt, à trois heuresseulement… Tout de suite après, il ne pourra aller ni chez lui, nichez les Chèlestov ; il aura sa leçon chez les Wolf. Wolf,riche juif devenu luthérien, n’envoyait pas ses enfants aucollège ; il leur faisait donner des leçons par lesprofesseurs du lycée, payant cinq roubles la leçon. « Quec’est ennuyeux, ennuyeux !… »

Nikîtine alla chez les Wolf à trois heures, et y resta, luiparut-il, une éternité. Il en partit à cinq heures, et, à sept, ildevait être revenu au lycée pour le conseil pédagogique. Il y avaità dresser le tableau des interrogations orales pour la sixième etla quatrième.

Lorsque, tard le soir, Nikîtine se rendait chez les Chèlestov,son cœur battait et sa figure brûlait. Depuis cinq semaines,désireux de se déclarer, il avait préparé tout un discours avecexorde et péroraison, mais à présent il n’avait plus un mot entête ; tout s’était embrouillé et il ne savait qu’unechose : aujourd’hui il se déclarerait sans faute et il n’yavait plus moyen d’attendre.

« Je l’amènerai au jardin, pensait-il ; nous feronsquelques pas, et je m’expliquerai… »

Personne dans l’antichambre. Il entra dans la salle, puis dansle salon… Là aussi, personne. On entendait Vâria, qui discutaitavec quelqu’un, en haut, au second étage, et, dans la chambre desenfants, où travaillait une couturière à la journée, un bruit deciseaux.

Il y avait dans la maison une petite chambre que l’on appelaitla chambre de passage ou la chambre sombre. Il s’y trouvait unegrande vieille armoire où l’on serrait des médicaments, de lapoudre et des fournitures de chasse. Un étroit petit escalier debois, où dormaient toujours des chats, menait au second étage. Lachambre de passage avait deux portes ; l’une donnait dans lachambre des enfants et l’autre dans le salon. Quand Nikîtine entradans la petite chambre pour monter à l’autre étage, la porte de lachambre des enfants s’ouvrit et claqua si fort que l’escalier etl’armoire en tremblèrent ; Manioûssia, en robe foncée, tenantà la main un morceau d’étoffe bleue, en sortit, et, sans apercevoirNikîtine, s’élança vers l’escalier.

– Pardon, lui dit Nikîtine l’arrêtant ; bonjour,Godefroy !… Permettez…

Il était brûlant, ne savait que dire. D’une main il tenait lamain de la jeune fille, et de l’autre l’étoffe bleue. Manioûssia,moitié effarée, moitié étonnée, le regardait avec de grandsyeux.

– Permettez… continua Nikîtine, craignant qu’elle nepartît… J’ai besoin de vous dire quelque chose… Mais… ici ce n’estpas commode… Je ne peux pas, je ne suis pas en état…Comprenez-vous, Godefroy, je ne peux pas ?… et voilà tout…

L’étoffe bleue tomba et Nikîtine prit l’autre main deManioûssia. Elle pâlit, remua les lèvres et se trouva dans le coinentre le mur et l’armoire.

– Ma parole d’honneur, Manioûssia, dit-il doucement, jevous assure… ma parole d’honneur…

Elle rejeta la tête en arrière et il l’embrassa sur les lèvres,et, pour que le baiser durât plus longtemps, il lui prit les joues,et, ce faisant, il se trouva lui aussi dans le coin entre le mur etl’armoire. De ses bras, elle lui entoura le cou et appuya la têtesur son menton.

Puis tous deux se sauvèrent au jardin.

Le jardin des Chèlestov avait quatre arpents. Il s’y trouvaitune vingtaine de vieux érables, des tilleuls et un sapin ;tout le reste n’était qu’arbres à fruits, cerisiers, pommiers,poiriers, marronniers sauvages et oliviers argentés… Il y avaitaussi beaucoup de fleurs.

Nikîtine et Manioûssia couraient dans les allées, sans parler,riaient, se faisaient de temps à autre des questions brèves,auxquelles ils ne répondaient pas. La lune à son second quartierbrillait sur le jardin, et, dans l’herbe sombre, surgissaient,faiblement éclairés par elle, des tulipes et des iris endormis quisemblaient demander eux aussi des déclarations d’amour.

Lorsque Nikîtine et Manioûssia revinrent à la maison, lesofficiers et des demoiselles, déjà arrivés, dansaient une mazurka.Poliânnski conduisit encore une farandole par toutes les chambres,ensuite, on joua encore à la destinée. Avant le souper, quand lesinvités passaient dans la salle à manger, Manioûssia, restée seuleavec Nikîtine, se pressa contre lui et lui dit :

– Parle toi-même à papa et à Vâria ; moi, j’aihonte…

Après le souper, Nikîtine parla à Chèlestov. Quand il l’eûtécouté, le père réfléchit et dit :

– Je vous suis très reconnaissant de l’honneur que vousnous faites, à ma fille et à moi ; mais permettez-moi de vousparler en ami. Je vais vous parler, non comme un père, mais degentleman à gentleman. Quelle idée, dites-moi, de vous marier sijeune ! Seuls les moujiks le font ; mais chez eux, commeon dit, il n’y a qu’ignominie. Vous, pourquoi le faire ? Quelplaisir, lorsqu’on est si jeune, de se mettre deschaînes ?

– Je ne suis pas du tout jeune, protesta Nikîtine ; jevais avoir vingt-sept ans.

– Papa, cria Vâria de la chambre voisine, le vétérinaireest ici.

Leur entretien cessa. Vâria, Manioûssia et Poliânnskireconduisirent Nikîtine chez lui. Au portillon de la barrière,Vâria lui dit :

– Pourquoi votre mystérieux Métropolite Métropolitych ne semontre-t-il nulle part[53]  ?S’il venait du moins chez nous.

Le mystérieux Hippolyte Hippolytych, lorsque Nikîtine rentra,quittait ses pantalons, assis au bord de son lit.

– Ne vous couchez pas, mon cher, lui dit Nikîtine,haletant ; attendez ; ne vous couchez pas !

Hippolyte Hippolytych remit vivement ses pantalons et demanda,ému :

– Qu’y a-t-il ?

– Je me marie.

Nikîtine s’assit auprès de son collègue et le regardant commes’il s’en étonnait lui-même, lui dit :

– Figurez-vous que je me marie ! C’est avec MâchaChèlestov. Je lui ai fait ma déclaration aujourd’hui.

– Pourquoi pas ? C’est, je crois, une jeune fillebien ; mais elle est bien jeune.

– Oui, soupira Nikîtine, en levant les épaules d’un airpréoccupé, elle est jeune ! Elle est très, trèsjeune !

– Elle a été mon élève. Je la connais bien. Elle étaitassez bonne en géographie, mais mauvaise en histoire, et ellen’était pas attentive en classe.

Nikîtine, on ne sait pourquoi, prit tout à coup pitié de soncollègue et voulut lui dire quelque chose de tendre et deconsolant.

– Mon cher, lui demanda-t-il, pourquoi ne vous mariez-vouspas ? Pourquoi n’épouseriez-vous pas Vâria, par exemple ?C’est une charmante, une excellente jeune fille. En vérité, elleaime à discuter, mais par contre un cœur… quel cœur ! Ellevient de me parler de vous. Épousez-la, mon cher ! Qu’endites-vous ?

Il savait très bien que Vâria ne voudrait pas de ce maussadeindividu camus, mais cependant il l’invitait à l’épouser. Pourquoicela ?

– Le mariage, dit Hippolyte Hippolytych, après avoirréfléchi, est un acte sérieux. Il faut tout bien juger, tout peser,on ne peut pas faire autrement. La raison n’est jamais de trop,surtout en matière de mariage, alors que l’homme, cessant d’êtrecélibataire, commence une vie nouvelle.

Et il se mit à parler de ce qui est depuis longtemps connu dechacun. Nikîtine, ne voulant pas l’écouter, lui dit adieu et passachez lui.

Il se déshabilla vivement et se coucha de même pour penser plusvite à son bonheur, à Manioûssia, à l’avenir. Il souriait, mais serappela tout à coup qu’il n’avait pas encore lu Lessing.

« Il faudra le lire… se dit-il. D’ailleurs, au fait,pourquoi ?… Qu’il aille au diable ! »

Et, fatigué par son bonheur, il s’endormit sur-le-champ etsourit jusqu’au matin.

En rêve, il entendit les sabots des chevaux sur les poutres del’écurie. Il rêva qu’on sortait, d’abord le comte Noûline, puisVélikane le blanc, puis sa sœur Maika.

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