Princesse Brambilla

Chapitre 7

 

Comment on mit sur le compte d’unjeune et gentil garçon, au Café Greco, des choses affreuses,comment un impresario se repentit et comment un mannequinreprésentant un acteur fut la victime des tragédies de l’abbéChiari. – Dualisme chronique et histoire du prince à double corps,qui pensait de travers. – Comment quelqu’un, à cause d’un défautoculaire, voyait les choses à l’envers, perdit son pays et n’allapas se promener. – Querelle, dispute etséparation.

 

L’aimable lecteur ne pourra pas se plaindreque, dans cette histoire, l’auteur le fatigue par de longs détours.Ici tout est joliment concentré dans un petit cercle que l’on peutparcourir en quelques centaines de pas : le Corso, le palaisPistoia, le Café Greco, etc. Et, abstraction faite de la petitedigression relative au pays des Jardins d’Urdar, nous ne sortonsjamais de cet étroit théâtre qu’il est facile de traverser en toussens. Ainsi il nous suffit de quelques pas pour que l’aimablelecteur se retrouve au Café Greco, où, quatre chapitres plus haut,le charlatan Celionati racontait à de jeunes Allemands l’admirableet merveilleuse histoire du roi Ophioch et de la reine Liris.

Donc, au Café Greco, était assis solitaire unjeune et joli garçon, gentiment habillé, qui paraissait plongé dansde profondes réflexions, si bien que c’est seulement après que deuxhommes, qui sur ces entrefaites étaient entrés et s’étaientapprochés de lui, eurent crié deux ou trois fois de suite :« Signor ! Signor ! Mon excellentSignor ! », qu’il s’éveilla de sa songerie et demanda,avec une dignité pleine de politesse et de distinction, ce quedésiraient ces messieurs.

Les deux hommes n’étaient autres que l’abbéChiari, le célèbre poète du plus célèbre encore NègreBlanc, et cet impresario qui avait substitué dans son théâtrela farce à la tragédie.

L’abbé Chiari commença aussitôt :

– Mon excellent Signor Giglio, comment sefait-il que l’on ne vous voie plus et qu’il faille vous chercherpéniblement à travers tout Rome ? Vous voyez ici un pécheurrepenti, converti par la puissance et la force de ma parole, unpécheur qui veut réparer toute l’injustice qu’il vous a faite etvous dédommager largement de tous les torts qu’il a eus enversvous.

– Oui, Signor Giglio, – dit l’impresario,– je reconnais ouvertement mon inintelligence, mon aveuglement.Comment me fut-il possible de méconnaître votre génie et de douterun seul instant que je trouverais en vous seul tout monsoutien ? Revenez chez moi, recevez de nouveau sur mon théâtrel’admiration et la tempête d’applaudissements de l’univers.

– Je ne sais pas, messieurs, – réponditle jeune et gentil garçon, en les dévisageant tous les deux, l’abbéet l’impresario, d’une manière étonnée, – ce que vraiment vous mevoulez. Vous me donnez un nom qui n’est pas le mien, vous me parlezde choses que j’ignore entièrement. Vous faites comme si je vousconnaissais, bien que je ne me rappelle pas vous avoir jamais vusde ma vie.

– Tu as raison, Giglio, – ditl’impresario, à qui les larmes vinrent aux yeux, – de me traiter sidurement, de faire comme si tu ne me connaissais pas du tout ;car je fus un âne de te chasser des planches. Mais, ô Giglio, nesois pas irréconciliable, mon fils. Donne-moi ta main.

– Pensez à moi, mon bon Giglio, – fitl’abbé en interrompant l’impresario, – pensez au NègreBlanc et que vous n’avez pas d’autre moyen de récolter plus degloire et d’honneur que sur la scène de ce brave homme, qui vientd’envoyer au Diable Arlecchino et toute sa jolie séquelle et qui ade nouveau le bonheur d’avoir et de représenter de mestragédies.

– Signor Giglio, – reprit l’impresario, –vous fixerez vous-même vos honoraires ; oui, vous-même vouschoisirez à votre libre fantaisie votre costume pour la pièce duNègre Blanc, et pour quelques aulnes de galon en simili oupour un petit paquet de paillettes de plus ou de moins, je ne feraiaucune difficulté.

– Et moi, je vous répète, – s’écria lejeune homme, – que tout ce que vous me racontez là est et restepour moi une énigme insoluble.

– Ah ! – s’écria alors l’impresarioplein de rage, – je vous comprends, Signor Giglio Fava, je vouscomprends tout à fait ; maintenant je sais tout. Ce mauditSatan de… je ne dirai pas son nom, pour que mes lèvres n’en soientpas empoisonnées… vous a pris dans ses filets ; il vous tientsolidement dans ses griffes ; vous êtes engagé !… Mais,ah ! ah ! ah ! mais il sera trop tard quand vousvous repentirez d’avoir écouté le coquin, – ce misérable maîtretailleur que pousse le délire extravagant d’une ridiculeprésomption, – quand vous vous repentirez d’avoir…

– Je vous en prie, excellent Signor, –fit le jeune homme en interrompant l’impresario irrité, – ne vouséchauffez pas, conservez votre calme. Je devine maintenant tout lemalentendu. Vous me prenez, n’est-ce pas, pour un comédien du nomde Giglio Fava, qui, comme je l’ai entendu dire, a brillé autrefoisà Rome de l’éclat d’un grand acteur, bien qu’au fond il n’aitjamais rien valu ?

Tous deux, l’abbé et l’impresario, regardèrentfixement le jeune homme comme si c’eût été un spectre.

– Sans doute, – continua le jeune homme,– que vous avez été absents de Rome, messieurs, et que vous venezsimplement de rentrer ; car autrement je serais très surprisque vous n’eussiez pas entendu dire ce dont tout Rome parle. Jeserais fâché d’être le premier à vous apprendre que cet acteur dunom de Giglio Fava, que vous cherchez et qui paraît vous être siprécieux, a été tué hier, sur le Corso, en combat singulier. Je nesuis moi-même que trop certain de sa mort.

– Ah ! elle est bien bonne ! –s’écria l’abbé. Elle est au suprême degré exquise et délicieuse,celle-là ! Ainsi vous croyez que c’est le célèbre acteurGiglio Fava qu’un grotesque insensé cloua hier sur le carreau, lesdeux jambes en l’air ? En vérité, mon brave Signor, il fautque vous soyez étranger à Rome et bien peu au courant de nos farcescarnavalesques, car autrement vous sauriez que, lorsque les gensvoulurent relever et emporter le prétendu cadavre, ils n’eurententre leurs mains qu’un joli mannequin en carton, ce qui fit que lepeuple rit à gorge déployée.

– J’ignore, – reprit le jeune homme, –dans quelle mesure l’acteur tragique Giglio Fava n’était pas faitde chair et de sang, mais de carton ; toutefois, il estcertain qu’à l’autopsie on a trouvé que tout son être était gavé derôles venant des tragédies d’un certain abbé Chiari. À ce sujet,les médecins déclarèrent que le coup porté à Giglio Fava par sonadversaire n’avait eu un caractère mortel que parce que tous lesprincipes digestifs avaient été effroyablement sursaturés etcomplètement altérés par l’absorption de cette nourriture tout àfait dépourvue de suc et de substance.

À ces paroles du jeune homme, toutel’assistance éclata de rire d’une façon retentissante. En effet,sans qu’on y fît attention, pendant ce mémorable entretient, leCafé Greco s’était rempli de ses hôtes habituels, surtout desartistes allemands qui avaient formé un cercle autour desinterlocuteurs.

Si l’impresario s’était mis en colère lepremier, ce fut maintenant chez l’abbé que la rage intérieureéclata et bien plus violente encore.

– Ah ! ah ! Giglio Fava !s’écria-t-il, – c’est à cela que vous vouliez en venir ! C’està vous que je dois tout le scandale du Corso. Attendez, mavengeance vous atteindra… vous brisera… vous mettra en pièces.

Mais, comme ensuite le poète offensé passait àde basses insultes et même faisait mine, de concert avecl’impresario, de porter la main sur le jeune et gentil garçon, lesartistes allemands les empoignèrent tous les deux et les jetèrentassez rudement à la porte, si bien qu’ils passèrent avec larapidité de l’éclair tout contre le vieux Celionati, qui,justement, entrait et qui leur cria : « Bonvoyage ! »

Dès que le gentil jeune homme aperçut leCiarlatano, il s’empressa d’aller à lui, le prit par la main, leconduisit dans un coin retiré de la salle et lui dit :

– Ah ! que n’êtes-vous donc arrivéplus tôt, excellent Signor Celionati ? Vous m’auriezdébarrassé de deux importuns qui me prenaient absolument pourGiglio Fava, – lequel, comme vous le savez, j’ai embroché hier surle Corso, dans mon fatal emportement – importuns qui mettaient surmon compte toutes sortes d’affreuses choses. Dites-moi, suis-jedonc réellement si semblable à ce Fava que l’on puisse me confondreavec lui ?

– Ne doutez pas, très gracieux Signor, –répondit le Ciarlatano en saluant poliment et même avec une grandedéférence, – que, pour ce qui est des traits de votre agréablefigure, vous ressemblez effectivement assez à cet acteur ; et,par conséquent, il fut très opportun d’écarter de votre cheminvotre double, ce que vous sûtes faire très adroitement. Quant à cenigaud d’abbé Chiari avec son impresario, comptez entièrement surmoi, mon prince. Je vous préserverai de toutes les attaques quipourraient retarder votre complète guérison. Rien n’est plus facilede brouiller un directeur de théâtre avec un poète dramatique, detelle sorte qu’ils s’élancent férocement l’un sur l’autre, commeces deux lions dont ils ne resta rien que les deux queues,lesquelles, – horrible preuve du meurtre qui venait de s’accomplir,– furent trouvées sur le champ de bataille. Ne prenez donc pas tropà cœur votre ressemblance avec le tragédien en carton-pâte. Car jeviens de constater précisément que les jeunes gens, là-bas, quivous ont délivré de vos persécuteurs, croient également que vousêtes tout bonnement ce Giglio Fava.

– Oh ! mon excellent SignorCelionati, – dit tout bas le gentil jeune homme, – par le ciel, nerévélez pas qui je suis, vous savez bien pourquoi je dois resterdans l’incognito jusqu’à ma complète guérison.

– Soyez tranquille, – répondit lecharlatan, – je dirai de vous, sans vous trahir, tout juste ce quiest nécessaire pour vous mériter l’estime et l’amitié de ces jeunesgens, sans qu’ils songent à me demander quels sont votre nom etvotre état. Et d’abord, faites comme si vous ne nous avieznullement aperçus. Regardez par la fenêtre ou lisez desjournaux ; ensuite vous pourrez vous mêler à notre entretien.Mais, pour que ce que je dis ne vous gêne pas, je m’exprimerai dansla langue qui, vraiment, ne convient que pour les choses vousconcernant, vous et votre maladie, et qu’actuellement vous necomprenez pas.

Le signor Celionati prit place comme àl’accoutumée parmi les jeunes Allemands, qui étaient encore entrain de parler en riant très fort de la façon dont ils avaient« expédié » à toute vitesse l’abbé et l’impresario,lorsque ceux-ci avaient attaqué le gentil jeune homme. Plusieursd’entre eux demandèrent ensuite au vieux Celionati si réellement cen’était pas l’acteur bien connu Giglio Fava qui était là-bas appuyéà la fenêtre ; et, lorsque Celionati eut répondu que non etdéclaré, au contraire, que c’était un jeune étranger d’une hauteextraction, le peintre Franz Reinhold (le lecteur l’a déjà vu etentendu parler au chapitre trois) dit qu’il ne pouvait pascomprendre comment on trouvait une ressemblance entre cet étrangeret l’acteur Giglio Fava. Il avouait que la bouche, le nez, lefront, les yeux et la taille des deux individus pouvaient bien seressembler physiquement ; mais l’expression spirituelle de laphysionomie, – c’est-à-dire ce qui proprement crée la ressemblanceet ce que la plupart des portraitistes, ou plus exactement copistesde figures, ne pourront jamais saisir, si bien qu’ils restentincapables de livrer des portraits véritablement ressemblants, –cette expression était, précisément si différente chez les deuxindividus que, pour sa part, jamais il n’aurait pris un étrangerpour Giglio Fava. En vérité, Fava avait un visage insignifiant,tandis que dans celui de l’étranger il y avait quelque chose desingulier dont il ne comprenait pas lui-même la signification. Lesjeunes gens invitèrent le vieux charlatan à leur raconter quelquechose de semblable à la merveilleuse histoire du roi Ophioch et dela reine Liris, qui leur avait beaucoup plu, ou, plus exactement,de leur narrer la seconde partie de cette même histoire, que, sansdoute, il avait apprise de son ami le magicien Ruffiamonte, ouHermod, qui était au palais Pistoia.

– Quoi ? – s’écria le charlatan, –que parlez-vous là d’une seconde partie ? Me suis-je donc, ladernière fois, arrêté tout à coup ? Ai-je toussoté et puisai-je dit, en m’inclinant, « la suiteprochainement » ? Au demeurant, mon ami le magicienRuffiamonte a déjà donné à haute voix lecture de la suite de cettehistoire, au palais Pistoia. C’est votre faute, et non la mienne,si vous avez manqué la conférence, à laquelle aussi, comme c’estmaintenant la mode, assistaient des dames avides de s’instruire.Et, si maintenant je répétais la chose, cela causerait uneffroyable ennui à une personne qui ne nous quitte jamais et qui setrouvait, elle aussi, à cette conférence, de sorte qu’elle est déjàau courant de toute l’affaire ; je veux dire, en effet, lelecteur du Caprice intitulé « Princesse Brambilla » etqui est une histoire dans laquelle nous-mêmes paraissons et jouonsnotre rôle. Je ne parlerai donc pas du roi Ophioch, de la reineLiris, de la princesse Mystilis, ni de l’oiseau bariolé ; maisc’est de moi, de moi que je parlerai, si cela vous est agréable, ôfrivoles jeunes gens.

– Pourquoi « frivoles » ?– demanda Reinhold.

– Parce que, – dit maître Celionati enparlant en allemand, – vous me considérez comme quelqu’un qui n’estlà que pour vous raconter parfois des contes, qui, à cause de leurcocasserie, vous semblent simplement cocasses et qui vous aident àpasser le temps. Mais, je vous le déclare, lorsque le poète m’acréé, il avait à mon sujet un bien autre dessein, et, s’il pouvaitvoir la façon si indifférente avec laquelle maintes fois vous metraitez, il serait en droit de croire que je suis loin d’êtreréussi. Bref, vous ne me montrez pas du tout le respect et l’estimeque je mérite par mes profondes connaissances. Par exemple, vouspensez niaisement que, en ce qui concerne la science de lamédecine, je vends, sans jamais m’être livré à la moindre étudesérieuse, des remèdes de bonne femme sous des noms secrets et queje veux guérir toutes les maladies avec les mêmes moyens.Maintenant, le temps est venu de vous détromper. De très loin, detrès loin, d’un pays si lointain que Pierre Schlemihl, malgré sesbottes de sept lieues, devrait courir toute une année pourl’atteindre, vient d’arriver ici un jeune homme très distingué,pour recourir à l’assistance de mon art, car il souffre d’unemaladie qui mérite d’être appelée la plus singulière et en mêmetemps la plus dangereuse qu’il y ait, maladie dont la guérisondépend réellement d’un remède secret, lequel exige, pour sapossession, une initiation magique. Le jeune homme est atteint, eneffet, de dualisme chronique.

– Comment ? – s’écrièrent à la foistous les assistants, qui, en même temps, se mirent à rire, – quedites-vous là, maître Celionati ? Dualisme chronique ?Quelle est cette nouveauté ?

– Je remarque, – dit Reinhold, – que vousavez de nouveau l’intention de nous servir quelque chose degrotesque et d’extravagant, et ainsi vous sortez de laquestion.

– Eh ! – répondit le charlatan, –mon fils Reinhold, tu es le dernier qui devrait me faire un pareilreproche, car j’ai toujours bravement pris ton parti et, comme jele crois, tu as compris exactement l’histoire du roi Ophioch et tut’es aussi regardé toi-même dans le clair miroir d’eau de la sourceUrdar, tu… Mais, avant que je continue de parler de la maladie,apprenez, messieurs, que le malade dont j’ai entrepris la guérisonest précisément ce jeune homme qui se tient à la fenêtre et quevous avez confondu avec l’acteur Giglio Fava.

Tous regardèrent avec curiosité l’étranger etconvinrent que, dans les traits de son visage, au demeurant pleind’esprit, il y avait quelque chose d’incertain et de troublepermettant de supposer l’existence d’une maladie dangereuse,laquelle consistait, en somme, dans un délire caché.

– Je crois, maître Celionati, – ditReinhold, – que par votre dualisme chronique vous n’entendez pasautre chose que cette étrange folie dans laquelle le moi sebrouille avec lui-même, ce qui fait que la personnalité del’individu ne peut plus conserver sa cohérence.

– Ce n’est pas mal, mon fils, – réponditle charlatan. Mais, malgré tout, ce n’est pas cela. Cependant, sije dois vous expliquer l’étrange maladie de mon patient, je crainsde ne pas pouvoir vous renseigner avec assez de clarté et denetteté, surtout étant donné que vous n’êtes pas médecins et que,par conséquent, je dois m’abstenir de toute expression technique.Bah ! je laisserai les choses comme elles seront, et d’abord,je vous ferai remarquer que le romancier qui nous a créés et à quinous devons rester dévoués, si nous voulons véritablement exister,ne nous a assigné pour notre existence et nos actions aucune époquedéterminée. Par conséquent, il m’est très agréable de pouvoirsupposer, sans commettre d’anachronisme, que, grâce aux écrits d’uncertain écrivain allemand très spirituel, – c’est Lichtenberg queje veux dire, – vous avez fait connaissance avec le prince héritierau double corps. Une princesse se trouvait (pour parler comme unautre spirituel écrivain allemand, Jean-Paul) dans une situationdifférente de celle du pays, à savoir dans un état intéressant. Lepeuple attendait et espérait un prince ; mais la princessesurpassa cette espérance exactement du double, en accouchant dedeux adorables petits princes qui, quoique jumeaux, auraient dûêtre appelés unaux, car ils avaient le même« derrière ». Bien que le poète de la cour affirmât quela nature n’avait pas trouvé dans un seul corps humain assez deplace pour toutes les vertus que le futur héritier du trône devaitporter en lui, bien que les ministres consolassent le prince,quelque peu déconcerté par cette double bénédiction, en disant quequatre mains tiendraient le sceptre et le glaive plus fermement quedeux, – comme, en somme, la sonate gouvernementale à quatre mainsferait entendre des accents plus pleins et plus magnifiques, – oui,malgré tout cela, il y avait de quoi donner lieu à plus d’unscrupule très justifié. D’abord la grande difficulté de l’inventiond’un modèle de certain petit siège soulevait déjà des inquiétudestrès fondées au sujet de la forme que devrait avoir le trône àl’avenir ; une commission composée de philosophes et detailleurs eut besoin de trois cent soixante-cinq séances pourtrouver la forme la plus commode, et en même temps la plusgracieuse, de doubles culottes ; mais le pire était lacomplète différence de caractères qui se manifestait de plus enplus chez les deux enfants. Lorsque l’un des deux princes étaittriste, l’autre était joyeux. Si l’un voulait s’asseoir, l’autrevoulait courir. Bref, jamais leurs penchants ne s’accordaient. Et,qui plus est, on ne pouvait pas dire que l’un ait tel caractèredéterminé, et le second tel autre ; car, par l’effet d’unéternel changement, la nature de l’un semblait passer dans celle del’autre, ce qui venait sans doute de ce que, à côté de lacroissance physique, se manifestait aussi un développementspirituel qui précisément était la cause des plus grandesdivergences. En effet, ils pensaient de travers, de sorte quejamais aucun d’eux ne savait exactement si c’était bien lui, oubien son co-jumeau, qui avait eu telle ou telle pensée ; et,si ce n’est pas là de la confusion, c’est qu’il n’y en a nullepart. Supposez maintenant que l’individu ait dans le corps, commemateria peccans, un double prince pensant de travers, vousavez la maladie dont je parle et dont l’action se manifesteessentiellement par le fait que le malade ne sait plus qui ilest…

Sur ces entrefaites, le jeune homme s’étaitapproché de la société sans être remarqué, et comme tout le monderegardait le charlatan en silence, attendant qu’il poursuivît sonrécit, l’étranger, après s’être poliment incliné, commençaainsi :

– Je ne sais pas, messieurs, s’il vousconvient que je me mêle à votre société. D’habitude, on m’accueillevolontiers quand je suis en bonne santé et de bonne humeur ;mais, certainement, maître Celionati vous a raconté tellement dechoses merveilleuses sur ma maladie que vous ne désirez pas êtreimportunés par moi.

Reinhold proclama, au nom de tous, que lenouvel hôte était le bienvenu auprès d’eux, et le jeune homme pritplace dans la compagnie.

Le charlatan s’éloigna après avoir encore unefois recommandé au jeune homme d’observer la diète prescrite.

Il arriva, comme cela arrive toujours enpareil cas, que l’on se mit tout de suite à parler de la personnequi venait de quitter la salle, et particulièrement l’on interrogeale jeune homme sur son extraordinaire médecin. Le jeune hommeaffirma que maître Celionati possédait de très belles connaissancesscientifiques, qu’il avait suivi avec profit à Halle et à Iéna lescours de la Faculté, de sorte qu’on pouvait avoir entièrementconfiance en lui. À part cela, selon lui, c’était un hommecharmant, un très brave homme, qui avait l’unique défaut, défauttrès grave il est vrai, de tomber souvent dans un excèsd’allégorie, ce qui réellement lui faisait du tort.

À coup sûr, maître Celionati s’était aussilaissé aller à parler en des termes très extraordinaires de lamaladie qu’il avait entrepris de guérir. Reinhold déclara alorsque, selon l’expression du charlatan, lui, le jeune homme, avait undouble prince héritier dans le corps.

– Voyez-vous bien, messieurs, – dit alorsle jeune homme en riant gracieusement, – voilà donc encore une pureallégorie et pourtant, maître Celionati connaît très bien mamaladie, et il sait que je souffre seulement d’une maladie d’yeux,que j’ai contractée en portant trop tôt des lunettes. Quelque chosedoit s’être dérangé dans mon miroir oculaire ; car,malheureusement, le plus souvent, je vois tout à l’envers, et ainsiil arrive que les choses les plus sérieuses me paraissent tout àfait plaisantes et, réciproquement, les choses les plus plaisantesme paraissent d’un sérieux extraordinaire. Cela me donne souventune angoisse extrême, et des étourdissements tels que je puis àpeine me tenir debout. Surtout, pense maître Celionati, il fautpour ma guérison que je fasse beaucoup de mouvement ; mais,grands dieux ! comment dois-je m’y prendre pourcela ?

– Eh bien ! excellent signor, –s’écria l’un des auditeurs, – comme vous avez, à ce que je vois, detrès bonnes jambes, je connais pourtant…

À cet instant entra une personne que lelecteur connaît déjà, l’illustre maître tailleur Bescapi.

Bescapi alla droit au jeune homme, s’inclinatrès profondément et dit :

– Mon très gracieux prince…

– Très gracieux prince ! –s’écrièrent à la fois tous les auditeurs, en regardant le jeunehomme avec étonnement.

Mais celui-ci dit avec tranquillité :

– Le hasard a, malgré moi, révélé monsecret ; oui, messieurs, je suis réellement prince, et de plusprince infortuné, car je cherche vainement à trouver le royaumemagnifique et puissant qui est mon héritage. Si je vous ai dit toutà l’heure qu’il ne m’était pas possible de me livrer à tout lemouvement dont j’aurais besoin, cela vient de ce que le pays mefait entièrement défaut et, par conséquent, l’espace qu’il mefaudrait. C’est précisément aussi parce que je suis enfermé dans unsi petit réceptacle que se brouillent en moi les nombreuses figuresqui se présentent à ma vue, et qu’elles s’agitent et s’enchevêtrentsans que je puisse parvenir à en distinguer aucune. C’est là unetrès mauvaise chose, car, conformément à ma nature la plus intimeet la plus véritable, je ne puis exister que dans la clarté. Mais,grâce aux efforts de mon médecin, ainsi qu’à ceux de ce ministredigne entre les plus dignes, je pense redevenir sain, grand etpuissant, – comme je devais effectivement l’être, – par le moyend’une heureuse union avec la plus belle des princesses. Je vousinvite solennellement, messieurs, à venir me visiter dans mesÉtats, dans ma capitale. Vous verrez que vous y serez comme chezvous et que vous ne voudrez pas me quitter, parce que c’estseulement chez moi que vous pourrez mener une véritable vied’artiste. Ne croyez pas, mes braves messieurs, que j’exagère etque je sois un être vaniteux. Laissez-moi seulement redevenir unprince en bonne santé, capable de connaître ses gens, même s’ilsont la tête en bas, et vous vous rendrez compte de mes bonnesintentions envers vous tous. Je tiendrai parole, aussi vrai que jesuis le prince assyrien Cornelio Chiapperi. – Je vous tairaiprovisoirement mon nom et ma patrie ; vous apprendrez l’un etl’autre en temps voulu. – Maintenant je dois délibérer avec cetexcellent ministre sur quelques importantes affaires d’État, puisj’irai chez Dame Folie et, en me promenant à travers la cour, jeverrai si sur les planches de terreau ont germé quelques bonnesplaisanteries.

Cela dit, le jeune homme saisit le maîtretailleur sous le bras et tous deux s’en allèrent.

– Que dites-vous de tout cela, mesamis ? – fit Reinhold. Il me semble à moi que la mascaradebigarrée d’une plaisanterie folle et fabuleuse fait surgir toutessortes de figures, qui tournent en cercle toujours plus rapidement,si bien qu’on ne peut plus les reconnaître, qu’on ne peut plus lesdistinguer entre elles. Mais prenons nos masques et allons sur leCorso. Je pressens que le grotesque Capitan Pantalon, qui hier asoutenu ce duel enragé, se montrera aujourd’hui encore et feratoute espèce d’extravagances.

Reinhold avait raison, le Capitan Pantalonallait et venait, très gravement, sur le Corso, comme s’il eût étéencore dans la gloire éblouissante de sa victoire de la veille,mais sans rien faire de grotesque, comme à son ordinaire, bien que,justement, sa gravité démesurée lui donnât presque un aspect encoreplus comique que d’habitude. Le lecteur a déjà deviné précédemment,mais maintenant il le sait d’une façon précise, quelle est lapersonne qui se cache sous ce masque. Ce n’est, en effet, nul autreque le prince Cornelio Chiapperi, l’heureux fiancé de la princesseBrambilla. Et la princesse Brambilla était, apparemment, la belledame qui, portant sur son visage un masque de cire et vêtue d’uncostume d’une splendide richesse, se promenait majestueusement surle Corso. La dame parut avoir jeté son dévolu sur le CapitanPantalon, car adroitement elle sut le cerner de sorte qu’ilsemblait ne pas pouvoir lui échapper, mais il fit un détour et ilpoursuivit gravement sa promenade. Mais enfin, au moment même où ilallait s’éloigner d’un pas rapide, la dame le saisit par le bras etlui dit, d’une voix douce et pleine d’amabilité :

– Oui, c’est vous, mon prince. Votredémarche et ce costume digne de votre rang (jamais vous n’enportâtes de plus beau) vous ont trahi. Oh ! dites-moi,pourquoi me fuyez-vous ? Ne reconnaissez-vous pas en moi votrevie et votre espérance ?

– Je ne sais véritablement pas qui vousêtes, ma belle dame, – dit le Capitan Pantalon, – ou plutôt, jen’ose le deviner, car j’ai été si souvent abusé par une odieuseillusion. Des princesses se transformaient devant mes yeux enmodistes, des comédiens en mannequins de carton, et pourtant j’airésolu de ne plus tolérer ni illusion, ni fantasmagorie, mais biende les anéantir impitoyablement toutes les deux, là où je lesrencontrerais.

– Dans ce cas, – s’écria la dame avecirritation, – commencez par vous. Car vous-même, mon estimé Signor,vous n’êtes rien de plus qu’une illusion. Mais, que dis-je, moncher Cornelio, – continua la princesse avec douceur et tendresse, –tu sais quelle princesse t’aime, tu sais comment elle est venue icide lointains pays pour te chercher, pour être tienne. Et n’as-tudonc pas juré de rester mon chevalier ? Parle, monbien-aimé.

La dame avait pris à nouveau le bras dePantalon ; mais celui-ci étendit devant elle son chapeau enpointe, saisit sa large épée et dit :

– Voyez : le signe de ma chevalerieest enlevé, enlevées aussi sont les plumes de coq de mon casquedécouvert ; j’ai renoncé au service des dames, car toutesoffrent pour récompense l’ingratitude et l’infidélité.

– Que dites-vous là ? – s’écria ladame avec colère. Êtes-vous en démence ?

– Éclairez-moi seulement avec le diamantétincelant que vous avez sur le front, reprit le Capitan Pantalon.Faites seulement flotter au-devant de moi la plume que vous avezarrachée à l’oiseau bariolé. Je résiste à tout enchantement et jem’en tiens à dire que mon ministre est un âne et que la princesseBrambilla court après un misérable comédien.

– Oh ! oh ! – s’écria alors ladame, encore plus irritée qu’auparavant, – puisque vous osez meparler sur ce ton, je vous dirai simplement que, si vous voulezêtre un fâcheux prince, ce comédien que vous qualifiez de misérable– même si pour le moment il est en plusieurs morceaux que je puistoujours faire recoudre – me paraît encore valoir bien plus quevous. Allez donc tranquillement trouver votre modiste, la petiteGiacinta Soardi, après laquelle, comme je l’ai appris, vous avezcouru, vous aussi, et placez-la sur votre trône, – que vous nepouvez établir nulle part, puisque vous n’avez pas le moindre boutde terre. Et, sur ce, adieu.

Après quoi la dame s’en alla d’un pas rapide,tandis que le Capitan Pantalon criaillait derrière elle :

– Arrogante ! Infidèle ! C’estainsi que tu récompenses mon fervent amour ? Mais je sais oùme consoler.

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