Princesse Brambilla

Chapitre 1

 

Magiques effets d’un richevêtement sur une jeune modiste. – Définition du comédien qui joueles amoureux. – De la smorfia des jeunes filles italiennes. –Comment un petit homme vénérable s’occupe de sciences tout en étantassis dans une tulipe et comment d’honorables dames font du filetentre les oreilles de haquenées. – Le charlatan Celionati et ladent du prince assyrien. – Bleu de ciel et rose. – Le pantalon etla bouteille de vin au contenu merveilleux.

 

C’était le soir, le crépuscule tombait et dansles couvents sonnait l’angélus. Alors la jolie et charmante enfantappelée Giacinta Soardi mit de côté le riche costume de femme, enlourd satin rouge, à la garniture duquel elle avait travaillé avecapplication, et elle regarda d’un air mécontent, par la hautefenêtre, dans la rue étroite et triste où il n’y avaitpersonne.

Cependant, la vieille Béatrice ramassaitsoigneusement les travestis bariolés, de toute espèce, qui étaientépars sur des tables et des chaises, dans la petite chambre, etelle les suspendait l’un après l’autre. Puis, les deux bras campéssur les hanches, elle se plaça devant l’armoire ouverte et ditjoyeusement :

– Vraiment, Giacinta, cette fois-ci nousavons bien travaillé. Il me semble avoir ici devant les yeux lamoitié de notre joyeux monde du Corso carnavalesque. Jamais encore,à vrai dire, messer Bescapi ne nous a fait d’aussi richescommandes. Il sait, sans doute, que notre belle ville de Rome,cette année, sera de nouveau toute éclatante de joie, demagnificence et de somptuosité. Tu verras, Giacinta, queldébordement d’allégresse il y aura demain, premier jour de notreCarnaval. Et demain, demain, messer Bescapi répandra sur nous touteune poignée de ducats, tu verras, Giacinta. Mais qu’as-tu, monenfant ? Tu baisses la tête, tu es chagrine, boudeuse !Et demain c’est le Carnaval !

Giacinta s’était remise sur sa chaise detravail et, la tête appuyée dans ses mains, elle regardait fixementvers le sol, sans faire attention aux paroles de la vieille femme.Mais, comme celle-ci ne cessait de papoter sur les plaisirs duCarnaval, à la veille duquel on était, Giacinta se mit àdire :

– Taisez-vous donc, la vieille ; neparlez pas d’une époque qui a beau être belle pour d’autres, sielle ne m’apporte à moi que du chagrin et de l’ennui. À quoi mesert de travailler jour et nuit ? À quoi me servent les ducatsde messer Bescapi ? Ne sommes-nous pas d’une pauvretélamentable ? Ne devons-nous pas veiller à ce que le gain deces jours-ci dure assez pour nous nourrir bien chichement pendanttoute l’année ? Que nous reste-t-il pour notreamusement ?

– Notre pauvreté, – répliqua la vieilleBéatrice, – qu’a-t-elle à voir avec le Carnaval ? L’annéedernière, ne nous sommes-nous pas promenées depuis le matin jusquetrès tard dans la nuit, et n’avais-je pas bon air, un air trèsdistingué, travestie en Dottore ? Et nous nousdonnions le bras et tu étais ravissante en jardinière, – hi,hi ! et les plus beaux masques couraient après toi et tedébitaient des paroles douces comme du sucre. Eh bien !n’était-ce pas gai ? Qu’est-ce qui nous empêche de faire lamême chose cette année ? Je n’ai qu’à brosser comme il fautmon Dottore et alors disparaîtront toutes les traces desméchants confetti dont il a été bombardé ; et ta jardinièreest également suspendue là. Quelques rubans neufs, quelques fleursfraîches, et il n’en faut pas plus pour que vous soyez jolie etpimpante ?

– Que dites-vous donc ? s’écriaGiacinta. Je devrais revêtir ces misérables hardes ? Non. Unbeau costume espagnol, moulant étroitement le buste et descendanten riches plis lourds, de larges manches à crevés avec unbouillonnement de dentelles magnifiques, un petit chapeau auxplumes flottant hardiment, une ceinture, un collier de diamantsétincelants, voilà ce que Giacinta voudrait avoir pour prendre partau Corso et se placer devant le palais Rusponi. Comme les cavaliersse presseraient autour d’elle, disant : « Quelle estcette dame ? À coup sûr, une comtesse, une princesse. »Et même Pulcinella serait saisi de respect et en oublierait sesfolles taquineries.

– Je vous écoute, fit Béatrice avec ungrand étonnement. Dites-moi, depuis quand le maudit démon del’orgueil est-il entré en vous ? Eh bien ! puisque vousavez une si haute ambition que vous voulez jouer à la comtesse ou àla princesse, ayez la complaisance de prendre un amoureux, qui,pour vos beaux yeux, soit en mesure de puiser gaillardement dans lesac de la fortune, et chassez le signor Giglio, ce sans-le-sou,qui, lorsqu’il lui arrive de sentir dans sa poche un couple deducats, dépense tout en pommades parfumées et en friandises et quime doit encore deux paoli pour le col de dentelle que jelui ai lavé.

Pendant ce discours, la vieille femme avaitpréparé la lampe et elle l’avait allumée. Lorsque la lumière tombasur le visage de Giacinta, la vieille s’aperçut que des larmesamères brillaient dans ses yeux.

– Giacinta, par tous les saints,qu’as-tu, que t’est-il arrivé ? s’écria-t-elle. Eh ! monenfant, je n’ai pas voulu te fâcher. Repose-toi ; ne travaillepas si intrépidement ; la robe sera, de toute façon, finiepour l’époque fixée.

– Ah ! – dit Giacinta sans lever lesyeux de son travail, qu’elle avait repris – c’est précisément cetterobe, cette maudite robe, qui, je le crois, m’a remplie de toutessortes de folles pensées. Dites, la vieille, avez-vous jamais vudans toute votre vie une robe comparable à celle-ci en beauté et enmagnificence ? Messer Bescapi s’est vraiment surpassélui-même. Un esprit tout particulier l’inspirait lorsqu’il taillaitce superbe satin. Et puis ces splendides dentelles, ces tresseséclatantes, ces pierres précieuses qu’il nous a confiées pour lagarnir ! Pour tout au monde, je voudrais savoir quelle estl’heureuse femme qui va se parer de cette robe digne des dieux.

– Bah ! – fit la vieille Béatrice eninterrompant la jeune fille – que nous importe cela ! nousfaisons le travail et nous recevons notre argent. Mais il est vraique messer Bescapi avait une allure si mystérieuse, si bizarre… Ilfaut que ce soit au moins une princesse qui porte cette robe, et,bien que je ne sois pas curieuse d’habitude, j’aimerais que messerBescapi me dît son nom, et demain je l’entreprendrais jusqu’à cequ’il me le fît connaître.

– Non, non, – dit Giacinta, – je ne veuxpas le savoir ; je préfère me figurer que jamais une mortellene mettra cette robe et que je travaille à quelque mystérieuseparure destinée à une fée. Il me semble déjà, véritablement, queces pierres éblouissantes sont toutes sortes de petits esprits quime regardent en souriant et qui me murmurent : « Couds,couds vaillamment pour notre belle reine, nous t’aiderons, noust’aiderons. » Et quand j’entrelace ainsi dentelles et tresses,il me semble que de charmants petits êtres sautillent pêle-mêleavec des gnomes cuirassés d’or… Aïe ! Aïe !

C’était Giacinta qui poussait ces cris, car encousant le tour de gorge, elle s’était piquée fortement le doigt,si bien que le sang jaillissait comme d’une source vive.

– Ciel ! – s’écria la vieille, – queva devenir la belle robe ?

Elle prit la lampe, l’approcha du costume,pour mieux y voir, et d’abondantes gouttes d’huile s’yrépandirent.

– Ciel ! Ciel ! Que va devenirla belle robe ? – s’écria Giacinta, à demi évanouied’effroi.

Mais, bien que, à coup sûr, à la fois du sanget de l’huile fussent tombés sur la robe, ni la vieille femme niGiacinta ne purent découvrir la moindre tache. Alors Giacintacontinua de coudre vite, vite, jusqu’au moment où elle bondit deson siège en poussant un joyeux « fini !fini ! » et en levant bien haut la robe.

– Ah ! comme c’est beau ! –s’exclama la vieille Béatrice. Comme c’est superbe ! Commec’est magnifique. Non, Giacinta, jamais tes chères menottes n’ontfait quelque chose d’aussi bien. Et, sais-tu, Giacinta, il mesemble que la robe a été faite exprès pour toi, comme si messerBescapi n’avait pris des mesures sur personne autre quetoi-même !

– Quelle idée ! – répliqua Giacinta,en devenant toute rouge. Tu rêves, la vieille, suis-je donc aussigrande et aussi svelte que la dame pour qui cette robe doit êtredestinée ? Prends-la, prends-la, et conserve-la soigneusementjusqu’à demain. Fasse le ciel qu’à la lumière du jour on nedécouvre pas une méchante tache. Pauvres diablesses que noussommes, que deviendrions-nous ? Prends-la.

La vieille Béatrice hésitait.

– Il est vrai – poursuivit Giacinta, enconsidérant la robe – que pendant que j’y travaillais, je me suissouvent figuré qu’elle devait m’aller. Pour la taille, je croisêtre assez svelte et en ce qui concerne la longueur…

– Giacinina – s’écria la vieille, lesyeux brillants, – tu devines mes pensées et moi les tiennes.Portera la robe qui voudra, princesse, reine ou fée, peuimporte ; c’est ma petite Giacinta qui doit d’abordl’essayer.

– Jamais ! – fit Giacinta.

Mais la vieille femme lui prit la robe desmains, la posa soigneusement sur le fauteuil et se mit à défaireles cheveux de la jeune fille, qu’ensuite elle natta entièrement.Puis elle alla chercher dans l’armoire le petit chapeau orné defleurs et de plumes que Bescapi leur avait confié pour le garnir,comme la robe, et elle le fixa sur les boucles châtaines deGiacinta.

– Mon enfant, comme déjà le petit chapeaute va à ravir ! Mais maintenant, mais maintenant enlève tablouse.

Ainsi parla la vieille Béatrice, et elle semit à déshabiller Giacinta, qui, dans une pudeur charmante, ne futplus capable de résister.

– Hum ! – murmura la vieille femme,– cette nuque doucement arrondie, ce sein de lis, ces brasd’albâtre, la Médicéenne n’en a pas de plus beaux ; JulesRomain n’en a pas peint de plus superbes. Je voudrais bien savoirquelle princesse ne les envierait pas à ma chère enfant.

Mais, lorsqu’elle habilla la jeune fille decette splendide robe, on eût dit qu’elle était aidée par desesprits invisibles.

Tout s’ordonnait et se déployait parfaitementbien ; chaque épingle se plaçait immédiatement au bonendroit ; chaque pli s’arrangeait comme de lui-même ; iln’était pas possible de croire que la robe eût été faite pour uneautre que Giacinta elle-même.

– Oh ! par tous les saints ! –s’écria la vieille Béatrice, lorsqu’elle vit devant elle Giacintasi magnifiquement parée – tu n’es, à coup sûr, pas ma Giacinta…Oh ! Oh ! Comme vous êtes belle, ma très gracieusePrincesse ! Mais, attends, attends ! Il faut faire de lalumière, beaucoup de lumière dans la petite chambre.

Et, ce disant, la vieille femme alla cherchertoutes les chandelles bénites qu’elle avait conservées depuis lesfêtes de la Vierge et elle les alluma, si bien que Giacinta futentourée d’un rayonnement de splendeur.

Tout à fait étonnée de la haute beauté deGiacinta et encore plus de la façon gracieuse, et en même tempsdistinguée, avec laquelle celle-ci allait et venait dans lachambre, la vieille joignit les mains, en s’écriant :

– Oh ! si quelqu’un, si tout leCorso pouvait vous voir ainsi !

Au même instant, la porte s’ouvritvivement ; Giacinta s’enfuit vers la fenêtre en poussant uncri. À peine l’arrivant, un jeune homme, eut-il fait deux pas dansla chambre, qu’il resta cloué au sol, figé comme une colonne.

Tu peux, mon très cher lecteur, considérer àloisir ce jeune homme, tandis qu’il est là muet et immobile. Tuverras qu’il a à peine vingt-quatre à vingt-cinq ans et que c’estun très beau garçon. Son costume peut être qualifié d’étrange parceque, bien que la couleur et la coupe de chacune de ses partiessoient irréprochables, l’ensemble ne s’harmonise pas du tout etoffre un jeu de couleurs violemment disparates. En outre, bien quetout soit proprement entretenu, on remarque une certainepauvreté ; on s’aperçoit, au col de dentelle, que celui qui leporte n’en a qu’un autre de rechange et que les plumes dont estfantaisistement orné le chapeau, enfoncé de travers sur la tête, netiennent que péniblement grâce à des fils métalliques et à desépingles. Tu t’en rends bien compte, aimable lecteur, le jeunehomme ainsi habillé ne peut être qu’un comédien un peu vain, dontles gains ne sont guère élevés ; et il en est véritablementainsi. En un mot, c’est ce Giglio Fava qui doit à la vieilleBéatrice encore deux paoli pour le lavage d’un col dedentelle.

– Ah ! que vois-je ? – ditenfin Giglio Fava, avec autant d’emphase que s’il eût été sur lesplanches du Théâtre Argentina – est-ce un rêve qui m’illusionneencore ? Non, c’est elle-même, la divine, et il m’est permisd’oser lui adresser de hardies paroles d’amour ? Princesse, ôprincesse !

– Ne fais pas l’âne, – s’écria Giacinta,en se retournant vivement, – et garde tes farces pour les jours quivont venir.

– Ne sais-je donc pas, – répliqua Giglioaprès avoir repris haleine et avec un sourire forcé, – que c’esttoi, ma charmante Giacinta ? Mais, dis-moi, que signifie cetterobe magnifique ? Vraiment, jamais tu ne m’as parue siravissante et je ne voudrais plus te voir autrement.

– Quoi ? – dit Giacinta avecirritation. C’est donc à mon costume de satin et à mon chapeau àplumes que va ton amour ?

Et en même temps elle se glissa promptementdans la petite chambre voisine et elle en sortit bientôt, dépourvuede toute parure et ayant repris ses vêtements ordinaires. Sur cesentrefaites, la vieille Béatrice avait éteint les chandelles etsérieusement rabroué ce malavisé de Giglio qui venait ainsitroubler le plaisir que faisait à Giacinta l’essayage de la robedestinée à quelque grande dame et qui, par-dessus le marché, avaitété assez peu galant pour donner à entendre qu’une telle parureaccroissait les charmes de Giacinta et la faisait paraître plusaimable encore que d’ordinaire. Giacinta ne manqua pas d’ajouter dusien à cette verte semonce, jusqu’à ce que le pauvre Giglio, devenutout humilité et tout repentir, finît par obtenir assez de calmepour faire écouter les assurances qu’il donnait que sa surpriseavait été provoquée par une étrange coïncidence de circonstancestoutes particulières.

– Je vais te raconter la chose, –commença-t-il – je vais te raconter, ma charmante enfant, ma doucevie, quel rêve fabuleux j’ai fait hier au soir lorsque, tout épuiséet harassé du rôle du prince Taer que, tu le sais aussi bien quetout le monde, je joue à la perfection, je me jetai sur mon lit. Ilme sembla que j’étais encore sur la scène et que je me disputaisvivement avec ce sordide avare d’impresario, qui me refusaitopiniâtrement une avance de quelques misérables ducats. Ilm’accablait de toute espèce de sots reproches. Alors, je voulus,pour mieux me défendre, faire un beau geste, mais ma main rencontraà l’improviste la joue droite de l’impresario, de sorte qu’il enrésulta le son et la mélodie d’un soufflet bien appliqué. Aussitôt,l’impresario, saisissant un grand coutelas, s’élança sur moi ;je reculai et en même temps mon beau bonnet de prince, quetoi-même, ma suave espérance, tu avais si gentiment paré des plusbelles plumes qui aient jamais été arrachées à une autruche, tombaà terre. Furieux, le monstre, le barbare d’impresario se jeta surlui et perça de son coutelas le pauvre mignon, qui, dans les affresde la mort, se tordait à mes pieds en gémissant. Je voulus, commec’était mon devoir, venger l’infortuné. Mon manteau enroulé sur monbras gauche et brandissant mon glaive princier, je m’élançai surl’infâme meurtrier. Mais le voilà qui se réfugie dans une maison etqui, du haut du balcon, décharge sur moi le fusil de Truffaldino.Chose bizarre, l’éclair du coup de feu s’immobilisa et rayonnaautour de moi comme des diamants étincelants. Et, lorsque la fuméese fut peu à peu dissipée, je m’aperçus que ce que j’avais prispour l’éclair du fusil de Truffaldino n’était autre que l’exquiseparure du petit chapeau d’une dame. Oh ! par les dieux et partout le ciel ! Voici qu’une douce voix se mit à parler, – non,à chanter, – non, à exhaler, dans un accent mélodieux, un parfumd’amour : « Ô Giglio, mon Giglio ! » dit-elle.Et je vis alors un être d’un charme si divin, d’une grâce sisuprême que le brûlant sirocco d’une ardente passion envahit toutesmes veines et tous mes nerfs et que ce fleuve de feu devint unelave jaillissant du volcan enflammé de mon cœur : « Jesuis », dit la déesse, en s’approchant de moi, « je suisla princesse ».

– Comment – fit Giacinta en interrompantcoléreusement l’acteur, qui était aux anges, – tu as l’impudence derêver d’une autre personne que moi ? Tu as l’impudence dedevenir amoureux rien qu’à l’aspect d’une sotte et stupide visionqu’a fait naître le fusil de Truffaldino ?

Et ce fut alors comme un déluge de reprocheset de plaintes, d’injures et de malédictions ; et toutes lesaffirmations et toutes les assurances du pauvre Giglio, déclarantque justement la princesse de son rêve avait porté la même robe quecelle qu’il venait de voir à sa Giacinta, ne servirent absolument àrien. La vieille Béatrice elle-même, qui d’habitude n’était pasdisposée à prendre le parti du signor Sans-le-sou, comme elleappelait Giglio, se sentit prise de pitié et ne lâcha pas cetteentêtée de Giacinta, jusqu’à ce que celle-ci eût pardonné à sonamoureux le rêve qu’il avait fait, à la condition qu’il n’enparlerait jamais plus. La vieille Béatrice prépara un bon plat demacaroni, et Giglio, à qui, à l’opposé de son rêve, l’impresarioavait avancé quelques ducats, alla chercher un cornet de dragées etsortit de la poche de son manteau une fiole remplie d’un vin qui,ma foi, était assez buvable.

– Je vois que tu penses à moi, monGiglio, – dit Giacinta, en mettant dans sa bouchette un fruitconfit.

Elle permit même à Giglio de baiser le doigtqu’avait blessé la méchante aiguille et tout fut de nouveau, poureux, délices et béatitude. Mais quand le Diable se met à entrerdans la danse, les pas les plus gentils ne servent à rien. Ce futsans doute le Malin lui-même qui inspira à Giglio, lorsque celui-cieut bu quelques verres de vin, les paroles suivantes :

– Je n’aurais pas cru, que toi, ma doucevie, tu pusses être si jalouse de moi. Mais tu as raison, j’ai unphysique fort joli, je suis doué par nature de toutes sortes detalents agréables, et, mieux encore, je suis comédien. Le jeunecomédien qui, comme moi, joue divinement les princes amoureux, avecdes « oh ! » et des « ah ! » biencongruents, est un roman ambulant, une intrigue sur deux jambes,une chanson d’amour avec des lèvres pour baiser et des bras pourembrasser, une aventure sortie d’un volume pour s’incarner dans lavie et qui prend figure devant les yeux de la lectrice la plusbelle, lorsqu’elle ferme le livre. De là vient que nous exerçons unenchantement irrésistible sur les pauvres femmes qui sont folles detout ce que nous sommes et de tout ce qu’il y a en nous, ou surnous, folles de notre esprit, de nos yeux, de nos fausses pierresprécieuses, de nos plumes et de nos rubans, – peu importe leur ranget leur situation ; lavandières ou princesses, c’est la mêmechose. Eh bien ! Je te dis, ma charmante enfant, que, sicertains pressentiments secrets ne m’abusent et si un lutinmalicieux ne se joue pas de moi, vraiment, le cœur de la plus belledes princesses brûle d’amour pour moi. S’il en est ainsi oulorsqu’il en sera ainsi, tu ne m’en voudras pas, mon adorableespoir, si je ne laisse pas inexploitée cette mine d’or qui s’ouvredevant moi et si je te néglige un peu, car enfin une pauvrediablesse de modiste…

Giacinta avait écouté ce que disait Giglioavec une attention toujours croissante, tandis qu’elle serapprochait sans cesse du comédien, dans les yeux brillants de quise reflétait la vision nocturne. Et voici qu’elle bondit sur lui etqu’elle donna à l’infortuné amoureux de la belle princesse un telsoufflet que toutes les étincelles qu’avait fait jaillir le fatalfusil de Truffaldino dansèrent devant ses yeux ; après quoiGiacinta se retira dans sa chambre. Toutes les prières et lessupplications furent inutiles pour la ramener.

– Rentrez chez vous, elle a sasmorfia et il n’y a rien à faire, – dit la vieilleBéatrice. Et elle accompagna Giglio tout affligé en l’éclairantjusqu’au bas de l’étroit escalier.

La smorfia, cet étrange caprice desnatures un peu farouches que sont les jeunes filles italiennes,doit avoir quelque chose de très particulier ; car lesconnaisseurs assurent unanimement que précisément de cet étatd’esprit se dégage un charme merveilleux, d’un attrait siirrésistible que le prisonnier, au lieu de rompre ses liens aveccolère, se laisse étreindre par eux encore plus étroitement et quel’amant qui est repoussé ainsi d’une manière brutale, au lieu deprononcer un éternel addio,n’en soupire et n’en supplie sabelle que plus passionnément, comme il est dit dans la chansonpopulaire : Vien quà, Donna, bella, non far lasmorfiosella !

Celui qui te parle ainsi, cher lecteur,suppose bien que ce plaisir né du déplaisir ne peut fleurir quedans le joyeux Midi, et que cette belle floraison, fille de lamauvaise humeur, n’est pas capable de s’épanouir dans notreSeptentrion. Tout au moins dans l’endroit où il vit, il ne peutnullement comparer l’état d’esprit qu’il a souvent remarqué chezdes jeunes filles sortant de l’enfance à cette gentille« smorfiosité ». Ces jeunes filles, le ciel leur a-t-ildonné un visage agréable : voici qu’aussitôt elles en crispentles traits de la manière la plus déplorable ; tout dans lemonde est pour elles tantôt trop étroit, tantôt trop large ;il n’y a pas, ici-bas, de places qui conviennent pour leur petitepersonne ; elles supportent plutôt la torture d’une chaussuretrop étroite qu’un mot aimable ou même spirituel et elles sontterriblement fâchées que tous les jeunes gens et tous les hommes dela banlieue et de la ville soient mortellement épris d’elles, – ceà quoi, pourtant, elles pensent en elles-mêmes sans déplaisir. Iln’existe aucune expression exacte pour désigner cet état d’âme dusexe faible. La notion d’insolence qui s’y trouve impliquéeprojette ses reflets, comme dans un miroir concave, chez lesgarçons à ce moment de leur existence que les grossiers maîtresd’école allemands appellent les années de gourme…

Et pourtant il ne fallait pas du tout envouloir au pauvre Giglio si, dans l’étrange tension où se trouvaitson esprit, il rêvait, même éveillé, à des princesses et à desaventures merveilleuses. En effet, ce jour-là, lorsqu’il allait àtravers le Corso, portant déjà dans son extérieur pour une bonnemoitié la personnalité du prince Taer, de même qu’il la portaittout entière dans son intérieur, il s’était produit beaucoupd’événements extraordinaires.

Près de l’église San Carlo, justement là où larue Condotti croise le Corso, au milieu des boutiques des marchandsde saucisses et des débitants de macaroni, le Ciarlatano connu detout Rome, le Signer Celionati, avait établi ses tréteaux etdébitait au peuple assemblé autour de lui un tas de proposfollement fabuleux où il était question de chats ailés, de gnomessauteurs, de racines de mandragore, etc., – en même temps qu’ilvendait plus d’un moyen secret pour guérir l’amour inconsolable,les maux de dents et pour préserver des mauvais billets de loterieet de la goutte. Voici qu’au lointain se fit entendre une étrangemusique de cimbales, de fifres et de tambours ; aussitôt, lepeuple se dispersa et courut et se précipita à travers le Corso,vers la Porta del Popolo, en disant à grands cris :« Voyez, voyez, le Carnaval commence donc déjà ! Voyez,voyez ! »

Le peuple avait raison ; le cortège qui,par la Porta del Popolo, se dirigeait lentement vers le Corso, nepouvait raisonnablement être considéré que comme la plus étrangemascarade que l’on eût jamais vue. Sur douze petites licornesblanches comme neige, portant aux pieds des fers dorés, étaientcampés des êtres enveloppés de rouges simarres de satin, quisoufflaient gentiment dans des fifres d’argent et qui tapaient surde petites cimbales et battaient du tambour. Presque à la manièredes frères pénitents, leurs grandes robes ne laissaient visible quela place des yeux, et elles étaient garnies tout autour de galonsd’or, ce qui avait un aspect singulier. Lorsque le vent soulevaitun peu la simarre de l’un des petits cavaliers, apparaissait unpied d’oiseau dont les griffes portaient des anneaux de brillants.Derrière ces douze gracieux musiciens, deux puissantes autruchestiraient une tulipe brillante comme de l’or, fixée sur un train deroues, tulipe dans laquelle était assis un petit vieillard avec unelongue barbe blanche, vêtu d’une simarre d’argent et portant,renversé sur sa tête vénérable, en guise de bonnet, un entonnoird’argent. Le vieillard, qui avait sur son nez d’énormes lunettes,lisait très tranquillement dans un grand livre qu’il tenait ouvertdevant lui. Il était suivi de douze nègres, richement habillés,armés de longues lances et de sabres courts, qui, chaque fois quele petit vieillard tournait une feuille du livre, en faisantentendre en même temps d’un ton fluet et très aigu les sons« Kurripire… hsi… lix… iii », chantaient avec des voixaux accents puissants, « Bram… bure… bil… bal… À la monsaKikiburra… son… ton… »

Derrière les nègres chevauchaient, sur douzehaquenées dont la couleur semblait de l’argent pur, douze figuresenveloppées presque comme les musiciens, avec cette différence queleurs simarres étaient richement brodées de perles et de diamantssur un fond d’argent et que leurs bras étaient nus jusqu’auxépaules. L’admirable plénitude et la perfection de ces bras, ornésdes bracelets les plus magnifiques, auraient suffi à fairecomprendre que sous ces simarres devaient être cachées des dames dela plus grande beauté ; en outre, chacune d’elles, tout enchevauchant, faisait avec beaucoup d’application du filet, et à ceteffet de grands coussins de velours étaient fixés entre lesoreilles des haquenées. Ensuite venait un grand carrosse quiparaissait tout en or et qui était tiré par huit mulets des plusbeaux, caparaçonnés d’or, que conduisaient, avec des rênes garniesde diamants, de petits pages très gentiment vêtus de pourpoints deplumes aux couleurs bariolées. Ces mulets secouaient leurs grandesoreilles avec une dignité indescriptible et puis ils faisaiententendre des sons semblables à ceux d’un harmonica, après quoi,eux-mêmes ainsi que les pages qui les conduisaient poussaient uncri spécial, qui s’harmonisait de la façon la plus gracieuse.

Le peuple se pressait autour du cortège et ilvoulait voir ce qu’il y avait dans le carrosse, mais iln’apercevait que le Corso et que lui-même, car les fenêtres ducarrosse étaient faites de glaces. Plus d’une personne qui se vitde cette façon crut sur le moment être assise elle-même dans lamagnifique voiture, et elle n’en revenait pas de joie, – comme cefut le cas de la multitude entière lorsqu’elle fut saluée avec uneextrême gentillesse et une bonne grâce infinie par un petitPulcinella dressé sur le toit du carrosse et qui était vraimentagréable à voir. Dans l’explosion de cette joie générale, c’est àpeine si l’on fit encore un peu attention au brillant cortège quisuivait et était constitué par des musiciens, des nègres et despages habillés comme les premiers et au milieu desquels il y avaitencore quelques singes portant des costumes aux couleurs les plustendres et du meilleur goût et qui, avec une mimique parlante,dansaient sur les jambes de derrière et faisaient des cabrioles.Ainsi le pittoresque cortège descendit le Corso, en traversant lesrues, jusqu’à la place Navona, et il s’arrêta devant le palais duPrince Bastianello di Pistoia.

Le grand portail du palais s’ouvrit, levacarme populaire cessa soudain et dans un silence de mort,résultant de l’étonnement le plus profond, on considéra lespectacle merveilleux qui se produisit alors. Montant l’escalier demarbre et traversant l’étroite porte, tout cela : chevaux,mulets, carrosse, autruches, dames, nègres et pages, pénétra sansaucune difficulté à l’intérieur du palais, et un« Ah ! » multiplié par mille voix remplit l’airlorsque le portail se fut refermé avec un bruit de tonnerre, aprèsque les derniers vingt-quatre nègres y furent entrés, en fileéclatante.

Le peuple demeura là longtemps à badauder envain, mais dans le palais tout restait calme et silencieux et lemonde attroupé au-dehors n’était pas sans avoir envie de donnerassaut à ce lieu où se trouvait maintenant dissimulé à ses yeux lecortège fabuleux ; ce n’est qu’avec peine que les sbires ledispersèrent.

Alors tout remonta le Corso. Mais devantl’église San Carlo, le signor Celionati, qu’on avait délaissé,était encore sur son estrade et il s’écriait et tempêtaitterriblement :

– Peuple naïf et stupide ! pourquoicourez-vous, pourquoi, pauvres gens, vous précipitez-vous aussifollement et aussi insensément, en abandonnant votre braveCelionati ? Vous auriez dû rester ici et écouter de la bouchedu plus sage et du plus expérimenté des philosophes et des adeptesce que signifie tout ce que vous avez regardé, les yeux grandsouverts et bouches bées, comme une multitude d’enfants niais.Cependant, je veux bien tout vous révéler ; écoutez, écoutezqui est entré dans le palais ; écoutez, écoutez quiactuellement secoue la poussière de ses manches dans le palaisPistoia.

Ces paroles arrêtèrent brusquement le couranttourbillonnant de la circulation populaire et chacun maintenant sepressait autour de l’estrade de Celionati, en le regardant avec unevive curiosité.

– Citoyens de Rome, – commença Celionatiavec emphase, – réjouissez-vous, soyez pleins d’allégresse, jetezhaut dans les airs vos bonnets, vos chapeaux ou quoi que vouspuissiez porter sur la tête. Il vient de vous arriver un grandbonheur ; car est entrée dans vos murs la célèbre princesseBrambilla, de la lointaine Éthiopie, merveille de beauté et en mêmetemps si riche en inépuisables trésors qu’elle pourrait sansdifficulté faire paver le Corso avec les diamants et les brillantsles plus magnifiques. Qui sait ce qu’elle fera pour votrejoie ? Certes, parmi vous il y en a beaucoup qui ne sont pasdes ânes et qui connaissent leur histoire. Ceux-là sauront que lasérénissime princesse Brambilla est une arrière-petite-fille dusage roi Cophetua, qui a bâti Troie, et que son grand-oncle est legrand Roi de Serendipo, un aimable seigneur qui ici, devant SanCarlo, parmi vous, mes chers enfants, s’est régalé de macaronijusqu’à ne plus pouvoir en faire entrer dans son gosier. Sij’ajoute encore que la très haute dame Brambilla a été tenue surles fonts baptismaux par la reine des tarots en personne, qui a nomTartagliona, et que c’est Pulcinella lui-même qui lui a appris àjouer du luth, vous en saurez assez pour être bouleversés destupéfaction. Ne vous gênez pas du tout pour cela, braves gens.Grâce à mes sciences occultes, grâce à la magie blanche, noire,jaune et bleue, je sais qu’elle est venue parce qu’elle croittrouver parmi les masques du Corso l’ami de son cœur, son fiancé,le prince assyrien Cornelio Chiapperi, qui a quitté l’Éthiopie pourse faire arracher ici, à Rome, une molaire, opération que j’aieffectuée avec succès. Cette dent, vous la voyez ici devant vosyeux.

Celionati ouvrit une petite boîte dorée, ensortit une dent très blanche, très longue et très pointue qu’ilexhiba le bras en l’air. Le peuple poussa alors bruyamment des crisde joie et de ravissement et il acheta avec empressement lesreproductions de la dent princière que le Ciarlatano ne manqua pasde mettre en vente.

– Voyez, bonnes gens, – continua ensuiteCelionati, – lorsque le prince assyrien Cornelio Chiapperi eut subil’opération avec patience et fermeté, il lui sembla être devenuétranger à lui-même, sans savoir comment cela s’était fait.Cherchez, braves gens, le prince assyrien Cornelio Chiapperi,cherchez-le dans vos chambres, dans vos caves, dans vos cuisines etdans vos armoires. Celui qui le trouvera et qui le ramènera intactà la princesse Brambilla recevra une récompense de cinq fois centmille ducats. C’est là le prix que la princesse Brambilla a mispour sa tête, – non compris le contenu très agréable et qui n’estpas petit, l’intelligence et l’esprit ! Cherchez, braves gens,cherchez. Mais, pourrez-vous découvrir le prince assyrien CornelioChiapperi, même s’il est là devant votre nez ? Oui,pourrez-vous apercevoir la très sérénissime princesse, même si ellepasse tout contre vous ? Non, vous ne le pourrez pas si vousne vous servez pas des lunettes que le savant mage hindouRaffiamonte a taillées lui-même. Et ce sont ces lunettes que parpur amour du prochain et pure miséricorde je vais vous offrir,pourvu que vous ne plaigniez pas les paoli.

Et, cela dit, le Ciarlatano ouvrit une caisseet en tira une quantité de lunettes d’une grandeur démesurée.

Si déjà le peuple s’était fort disputé pouravoir les molaires princières, l’empressement fut encore plus vifautour des lunettes. Des paroles, on en vint à la bousculade et auxcoups, si bien que, finalement, à la mode italienne, les couteauxse mirent à luire, que les sbires durent encore une foisintervenir, comme tout à l’heure devant le palais, pour disperserle populaire.

Tandis que tout cela se passait, Giglio Fava,plongé dans une profonde rêverie, était toujours immobile devant lepalais et regardait fixement les murs qu’il avait vus engloutir leplus étrange de tous les cortèges masqués et cela d’une façon toutà fait inexplicable. Par un phénomène singulier, il ne pouvait pasmaîtriser un certain sentiment, qui était à la fois désagréable etdoux et qui s’était complètement emparé de son être. Chose plussingulière encore, il se sentait amené à mettre en corrélation avecce cortège extraordinaire le rêve de la princesse qui, née del’éclair du coup de feu, s’était jetée dans ses bras ; et mêmeil avait comme une sorte de pressentiment que nulle autre personnen’avait été assise dans le carrosse tout orné de glaces que laprincesse de son rêve. Voici qu’un coup léger frappé sur son épaulele réveilla de cette songerie ; le Ciarlatano était devantlui.

– Hé ! – commença à dire Celionati,– hé ! mon bon Giglio, vous avez eu tort de m’abandonner et dene pas m’acheter une molaire princière et des lunettesmagiques.

– Allez-vous-en donc – répliqua Giglio, –avec vos farces puériles et avec toutes les extravagances que vousdébitez au peuple pour vous défaire de votre pacotille qui ne vautrien du tout.

– Oh ! Oh ! – fit Celionati. Nefaites pas tant le fier, mon jeune monsieur. Je voudrais que vousayez, de cette pacotille que vous vous plaisez à qualifier de sansvaleur, plus d’un excellent arcanum, mais, avant tout, ce talismanqui vous donnerait la force d’être un parfait, très bon ou tout aumoins passable comédien, puisque actuellement vous jouez de nouveaud’une manière si misérable.

– Quoi ! – s’écria Giglio irrité, –quoi ! Signor Celionati, vous avez l’impudence de meconsidérer comme un misérable comédien ? Moi qui suis l’idolede Rome ?

– Mon mignon, – répliqua Celionati trèsposément, – vous vous l’imaginez seulement ; mais il n’y a pasun mot de vrai là-dedans. Si parfois il y a eu en vous un espritparticulier qui vous a fait réussir plus d’un rôle, vous allezperdre aujourd’hui irrévocablement le peu d’applaudissements et degloire que cela vous a valu. Car, vous le voyez, vous avezcomplètement oublié votre prince Taer et, si peut-être son image seglisse encore en vous, elle est muette, figée et vous ne pouvezplus la vivifier. Tout votre esprit est rempli d’une visionétrange, et vous pensez, maintenant, que l’objet de cette visionvient d’entrer là-bas, dans le carrosse de glaces, au sein dupalais Pistoia. Remarquez-vous que je pénètre le fond de votreêtre ?

Giglio baissa la tête en rougissant.

– Signor Celionati, – murmura-t-il, –vous êtes vraiment un homme très singulier. Vous disposez sansdoute de forces merveilleuses qui vous font deviner mes pensées lesplus secrètes. Et, à côté de cela, votre conduite et votre attitudefolles devant le peuple… Je ne peux pas accorder les deuxchoses ; mais donnez-moi une de vos grandes lunettes.Celionati rit bruyamment.

– Oui, – s’écria-t-il, – vous êtes touspareils. Lorsque vous avez la tête claire et l’estomac en bon état,vous ne croyez à rien d’autre que ce que vous pouvez toucher avecvos mains ; mais si vous êtes atteints d’indigestion, qu’ellesoit morale ou physique, vous vous précipitez avidement vers toutce que l’on vous offre. Oui, oui. Ce Professorequibrandissait les foudres de son excommunication sur moi et sur tousles moyens occultes du monde, ne se rendait-il pas furtivement, lelendemain, avec une gravité tristement pathétique, au bord du Tibrepour y jeter dans l’eau, comme une vieille mendiante le lui avaitconseillé, la pantoufle de son pied gauche, parce qu’il croyaitainsi noyer la fièvre maligne qui le faisait tant souffrir !Et ce sage Signor, le plus sage de tous les signori, ne portait-ilpas dans un pli de son manteau de la poudre de racine de crucifère,pour mieux jouer au ballon ? Je le sais, Signor Fava, vousvoulez, grâce à mes lunettes, apercevoir la princesse Brambilla, lavision de votre rêve ; mais vous n’y réussirez pasimmédiatement. Néanmoins, prenez les lunettes et essayez-les.

Plein de curiosité, Giglio saisit les belleslunettes toutes luisantes et d’une grandeur démesurée que luitendait Celionati et il regarda vers le palais. Chose étrange, lesmurs lui semblaient devenir du cristal transparent ; mais rienqu’une confusion vague et désordonnée de toute espèce de figuresbizarres ne s’offrit à sa vue et ce n’est que par instants qu’unrayon magique traversait son être, annonciateur de la charmanteimage qui paraissait chercher en vain à se dégager de ce chaosgrotesque.

– Que tous les diables de l’enfer vousrompent le cou – s’écria soudain une voix terrible, aux oreilles deGiglio, qui était plongé dans sa contemplation et qui en même tempsse sentit empoigné par une épaule, – que tous les diables vousrompent le cou ! Vous allez causer ma ruine. Dans dix minutesle rideau va se lever ; vous jouez dans la première scène etvous êtes là à badauder, comme un stupide fou, devant les vieillesmurailles de ce palais désert.

C’était l’impresario du théâtre où jouaitGiglio, qui, dans la sueur d’une angoisse mortelle, avait parcourutout Rome à la recherche de son primo amoroso disparu etqui, enfin, le trouvait à l’endroit où il s’y attendait lemoins.

– Un instant ! – s’écria Celionati.Et en même temps il saisit par les épaules, avec une poigne bienassurée, le pauvre Giglio qui, comme un piquet qu’on enfonce avecle mouton, ne pouvait pas bouger. – Un instant ! – Et puis,plus bas, il ajouta :

– Signor Giglio, il est possible quedemain, sur le Corso, vous voyiez l’image de vos rêves. Mais vousseriez un grand fou de vous attifer d’un beau travesti ; celavous empêcherait d’apercevoir la divine personne. Plus vous serezgrotesque, plus vous serez épouvantable, mieux ça ira. Par exemple,un nez formidable portant mes lunettes avec dignité et tranquillitéd’âme ! Car mes lunettes, vous ne devez pas les oublier.

Celionati lâcha Giglio et aussitôtl’impresario s’en alla en courant avec son amoroso, –aussi impétueux que l’ouragan.

Dès le lendemain, Giglio ne manqua pas de seprocurer un travesti qui, suivant le conseil de Celionati, luiparut assez grotesque et épouvantable ; une étrange coiffureornée de deux grandes plumes de coq, un masque avec un nez rouge,en forme de crochet et dépassant par sa longueur et son aquilinitétoutes les outrances des nez les plus exagérés, un pourpoint, avecde gros boutons, qui n’était pas sans ressembler à celui deBrighella, et une large épée de bois. L’abnégation dont faisaitmontre Giglio pour accepter de revêtir tout cela disparut lorsque,tout d’abord, il vit qu’un pantalon descendant jusqu’à sespantoufles allait voiler le plus charmant « piédestal »sur lequel jamais se fût dressé et eût déambulé un primoamoroso.

– Non, – s’écria Giglio, – iln’est pas possible que la très gracieuse dame ne fasse pasattention à une taille bien proportionnée ; et il n’est paspossible non plus qu’elle ne soit pas effarouchée par ce méchantdéguisement qu’on me propose. Je veux imiter cet acteur qui,lorsque, dans un affreux déguisement, il jouait le monstre bleu dela pièce de Gozzi, eut l’idée de montrer, sous la patte mouchetéedu chat-tigre qu’il représentait, la main admirablement faite dontla nature l’avait gratifié, et qui ainsi conquit les cœurs desdames, même avant d’avoir repris sa forme personnelle. Ce que lamain fut pour lui, le pied l’est pour moi.

Cela dit, Giglio enfila une jolie culotte desoie couleur bleu de ciel avec des raies d’un rouge sombre, puis ilmit des bas roses et des souliers blancs avec de légers rubansrouge foncé, ce qui avait un air charmant, mais faisait uncontraste assez singulier avec les autres parties de soncostume.

Giglio croyait tout bonnement que la princesseBrambilla viendrait au-devant de lui dans tout son éclat et toutesa magnificence, entourée du cortège le plus brillant, mais, commeil ne vit rien de tout cela, il pensa que, puisque Celionati luiavait dit qu’il ne pourrait apercevoir la princesse qu’au moyen deslunettes magiques, cela signifiait que la divine lui apparaîtraitsous n’importe quel bizarre travesti.

Alors Giglio monta et descendit le Corso, enexaminant simplement tous les masques féminins, sans se soucier desagaceries dont il était l’objet, jusqu’à ce qu’enfin il se trouvâtdans un endroit assez écarté.

– Excellent Signor ! Mon cher etbrave Signor ! – s’entendit-il apostropher par une voixgrasseyante.

Il aperçut devant lui un gaillard dont legrotesque fou dépassait tout ce qu’il avait jamais vu dans cegenre. Le masque, avec la barbe pointue, les lunettes, les poils dechèvre, la position du corps penché en avant et le dos courbé,ainsi que le pied droit posé devant l’autre, tout cela semblaitindiquer qu’il s’agissait d’un Pantalon ; mais la coiffurefaisant une pointe sur le devant et ornée de deux plumes de coq nes’accordait pas du tout avec le type de ce personnage. Lepourpoint, la culotte et la petite épée de bois placée au côtédisaient manifestement que c’était là le brave Pulcinella.

– Excellent Signor, – dit à Giglio leSignor Pantalon (ainsi appellerons-nous le masque, malgré lesmodifications apportées à son costume traditionnel), – monexcellent Signor ! Quel jour heureux me vaut le plaisir etl’honneur de vous rencontrer ? Ne seriez-vous pas de mafamille ?

– Autant j’en serais ravi, mon cherSignor, – répondit Giglio en s’inclinant courtoisement, – car vousme plaisez extraordinairement, autant j’ignore de quelle façon uneparenté quelconque…

– Ô ciel ! – fit Pantalon eninterrompant Giglio – n’avez-vous jamais été en Assyrie, excellentSignor ?

– J’ai, répondit Giglio, comme un vaguesouvenir qu’un jour j’avais commencé d’en faire le voyage, mais jene pus atteindre que Frascati, où le coquin de vetturinome jeta à terre devant la porte, de sorte que ce nez…

– Mon Dieu – s’écria Pantalon. Ainsi ilest donc vrai ? Ce nez, ces plumes de coq… mon très cherPrince ? Ô mon Cornelio !… Mais je m’aperçois que la joiede m’avoir retrouvé vous fait pâlir ?… Ô mon prince, rienqu’une petite gorgée, une seule petite gorgée…

Ce disant, Pantalon leva la grande bouteilleclissée qui était posée à terre devant lui et il la tendit àGiglio. Aussitôt, une fine vapeur rougeâtre sortit de la bouteilleet se condensa sous l’apparence du charmant visage de la princesseBrambilla, et l’adorable petite image monta hors de la bouteille,mais seulement jusqu’à mi-corps, en tendant ses menus bras àGiglio. Celui-ci, tout éperdu de ravissement, s’écria :

– Oh ! sors donc tout entière, queje puisse te voir dans toute ta beauté !

Alors une forte voix retentit bruyamment à sonoreille :

– Comment, fat et poltron, avec ton bleude ciel et ton rose, comment peux-tu te faire passer pour le princeCornelio ? Va te coucher et dors bien, maraud que tu es.

– Insolent ! – s’écria Giglio ensursautant.

Mais les masques, ondoyant comme une boule, sepressaient autour d’eux, et voilà que Pantalon, avec sa bouteille,était disparu sans laisser la moindre trace.

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