Robin Hood, le proscrit – Tome II

Chapitre 4

 

Marianne tint parole et, en dépit de la doucerésistance de Robin, elle établit sa demeure sous les grands arbresde la forêt de Sherwood. Allan Clare, qui, nous l’avons dit,possédait une magnifique résidence dans la vallée de Mansfeld, neput décider sa sœur à venir s’y fixer avec Christabel, Marianneétant fermement résolue à ne point quitter son mari.

Aussitôt après son mariage, le chevalier avaitfait offrir à Henri II de lui vendre ses propriétés duHuntingdonshire aux deux tiers de leur valeur, à la condition qu’ilconfirmerait par des lettres patentes son union avec ladyChristabel Fitz Alwine. Henri II, qui recherchait avidement toutesles occasions de réunir à la couronne les plus riches domaines del’Angleterre, accepta cette proposition et, par un acte spécial, ilconfirma le mariage des deux jeunes gens. Allan Clare avait misdans sa démarche tant d’adresse et de promptitude, le roi s’étaitmontré si heureux de pouvoir conclure la négociation d’une manièredéfinitive, que tout était terminé lorsque l’évêque d’Hereford etle baron Fitz Alwine arrivèrent à la cour.

Il va sans dire que le prélat et le seigneurnormand excitèrent contre Robin Hood toute la colère du roi. À leurinstante demande, Henri II accorda à l’évêque le droitd’appréhender au corps le hardi outlaw et de lui infliger sansretard ni miséricorde la suprême punition.

Tandis que les deux Normands conspiraientcontre le bonheur de Robin Hood, celui-ci, au comble de ses désirs,vivait insouciant et tranquille sous les verts ombrages de la forêtde Sherwood.

Will Écarlate, en possession de sa bien-aiméeMaude, était l’homme le plus heureux du monde. Doué par le cield’une ardente imagination, William s’était figuré que le bonheursuprême était une femme comme Maude, et il l’avait naïvement paréede tous les charmes d’un ange. Maude connaissait toute l’étendue decette flatteuse affection et elle s’efforçait de ne pas descendredu piédestal que lui avait élevé l’amour de son mari. À l’exemplede Robin Hood et de Marianne, Will et sa femme avaient établi leurdemeure dans la forêt, et ils y vivaient ensemble dans la plusjoyeuse harmonie.

Robin Hood aimait le beau sexe, d’abord parinclination naturelle, puis ensuite en l’honneur de la charmantecréature qui portait son nom. Les compagnons de Robin Hoodpartageaient les sentiments de respect et de sympathie que luiinspiraient les femmes ; aussi les jeunes filles du voisinagepouvaient-elles traverser, sans crainte d’une fâcheuse rencontre,les sentiers de la forêt. Si le hasard mettait en présence de cesjolies promeneuses un des hommes de la bande, elles étaientgracieusement engagées à prendre part à une collation ; puis,le repas terminé, on leur donnait une escorte pour traverser lebois, et il n’y a jamais eu d’exemple qu’une jeune fille se soitplaint de la conduite de ceux qui lui avaient servi de guide. Dèsque la bienveillante courtoisie des forestiers fut connue, larenommée la promulgua au loin, et un grand nombre de fillettes auxyeux brillants, aux pas presque aussi légers que leurs cœurs,s’aventurèrent à travers les vallées et les ombrages deSherwood.

Le jour des noces de Robin, il y eut un grandnombre de jeunes misses au doux visage dont le cœur s’enflamma aucontact du beau couple. Tout en dansant, les blondes filles d’Èvejetèrent de furtifs regards sur leurs aimables cavaliers, etparurent fort surprises d’avoir pu les redouter un seul instant, sedisant tout bas qu’il devait être bien agréable de partagerl’existence aventureuse des hardis compagnons. Dans toutel’innocence de leurs jeunes cœurs, elles laissèrent pénétrer cesecret désir, et les forestiers ravis songèrent aussitôt à tirer lemeilleur parti possible de la situation. Alors les belles filles deNottingham s’aperçurent que le langage des hommes de Robin Hoodétait ainsi que leurs regards, d’une irrésistible éloquence.

Le résultat de cette découverte fut que lefrère Tuck se vit accablé de besogne, occupé qu’il était du matinjusqu’au soir à bénir des mariages. Tout naturellement le bon moinemanifesta le désir de savoir si ces multiples unions n’étaientpoint une épidémie d’un caractère particulier, et combien depersonnes devaient encore y succomber. Mais sa question resta sansréponse. Après être arrivée à son apogée, la rage des mariagess’abattit, les cas devinrent plus rares ; néanmoins il estcurieux d’observer que les symptômes se montrèrent toujours aussiviolents, et qu’ils se maintiennent encore de nos jours.

La petite colonie de la forêt vivait doncjoyeusement. La cave dont nous avons parlé avait été divisée encellules et en appartements qui ne servaient guère que de chambresà coucher. Les vastes clairières servaient de salon et de salle àmanger, et pendant l’hiver seulement on avait recours à l’asilesouterrain. Il est difficile de s’imaginer combien l’existence deces hommes était douce et tranquille. Presque tous d’originesaxonne, et attachés les uns aux autres comme le sont les membresd’une même famille, la plupart avaient eu à souffrir de la cruelleoppression des envahisseurs normands.

Deux classes de la société étaientparticulièrement tributaires de la bande de Robin Hood : lesriches seigneurs normands et les gens d’Église ; les premiers,parce qu’ils avaient enlevé aux Saxons leurs titres de noblesse etl’héritage de leurs pères ; les seconds, parce qu’ilsaugmentaient sans cesse, aux dépens du peuple, leurs richesses déjàsi considérables. Robin Hood imposait des contributions auxNormands ; mais ces contributions, très onéreuses, il estvrai, se prélevaient sans combat ni effusion de sang. Les ordres dujeune chef étaient strictement observés, car la désobéissanceentraînait la peine de mort. La sévérité de cette discipline avaitdonné une excellente réputation à la troupe de Robin Hood, dont onconnaissait le caractère loyal et chevaleresque. Plusieursexpéditions furent vainement tentées pour contraindre la bande desjoyeux hommes à abandonner leur retraite ; puis les autorités,lasses d’une lutte sans résultat, cessèrent leur poursuite, etl’indifférence de Henri II finit par obliger les Normands àsupporter le dangereux voisinage de leurs ennemis.

Marianne trouvait l’existence de la forêtbeaucoup plus agréable qu’elle n’avait osé l’espérer : elleétait faite (la jeune femme le disait en riant) pour être la reinebien-aimée de cette joyeuse tribu. Les hommages de respect,d’affection et de dévouement qui entouraient Robin flattaientsingulièrement l’amour-propre de Marianne, qui se montrait fièred’appuyer sa faiblesse au bras protecteur du vaillant jeune homme.Si Robin Hood avait su conquérir et garder l’affection de sa troupeen témoignant à tous une tendresse constante, une amitié sincère,il avait su également se ménager sur eux une autorité absolue.

La belle forêt de Sherwood offrait à Mariannede charmantes distractions : tantôt elle parcourait avec sonmari les pittoresques sinuosités du bois, tantôt elle s’amusait àapprendre les jeux alors en usage. Grâce aux soins de Robin, ellepossédait une rare et précieuse collection de faucons, et elleapprit à les faire voler d’une main sûre et expérimentée. Mais lejeu préféré de Marianne était celui de l’arc. Avec une infatigablepatience, Robin initiait la jeune femme à tous les mystères de lascience des archers ; Marianne suivait exactement les leçonsqui lui étaient données, et jamais élève ne se montra plus docileni plus attentive ; aussi devint-elle en peu de temps unarcher de première force. C’était pour Robin et pour les joyeuxhommes un charmant spectacle que de voir Marianne, vêtue d’unjustaucorps vert de Lincoln, tendre son arc ; sa taillemajestueuse et souple se cambrait légèrement, sa main gaucheretenait l’arc tandis que la droite, gracieusement recourbée,ramenait la flèche vers son oreille. Lorsque Marianne eut compristous les secrets d’un art qui avait rendu Robin si célèbre, elleacquit également une immense renommée. L’inimitable adresse de lajeune femme excitait au plus haut point l’admiration et le respectdes habitants de la forêt, et les alliés de la troupe, citoyens dela ville de Mansfeld et de celle de Nottingham, accouraient enfoule pour être témoins de la merveilleuse habileté deMarianne.

Une année s’écoula, année de joie, de bonheuret de fête. Allan du Val (nous désignerons maintenant le chevaliersous le nom de sa propriété) était devenu père : il avait reçudu ciel la bénédiction d’une fille ; Robin et Williampossédaient chacun un superbe garçon, et une série de bals et deréjouissances célébra ces joyeux événements.

Un matin, Robin Hood, Will Écarlate etPetit-Jean se trouvaient réunis sous un arbre, appelé l’arbre duRendez-Vous, parce qu’il servait en toute occasion de point deralliement à la troupe, lorsqu’un léger bruit se fit entendre.

– Écoutez ! dit vivementRobin ; le pas d’un cheval résonne dans la clairière ;allez voir si un convive nous arrive ; vous me comprenez,Petit-Jean ?

– Sans doute, et je vous amènerai lecavalier s’il mérite l’honneur de partager votre repas.

– Il sera deux fois le bienvenu, repritRobin en riant ; car je commence à ressentir les atteintes dela faim.

Petit-Jean et Will se glissèrent à travers lefourré dans la direction du chemin suivi par le voyageur, etbientôt ils furent placés de façon à l’apercevoir.

– Par la sainte messe ! le pauvrediable a une triste tournure, dit William avec un fin sourire, etje gage que sa fortune lui cause peu d’embarras.

– J’avoue en effet que ce cavalier al’air bien misérable et bien accablé, répondit Petit-Jean ;mais peut-être la pauvreté de cet extérieur n’est-elle qu’unehabile mise en scène. Grâce à son apparente misère, ce voyageurcroit pouvoir traverser impunément la forêt de Sherwood. Nousallons lui apprendre que, s’il est enclin à la dissimulation, noussommes aussi rusés que lui.

Quoique revêtu d’un costume de chevalier, levoyageur inspirait au premier regard un sentiment de commisération.Ses vêtements flottaient à l’aventure, comme si le chagrin l’eûtrendu peu soucieux de conserver les apparences d’une miseconvenable ; le capuchon de sa robe tombait derrière son cou,et sa tête, inclinée dans l’attitude de la réflexion, attestait uneprofonde douleur. L’étranger fut soudain arraché à sa rêverie parla voix de basse-taille du gigantesque Petit-Jean.

– Bonjour, sir étranger, cria notre amien s’avançant à la rencontre du voyageur ; soyez le bienvenudans la verte forêt ; on vous attend avec impatience.

– On m’attend ? interrogea l’inconnuen arrêtant sur le visage épanoui de Jean son regard plein detristesse.

– Oui, seigneur, reprit Will Écarlate,notre maître vous a fait chercher partout, et voilà bien près detrois heures qu’il désire votre arrivée afin de pouvoir se mettre àtable.

– Personne ne peut m’attendre, réponditl’étranger d’un air soucieux, vous vous méprenez, ce n’est pas moiqui suis le convive attendu par votre maître.

– Je vous demande pardon, messire, c’estbien vous ; il avait appris que vous deviez traverseraujourd’hui la forêt de Sherwood.

– Impossible, impossible, répétal’étranger.

– Nous disons la vérité, reprit Will.

– Quel est le nom de celui qui se montresi courtois envers un pauvre voyageur ?

– Robin Hood, répondit Petit-Jean endissimulant un sourire.

– Robin Hood, le célèbre forestier ?demanda l’étranger d’un ton de visible surprise.

– Lui-même, messire.

– Depuis longtemps on me parle de lui,ajouta le voyageur, et sa noble conduite m’inspire une véritablesympathie. Je suis très heureux de rencontrer l’occasion de metrouver avec Robin Hood ; c’est un cœur loyal et fidèle.J’accepte donc avec joie sa bienveillante invitation, bien que jene puisse comprendre qu’il ait été averti de mon passage sur sesdomaines.

– Il se fera un plaisir de vousl’apprendre lui-même, répondit Petit-Jean.

– Alors, que votre volonté soit faite,brave forestier ; montrez-moi le chemin, j’y marcherai sur vostraces.

Petit-Jean prit le cheval du voyageur par labride et l’engagea dans le sentier qui devait aboutir au carrefouroù se tenait Robin. Will forma l’arrière-garde.

Petit-Jean n’avait pas douté un seul instantque cette apparence de chagrin et de pauvreté ne fût un masque pourservir de passeport au cas d’une fâcheuse rencontre, tandis queWilliam pensait, plus justement peut-être, que le voyageur était unpauvre dont on n’obtiendrait d’autre satisfaction que celle de luivoir manger un excellent dîner.

L’étranger et ses guides arrivèrent bientôtauprès de Robin Hood. Celui-ci salua le nouveau venu, et, frappé deson extérieur misérable, il se prit à l’examiner tandis qu’ilrajustait tant bien que mal ses pauvres vêtements. Un air desuprême distinction accompagnait les gestes de l’inconnu, et Robinen arriva bientôt à la même conclusion que Petit-Jean :c’est-à-dire que le voyageur affectait cette soucieuse mélancolieet ce délabrement de toilette dans la prudente intention deprotéger sa bourse.

Néanmoins le jeune chef accueillit avec unegrande bienveillance le triste inconnu ; il lui offrit unsiège, et donna l’ordre à un de ses hommes de prendre soin ducheval de son hôte.

Un repas délicieux fut servi sur le gazon, et,comme le dit une vieille ballade :

Le pain, le vin et les cuissots de chevreuil

Y étaient servis à profusion ;

Il n’y manquait aucun des hôtes du bois,

Pas même les petits oiseaux des haies.

Comme on le voit, malgré la triste apparencede son convive, Robin n’avait pas failli à sa réputation degénéreuse hospitalité. Si le chagrin aiguise l’appétit, nous devonsreconnaître que l’étranger avait beaucoup de chagrin. Il attaquaitles plats avec l’ardeur d’un estomac qui vient de subir un jeûne devingt-quatre heures, et il faisait descendre les mets avec desgorgées de vin qui donnaient la preuve de l’excellence du liquide,ou bien encore que le chagrin a pour effet de profondémentaltérer.

Après le repas, Robin et son hôte s’étendirentsous le majestueux ombrage des grands arbres et parlèrent à cœurouvert. Les opinions que le chevalier professait sur les hommes etsur les choses donnaient bonne opinion de lui à Robin, et, en dépitde la pauvre mine de son convive, le jeune chef ne pouvait croire àla sincérité de son apparente misère. De tous les vices, celui queRobin détestait le plus était la dissimulation ; sa naturefranche et ouverte n’aimait pas à rencontrer la ruse. Aussi, malgrél’estime réelle que lui inspirait le chevalier, résolut-il de luifaire largement payer les frais du repas. L’occasion de mettre sondésir en œuvre se présenta bientôt ; car, après avoirdéblatéré contre l’ingratitude humaine, l’étrangerajouta :

– J’éprouve un si profond mépris pour cevice, qu’il ne m’étonne plus ; mais je puis affirmer que de mavie je ne m’en rendrai coupable. Permettez-moi, Robin Hood, de vousremercier de tout mon cœur de votre amicale réception, et si jamaisune circonstance heureuse pour moi vous conduit dans le voisinagede l’abbaye de Sainte-Marie, n’oubliez pas que vous trouverez auchâteau de la Plaine une affectueuse et cordiale hospitalité.

– Seigneur chevalier, répondit le jeunehomme, les personnes que je reçois dans la verte forêt ne subissentjamais l’ennui de ma visite. À ceux qui ont réellement besoin de lacharité d’un bon repas, je donne avec plaisir une place à matable ; mais je me montre moins généreux envers les voyageursqui peuvent payer mon hospitalité. Je craindrais de blesserl’orgueil d’un homme favorisé des dons de la fortune si je luidonnais gratuitement mes venaisons et mon vin. Je trouve plusconvenable et pour lui et pour moi de lui dire : « Cetteforêt est une auberge, j’en suis l’hôtelier, mes joyeux hommes ensont les serviteurs. Comme de nobles hôtes, payez libéralement ceque vous avez reçu. »

Le chevalier se mit à rire.

– Voilà, dit-il, une plaisante manièred’envisager les choses, et une façon ingénieuse de lever desimpôts. J’ai entendu vanter il y a quelques jours la façoncourtoise avec laquelle vous débarrassez les voyageurs du superflude leur richesse ; mais je n’avais jamais eu des explicationsaussi claires que celles-ci.

– Eh bien ! seigneur chevalier, jevais compléter ces explications.

En parlant ainsi, Robin prenait un cor dechasse et le portait à ses lèvres. Petit-Jean et Will Écarlateaccoururent à l’appel.

– Messire chevalier, reprit Robin Hood,l’hospitalité touche à sa fin ; veuillez en solder le prix,mes caissiers sont tout disposés à le recevoir.

– Puisque vous considérez la forêt commeune auberge, la note des dépenses faites est sans douteproportionnée à son étendue ? dit le chevalier d’une voixcalme.

– Précisément, messire.

– Vous traitez au même prix chevalier,baron, duc et pair d’Angleterre ?

– Au même prix, répliqua Robin Hood, etc’est justice ; vous ne voudriez pas, j’imagine, qu’un pauvrepaysan comme moi hébergeât gratuitement un chevalier blasonné, uncomte, un duc ou un prince ; ce serait contraire à toutes lesrègles de l’étiquette.

– Vous avez grandement raison, mon cherhôte ; mais, en vérité, vous allez prendre une bien tristeopinion de votre convive lorsqu’il vous aura dit qu’il ne possèdeque dix pistoles pour toute fortune.

– Permettez-moi de mettre cette assertionen doute, chevalier, répondit Robin.

– Mon cher hôte, j’engage vos compagnonsà s’assurer par une visite de mes vêtements de la cruelle vérité dece que j’avance.

Petit-Jean, qui laissait rarement échapperl’occasion de témoigner de sa position sociale, s’empressad’obéir.

– Le chevalier a dit vrai, s’écriaPetit-Jean d’un air désappointé ; il ne possède que dixpistoles.

– Cette petite somme représente pour lemoment toute ma fortune, ajouta l’étranger.

– Vous avez donc dévoré votrehéritage ? demanda Robin en riant ; ou bien cet héritageétait-il de médiocre valeur ?

– Mon patrimoine était considérable,répondit le chevalier, et je ne l’ai point gaspillé.

– Comment se fait-il alors que vous soyezsi pauvre ? Car vous m’avouerez que votre situation présenteressemble beaucoup aux effets de la dilapidation.

– Les apparences sont trompeuses, et pourvous faire comprendre mon malheur, il serait nécessaire de vousraconter une lamentable histoire.

– Seigneur chevalier, je vous prêteattention de tout mon cœur, et s’il est en mon pouvoir de vous êtreutile, vous pourrez disposer de moi.

– Je sais, noble Robin Hood, que vousétendez généreusement votre protection sur les opprimés, et qu’ilsont des droits à votre bienveillante sympathie.

– Messire, épargnez-moi, je vous prie,interrompit Robin, et occupons-nous des choses qui vousintéressent.

– Je porte le nom de Richard, continual’étranger, et ma famille descend du roi Ethelred.

– Vous êtes saxon, alors ? dit lejeune homme.

– Oui, et la noblesse de mon origine aété la source de bien des malheurs.

– Permettez-moi de serrer la main à unfrère, reprit Robin Hood avec un joyeux sourire sur leslèvres ; les Saxons, riches ou pauvres, sont gratuitement lesbienvenus dans la forêt de Sherwood.

Le chevalier répondit affectueusement àl’étreinte de son hôte, et continua ainsi :

– On m’a donné le surnom de sir Richardde la Plaine, parce que mon château se trouve situé au centre d’unvaste terroir, à deux milles environ de l’abbaye de Sainte-Marie.Je me suis marié jeune encore à une femme que j’aimais depuis maplus tendre enfance. Le ciel bénit notre union, il nous donna unfils. Jamais un père et une mère n’ont aimé leur enfant comme nousaimons notre Herbert, et jamais un enfant ne s’est montré plusdigne de cet excès d’amour. Notre voisinage de l’abbayeSainte-Marie avait donné lieu à de fréquents rapports. J’étais liéavec les frères, et nous vivions dans une sorte d’intimité. Unjour, un frère lai, auquel j’avais eu l’occasion de témoigner unintérêt sympathique, me demanda quelques minutes d’entretien, et,m’emmenant à l’écart, il me dit :

» – Sir Richard, je suis à la veille deprononcer des vœux irrévocables, je suis à la veille de me séparerà jamais du monde, et je laisse auprès de la tombe de sa mère unepauvre orpheline sans fortune et sans appui. Je me suis voué à Dieupour toujours, et j’espère que les austérités du cloître medonneront le courage de supporter quelques années encore le fardeaude la vie. Je viens vous demander, au nom de la divine Providence,d’avoir compassion de ma pauvre petite fille.

» – Mon chère frère, dis-je à cemalheureux, je vous remercie de votre confiance, et, puisque vousavez mis votre espoir en moi, cet espoir ne sera pas trompé, votrefille deviendra la mienne.

» Le frère, ému jusqu’aux larmes de ce qu’ilappelait ma générosité, me remercia chaleureusement, et, à maprière, envoya chercher ma petite fille.

» Je n’ai jamais ressenti une émotioncomparable à celle que me fit éprouver la vue de cette enfant.

» Elle avait douze ans ; sa taille svelteet élevée possédait une suprême élégance, et de longs cheveuxblonds couvraient de leurs boucles soyeuses ses mignonnes épaules.En entrant dans la salle où je l’attendais, elle salua avec grâceet attacha sur mon visage deux grands yeux bleus empreints demélancolie. Comme vous devez le penser, mon cher hôte, cettecharmante petite fille s’empara de mon cœur ; je pris sesmains dans les miennes et je lui donnai sur le front un paternelbaiser.

» – Vous le voyez, sir Richard, me dit lemoine, cette tendre enfant mérite une affectueuse protection.

» – Oui, mon frère, et j’avoue que de mavie mes yeux n’ont admiré une plus ravissante créature.

» – Lilas ressemble beaucoup à sa pauvremère, me répondit le moine, et sa vue alimente mon chagrin, elleéloigne mon esprit des choses du ciel, elle ramène mes pensées versla douce créature qui dort sous la froide pierre du tombeau.Adoptez ma chère enfant, sir Richard, vous n’aurez point àregretter cette charitable action ; Lilas possèded’excellentes qualités, un aimable caractère ; elle estpieuse, douce et bonne.

» – Je serai un père pour elle, un tendrepère, répondis-je tout ému.

» La pauvre petite fille nous écoutait d’unair surpris et, portant de son père à moi le regard inquiet de sesgrands yeux bleus, elle dit :

» – Mon père, vous voulez…

» – Je veux ton bonheur, ma fille chérie,répondit le moine ; notre séparation est devenuenécessaire.

» Je n’essaierai pas de vous dépeindre, moncher hôte, la scène douloureuse qui suivit les longues explicationsdonnées par le moine à son enfant désolée ; il pleura avecelle, puis, sur un signe de ce malheureux, j’enlevai Lilas de sesbras et je l’emportai du couvent.

» Pendant les premiers jours de soninstallation au château, Lilas parut triste et soucieuse ;puis le temps et l’aimable compagnie de mon fils Herbert parvinrentà calmer sa douleur. Les deux enfants grandirent l’un auprès del’autre, et lorsqu’ils eurent atteint, Lilas sa seizième année,Herbert l’âge heureux de vingt ans, il me fut facile de comprendrequ’ils s’aimaient du plus tendre amour.

» – Ces jeunes cœurs, dis-je à ma femmeaprès avoir fait cette découverte, n’ont pas connu lechagrin ; protégeons-les contre ses atteintes. Herbert adoreLilas, et de son côté Lilas aime passionnément notre cher fils. Ilnous importe peu que Lilas soit d’une naissance obscure ; sison père n’a été autrefois qu’un pauvre cultivateur saxon, il estaujourd’hui un saint homme. Grâce à nos soins, Lilas possède toutesles qualités qui sont l’apanage de son sexe ; elle aimeHerbert, elle sera pour lui une fidèle compagne.

» Ma femme consentit de tout son cœur aumariage de nos deux enfants, et nous les fiançâmes le jourmême.

» L’époque fixée pour cette heureuse unionétait proche, lorsqu’un chevalier normand, possesseur d’un petitdomaine situé dans le Lancashire, vint rendre visite à l’abbaye deSainte-Marie. Ce Normand avait vu et admiré ma résidence ; ledésir de la posséder s’empara aussitôt de lui. Sans témoigner decette convoitise, il parvint à apprendre que j’avais sous ma gardepaternelle une jolie fille bonne à marier. Supposant à bon droitqu’une partie de mon patrimoine serait donnée en dot à Lilas, leNormand accourut à ma porte, et, sous le prétexte de visiter lechâteau, il parvint à pénétrer dans le cercle de notre intimité defamille. Comme je vous l’ai dit, Robin, Lilas était fort belle, savue enflamma l’imagination de mon hôte ; il renouvela savisite, et me fit la confidence de son amour pour la fiancée de monfils. Sans repousser les offres honorables du Normand, je luidonnai connaissance des engagements contractés par la jeune fille,tout en ajoutant que Lilas était libre de disposer de sa main.

» Il s’adressa alors directement à elle. Lerefus de Lilas fut gracieux, mais irrévocable ; elle aimaitHerbert.

» Le Normand, exaspéré, sortit du château enjurant de se venger de ce qu’il appelait notre insolence.

» D’abord nous ne fîmes que rire de sesmenaces. Les événements devaient nous apprendre combien ellesétaient sérieuses.

» Deux jours après le départ du Normand, lefils aîné d’un de mes vassaux vint m’annoncer qu’il avaitrencontré, à quatre milles environ du château, l’étranger venu envisite chez moi, emportant dans ses bras ma pauvre fille éplorée.Cette nouvelle nous jeta dans un affreux désespoir ; je nepouvais y ajouter foi, mais le jeune garçon me donna d’irrécusablespreuves de notre malheur.

» – Sir Richard, me dit-il, mes parolesne sont que trop vraies, et voici de quelle manière j’ai pum’assurer de l’enlèvement de miss Lilas. J’étais assis sur le bordde la route lorsqu’un cavalier, portant devant lui une femme touten larmes et suivi de son écuyer, s’est arrêté à quelques pas demoi ; le harnais de son cheval s’était brisé, et il m’appelaitavec force menaces pour lui prêter secours. Je me suis approché,miss Lilas se tordait les mains. « Arrange cette bride »,me dit brusquement le cavalier. J’obéis, et, sans être vu, jecoupai la sangle de la selle ; puis, tout en feignant deregarder si le fer du cheval était en bon état, je parvins àglisser un caillou dans le sabot d’un de ses pieds. Cela fait, jeme suis enfui, et j’accours vous prévenir.

» Mon fils Herbert n’en écouta pas davantage,il descendit aux écuries, sella un cheval et partit à francétrier.

» La ruse du jeune paysan avait été couronnéede succès. Lorsque Herbert atteignit le Normand, celui-ci étaitdésarçonné.

» Il y eut d’abord entre ce malheureux et monfils un combat terrible ; mais la bonne cause remporta lavictoire, mon fils tua le ravisseur.

» Dès que la mort du Normand fut connue, onenvoya une bande de soldats à la recherche de mon fils. Je fisdisparaître Herbert, et j’adressai au roi une humble supplique. Jefis connaître à Sa Majesté l’infâme conduite du Normand ; jelui représentai que mon fils s’était battu avec son ennemi, etqu’il ne l’avait tué qu’en s’exposant à être tué lui-même. Le roime fit acheter la grâce d’Herbert au prix d’une rançonconsidérable. Trop heureux d’obtenir miséricorde, je m’occupaisur-le-champ de satisfaire aux désirs du roi. Mon coffre-fort vidé,je fis appel à mes vassaux, je vendis ma vaisselle et mes meubles.Mes dernières ressources épuisées, il me manquait encore quatrecents écus d’or. L’abbé de Sainte-Marie me proposa alors de meprêter sur hypothèque la somme dont j’avais besoin ; il vasans dire que j’acceptai avec joie son offre obligeante. Lesconditions du prêt furent réglées ainsi : une vente simulée demes propriétés devait lui en faire acquérir le revenu pendant unan. Si le dernier jour du douzième mois de cette année, je nerendais pas les quatre cents écus, tous mes biens resteraient en sapossession. Voilà quelle est ma position, mon cher hôte, ajouta lechevalier ; le jour de l’échéance approche, et pour toutefortune, pour toute ressource, je possède dix pistoles. »

– Croyez-vous que l’abbé de Sainte-Marierefuse de vous accorder du temps pour vous libérer ? demandaRobin Hood.

– Je suis malheureusement certain qu’ilne m’accordera pas une heure, pas une minute. Si la somme ne luiest pas remboursée à l’échéance jusqu’au dernier écu, mespropriétés resteront entre ses mains. Hélas ! je suis bienmalheureux ; ma femme bien-aimée va manquer d’asile, mespauvres enfants seront sans pain. Si je devais souffrir seul, jeprendrais courage ; mais voir souffrir ceux que j’aime est uneépreuve au-dessus de mes forces. J’ai demandé secours à ceux quidans ma prospérité se disaient mes amis, je n’ai trouvé qu’un refusglacial chez les uns, indifférent chez les autres ; je n’aipoint d’amis, Robin Hood, je suis seul.

En achevant ces paroles, le chevalier cachason visage entre ses mains tremblantes, et un sanglot convulsifs’échappa de ses lèvres.

– Sir Richard, dit Robin Hood, votrehistoire est triste ; mais il ne faut point désespérer de labonté de Dieu ; cette bonté veille sur vous, et je crois quevous êtes sur le point de rencontrer un secours envoyé par leciel.

– Hélas ! soupira le chevalier, sije pouvais obtenir un délai, peut-être parviendrais-je àm’acquitter. Malheureusement, je ne puis offrir pour garantie qu’unvœu à la sainte Vierge.

– J’accepte la garantie, répondit RobinHood, et, au nom vénéré de la Mère de Dieu, notre sainte patronne,je vais vous prêter les quatre cents écus d’or dont vous avezbesoin.

Le chevalier jeta un cri.

– Vous, Robin Hood ! Ah ! soyezmille fois béni ! Je le jure avec toute la sincérité d’un cœurreconnaissant, je vous rendrai loyalement cette somme.

– J’y compte, chevalier. Petit-Jean,ajouta Robin, vous savez où est le trésor puisque vous êtes lecaissier de la forêt ; allez me chercher quatre centsécus ; quant à vous, Will, faites-moi l’amitié de voir dans magarde-robe s’il ne se trouve pas un costume digne de notrehôte.

– En vérité, Robin Hood, votre bonté estsi grande… s’écria le chevalier.

– Taisez-vous, taisez-vous, interrompitRobin en riant ; nous venons de contracter l’un envers l’autreun engagement, et je vous dois tout honneur, puisque vous êtes àmes yeux un envoyé de la sainte Vierge. Will, ajoutez aux vêtementsquelques aunes de beau drap ; placez ensuite un nouvelharnachement sur le cheval gris que l’évêque d’Hereford a confié ànos soins ; enfin, Will, mon ami, joignez à ces modestes donstous les objets que votre esprit inventif pourra croire nécessairesau chevalier.

Petit-Jean et Will s’occupèrent en toute hâtede remplir leur mission.

– Mon cousin, dit Jean, vos mains sontplus agiles que les miennes ; comptez l’argent, moi je vaismesurer l’étoffe, et mon arc me servira d’aune.

– Eh bien ! répondit Will en riant,la mesure sera bonne.

– Certainement, vous allez voir.Petit-Jean prit son arc d’une main, il déroula de l’autre une piècede drap, et se mit, non à auner mais à faire semblant de prendrel’exacte mesure du coupon. William se mit à éclater de rire.

– Continuez, ami Jean, continuez, lapièce entière passera ; comme vous y allez, trois aunes pourune ! bravo !

– Taisez-vous, bavard ! nesavez-vous pas que Robin agirait encore plus largement s’il était ànotre place ?

– Alors je vais ajouter quelques écus,dit William.

– Quelques poignées, cousin ; nousreprendrons cela aux Normands.

– Voilà qui est fait.

En voyant les largesses de Jean et lagénérosité de Will, Robin sourit et remercia du regard.

– Seigneur chevalier, dit Will en mettantl’or dans la main du chevalier, chaque rouleau contient centécus.

– Mais il y a six rouleaux, mon jeuneami !

– Vous êtes dans l’erreur, mon hôte, iln’y en a que quatre, répondit Robin. Puis, après tout,qu’importe ! Serrez cet argent dans votre escarcelle, et n’enparlons plus.

– À quand l’échéance ? demanda lechevalier.

– D’ici à un an, jour pour jour, si cedélai vous convient, et si je suis encore de ce monde, ditRobin.

– J’accepte.

– Sous cet arbre.

– Je serai exact au rendez-vous, RobinHood, reprit le chevalier en serrant avec une effusion pleine degratitude les mains du jeune chef ; mais avant de nousséparer, permettez-moi de vous dire que tous les éloges prodigués àvotre noble conduite n’égalent pas ceux qui remplissent moncœur ; vous me sauvez plus que la vie, vous sauvez ma femme etmes enfants.

– Messire, reprit Robin Hood, vous êtessaxon, et ce titre vous donne des droits à toute mon amitié ;de plus, vous aviez auprès de moi une protection toute-puissante,le malheur. Je suis ce que les hommes appellent un bandit, unvoleur, soit ! mais si j’extorque les riches, je ne prendsrien aux pauvres. Je déteste la violence, je ne verse pas lesang ; j’aime ma patrie, et la race normande m’est odieuseparce qu’à son usurpation elle a joint la tyrannie. Ne me remerciezpas, je n’ai pas fait une chose extraordinaire, je vous ai donné,vous n’aviez pas, c’était donc de toute justice.

– Votre conduite à mon égard, quoi quevous en puissiez dire, est noble et généreuse ; vous avez plusfait pour moi, qui vous suis étranger, que ceux qui se disent mesamis. Puisse Dieu vous bénir, Robin, car vous avez ramené la joiedans mon cœur. Dans tout temps et en tout lieu je serai fier de medire votre obligé, et je prie sincèrement le ciel de m’accorder lagrâce de vous témoigner un jour mon ardente reconnaissance. Adieu,Robin Hood, adieu mon véritable ami ; dans un an je reviendraim’acquitter envers vous.

– Au revoir, chevalier, répondit Robin enserrant avec amitié la main de son hôte ; si jamais lescirconstances me mettent dans une situation où votre secours mesoit nécessaire, j’y ferai appel avec confiance et sansréserve.

– Dieu vous entende ! Mon plus granddésir sera alors de me dévouer à vous corps et âme.

Sir Richard serra les mains de Will et cellesde Petit-Jean, et enfourcha le cheval gris pommelé de l’évêqued’Hereford. La monture du chevalier, chargée des présents de RobinHood, devait suivre son maître.

En voyant disparaître son hôte passager audétour du chemin, Robin Hood dit à ses compagnons :

– Nous avons fait un heureux ; lajournée a été bien remplie.

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