Sur la grand-route

Scène première

EFIMOVNA, NAZAROVNA, SAVVA, FÉDIA, BORTSOV, TIKHONE

Tikhone est à son comptoir. Sur l’un des bancs, à demi couché,Fédia joue paisiblement de l’accordéon. Près de lui est assisBortsov, en pardessus d’été usé. Par terre, près des bancs sontétendus Savva, Nazarovna et Efimovna.

EFIMOVNA, à Nazarovna. – Pousse unpeu le vieux, la mère, on dirait qu’il va rendre l’âme !

NAZAROVNA, soulevant un coin du cafetanque Savva a jeté sur lui, et qui cache sa figure. – Homme deDieu, es-tu vivant, hein ? Ou es-tu déjà mort ?

SAVVA. – Pourquoi serais-je mort ? Jesuis vivant, petite mère. (Se soulevant sur un coude.)Couvre-moi les pieds, pauvre femme ! Comme ça ! Un peuplus le pied droit. Comme ça, petite mère ! Que Dieu te donnesanté.

NAZAROVNA, couvrant les pieds deSavva. – Dors, petit père !

SAVVA. – Comment dormir ici ? Il fautavoir la patience de supporter ce supplice. Fermer l’œil, petitemère, il n’y faut pas même songer. Un pécheur ne mérite pas derepos. Qu’est-ce qui fait du bruit, pèlerine ?

NAZAROVNA. – C’est de l’orage que le Seigneurenvoie. Le vent hurle et la pluie bat ; ça roule comme despois secs sur le toit et les vitres. Tu entends ? Les éclusesdu ciel sont ouvertes. (Il tonne.)Saint !saint ! saint[1]

FÉDIA. – Ça tonne, ça ronfle, ça gronde, onn’en voit pas la fin ! Hou-hou-hou ! C’est comme la forêtqui geint… Hou-hou-hou !… Le vent hurle comme un chien.(Il se ratatine.) Il fait froid ! Les habitssont mouillés à les tordre, et la porte est grande ouverte… (Iljoue doucement.) Mon accordéon est trempé, chrétiens ; ilne fait plus de musique. Sans quoi, je vous aurais régalé d’unconcert, qui ne serait pas à mettre sous un bonnet !Splendide ! Un quadrille, si on veut, ou une polka, supposons…ou un petit couplet russe. Nous pouvons tout cela… Quand j’étaisgarçon d’étage au grand hôtel, en ville, je n’ai pas mis d’argentde côté, mais, dans l’entente de l’accordéon, j’ai dégoté toute lamusique qu’on joue. Je sais jouer aussi de la guitare.

UNE VOIX AU FOND. – À crétin propos decrétin.

FÉDIA. – Crétin toi-même.

Un silence.

NAZAROVNA, à Savva. – Maintenant,vieux, il faudrait que tu sois couché au chaud pour réchauffer tonpauvre petit pied. (Une pause.) Vieux ! Homme deDieu ? (Elle le pousse.) Te disposes-tu àmourir ?

FÉDIA. – Tu devrais, père, prendre un bonpetit verre d’eau-de-vie. Ça te chaufferait le dedans ; ça tebrûlerait, et ça te soulagerait un peu le cœur. Bois-endonc !

NAZAROVNA. – Ne fais pas le fanfaron, legars ! Le vieux rend peut-être son âme à Dieu ; il serepent de ses péchés, et tu dis des mots pareils en brimbalant tonaccordéon… Laisse ta musique ! Effronté !

FÉDIA. – Et toi, pourquoi te colles-tu àlui ? Il est sans force, et tu vas… bêtises de femmes !…Par sainteté, il ne peut pas t’envoyer un gros mot, et toi, sotte,tu es contente qu’il t’écoute… Dors, grand-papa, ne l’écoutepas ! Si elle bavarde, laisse-la faire… Une langue de femme,c’est le balai du diable ; il chasse de la maison le fou et lesage. Laisse-la faire… (Il lève les bras.) Et ce que tu esmaigre, frère !… C’est effrayant ! Tu es tout à faitcomme un squilette défunt. Aucune vie ! Et si,vraiment, tu allais mourir ?

SAVVA. – Pourquoi mourir ? Dieu me gardede mourir pour rien. Je serai malade quelque temps et me relèveraiavec l’aide de Dieu. La mère de Dieu ne permettra pas que je meureen terre étrangère… Je mourrai à la maison…

FÉDIA. – Tu viens de loin ?

SAVVA. – De Vologda… De Vologda même… artisande Vologda.

FÉDIA. – Et où c’est Vologda ?

SAVVA. – Au-delà de Moscou… C’est ungouvernement…

FÉDIA. – Iou-ou-ou… tu en as fait du chemin,barbu ! Et tout à pied ?

SAVVA. – À pied, mon garçon. J’ai été priersaint Tikhone de Zadonsk, et je vais aux Montagnes saintes[2]. Des Montagnes saintes, si telle est lavolonté de Dieu, j’irai à Odeste[3]… Là, on ditqu’on embarque à bon marché pour Jérusalem. Vingt et unroupes[4], à ce qu’on dit.

FÉDIA. – Et tu as été à Moscou ?

SAVVA. – Je crois bien ! Cinqfois !

FÉDIA. – Une belle ville ?… (Ilfume.) Qui vaut la peine ?

SAVVA. – Beaucoup de reliques, mon garçon… Etoù il y a des reliques, c’est toujours bien.

BORTSOV, s’approchant du comptoir dit àTikhone. – Je te le demande encore une fois ;donne-m’en, au nom du Christ !

FÉDIA. – Le principal, en ville, c’est qu’il yait de la propreté… S’il y a de la poussière, il fautarroser ; s’il y a de la boue, il faut nettoyer. Il faut desmaisons hautes… un théâtre, de la police… des cochers… J’ai vécu enville ; je sais ce qui en est.

BORTSOV. – Rien qu’un petit verre… cepetit-là… À crédit ! Je te paierai !

TIKHONE. – Parbleu, oui !

BORTSOV. – Je te le demande ; fais-moicette grâce !

TIKHONE. – Détale !

BORTSOV. – Tu ne me comprends pas… Comprendsdonc, ignare, s’il y a une goutte de cervelle dans ta tête demoujik en bois ! Ce n’est pas moi qui demande, mais monintérieur, pour parler moujik comme toi ; c’est ma maladie quidemande ! Comprends !

TIKHONE. – Il n’y a rien à comprendre…Sors-toi de là !

BORTSOV. – Mais si je ne bois pas tout desuite, si je ne contente pas ma passion, je peux commettre uncrime. Je peux faire le diable sait quoi ! Tu as vu, dans tavie de cabaret, mufle, des tas de gens saouls ; est-ilpossible que tu ne te sois pas fait une idée de ces gens-là ?Ce sont des malades ! Mets-les à la chaîne, bats-les,coupe-les en morceaux, mais donne-leur de l’eau-de-vie !Voyons, je t’en supplie en grâce ! Aie cette bonté ! Jem’abaisse ! mon Dieu, comme je m’abaisse !

TIKHONE. – Montre ton argent, tu auras de lavodka.

BORTSOV. – Où prendre de l’argent ?… Toutest bu… je suis rincé. Que puis-je te donner ? Il ne me resteque mon pardessus, mais je ne peux l’enlever… Je l’ai sur la peaunue… Veux-tu mon bonnet ?

Il ôte son bonnet et le tend à Tikhone.

TIKHONE, examinant le bonnet.– Hum… Il y a bonnets et bonnets. Le tien a plus de trousqu’une passoire…

FÉDIA, riant. – C’est un bonnet denoble. C’est pour se promener dans la rue et l’ôter devant lesmamselles : « Bonjour ! Bonsoir !Comment vous portez-vous ? »

TIKHONE, rendant le bonnet à Bortsov.– Même pour rien je n’en voudrais pas ; c’est crasse etcompagnie.

BORTSOV. – Il ne te plaît pas ? Alorsfais-moi crédit. Quand je reviendrai de la ville, je t’apporteraites cinq kopecks. Que tu t’étrangles alors avec ! qu’ils terestent à travers la gorge ! (Il tousse.) Je tehais !

TIKHONE, frappant du poing sur lecomptoir. – Qu’as-tu à te coller ici ? Quel hommees-tu ? Un vaurien ? Pourquoi es-tu venu ?

BORTSOV. – Je veux boire ! Ce n’est pasmoi qui le veux, c’est ma maladie ! Comprends !

TIKHONE. – Ne mets pas ma patience à bout,sans quoi tu seras vite dans la steppe !

BORTSOV. – Que puis-je faire ?(Il s’éloigne du comptoir.) Que faire ?

Il réfléchit.

EFIMOVNA. – C’est le malin qui tetrouble ; seigneur, rembarre-le ! Il te chuchote, lemaudit : « Bois ! Bois ! » Et toi,dis-lui : « Je ne boirai pas, je ne boiraipas ! » Il te laissera.

FÉDIA. – Dans sa caboche, pour sûr, ça faittrou-tou-tou… son estomac s’est resserré ! (Ilrit.) Tu as des manies, Votre Noblesse. Couche-toi etdors ! Pas besoin de rester comme un épouvantail à moineaux aumilieu du cabaret. Ce n’est pas un potager, ici !

BORTSOV, furieux. – Tais-toi ;on ne te demande rien, âne !

FÉDIA. – Parle, parle, mais ne va pas troploin ! On connaît tes pareils ! Il y en a pas mal commevous, qui traînent sur la grand-route ! Je vais pour ton« âne », te dresser tant l’oreille que tu en hurlerasplus fort que le vent. Âne, toi-même ! Rien qui vaille !(Une pause.) Canaille !

NAZAROVNA. – Le vieux fait peut-être sa prièreet rend son âme à Dieu, et eux, les impies, ils se disputent et sedisent toute sorte de mots… Éhontés !

FÉDIA. – Et toi, attisoir du diable, si tu esdans un cabaret, ne geins pas ! Au cabaret, on vit comme aucabaret.

BORTSOV. – Que dois-je faire ?…Quoi ?… Comment lui faire entendre ? Quelle éloquencefaut-il encore ? (À Tikhone.) Mon sang est figé dansma poitrine ; mon cher Tikhone, mon bon Tikhone !…(Il pleure.) Mon bon Tikhone !

SAVVA, gémissant. – Ça me tire dansle pied, comme s’il y passait une balle brûlante… Pèlerine, petitemère ?

EFIMOVNA. – Quoi, petit père ?

SAVVA. – Qui est-ce qui pleure ?

EFIMOVNA. – Le seigneur.

SAVVA. – Demande au seigneur de prier aussipour que je meure à Vologda. La prière de ceux qui pleurent estagréable à Dieu.

BORTSOV. – Je ne prie pas, vieux ; je nepleure pas ; c’est du jus ! Mon âme est serrée et le juscoule. (Il s’assied aux pieds de Savva.) C’est dujus ! D’ailleurs, vous ne comprendriez pas. Ta raison obscure,vieux, ne comprend pas ! Vous n’êtes que designares !

SAVVA. – Où prendre des genséclairés ?

BORTSOV. – Il y en a, grand-père !… Euxcomprendraient…

SAVVA. – Il y en a, ami, il y en a !… Lessaints l’étaient… Ils comprenaient chaque peine… Sans que tu leurdises, ils comprennent… Ils te regardent dans les yeux etcomprennent ; et quand ils t’ont compris, c’est uneconsolation, comme si tu n’avais pas eu de peine ; c’estenlevé comme avec la main.

FÉDIA. – Tu en as donc vu, toi, dessaints ?

SAVVA. – C’est arrivé, mon garçon… Il y anombre de gens sur la terre… Il y a des pécheurs, et il y a desserviteurs de Dieu…

BORTSOV. – Je ne comprends plus rien.(Il se lève brusquement.) Pour comprendre, ilfaut entendre les conversations, et est-ce que j’ai maintenant matête à moi ? J’ai de l’instinct… la soif… (Ils’approche vivement du comptoir.) Tikhone, prends monpardessus !… Tu comprends (il veut quitter sonpardessus) mon pardessus ?

TIKHONE. – Qu’y a-t-il sous tonpardessus ? (Il regarde.)La peau nue ?Ne l’ôte pas ; je ne le prendrai pas. Je ne veux pas avoir unpéché sur la conscience.

Mérik entre.

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