Sur la grand-route

Scène III

LES MÊMES, KOUZMA

KOUZMA, entrant. – Le cabaret est àmi-chemin, pas moyen de passer sans entrer ; on passe devantson père, le jour, sans l’apercevoir ; mais le cabaret, lanuit, on le voit à cent verstes. Laissez-moi passer, vous quicroyez en Dieu ! Allons ! (Il frappe sur lecomptoir avec cinq kopecks.) Un verre de madère, duvrai ! Vite !

FÉDIA. – Ah ! sacré babillard !…

TIKHONE. – Tiens tes bras en repos ! Tuvas casser quelque chose !

KOUZMA. – Dieu les a donnés pour qu’on lesremue. L’eau vous a fondus, mes sucrés, nom d’une vieilletante ! Ils ont eu peur de la pluie, les délicats !

Il boit.

EFIMOVNA. – On a peur, brave homme, quand unenuit pareille vous attrape en chemin. Maintenant, Dieu merci, c’estune bénédiction ; il y a sur les routes beaucoup de villageset de feux ; on a où se cacher du mauvais temps. Mais avant,Dieu nous en épargne le souvenir ! Ce que c’était ! Tuaurais fait cent verstes et n’aurais pu trouver une poutre demaison… Il n’y avait qu’à dormir à même la terre…

KOUZMA. – Et il y a longtemps que tu y traînessur la terre, la vieille ?

EFIMOVNA. – La huitième dizaine, petitpère.

KOUZMA. – La huitième ?… Tu atteindrasbientôt l’âge du corbeau. (Il regarde Bortsov.) Etqu’est-ce que c’est que ce résidu-là ? (Ilregarde fixement Bortsov.) Notre maître !

Bortsov ayant reconnu Kouzma se trouble, va dans un coin et s’yassied sur le banc.

KOUZMA. – Sémione Serguéïevitch, est-ce bienvous ? Hein ? Que diable faites-vous dans cecabaret ? Est-ce votre place !

BORTSOV. – Tais-toi.

MÉRIK, à Kouzma. – Quiest-ce ?

KOUZMA. – Un malheureux martyr. (Il marchenerveusement devant le comptoir.) Hein ? Dis-moi, degrâce ?… Au cabaret ! Déguenillé ! Saoul ! Çame retourne, frères ; ça me retourne ! (Il dit àMérik, à mi-voix.) C’est notre seigneur, notre propriétaire,Sémione Serguéïevitch, monsieur Borstov… Tu vois dans quelétat !… De quoi a-t-il l’air, maintenant ? Vois un peu… Àquel degré d’ivrognerie !… Verse ! (Ilboit.) Je suis de son village, Borstovka, tu as peut-êtreentendu parler, à vingt verstes d’ici, district d’Iérgovsk… Onétait serfs de son père… Quelle pitié !

MÉRIK. – Il était riche ?

KOUZMA. – Très riche…

MÉRIK. – Il a liché la fortune de sonpère ?

KOUZMA. – Non, le sort, mon petit !…C’était un grand monsieur, riche, sobre… (À Tikhone.) Tuas vu toi-même autrefois comme il passait ici, devant le cabaret,quand il allait en ville. Des chevaux de riche, ardents ; unecalèche à lessorts (ressorts) premier choix ! Il avait cinqtroïkas[6] petit frère… Il y a cinq ans de cela, jeme rappelle, il passait près d’ici, par le bac deMikichkinski ; au lieu de cinq kopecks, il jette un rouble.Pas le temps d’attendre la monnaie… Voilà !

MÉRIK. – Il a donc perdu la tête ?

KOUZMA. – Il semble que non… C’est arrivé parfaiblesse… parce qu’il était trop bon. La première raison, enfants,c’est une femme… Il a aimé, le cher homme, une femme de la ville,et s’est imaginé qu’il n’y en avait pas de plus belle au monde… Ila été prendre un corbeau pour un épervier. Elle était fille denobles… Non pas dépravée ou autre chose ; tout simplementécervelée… Ses jupes tournent, tournent… ses yeux clignent,clignent… et elle rit… elle rit… Aucun esprit… Les maîtres, ça leurplaît… Ils lui trouvent de l’esprit ; nous autres, moujiks, onl’aurait chassée… Bon… Elle lui plaît et le maître est perdu. Il semet à la courtiser, ceci, cela, du thé, du sucre, etc. ;toutes les nuits en canots, du piano…

BORTSOV. – Ne raconte pas, Kouzma ! àquoi bon ? Quel besoin ont-ils de savoir ma vie ?

KOUZMA. – Excusez, Votre Noblesse, je ne dispresque rien. J’ai un peu raconté, c’est assez pour eux… J’airaconté un peu parce que ça m’a retourné… Ça m’a tantretourné !… Verse donc !

Il boit.

KOUZMA, à mi-voix, mais passant peu à peuau ton d’une conversation ordinaire. – Comment ne pasl’aimer ? Ce n’est pas un seigneur de rien… On aime quelqu’unquand il a trois mille arpents à la clef, et que les poules sefatiguent de picoter son argent, tant il en a. Par lui-même unhomme sérieux, de la prestance, sobre… N’importe quel chef, il luiparlait comme je te parle à présent, en lui tenant la main…(Il prend Mérik par la main.) « Bonjour,bonsoir ; soyez les bienvenus. » Frère, je passe commeça, un soir, par le jardin du maître… Ce jardin, mon petit…mesure-le par verstes… Je marche doucement, je regarde. Ils sontassis sur un banc, et (faisant claquer ses lèvres) ilss’embrassent… Il l’embrasse une fois, et elle, le serpent,l’embrasse deux fois… Il lui prend sa blanche main, et elles’enflamme toute ! Elle se serre contre lui, que le diablet’emporte ! « Je t’aime, dit-elle, Sénia[7]… » Et Sénia, comme un possédé, courtde tous côtés et se vante par faiblesse de son bonheur. À celui-ci,il donne un rouble, à celui-là, deux… Il m’a donné aussi pouracheter un cheval… Dans sa joie, il remet ses dettes à chacun…

BORTSOV. – Ah ! mais pourquoi racontes-tuça ? Ces gens n’ont aucune pitié… Ça me fait mal,voyons !

KOUZMA. – Ce n’est qu’un tout petit peu,maître ! Ils le demandent. Pourquoi ne pas raconter unpeu ? Bon, je ne le dirai pas, si ça vous fâche… Je ne leferai pas. Je me moque bien d’eux…

On entend les grelots de la poste.

FÉDIA. – Raconte sans crier ; racontedoucement !

KOUZMA. – Je vais parler doucement… Il ne veutpas. Rien à faire… Et il n’y a plus rien à raconter… Ils se sontmariés, voilà tout… il n’y a plus rien, ou… Verse un peu à Kouzma,l’honnête homme. (Il boit.) Je n’aime pas cettesacrée ivrognerie ! Juste au moment où, après le mariage, lesmaîtres devaient s’asseoir pour souper, elle s’enfuit dans lavoiture !… (À voix basse.) Elle est partie en villechez un abloca(avocat), son amoureux… Hein ! Quellefemme ! À un moment pareil, vraiment, ç’aurait été peu de latuer !

MÉRIK, pensif. – Oui… Etensuite ?

KOUZMA. – Il s’est perdu… Comme tu vois, il acommencé à licher, et maintenant il lève le coude ; autrefois,il s’éméchait, à présent il se remplit… Et jusqu’en ce moment, ill’aime ! Regarde, il l’aime ! Il va probablement en villeà pied, pour l’apercevoir, ne serait-ce qu’une seconde ! Quandil l’aura vue, il reviendra…

Le Courrier s’arrête devant le cabaret ; le conducteurentre et boit.

TIKHONE. – La poste est en retardaujourd’hui.

Le conducteur paie sans un mot et sort. La poste démarre avecbruit.

UNE VOIX DANS UN COIN. – Dévaliser la postepar un temps pareil est facile comme de cracher un coup.

MÉRIK. – J’ai vécu trente-cinq ans et n’ai pasencore arrêté la poste. (Une pause.) Maintenant elle estpartie, c’est trop tard… Trop tard !

KOUZMA. – Tu veux tâter des travauxforcés ?

MÉRIK. – Il y a des gens qui n’en tâtent pas…D’ailleurs, même les travaux forcés… (Brusquement.) Etaprès qu’est-il arrivé ?

KOUZMA – C’est du malheureux que tuparles ?

MÉRIK. – Et de qui donc ?

KOUZMA. – La seconde cause d’où est venue saruine, l’ami, c’est son beau-frère, le mari de sa sœur… Le maître aimaginé de se porter garant pour son beau-frère, à la banque, pourtrente mille roubles… Le beau-frère aime à empocher… Il connaît sonintérêt, le malin, et n’a pas bougé son oreille de porc… Il aemprunté, seulement pour payer… Notre maître a donc versé lestrente mille roubles (Il soupire.) Le nigaudsouffre de sa bêtise… Sa femme a eu des enfants avecl’abloca[8] et lebeau-frère a acheté un bien près de Poltava. Et notre maître traînecomme un sot dans les cabarets, et se plaint à nous autresmoujiks : « J’ai perdu la foi, frères ; je ne peuxplus croire en personne, maintenant… » Diablesse ! Chaquehomme a sa peine qui lui suce le cœur comme une sangsue[9] ; il n’y a donc qu’à boire !Prends, par exemple, notre syndic. Sa femme amène chez elle enplein jour le maître d’école. Elle dépense l’argent de son mari enboisson, et le syndic se balade et se donne des airs de rire. Il aseulement un peu maigri…

TIKHONE, soupirant. – C’est selon laforce que Dieu donne à chacun…

KOUZMA. – C’est vrai. La force diffère selonles gens. Allons, combien te dois-je ? (Ilpaie.) Ramasse ce que ma sueur m’a fait gagner. Adieu, lesgars ! Bonne nuit, dormez bien ! Je me sauve… J’amène del’hôpital une sage-femme pour la dame… Pour sûr, elle est fatiguéede m’attendre. La chère femme a l’eau à la peau…

Il se sauve.

TIKHONE, après une pause.– Hé ! toi ! Comment t’appelles-tu ? Pauvrehomme, viens boire !

Il emplit un verre.

BORTSOV, il s’approche du comptoir enhésitant et boit. – Alors, maintenant c’est deux verres que jete dois.

TIKHONE. – Qu’y a-t-il à devoir ? Bois,voilà tout ! Noie ton chagrin dans ta peine.

FÉDIA. – Bois aussi ma tournée, VotreNoblesse ! Eh ! (Il jette cinq kopecks sur lecomptoir.) Boire, on meurt, et ne pas boire, on meurtaussi ! Sans eau-de-vie, c’est bien, mais avec del’eau-de-vie, ma foi, c’est plus gai ; avec de l’eau-de-vie,le chagrin n’est plus du chagrin… Vas-y !

BORTSOV. – Ouh ! On a chaud !

MÉRIK. – Montre un peu ! (Ilprend le médaillon à côté de Tikhone et regarde leportrait.) Ah ! elle est partie après le mariage… Quellefemme !

UNE VOIX DANS UN COIN. – Verse-lui un petitverre, Ticha[10]. Qu’il boive ma tournée !

MÉRIK, il lance avec force le médaillonsur le parquet. – La maudite !

Il va rapidement à sa place et se couche, la tête tournée versle mur. Agitation.

BORTSOV. – Que fait-il ? Qu’est-ce quec’est ! (Il ramasse le médaillon.) Commentoses-tu, animal ! Quel droit as-tu ? (Pleurant àdemi) Tu veux que je te tue ? Hein ?… Moujik !…Malappris !…

TIKHONE. – Ne te fâche pas, VotreNoblesse ! Ce n’est pas en verre ; ce n’est pas cassé…Bois encore, et dors. (Il lui verse un verre.) Jevous ai écoutés et il est grand temps de fermer le cabaret.

Il va fermer la porte extérieure.

BORTSOV, buvant. – Commentose-t-il ?… Un pareil imbécile ! (ÀMélik.) Comprends-tu ? Tu es un imbécile et unâne !

SAVVA. – Mes frères, mes bons amis,« Tenez en garde vos livres »[11] !Quel besoin de se disputer ? Laissez dormir lesgens !

TIKHONE. – Couchez-vous !Couchez-vous !… Assez ! (Il va au comptoiret ferme la caisse.) Il est temps de dormir !

FÉDIA. – Grand temps. (Il secouche) Bonne nuit, frères !

MÉRIK, il se lève et étend sa lévite surle banc. – Viens, Votre Noblesse, couche-toi…

TIKHONE. – Et toi, où tecoucheras-tu ?

MÉRIK. – N’importe où… Par terre, s’il lefaut… (Il étend par terre sa lévite.) Ça m’estégal. (Il pose sa hache à côté de lui.) Pour lui,c’est une souffrance que de dormir par terre… Il est habitué à lasoie et à l’ouate…

TIKHONE, à Bortsov. – Étends-toi,Votre Noblesse ! Assez regardé le portrait ! (Iléteint la bougie.) Laisse-la !

BORTSOV, chancelant. – Où mecoucher ?

TIKHONE. – À la place du vagabond. Tuentends ; il te cède sa place !

BORTSOV, il s’approche de la placecédée. – Je suis… ivre… C’est… quoi donc ?… Me coucherlà ? Hein ?

TIKHONE. – Là, là, n’aie pas peur,couche-toi !…

Il s’étend sur le comptoir.

BORTSOV, se couchant. – Je suis…ivre… Tout tourne… (Il ouvre le médaillon.) Tun’as pas de bougies ? (Un silence.) Tu es drôle,Mâcha[12] ; tu me regardes de ton cadre, ettu ris… (Il rit.)Je suis ivre. Mais est-ce qu’onpeut se moquer d’un ivrogne ? Ne fais pas attention, comme ditStchaslivtsev[13], et aime un ivrogne…

FÉDIA. – Comment le vent hurle. Ça faitpeur !

BORTSOV, riant. – Que tu es drôle,Mâcha !… Peut-on tourner ainsi ? Je ne peux past’attraper !

MÉRIK. – Il divague en regardant le portrait…(Il rit.)En voilà une histoire ! Lesmessieurs instruits ont inventé toute sorte de machines et demédicaments, mais il n’y a pas encore un homme d’esprit qui aittrouvé un remède contre le sexe féminin. Ils cherchent à guérir lesmaladies, mais il ne leur vient pas en tête que les femmes perdentbien plus de gens que les maladies… Elles sont rusées, avides,dures, aucun esprit… La belle-mère poursuit la bru ; la brus’ingénie à mettre son mari dedans… ça n’en finit pas.

TIKHONE. – Les femmes lui en ont fait voir…Alors il se rebiffe !…

MÉRIK. – Je ne suis pas le seul… Depuis lecommencement du monde, il y a des siècles que les hommes enpleurent… Ce n’est pas pour rien que, dans les chansons et lescontes, on met le diable et la femme dans le même sac… C’est aumoins à moitié vrai. (Un silence.) Le seigneur a fait desbêtises, et moi, est-ce par grand esprit que je suis devenuvagabond, que j’ai quitté père et mère ?…

FÉDIA. – Les femmes, toi aussi ?…

MÉRIK. – Moi aussi, comme Sa Noblesse… J’étaiscomme maudit, ensorcelé ; je me vantais de mon bonheur…j’étais nuit et jour comme dans le feu. Vint le moment où j’ouvrisles yeux… Ce n’était pas de l’amour ; ce n’était quetromperie…

FÉDIA. – Alors que lui as-tu fait ?

MÉRIK. – Ce n’est pas ton affaire… (Unepause.) Tu crois que je l’ai tuée ? Mes mains sont tropcourtes ! On ne tue pas, et, même, on a pitié… Vis, et… soisheureuse ! Que mes yeux seulement ne te voient pas, que jepuisse t’oublier, engeance de vipère !

On frappe à la porte.

TIKHONE. – Le diable amène quelqu’un. Qui estlà ? (On frappe.) Qui frappe ? (Il se lèveet s’approche de la porte.) Passe, c’est fermé !

UNE VOIX DERRIÈRE LA PORTE. – Laisse-nousentrer, Tikhone, aie cette bonté ! Le ressort de la voiture acassé ! Viens-nous en aide comme un père. Si on l’attache avecune corde, on arrivera d’une façon ou de l’autre.

TIKHONE. – Qui est là ?

LA VOIX DERRIÈRE LA PORTE. – Nous revenons dela ville, et ma dame va à Varsonofiévo… Il ne nous reste que cinqverstes… Aide-moi ; fais-moi cette grâce !

TIKHONE. – Va dire à ta dame que, si elledonne dix roubles, il y aura une corde et on réparera leressort.

LA VOIX DERRIÈRE LA PORTE. – Tu perds la tête,sûrement ; dix roubles ! Chien enragé, tu te réjouis dumalheur des autres !

TIKHONE. – À ton idée… Si tu ne veux pas, n’enparlons plus.

LA VOIX DERRIÈRE LA PORTE. – Bonattends ! (Une pause.) Madame a dit : bien.

TIKHONE. – Soyez les bienvenus !

Il ouvre la porte et laisse entrer le cocher.

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