Scène V
LES MÊMES, MARIA IÉGOROVNA ET LE COCHER
TIKHONE, saluant. – La bienvenue àVotre Excellence ! Notre logis est pour les moujiks, c’est unnid à cafards ; n’en soyez pas trop dégoûtée…
MARIA IÉGOROVNA – Je n’y vois rien ;… oùdois-je avancer ?
TIKHONE. – Ici, Votre Excellence !(Il la conduit vers la place faite à côté deBortsov.) Je n’ai pas de chambre à part, excusez-moi, maisn’ayez pas peur, madame, ici les gens sont braves, tranquilles…
MARIA IÉGOROVNA, s’asseyant à côté deBortsov. – Comme l’air est lourd ! Ouvrez au moins laporte !
TIKHONE. – Bien, madame !
Il court ouvrir la porte toute grande.
MÉRIK. – Les gens ont froid, et elle veut laporte grande ouverte ! (Il se lève et referme la portebrusquement.) Quelle est cette ordonnatrice ?
Il se recouche.
TIKHONE. – Excusez, Votre Excellence, c’est unfaible d’esprit… Un nigaud… Mais n’ayez pas peur, il ne vous ferarien. Seulement pardon, madame, dix roubles ça ne suffit pas…Quinze, si vous voulez ?
MARIA IÉGOROVNA. – Bien, seulement plusvite !
TIKHONE. – Tout de suite… Ça va être fait enun clin d’œil. (Il tire une corde de dessous lecomptoir.) En une minute…
Une pause.
BORTSOV, considérant Maria Iégorovna.– Marie… Mâcha !…
MARIA IÉGOROVNA, regardant Bortsov. –Qu’est-ce que c’est, encore ?
BORTSOV. – Marie… C’est toi ? D’oùviens-tu ?
Maria Iégorovna, ayant reconnu Bortsov, pousse un cri ets’élance au milieu du cabaret.
BORTSOV, la suivant. – Marie, c’estmoi !… Moi ! (il rit.) Ma femme !…Marie !… Où suis-je donc ?… Bonnes gens, de lalumière !
MARIA IÉGOROVNA. – Reculez-vous ! Vousmentez, ce n’est pas vous ! Impossible ! (Elle secache la figure dans les mains.) C’est un mensonge ! Uneabsurdité !
BORTSOV. – Sa voix ! Sesmouvements ! Marie, c’est moi ! Tout de suite je ne vaisplus être ivre… La tête me tourne… Mon Dieu ! Attends,attends ! Je ne comprends rien !… (Il crie.) Mafemme !
Il tombe à ses pieds et sanglote. Il se forme un groupe autourdes époux.
MARIA IÉGOROVNA. – Reculez-vous ! (Aucocher.) Denis, partons ! Je ne puis plus resterici !
MÉRIK, se dresse et la regardefixement. – Le portrait ! (il la saisit aupoignet.) C’est elle-même. Eh, braves gens, c’est safemme !
MARIA IÉGOROVNA. – Arrière, moujik !(Elle tâche de se libérer.) Denis, qu’attends-tu ?(Denis et Tikhone accourent vers elle et prennent Mérik sousles bras.) C’est un repaire de brigands ! Lâche donc mamain ! Je n’ai pas peur ! Allez-vous-en !
MÉRIK. – Attends, je vais te lâcher tout desuite… Laisse-moi seulement te dire un mot… Un mot pour que tucomprennes… Attends ! (Il se tourne vers Tikhoneet Denis.) Arrière, manants ! ne me retenez pas ! Jene la lâcherai pas avant d’avoir dit le mot… Attends ?… toutde suite… (Il se frappe le front du poing.) Non, Dieu nem’a pas donné d’esprit ; je ne peux pas trouver le mot qu’ilfaut !
MARIA IÉGOROVNA, arrachant sa main. –Va-t’en, ivrogne ! Partons, Denis !
Elle veut aller vers la porte.
MÉRIK, lui barrant le passage. – Maisdonne-lui au moins un regard ! Dis-lui seulement un mottendre ! Je t’en prie, au nom de Dieu !
MARIA IÉGOROVNA. – Délivrez-moi de cetteespèce de fou !
MÉRIK. – Alors, maudite !
Il lève la hache. Effroyable agitation. Tous se lèvent avecbruit, poussant des cris de terreur. Savva se place entre Mérik etMaria Iégorovna. Denis repousse Mérik et emporte sa maîtresse horsdu cabaret. Après cela, tous restent comme pétrifiés. Silenceprolongé.
BORTSOV, battant l’air de ses mains.– Marie !… Où es-tu, Marie ?
NAZAROVNA. – Mon Dieu ! mon Dieu !…Vous m’avez arraché l’âme, meurtriers !… Quelle nuitmaudite !
MÉRIK, abaissant la main avec lahache. – L’ai-je tuée, ou non ?
TIKHONE. – Remercie Dieu, ta tête estsauvée…
MÉRIK. – Alors je ne l’ai pas tuée ?(Il regagne sa place en chancelant.) Le sort n’apas voulu qu’elle meure d’un coup de hache volée !…(Il tombe sur sa couche et sanglote.) Dégoût dela vie !… Horreur !… Plaignez-moi, chrétiens !
RIDEAU